Jean Rodes (1867-1947)




LA TRANSFORMATION DE LA CHINE

Conférence faite le 10 février 1909 à Paris,
publiée dans Les questions actuelles de politique étrangère en Asie,
Bibliothèque d'histoire contemporaine, Félix Alcan, Paris, 1910, pages 115-145.


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Messieurs,

On a commencé à parler de la modernisation de la Chine au lendemain de la guerre russo-japonaise. Cette modernisation s'est imposée à l'attention du monde par l'envoi des deux grandes missions militaires de 1905 et par des télégrammes de correspondants anglais qui reproduisaient des textes de décrets impériaux relatifs surtout à la préparation de lois constitutionnelles. Ces décrets n'étant accompagnés d'aucun commentaire critique, on leur a attribué la même importance qu'à des décisions de gouvernements européens.

Ce commentaire critique était pourtant indispensable, car nous avons affaire à une race profondément différente de la nôtre, tellement différente que ceux qui ont voulu donner à l'histoire humaine une source unique ont dû remonter pour ainsi dire au commencement du monde. C'est ainsi que l'orientaliste La Couperie a émis cette hypothèse, que les Chinois étaient partis de la Chaldée vers l'est, contrairement aux autres migrations qui ont eu lieu vers l'ouest. Les « Cent familles » arrivant enfin dans les plaines très riches et très arrosées de la Chine se sont développées à l'abri des hautes montagnes de l'Himalaya, du plateau de Pamir et des déserts du Nord loin de nos convulsions occidentales et ont pu atteindre un degré de civilisation avancé bien avant nous.

Nous n'avons eu d'autre contact avec cette civilisation, que des contacts de commerce ou de guerre. La Chine nous restait fermée. Aussi le Chinois a une mentalité, une sensibilité profondément différentes des nôtres ; il y a, pour lui, une autre échelle psychologique et, de lui à nous, on se trouve en présence d'une véritable transmutation des valeurs. C'est Taine qui a dit, dans son introduction à l'Histoire de la littérature anglaise que si l'astronomie était un problème de mécanique, la physiologie un problème de chimie, l'histoire était un problème de psychologie.

Pour pouvoir juger des manifestations politiques de la Chine, il faudrait donc étudier le Chinois chez lui, dans son milieu. Il est en effet très difficile, sinon impossible, à un esprit européen, dont les mobiles sont toujours très discernables, de suivre l'âme chinoise dans tous ses détours. C'est pourquoi, en ce qui concerne le mouvement moderniste actuel, il est presque impossible à l'Européen de faire la part de l'engouement puéril et factice, la part de la pression des événements, et aussi la part indéniable de sincérité. Il convient donc d'être très circonspect dans le jugement des manifestations de la politique chinoise. Néanmoins, on peut toujours faire des constatations, établir des faits. C'est la méthode que j'ai toujours suivie et dont je m'inspirerai aujourd'hui.

Je parlerai d'abord des réformes et du gouvernement chinois, ensuite des réformes elles-mêmes et enfin des réformes et du peuple chinois. Le sujet est extrêmement vaste et je serai forcé de passer rapidement sur des points importants qui mériteraient d'être longuement développés, mais je ne puis dépasser les limites qui me sont assignées.



Le gouvernement chinois a adopté un programme de modernisation aussitôt après la guerre russo-japonaise. Nous en avons su quelque chose lorsque nous avons vu venir en Europe les deux grandes missions chinoises dont on se souvient.

Ce mouvement réformiste a été assez intense et assez général. Il a été marqué, en 1904, par les lois sur l'enseignement, par des lois sur l'armée, par l'envoi des missions dont je parlais tout à l'heure et enfin par le premier décret relatif aux lois constitutionnelles qui date de l'automne 1906.

