Jean Rodes (1867-1947)

Dix ans de politique chinoise

LE CÉLESTE EMPIRE AVANT LA RÉVOLUTION

Bibliothèque d'histoire contemporaine, Librairie Félix Alcan, Paris, 1914, 238 pages.

  • Avertissement : Après avoir consacré deux livres antérieurs à l'analyse de la politique du gouvernement de Pékin depuis la guerre russo-japonaise et à l'exposé des faits qui ont précédé la chute de la dynastie mandchoue, l'auteur croit devoir, avant d'aborder la Révolution et son aboutissement actuel, tracer un tableau de l'état général de la Chine à la veille de ces grands événements. Aussi bien, poursuivant l'enquête à lui confiée par la société de Géographie et le ministère des Colonies, il parcourait de nouveau les provinces de l'empire du Milieu quelques mois avant qu'éclatât ce soulèvement dont il eut également la bonne fortune de pouvoir suivre les diverses péripéties. Il a donc pu, durant cette période capitale, étudier sur place le mécontentement des populations, l'affaiblissement de l'autorité, les causes nombreuses d'anarchie et de misère qu'il avait eu déjà l'occasion de signaler, il est vrai, mais qui avaient atteint cette fois, et sous des formes nouvelles, un inquiétant degré d'aggravation. Le lecteur trouvera, dans ce volume, le détail de toutes ces observations qui donnent, au récent bouleversement du plus vieil empire du monde, son exacte portée et sa véritable signification.
  • ...On voit, par tout ce qui précède, quels puissants motifs d'inquiétude pesaient à cette époque sur l'empire chinois. Jamais peut-être, dans aucun autre pays, à aucun moment de leur histoire, il n'y avait eu une telle accumulation d'éléments de désordre et de désorganisation. Et si la force de résistance des Chinois aux plus terribles souffrances, leur passivité et leur résignation, empêchaient de rien prédire, il n'en restait pas moins qu'une pareille situation apportait avec elle la plus profonde incertitude du lendemain.

Extraits : Décristallisation au Yunnan - Canton et la tradition - Yangtsé, Houpé, Hounan, Setchoen, Foukien
Pékin : pittoresque, coutumes, opium, misère...
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Décristallisation au Yunnan


Quelle était la situation des provinces de Chine durant le mouvement constitutionnel dont j'ai, dans un livre précédent, indiqué les manifestations les plus caractéristiques ? Je visitai justement quelques grands centres de l'empire, en 1910 et 1911, au moment le plus aigu de la crise et je pus y faire des constatations intéressantes, relatives surtout au progrès de la décristallisation que j'avais signalée trois années auparavant.

Je commençai par le Yunnan. Après un arrêt au Tonkin, j'allai à Yunnanfou par le chemin de fer qu'une compagnie française venait de terminer à travers une région très accidentée et très difficile. Le voyage se faisait en trois jours, avec halte, la nuit, à Laokay, sur la frontière et à Amitchéou, au-delà de Mongtzeu.

Dès l'approche même de la capitale provinciale, la vue ne cessait d'être frappée par les contrastes les plus violents. Les formes les plus anciennes, les plus étranges, voire les plus répugnantes de la vie céleste subsistaient à côté des récentes nouveautés et améliorations, formant le plus baroque et le plus déconcertant mélange qui se pût concevoir. Déjà, dans la grande plaine qui précède Yunnanfou, le chef de train m'avait montré un bouquet d'arbres situés à une cinquantaine de mètres de la voie et aux branches desquels on suspend, ficelés dans des nattes, les cadavres des enfants morts en bas âge. Un grand nombre de ces macabres paquets se distinguaient très nettement. Cet usage est dû à la croyance des Chinois que la terre est trop lourde aux esprits de si jeunes défunts. Les suspendre ainsi doit du reste être considéré comme un raffinement et une attention particulière, car en bien d'autres endroits on se borne, ainsi que je l'ai autrefois noté, à les déposer dans les champs. Aussitôt après, un camp avec des casernes toutes neuves et des troupes qui manœuvraient à l'allemande, sur un vaste terrain d'exercices, attiraient le regard et faisaient oublier ce lugubre spectacle. Un peu plus loin encore, on saluait au passage une re ces bonnes vieilles routes du Céleste Empire dont les ornières profondes, tracées par le séculaire roulement des chariots à roues pleines, et les rainures transversales, creusées par le sabot d'innombrables générations d'animaux de trait, rappelaient pour la commodité de la marche les ahurissantes trouvailles d'un Luna Park.