Mais, dès ce moment, il y a eu, à la cour, un mouvement secret de réaction. Ce mouvement a triomphé d'une façon incontestable à la fin de 1906, après le retour des missions à l'étranger. La marque la plus tangible de cette volte-face a été la première disgrâce du vice-roi du Pe-tchi-li, Yuan-Chi-Kaï : il venait de commander, pour la deuxième fois, les grandes manœuvres.

Yuan-Chi-Kaï, rentré dans sa vice-royauté, y tombait presque aussitôt en disgrâce. On lui conservait sa vice-royauté, mais on lui enlevait des directions très importantes, celle des chemins de fer, celle des finances, celle de l'armée du Nord, qu'il avait organisée lui-même, et des écoles militaires qu'il avait créées.

Ce mouvement de réaction dura quelques mois ; il cessa lorsque le vice-roi de Canton, Tsen-Tchoen-Hien, qui était également acquis au mouvement moderniste, vint à Pékin, au printemps de 1907.

Ces mouvements d'action moderniste ou de réaction du gouvernement chinois sont d'autant plus surprenants qu'ils ont parfois — ou qu'ils semblent avoir — des mobiles extrêmement infimes.

Tsen est un homme extrêmement violent, volontaire et résolu. Il arrivait très mécontent, car il avait été déplacé de la vice-royauté de Canton et il était envoyé à la vice-royauté du Setchouen. Il avait même reçu l'ordre de ne pas se présenter au souverain après sa nouvelle nomination. Arrivé à Hankéou, il profita du chemin de fer récemment inauguré et il fut rapidement à Pékin. Du jour de son arrivée, il devint le grand favori. Dès la première audience qu'il obtint de l'impératrice, il fit, à la cour, la pluie et le beau temps. Il en profita immédiatement pour lancer des dénonciations — c'est la méthode politique chinoise, par excellence — et l'impératrice lui fut entièrement acquise. Il fit faire des nominations nouvelles. Mais surtout il voulut réformer la Chine, en réformant l'administration et en s'attaquant à l'improbité des administrateurs. Il jugeait que le maître de cette improbité était le prince Tsing. Il fit lancer une accusation de concussion et de vente de fonctions contre ce dernier. Cela provoqua une grande émotion à la cour ; l'impératrice douairière ordonna une enquête.

Il s'agissait de la vente du gouvernement de Hélongkiang pour 100.000 taëls, et le banquier qui avait fourni l'argent à l'acquéreur était un habitant de Tien-Tsin. L'enquête, de pure forme, conclut à l'innocence du prince. Mais celui-ci fut vivement blâmé par l'impératrice.

Yuan-Chi-Kaï, très habilement, s'était, dans cette affaire, mis du côté de Tsing qui, étant le président du Grand Conseil, et le doyen de la famille impériale, avait une influence qu'il était très difficile de lui enlever. À partir de ce moment, tous les deux eurent partie liée et remontèrent peu à peu en faveur, l'un aidant l'autre, Tsing déclarant à l'impératrice douairière que Yuan-Chi-Kaï était un homme précieux pour l'empire et Yuan-Chi-Kaï déclarant dans des rapports que Tsing était l'homme dont on ne pouvait se passer.

Lorsque Yuan-Chi-Kaï, grâce, à cette habile diplomatie, revint en faveur, au cours de l'été de 1907, des attentats révolutionnaires eurent lieu qui épouvantèrent la cour. Il y eut, notamment, l'assassinat du gouverneur de Ngan-king par un fonctionnaire. Ce dernier, d'ailleurs, après son crime, fut lui-même mis à mort. Mais la presse chinoise, notamment celle de Shanghaï, très réformiste, se faisait un jeu d'annoncer à tout moment des assassinats, des arrivées de révolutionnaires du Japon, et leur entrée à Pékin. La cour fut affolée au point que l'on mit des troupes en permanence autour du palais d'Été où se trouvaient alors les souverains.

Cette crainte, et aussi le crédit de Yuan-Chi-Kaï, qui remontait peu a peu, déterminèrent un nouveau mouvement en faveur des réformes. Au mois de septembre, le vice-roi du Petchili était appelé à Pékin, nommé membre du Grand Conseil et président du Waï-wou-pou.

On a dit que Yuan-Chi-Kaï avait été appelé à Pékin pour être mis sous la surveillance de la cour, parce qu'on le redoutait. Je crois que cela est faux. J'étais à ce moment-là dans le Nord de la Chine, et il est incontestable, d'après la presse chinoise, qui mentionna tous les progrès de l'intrigue du vice-roi novateur et de Tsing, que cet appel à Pékin consacrait un retour en faveur.

Il est vrai, par contre, que tout en l'élevant au Grand Conseil, on se garda bien de lui rendre le commandement de l'armée. En Chine, les choses ne vont pas d'une façon aussi claire et nette qu'en France. En même temps que l'on comblait Yuan-Chi-Kaï de charges et d'honneurs, on prenait des précautions contre lui et c'en était une évidemment que de ne pas lui donner le pouvoir militaire.

À la suite de ce revirement réformiste, des conflits extérieurs ont absorbé le gouvernement chinois, difficultés avec le Japon pour des chemins de fer en Mandchourie, avec la compagnie anglaise concessionnaire du chemin de fer de Tchekiang, encore avec le Japon au sujet du bateau Tatsou-Maru, qui transportait des armes, et avec nous, à la suite des incidents de la frontière de Yunnan ; tous ces conflits firent passer la politique intérieure au deuxième plan. Néanmoins on peut dire que, pendant toute l'année dernière, le mouvement moderniste n'a pas subi de recul.

La mort de l'empereur et de l'impératrice douairière semble avoir changé cette orientation.

Lorsque j'étais en Chine, il est certain que le régent actuel, père du nouvel empereur, passait pour appartenir à la réaction. On a dit récemment qu'il était très moderniste, on s'est basé sur son voyage en Europe pour en conclure qu'il était partisan du progrès européen. Mais on ne peut pas oublier qu'au moment où s'est engagée la lutte entre les trois partis qui se disputaient l'influence à la cour : les Mandchous conservateurs, les Mandchous progressistes et les Chinois réformistes, ce régent, le prince Tchenn, se rangea parmi les premiers, en refusant de prendre part aux travaux de la « Cour Suprême des réformes ». Il est donc incontestable, et la nouvelle disgrâce de Yuan-Chi-Kaï en est aussi un indice certain, que la réaction triomphe une fois de plus.

Je dois cependant dire qu'en Chine on n'est jamais complètement pour, ni complètement contre. C'est pourquoi ces fluctuations ne sont pas nettement caractérisées, et les conservateurs, par exemple, aux moments de leur plus complète victoire, n'ont jamais demandé l'abandon du programme des réformes, de même la politique réformiste ne reprend jamais l'avantage qu'à demi. Et c'est sans doute ce qui rend si fréquentes et si aisées toutes les fluctuations de la cour de Pékin.



Il est inévitable que les alternatives d'action et de réaction nuisent à l'application des réformes. Cette application se fait sans aucune suite ni aucune méthode. Pourtant il ne faudrait pas croire que les résultats soient absolument nuls. On a même fait beaucoup en certaines matières, ainsi que nous allons le voir.

Pour l'armée, les réformes n'ont pas attendu le mouvement actuel. À vrai dire, elles n'ont pas été le fait du gouvernement, mais, au contraire, celui de quelques hommes qui, dans leurs vice-royautés, ont fait œuvre moderniste. C'est cette œuvre qui est tangible aujourd'hui, dans l'armée et dans l'enseignement.