La ville, que je traversais quelques instants plus tard, en chaise, offrait aux regards les mêmes oppositions inouïes de délicatesse et d'horreur que l'on retrouve partout en Chine, avec cette nuance cependant que Yunnanfou étant au cœur d'un pays d'émigration ressemble plutôt, par son caractère pauvre et fruste, aux marches-frontières de Mandchourie qu'aux autres grands centres de l'empire. On suit assez longtemps une rue de faubourg bordée de misérables boutiques, de restaurants poisseux aux effroyables odeurs, fades et rances, de mangeaille chinoise, suivis de maisons de thé sordides et de friperies inimaginables. On va au pas saccadé des porteurs, dont les cris incessants font déferler à droite et à gauche une foule grouillante que ses épais vêtements d'hiver, ouatés, vernis d'antique crasse, font paraître plus haillonneuse. Curieuse foule d'ailleurs, pittoresque et bien caractéristique, quoique composée surtout de campagnards et de coolies. Il n'y avait parmi elle aucun de ces Chinois à la Nick Carter, dont il existe tant de spécimens dans les ports du sud et qui ont promené, sous la casquette de voyage, leur tresse huileuse et leur inquiétante figure aiguë dans les enfers jaunes de Frisco et du Transvaal. On n'y voyait, à des milliers d'exemplaires, que le puéril et placide visage anonyme de l'innombrable race, marquée au seul coin uniforme des millénaires « Cent familles », que ce fussent des citadins au chef recouvert de la barrette noire à bouton rouge ou des paysans coiffés les uns de la calotte graisseuse à oreillettes rondes, les autres de ce feutre à bord très relevé par derrière et rabattu en pointe sur le front, qui ressemble d'une manière si étonnante au bonnet de Louis XI.

On pénètre dans la ville elle-même par la classique double porte à triple toiture de toutes les murailles célestes, et on s'engage dans la rue du Sud. Cette voie, très longue et très droite, est la grande artère centrale. Elle est ornée de deux arcs de triomphe de l'art pékinois le plus pur, et coupée, vers le milieu, par les rues de l'Est et de l'Ouest, car Yunnanfou, capitale provinciale où abondent les yamens de hauts mandarins et les belles pagodes, a à cet égard l'allure régulière des cités du Nord. Par contre, les magasins sont minuscules et misérables et feraient même l'impression d'un infime commerce de village, si les innombrables tablettes verticales à laque noire rehaussée de caractères d'or ne décoraient, d'un bout à l'autre, la rue, de leur pavoisement rigide et comme funéraire.

La cohue était, là, aussi loqueteuse qu'à l'extérieur. C'était toujours, s'écartant aux cris impérieux des porteurs ployés sous le double plateau du bambou en balance sur l'épaule, la même truandaille craintive dont les yeux bridés me regardaient au passage avec la curiosité la plus intense. Entre les jambes des passants se glissaient les habituels chiens galeux qui finissent souvent en saucisses, parmi les canards laqués et les rats tapés, aux puants étalages des rôtisseurs. Des mendiants de cauchemar exhibaient des plaies purulentes. Parfois, je croisais, précédée du parasol à frange rouge, la chaise verte de quelque mandarin, ou, en équilibre laborieux sur leurs pieds déformés, un groupe de femmes aux blouses et aux pantalons de jolies nuances vives, mais dont les joues très plates étaient outrageusement fardées. J'allais ainsi, reprenant peu à peu contact avec les choses de Chine, lorsque soudain s'offrit à ma vue un spectacle hideux que l'on m'excusera cependant de décrire, car il donne une note essentiellement, profondément chinoise : une jeune mère, assise sur un escabeau, devant une boutique, soulevait un bébé demi-nu dont elle repliait les jambes, et avec une sérénité parfaite, recevait sur ses genoux une effroyable déjection infantile qu'un chien avide dévorait au même instant. Nul d'ailleurs n'y prenait garde. Plus loin encore, on entendait, venant d'une maison au magasin fermé, mais dont la baie de l'unique étage brillait sur la rue, un affreux tintamarre de gongs, de cymbales, de tambours et de pétards, destiné sans aucun doute à effrayer de malfaisants esprits. Dans l'éther très pur du ciel, on entendait aussi, sans arrêt, le bourdonnement très particulier et très fort produit, au contact de l'air, par les petits tubes de bambou qu'avec leur ingénieuse malice, les Chinois attachent à la queue des pigeons, pour en éloigner les rapaces vautours.