Yuan-Chi-Kaï est le premier qui soit entré dans cette voie. Il se trouvait en Corée lorsque éclata le conflit avec le Japon. La Chine fut battue d'une façon assez inattendue en somme, Yuan-Chi-Kaï était au premier rang pour recueillir les leçons de la défaite ; il ne les laissa pas passer. Devenu gouverneur du Chantong, il organisa une division de troupes modernes, avec des instructeurs allemands. Cette division existait en 1900, et ne prit pas part, du reste, aux événements boxers dont Yuan-Chi-Kaï sut se tenir à l'écart. Quand les affaires furent réglées avec l'Europe, il recueillit la succession à Tien-Tsin, de Li-Houng-Tchang et il continua ses créations de troupes.

Tcheng-Che-Tong suivit son exemple. Étant vice-roi de Nankin, il créa une division de troupes modernes. Promu ensuite à la vice-royauté des deux Hou, il en organisa une deuxième à Outchang.

Ce sont ces troupes, créées par Yuan-Chi-Kaï et Tcheng-Che-Tong, qui furent le noyau de l'armée chinoise actuelle. Elle se composa donc d'abord de ces divisions du Yang-tsé et des divisions du Nord que l'on appelle, en Chine, l'armée de Peyang. C'est cette armée qui manœuvra en 1905.

Ces manœuvres avaient été préparées très soigneusement, par des officiers japonais attachés à l'état-major de Yuan-Chi-Kaï. Elles furent une bonne représentation d'une pièce montée merveilleusement à l'avance. Les officiers étrangers furent vraiment surpris et je crois que cette surprise se manifesta dans leurs rapports.

En 1906, les manœuvres furent moins bien préparées. On fit cette fois manœuvrer les troupes du Nord contre celles du Yang-tsé et au dernier moment on bouleversa les thèmes de manœuvres, pour se rendre compte de ce qu'on était capable de faire. Ce fut un grand désordre. Néanmoins, les troupes chinoises firent preuve de qualités toutes nouvelles, et on pouvait considérer cette armée, quoique bien imparfaite, comme une armée moderne.

Personnellement, je suis allé inopinément au camp de Paotingfou, j'y ai vu manœuvrer une division, par sections, par compagnies, et je ne lui ai guère vu faire que du pas de parade ou des exercices de pure représentation militaire. Je suis allé ensuite voir les troupes du Yang Outchang. J'ai eu l'honneur d'y être reçu par le général commandant les troupes, Tchang-Piao, Il fit réunir, très aimablement, un bataillon et un escadron, et ce bataillon fit diverses évolutions : défilés, conversions, changements de front, déploiements en tirailleurs, que je trouvai, autant que je pouvais en juger, exécutés avec une perfection étonnante. Comme régularité mécanique, c'était merveilleux. Un escadron de cavalerie évolua ensuite, sinon aussi brillamment, du moins aussi bien qu'on peut le faire en Europe. Les cavaliers exécutèrent un combat à pied irréprochable et selon les règles les plus formelles du service de la cavalerie.

La véritable et la plus profonde tare de cette armée réside dans son haut commandement. Ce général Tchang-Piao qui nous montrait ses troupes et qui est un des généraux les plus en vue de Chine, à trente ans, ne connaissait pas les caractères chinois. Les origines de sa fortune militaire sont des plus curieuses. Il était domestique de Tcheng-Che-Tong, vice-roi des deux Hou. Ayant eu l'occasion de rendre un service à son maître, celui-ci le nomma officier. À partir de ce moment, Tchang-Piao fréquenta l'école et, avec une ténacité remarquable, se mit à l'étude. Il suivit et suit encore les cours de la nouvelle école militaire d'Outchang et devint un officier convenable, puisque c'est lui qui commanda la division d'Outchang aux manœuvres de 1906 contre les troupes de Paotingfou, et que c'est lui qui vient de commander ces mêmes troupes aux dernières grandes manœuvres de Nankin. On conçoit, cependant, qu'un tel chef n'a pas les qualités techniques ni la culture générale qui sont aujourd'hui indispensables au grand commandement moderne.