Tout cela, auquel il faut joindre la terrible odeur de suint aigre et suri des peaux jaunes, aggravée d'émanations putrides, c'est de la vieille Chine, à la fois horrible et charmante, que je connaissais déjà. Pourtant, tandis que je continuais ma route interminable au balancement rythmé de la chaise, tournant à gauche, puis à droite, prenant enfin la rue du Nord, dans le voisinage de laquelle se trouve le consulat de France, je remarquais des choses nouvelles qui, du moins il y a trois ans, n'existaient qu'à Pékin, Tientsin et Canton. À tous les croisements, un policeman vêtu d'un uniforme à l'européenne stationnait devant une guérite. Certes, l'homme, mal fagoté, avait l'air gauche et était sale, mais sorti d'une école spéciale, il assurait du moins un service d'ordre régulier. Chose plus extraordinaire encore, des balayeurs, un brassard à la manche, veillaient à la propreté constante de la chaussée et enlevaient à tout instant le crottin que le passage des chariots à buffles déposait sur les dalles. Il est vrai que les rues moins importantes restaient, ainsi que je l'ai constaté par la suite, dans un état fort malpropre, et que dans les grandes voies mêmes, qui étaient l'objet de tant de sollicitude, la rigole couverte, sorte de minuscule égout sans écoulement, pleine d'une eau stagnante et fétide, empoisonnait l'atmosphère ; mais en se souvenant de l'innommable pourriture antérieure, on était agréablement surpris par ce semblant de nettoyage.

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Canton et la tradition


Canton est peut-être, comme il est dit plus haut, la ville de Chine qui a le plus conservé les aspects traditionnels des cités chinoises. L'impression dominante qu'on en rapporte, après l'avoir parcourue, est celle d'avoir erré dans un immense égout. C'est dire qu'on y est très loin de notre civilisation et des conditions de la vie moderne. Qu'on en juge, en excusant l'horreur du tableau, qu'il faut cependant décrire si l'on veut être exact. Une large rigole est creusée sous la chaussée de toutes les rues, et comme elle n'est jamais récurée, les eaux sales qu'on y jette, par de petits trous pratiqués devant les portes, restent stagnantes, et il s'en dégage des odeurs d'autant plus nauséabondes, que les dalles gluantes qui la recouvrent ont de nombreux interstices et souvent même sont branlantes et menacent de s'écrouler. Des jarres, disposées à cet effet dans certains passages et qu'on enlève rarement, débordent d'une urine fermentée qui inonde le sol et empoisonne l'air. À tout instant du jour, des coolies traversent la foule, portant en balancier sur l'épaule, aux deux extrémités d'un bambou, des récipients de bois pleins de matières fécales. D'anciens amas de détritus, aux senteurs virulentes, sont entassés dans tous les coins. Un immonde canal, plein d'objets de toutes sortes figés dans une bouc noirâtre et puante, serpente à travers la ville. Les maisons branlantes et suintantes de crasse, qui le bordent à pic et qui semblent de la sorte accroupies sur une fosse à ordures, y déversent leur trop-plein. On l'enjambe à diverses reprises, en se bouchant les narines, par des ponts à escaliers dont de hideux mendiants accaparent les marches, harcelant de leurs lamentations les innombrables passants.

L'aspect des choses était d'ailleurs d'une étrangeté et d'un archaïsme extraordinaires. Il n'est rien au monde qui puisse donner une aussi vertigineuse impression d'éloignement dans l'espace et dans le temps. On allait dans un rêve éveillé, tandis qu'aux cris des porteurs et à une allure étonnamment rapide, la chaise suivait de longs couloirs sursaturés d'humanité grouillante, et fendait comme une proue de navire, la cohue des piétons, au milieu des glapissements rythmés des coolies courbés sous le bambou.

À l'entrée des rues, un autel était dressé aux génies protecteurs. La double rangée des tablettes de laque noire à caractères d'or faisait un décor d'un exotisme singulièrement religieux. Au seuil des magasins, dans une petite niche, des baguettes de santal se consumaient pour éloigner les esprits malins, et à l'intérieur, où le patron et les commis, impassibles et glabres, avaient la gravité d'officiants, des lumières brûlaient devant l'autel des ancêtres. Certaines façades, couvertes de dorures et ouvragées comme une orfèvrerie précieuse, ressemblaient à de riches sanctuaires. Et pour peu que l'on passât devant quelque boutique de cercueils, tout cet apparat rituel se corsait d'une note funèbre.

Plus loin, ce sont des boucheries malpropres, des rôtisseries où luisent des canards laqués, des restaurants à bas prix. Le sol est gras d'eau boueuse, de crachats et de sang. L'atmosphère était d'autant plus chargée de relents de cuisines rances, d'encens et d'opium que de tous côtés on préludait, dans la joie, aux fêtes proches du jour de l'an. On affichait aux murailles les traditionnelles formules de souhaits ; on suspendait, au-dessus des portes, de grosses lanternes neuves, toutes brillantes de colle de poisson et ornées, en rouge et noir, des caractères de la longévité et du bonheur.

La vie sur la rivière, d'un grouillement si particulier à Canton, donne une impression d'archaïsme peut-être plus forte encore. Le mouvement y est si intense, il y a une telle circulation de chaloupes, de sampans et de jonques de toutes les dimensions et de toutes les formes, que cette large voie fluviale est pleine d'une humanité aussi dense que celle de la ville ferme. Les plus grandes de ces embarcations sont mises en marche par des procédés d'un mode singulièrement ancien. Il y en a qui sont munies, à l'arrière, d'une roue à palettes qu'actionnent des coolies en pesant alternativement de tout leur poids sur des pédales rotatives. D'autres sont poussées à la perche par deux équipes qui courent sur les plats-bords. Sur d'autres enfin, munies d'un long avant plat, dix à douze mariniers debout, sur deux rangs, lancent leur rames devant eux, en faisant deux pas en arrière, et les ramènent ensuite par deux pas en avant, avec une puissance, un rythme, une harmonie de geste et une allégresse de chants d'une beauté vraiment antique.

Au long des rives, des milliers de ces maisons flottantes, arrimées les unes aux autres, forment une agglomération qui a son existence propre, son commerce, ses règlements et ses mœurs. De tout temps, le Cantonais en a fait ses quartiers de plaisir. Enfermé, durant le jour, dans les boyaux obscurs et pestilents de la ville, il vient, le soir, y respirer la molle brise qui monte du delta. Tout y est ménagé du reste pour la satisfaction de sa sensualité subtile. Des jonques, garnies de tables et de meubles incrustés de nacre et de marbre, font office de restaurants. Les riches Chinois y donnent souvent des dîners, accompagnés de concerts, et des violons criards, mêlés aux voix de tête aiguës, s'entendent alors de très loin, étrangement adoucis par les eaux. Les anciens grands bateaux à trois étages, peuplés de « fleurs » au fins minois fardés, n'existaient plus, il est vrai. Détruits, deux ans auparavant, par un incendie, ils avaient été remplacés par d'énormes « public houses » qu'une société composée de riches et honorables négociants de Canton avait fait construire sur le nouveau quai. Mais dans presque tous les innombrables sampans qui faisaient la navette d'une rive à l'autre, de Shameen à Honan, il y avait des fillettes esclaves, achetées aux pirates de la rivière de l'Ouest et qui après avoir godillé, tout le jour, d'un bras robuste, se livraient, la nuit venue, au bénéfice de leur propriétaire, à des jeux plus délicats.

Tout ce piquant mélange de putréfactions et de préciosités, de culte austère et de vie païenne, qui est une caractéristique essentielle des Célestes, était en contradiction parfaite avec toute idée de transformation de la Chine dans le sens occidental.

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Yangtsé, Houpé, Hounan, Setchoen, Foukien


Cette situation était celle de tout le bassin du Yangtsé. Partout on retrouvait la crise économique, la mauvaise application des réformes, qui étaient bien plus des prétextes à exactions que des instruments de modernisation réelle, les mêmes souffrances et les mêmes appréhensions des éléments travailleurs et aussi le même dangereux affaiblissement de l'autorité. À Nankin, capitale du Kiangnan comprenant les trois provinces du Kiangsou, du Kiangsi et du Nganhoei, lorsque j'y passai au début de 1911, le vice-roi venait de marquer son inquiétude et le peu de confiance qu'il avait dans les troupes modernes, en se faisant envoyer, de Pékin, 3.000 hommes de la vieille armée qui gardaient étroitement son yamen.