Il y a eu des rapports, beaucoup de rapports, car au point de vue de la paperasserie, des projets écrits,, les Chinois sont aussi forts que nous sur les réformes. Seulement, ces rapports, merveilleusement établis, n'ont généralement aucune suite.

On avait d'abord l'intention de créer une division par province. Depuis, on a changé et on a décidé l'organisation de brigades qui devenaient ainsi l'unité. Suivant la province, c'était une, deux ou trois brigades : dans les provinces de l'intérieur, par exemple, une brigade, dans les provinces des frontières, deux, et dans certaines très importantes, trois.

Mais pas grand'chose de cela n'a été fait et aujourd'hui on peut dire qu'il n'y a vraiment de troupes modernes que celles dont je vous parlais tout à l'heure : les six divisions du Nord, les divisions d'Outchang et de Nankin. Il y a, en outre, quelques troupes qui ont été créées dans d'autres provinces, un régiment ici, un régiment ailleurs, plus ou moins modernes, mais qui ne valent pas les troupes dont je viens de vous parler.

En somme, on peut évaluer l'armée chinoise actuelle à 25 brigades vraiment modernes, dont 17 sont endivisionnées et pourvues de tous leurs accessoires d'artillerie, de cavalerie et de train. Cela fait environ 150.000 hommes qui assurément représentent une force sérieuse. Si on était amené, comme en 1901, à envoyer des troupes européennes en Chine, il faut bien se dire qu'elles devraient être beaucoup plus nombreuses qu'alors, que l'objectif soit dans le Nord, ou même sur le Yang-tsé, car, avec le chemin de fer, les divisions du Peyang seraient très facilement transportées sur les rives du grand fleuve.

La Chine a donc une puissance militaire très appréciable, qui n'est pas en rapport, évidemment, avec sa population ou sa superficie, mais très importante si on la compare a celle de l'ancienne armée. Au point de vue militaire, on peut dire qu'il y a une réelle transformation et si les rapports et les projets dont je vous parlais tout à l'heure étaient finalement réalisés, la Chine posséderait une armée qui compterait dans les Conseils du monde.

Quant à la valeur de la troupe, elle serait supérieure à ce qu'elle était à une époque où notre armement supérieur inspirait, aux Célestes, une crainte superstitieuse. Le Chinois peut faire un très bon soldat. Je sais personnellement que, pendant la guerre de Mandchourie, ses services ont été très précieux aux Japonais et aux Russes. Les officiers qui ont commandé des corps francs de Koungouzes ont été très satisfaits du courage et de l'endurance de leurs hommes. Il est donc bien certain que le Chinois, avec sa sobriété et son mépris de la mort, peut faire un excellent soldat. Certes, il n'a pas encore le dressage d'un soldat européen, quoique j'aie parlé d'une armée moderne. Un petit détail le marquera bien : les officiers étrangers se sont aperçus aux manœuvres que chaque soldat chinois avait son boy. Le cavalier chinois ne soignait pas son cheval, ne faisait pas sa cuisine, il avait des domestiques pour le servir. Il est certain que, pour une armée mobilisée, cela créerait un désordre incommensurable.



Une matière dont on a également entrepris la réforme avant le mouvement actuel est l'enseignement. Dès 1903, on avait établi un projet tendant à sa modernisation. Le gouvernement chargea le vice-roi Tcheng-Che-Tong, le grand lettré, l'auteur de L'Exhortation à l'étude que connaissent tous les lettrés, de reviser les nouveaux programmes d'études. J'ai dit que les Chinois étaient passés maîtres en l'art d'établir un rapport et les nouveaux règlements d'instruction ne comprennent pas moins de vingt volumes. Tout y est prévu, même la hauteur et la largeur des chaires, et jusqu'à la hauteur du marchepied qui conduit le professeur à sa place.