À Outchang, capitale du Houpé, dont le voisinage de la grosse ville commerçante de Hankéou et des concessions étrangères avait toujours fait un centre de sourde effervescence, la présence d'un vice-roi comme Tcheng Che Tong, lettré célèbre et respecté, avait, jusqu'en 1908, maintenu intact le prestige du pouvoir central. En 1910 et 1911, le haut mandarin qui détenait ce poste particulièrement important était très au-dessous de sa tâche. C'est du reste sa fuite immédiate qui, en octobre 1911, permettra à une simple sédition militaire de deux compagnies de devenir le soulèvement qui abattra l'empire.

Au Hounan, province particulièrement intéressante, dont nous reparlerons plus longuement dans un chapitre spécial, les symptômes d'anarchie générale se compliquaient de ce que la corporation toute puissante des notables, traditionnellement loyaliste à l'égard de la dynastie mandchoue qu'elle avait soutenue autrefois contre les Taïpings, se désaffectionnait du Trône pour diverses raisons et surtout pour la question du chemin de fer provincial qu'elle soupçonnait le gouvernement de vouloir lui reprendre, ce qui advint d'ailleurs par la suite.

Au Setchoen, il y avait aussi une affaire de voie ferrée qui devait être l'origine de toutes sortes de difficultés et finalement même le point de départ de la révolution. Il s'agissait de la grande ligne de Hankéou dont une Compagnie chinoise provinciale avait assumé la tâche de construire la partie du Setchoen allant de Itchang à la capitale, Tcheng-tou. Outre que les travaux, fort mal dirigés, avançaient comme ceux du Hounan, avec une lenteur extrême, cette entreprise avait reçu, en 1910, une atteinte fort grave par la perte de ses fonds que les administrateurs avaient hasardés dans la spéculation des caoutchoucs dont nous avons relaté plus haut la lamentable déconfiture. Si l'on indique que ces capitaux provenaient de taxes imposées à cet effet aux populations par les autorités provinciales, on comprendra quelles complications cela pouvait faire facilement naître. Ce sont ces complications que, plus tard, certains directeurs de la ligne, qui avaient de sérieuses raisons de ne pas désirer rendre de comptes, feront naître, lorsque le pouvoir impérial décidera la reprise de l'affaire par l'État. Ils persuaderont alors les populations, par une habile campagne, que le gouvernement s'empare de leur bien et entend les frustrer des bénéfices qu'ils devaient en attendre. Ils susciteront ainsi un mouvement gros de conséquences, dont il a été déjà parlé dans un ouvrage antérieur [La Chine et le mouvement constitutionnel] et dont nous nous occuperons plus longuement quand nous traiterons de la révolution elle-même.

Au Foukien, province côtière intermédiaire entre le Sud et les territoires du Yangtsé, la situation n'était pas meilleure. Sans doute son isolement, produit par la configuration du sol, la mauvaise navigabilité de son artère principale, la rivière Min, et son éloignement des grandes lignes de navigation, lui donnait le bénéfice d'une certaine tranquillité. La fièvre brouillonne, qui troublait l'antique vie chinoise dans les grands ports, ne s'y faisait pas trop sentir. On n'y voyait ni tresses coupées, ni costumes européens, et les meetings politiques y étaient inconnus. Mais ce même isolement y était une cause d'appauvrissement. Le commerce du thé, très florissant jadis, s'éteignait de plus en plus. La clientèle russe, si considérable autrefois, s'était transportée à Hankéou et la clientèle américaine des États-Unis s'adressait désormais à Formose où les Japonais avaient su l'attirer. Les habitants, très apathiques, n'avaient d'ailleurs rien fait pour lutter contre ces nouvelles conditions économiques.

D'autre part, si cette absence de relations avec l'extérieur assurait le maintien des coutumes et des manières traditionnelles célestes, dont on commençait d'autant plus à sentir le charme qu'ailleurs elles disparaissaient rapidement, elle était par contre un obstacle au courant réformiste qui avait tout de même amené, dans les grands centres fréquentés par les Européens, ne fût-ce qu'en matière de voirie et d'hygiène, de réelles améliorations. Aussi, les villes principales du Foukien, Foutchéou et Amoy, demeuraient-elles des spécimens remarquables de la légendaire pourriture des cités chinoises et les ports les plus contaminés de tout l'Extrême-Orient. De même, l'infanticide et l'abandon des filles y étaient encore d'une pratique très courante. Néanmoins, en dépit de ce conservatisme et de cette réputation de province arriérée, on pouvait noter certains indices d'émancipation, parmi les générations nouvelles, qui montraient que cette région participait, comme toutes les autres, au mouvement de décristallisation que subissait, depuis quelques années, l'antique société chinoise. De même, du reste, qu'à Canton, Hongkong, Shanghaï, etc., cela se manifestait bien plus par une impatience de toute autorité et de toute discipline que par un désir raisonné de véritables progrès. Ainsi que dans les autres provinces, les foyers de cette insubordination étaient les nouvelles organisations politiques, le Conseil provincial et les municipalités autonomes, dont l'effort tendait surtout à ravir ce que nous appelons « l'assiette au beurre » aux mandarins, et les écoles où les élèves, même les plus jeunes, semblaient vouloir s'affranchir de toute tutelle, de celle de leurs parents aussi bien que de celle de leurs maîtres. Ces écoliers, comme je l'avais déjà constaté partout, émettaient la prétention de se mêler publiquement des affaires de l'État, et de vouloir imposer leurs vues, dont le moins qu'on puisse dire est qu'elles révélaient une complète inexpérience. En somme, on retrouvait, jusque dans cette région paisible, les symptômes de désordre et de dissociation qui étaient, à cette époque, la caractéristique la plus profonde de l'empire du Milieu. Cet anarchisme latent s'accompagnait d'ailleurs du sentiment nationaliste à forme xénophobe que des incidents récents avec les Anglais sur la frontière birmane et avec les Russes, en Mongolie, avaient d'autant plus ravivé que la presse et tous les éléments de la « Jeune Chine » menaient à ce sujet une ardente campagne. Il était donc évident que, à ces divers points de vue, le Foukien, malgré son isolement et sa tranquillité apparente, participait du trouble général de la Chine.

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Pékin : pittoresque, coutumes, opium, misère...


À cette même époque se déroulait, à Pékin, l'agitation constitutionnelle qu'y entretinrent, pendant plus d'une année, les délégations des provinces venues pour demander au Trône l'établissement d'une Assemblée nationale. Je m'y rendis moi-même, au commencement de 1911, pour y étudier la situation.

Après toutes les informations de l'année précédente relatant les progrès du mouvement réformiste, j'étais du reste très curieux de revoir la capitale du Fils du Ciel. Ma curiosité n'allait pas sans quelque appréhension. Trois ans et demi s'étaient écoulés depuis mon précédent passage, et ce que je venais de voir dans le Sud, notamment à Hongkong, où le modernisme se manifestait, comme on l'a vu, d'une manière plutôt hideuse par l'ablation de la tresse et une imitation caricaturale de nos accoutrements européens, justifiait mon inquiétude. Je craignais de ne plus retrouver — ou du moins de retrouver profondément atteinte — l'originalité archaïque et puissante qui fait sans conteste de l'antique cité impériale la ville la plus extraordinaire et la plus passionnante qu'il y ait dans l'univers.

Déjà, dans le salon du train de Tientsin, parmi des silhouettes savoureuses de vieille Chine, j'avais vu quelques travestis ridicules qui s'essayaient maladroitement à singer nos manières et qui plus tard me parurent singulièrement anachroniques, lorsque à l'arrivée nous longeâmes l'étonnante muraille tartare, d'une si formidable impression de passé et de lointaine Asie. Il est vrai que ce spectacle est d'une telle grandeur qu'il écrase et abolit aussitôt tout de reste et qu'une monstrueuse gare à clocheton de tôle ondulée, construite par les Anglais du chemin de fer, ne parvient même pas, malgré son ignominie, à en affaiblir l'imposant caractère. Pékin était heureusement resté en harmonie avec cette prodigieuse enceinte. Les premières courses que je fis dans ses divers quartiers dissipèrent à cet égard toutes mes craintes. Certes, on n'y trouvait plus les rues ravinées et nauséabondes qui six ans auparavant encore en faisaient une ville de cauchemar. Les chaussées, refaites depuis lors, étaient soigneusement entretenues, une police dressée à la japonaise y surveillait la circulation, mais rien n'en avait encore trop gâté l'allure incomparable de métropole d'Extrême-Orient. Et l'on y goûtait toujours cette sensation inouïe d'avoir vivante sous les yeux une société contemporaine des plus vieilles civilisations défuntes, et qui leur a survécu.