Un remarquable article sur cet enseignement a paru dans la Revue de Paris. Son auteur est un professeur de l'École d'Extrême-Orient qui a soigneusement étudié tous ces rapports, où il y a vraiment des prescriptions heureuses et même très nouvelles. J'ai lu étant en Chine à ce moment-là, que M. Jaurès, à propos de je ne sais quelle discussion, rappelant cette étude, avait proposé l'enseignement chinois comme modèle à l'enseignement français.

Si l'on s'en tient à la lettre même, on peut en effet, sur certains points, trouver des choses à imiter, ceci, notamment, que les élèves jouissent d'une liberté beaucoup plus grande que nos élèves à nous. Ainsi, sans avoir à fournir d'explications, ils sortent tous les dimanches, ils vont où ils veulent, à la condition d'être rentrés à l'heure indiquée par les règlements. Tous les jours de cinq à sept heures, ils sont libres, ils peuvent aller en ville, sans que personne leur demande de comptes.

À ce point de vue, il est probable que nos écoliers seraient de l'avis de M. Jaurès, qu'il y a progrès. Cela peut développer l'initiative de l'enfant, peut-être, il est vrai, d'une façon fâcheuse, mais enfin, cela ne le place pas entièrement en dehors de la vie, comme on reproche à notre enseignement de le faire.

Cet enseignement est organisé en écoles primaires, primaires supérieures, écoles moyennes, correspondant à notre enseignement secondaire, et en écoles supérieures. Il faut ensuite faire trois ans de stage avant la spécialisation. En somme l'enseignement, pour le jeune Chinois, est plus long que pour nous, car pour passer dans les écoles successives, il faut avoir fait le nombre d'années indiqué dans les écoles précédentes : cinq années dans les écoles primaires, quatre années dans les écoles primaires supérieures, cinq années d'école moyenne. Chez nous, le jeune homme a terminé ses études dans l'enseignement secondaire, à 17 et 18 ans, quelquefois même à 16 ans ; en Chine, l'écolier qui est entré à l'école primaire à 7 ans ne les termine qu'à 21 ans ; c'est peut-être un peu tard.

La principale des réformes de l'enseignement a été de faire une grande place aux sciences. Dans les écoles primaires, la majorité du temps — on travaille trente-six heures par semaine — est réservée à l'étude de la langue chinoise et aux Canoniques, c'est-à-dire aux classiques chinois. Mais à mesure que l'on monte dans les écoles supérieures, l'enseignement de la langue nationale tient moins de place et la plus grande partie du temps appartient aux sciences et aux langues vivantes.

Il y aurait une étude entière à faire sur l'enseignement. Je ferai simplement remarquer que, dans presque tous les règlements des écoles, il est expressément noté que le professeur n'émettra jamais d'idées nouvelles venant de l'étranger et que l'on ne pourra jamais soutenir de doctrines hétérogènes. Il est évident — et cela revient en termes précis dans tous les règlements des diverses écoles, où il est dit aussi que l'on ne doit étudier que des philosophes qui se conforment aux idées rituelles — il est évident que ce n'est pas un encouragement à l'esprit critique ni à la pensée libre et que cela n'a aucun rapport avec notre enseignement, beaucoup plus éclectique, plus large et plus informé.

En somme, l'enseignement, en Chine, reste un enseignement très étroitement chinois et doctrinaire, et il entend rester ainsi. Il faut voir là l'influence intellectuelle du vice-roi Tcheng-Che-Tong qui, tout en étant très moderniste à un certain point de vue, est resté tout de même un homme de la vieille Chine.

Ces nouveaux règlements sont encore sur un point remarquables : dans chaque école, il y a un ou deux surveillants généraux et, pour le reste, la surveillance est exercée par les élèves eux-mêmes. Il y a un élève de semaine responsable de l'ordre et de la tranquillité dans chaque classe. Il est certain que cela peut être considéré comme excellent, en ce que cela développe chez les enfants le sens et le goût de la responsabilité.