Du haut des murs, l'effet était toujours unique. Presque toutes les habitations ayant leur arbre rituel, la cité tartare et la cité chinoise apparaissaient comme un immense bocage d'où s'élevaient par-dessus la houle verte, les toits jaunes des palais impériaux, les kiosques de la montagne de charbon, les tours aux formes étranges des pagodes, et très loin, à peine distinctes tellement les distances sont énormes, les doubles portes à triple étage et les monumentales forteresses d'angles de la muraille rectangulaire. Car Pékin, dont la population n'est que de 600.000 à 800.000 habitants, a un développement au moins égal à celui de Paris, et l'extrême simplicité de ses lignes géométriques, l'harmonie parfaite de son plan grandiose en font une capitale de très grand style ; certainement, en un certain sens, la plus noble et la plus belle du monde.

Ce qui enchante plus encore que cet admirable ensemble, ce qui est la marque profonde de Pékin et que j'eus la joie vive de retrouver intact, c'est le mouvement pittoresque et profondément original de la rue. Il n'existe nulle autre part de voies plus majestueuses que les énormes artères, très droites et sans fin, qui traversant la cité tartare, relient les portes du Nord à celles du Sud, ou bien celles de l'Ouest et de l'Est aux entrées de la cité interdite, résidence de l'empereur. Des arcs du modèle céleste le plus pur les jalonnent et un double alignement de magasins dorés et orfévrés de la base au faîte, surmontés, la plupart, de hautes hampes réunies par des balustres, fait vraiment, à ces avenues, le décor triomphal et guerrier qui convenait à la ville des conquérants mongols. L'impression était à cet égard d'autant plus forte qu'à l'occasion de la visite du kronprinz, qui avait été annoncée, mais qui ne vint pas, on avait donné l'ordre à tous les marchands de repeindre et d'orner à nouveau leurs boutiques. Aussi les façades, couvertes de dorures fraîches ou laquées de rouge et de vert, brillaient et rutilaient comme autant de châsses précieuses.

La foule qui grouillait sur la chaussée n'avait pas changé. Il y avait bien quelques voitures à roues caoutchoutées, mises d'ailleurs en location par une entreprise française ; je vis même — ce qui était une nouveauté extraordinaire dans un pays où la dignité exige qu'on ne fasse rien de ce qui est réservé aux valets — deux ou trois jeunes gommeux à tresses conduire des charrettes anglaises ; mais ceci était noyé dans le flot incessant des piétons haillonneux, des pousse-pousse, des chameaux en longues files et de ces massives charrettes sans ressort qui, malgré leur lourdeur campagnarde étaient restées des véhicules élégants, puisque la plupart étaient précédées et suivies, selon l'étiquette, de domestiques achevai.

Il faut ajouter à cette cohue bien caractéristique de la Chine du Nord les innombrables mendiants couverts d'ulcères et de crasse, les cortèges de mariages et d'enterrements où la basse pègre, louée comme cérémoniaire, vêtue d'oripeaux éclatants et sordides, porte processionnellement toutes sortes d'attributs symboliques. Et tout cela, qui fait un extraordinaire mélange de somptuosité et de pouillerie, au travers des nuages de poussière que soulève à cette époque de l'année le vent jaune, prend l'aspect fantomatique d'un conte d'Extrême-Orient. Et c'est Pékin toujours identique à lui-même que je retrouvai ainsi, que je retrouvai même trop, quand, le soir, le vent tournant au sud apportait, de la cité chinoise sur le quartier des légations, une insupportable odeur de pourriture.

Les coutumes et la vie étaient encore moins modifiées que les aspects extérieurs. Une promenade à Shienmen, le quartier des théâtres et des plaisirs, m'en avait rapidement convaincu. Les salles de spectacle, qui sont ouvertes durant l'après-midi, était pleines de spectateurs dont beaucoup avaient apporté leur oiseau dans sa cage. La majorité du public est pourtant du petit peuple qui travaille ; mais le Chinois, très amoureux du plaisir, s'y adonne dès que l'envie lui en vient, quitte à travailler ensuite durant toute la nuit. Les pièces que l'on jouait étaient du vieux théâtre légendaire ou bouffon et toujours mêlées d'acrobaties et de chants. Les acteurs, suivant l'usage, étaient, dans tous les rôles, même ceux des vieillards, de très jeunes garçons. On constatait toujours les mêmes troublantes analogies que j'avais déjà signalées autrefois entre les mœurs des Chinois et celles du monde gréco-latin. On se retrouvait en présence de la même conception païenne de la vie, et pour peu que l'on fût renseigné sur la fête secrète des gens de la cour et des ministères, des notables et des étudiants, dans les multiples restaurants et chez les entrepreneurs spéciaux, éducateurs de jeunes esclaves des deux sexes, on avait la curieuse impression de vivre dans une atmosphère de Satyricon.

De tout cela rien n'avait bougé, si ce n'est que le Chinois, déjà très réservé et mystérieux, se cachait plus encore qu'avant, dans la crainte toute nouvelle des révélations de presse. Les journaux en effet, sous le couvert du réformisme, en réalité le plus souvent pour se faire acheter leur silence, ne cessaient de divulguer les moindres incidents de la vie privée des gens en place ou simplement fortunés. Il était journellement question, dans leurs colonnes, d'achats de chanteuses et de chanteurs par des princes ou des hauts fonctionnaires et d'accusations contre les mœurs de ces personnages.

Il en était de même pour l'opium, et en cette matière, le zèle intéressé de la police aidait grandement aux indications perfides des journalistes, les décrets interdisant les fumeries publiques et ne permettant à chacun de ne fumer que dans sa maison, on lisait par exemple des filets de ce genre : « On nous signale une rue où deux Chinois bien connus se réunissent pour fumer, etc. » On savait ce que cela voulait dire. Les personnes visées ne manquaient pas d'être averties et généralement répondaient à ce qu'on attendait d'elles. Et c'étaient des organes importants, qu'il fallait connaître et que l'on traduisait dans les légations, qui se livraient à ce petit jeu.

Le caractère craintif de la race aidant, joint aussi à la hausse très sensible du produit, on constatait sur ce point un changement notable dans les mœurs. L'usage de l'opium avait considérablement diminué à Pékin. Certains prétendaient que le nombre de fumeurs avait baissé de 80 p. 100. En revanche, un vice nouveau avait fait son apparition : on s'adonnait de plus en plus à l'alcool. On rencontrait fréquemment dans la rue ce qu'on ne voyait jamais autrefois, des ivrognes. Les rixes, auparavant inconnues, se multipliaient. Le Chinois, ce buveur de thé, montrait d'ailleurs un penchant très vif pour les boissons fortes et pour l'ivresse. Il n'était plus douteux que ce serait l'alcool qui recueillerait la succession de l'opium. C'était tellement vrai que de grandes entreprises européennes s'étaient déjà installées dans les grands centres pour préparer ce produit nouveau appelé à un si merveilleux écoulement. On pourrait longuement philosopher sur ce thème et se demander si la transposition est heureuse. L'avenir nous l'apprendra.

Une autre constatation s'imposait : c'était une aggravation extrême de la misère. Les réformes en cours, les travaux de voirie de la capitale, les constructions d'écoles et de casernes, les multiples dépenses sur lesquelles les fonctionnaires continuaient à prélever leur squeeze habituel, avaient accru les charges de la population dans des proportions écrasantes. Si on y ajoutait le prix de la vie, qui ne cessait de monter — la farine, par exemple, qui est, à Pékin, la base de la nourriture et tient la place du riz, avait depuis cinq ans haussé de 30 p. 100, — on se rend aisément compte que le sort non seulement des coolies, mais même de la multitude des petits marchands, était devenu intolérable. Beaucoup ne pouvaient continuer leur petit commerce, leur minuscule industrie et tombaient à la classe miséreuse. Il y avait chaque jour des gens qui succombaient à la faim. La souffrance humaine semblait avoir atteint son degré maximum. Cette situation, si on se rappelle surtout qu'elle était également pareille dans les plus grands centres provinciaux, commençait, en dépit de la passivité des Chinois et de leur force de résistance au mal, à devenir inquiétante.

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