Ces rapports qui, ont le voit, ont beaucoup de bonnes choses, ne sont pas et ne peuvent pas encore être mis en pratique. On a créé, du jour au lendemain, des écoles supérieures, et comme il n'y avait pas auparavant d'écoles primaires, il n'y a pas eu d'élèves prêts à recevoir cet enseignement. J'ai visité quelques-unes de ces écoles à Pékin, à Outchang, à Ning-po, à Canton, et je dois reconnaître que si ces écoles étaient très bien tenues, si les cours étaient à peu près assurés, il ne fallait pas visiter le cabinet de physique ou de chimie, car la moindre notion d'une classification des sciences n'existait pas et il n'y avait vraiment pas de professeurs capables de tenir cet enseignement.

Dès le début, il y eut un grand engouement ; tout le monde voulut créer des écoles. Les vice-rois se piquèrent d'émulation. Dans le Petchili, par exemple, leur nombre s'éleva tout de suite à plus de 3.000. Il n'était pas possible d'avoir des professeurs pour tous ces établissements nouveaux. D'après mes renseignements, les fonctionnaires chinois ont été heureux de trouver des missionnaires étrangers qui ont bien voulu être les professeurs de leurs écoles. Ailleurs on a pris des maîtres tout à fait improvisés. J'ai eu l'occasion de connaître ce cas d'un taotaï qui engagea un Chinois parce qu'on lui avait dit qu'il avait passé une année en Amérique. Il disait : « Au bout d'une année, les élèves pourront, à leur tour, servir de professeurs. »

Un autre cas très amusant m'a été cité, à Canton, par des Français. Il y a là une mission médicale française, comme il y en a en trois ou quatre autres points de la Chine. Le médecin avait un infirmier chinois. Celui-ci disparaît un jour sans donner de raisons. Le médecin français le rencontre, quelque temps plus tard, couvert de galons : « Qu'est-ce que tu est devenu? » lui demande-t-il. Et l'autre de répondre : « Je suis professeur à l'école de médecine. » Le fait seul d'avoir été plusieurs années infirmier du médecin français avait suffi pour qu'on en fît un professeur de médecine.

Il en va ainsi pour beaucoup de choses en matière d'enseignement. C'est tellement vrai qu'à l'époque ou j'étais en Chine, le ministre de l'Instruction publique fit paraître un ordre défendant de prendre comme professeurs d'anciens domestiques d'Européens, ainsi que cela s'était vu trop souvent.

Quant à la discipline, il y a une remarque à faire : c'est que le Chinois qui est si obéissant dans la famille, qui y est même soumis à une règle extrêmement dure et qui s'y soumet jusqu'à l'âge le plus avancé, fait un écolier indiscipliné. Les exemples de révoltes d'élèves sont très nombreux. Tantôt ils se plaignent de la sévérité d'un professeur, tantôt aussi de l'insuffisance de leurs maîtres. Cette insubordination du jeune Chinois, par ailleurs si docile, est une des contradictions nombreuses qui nous rendent difficile à comprendre l'âme céleste.

En matière d'enseignement, pour conclure, il est certain qu'on a fait quelque chose. Il faut bien reconnaître que, dans un tel pays, si démesurément grand avec le désordre gouvernemental et l'anarchie administrative qui y règnent, on ne pouvait mieux faire. En tout cas, si on peut plaisanter l'abondance et la minutie de ces rapports, ceux-ci constituent néanmoins une base sérieuse sur laquelle on pourra peu à peu édifier une œuvre solide, au fur et à mesure qu'on en aura les moyens.



Il faut bien dire un mot des fameuses lois constitutionnelles dont tant de décrets nous ont déjà annoncé la préparation. Il suffira, pour apprécier leur exacte importance, de rappeler que lorsque le Chinois veut se ménager la protection de Bouddha ou calmer la colère des esprits, il leur fait des cadeaux fictifs : sommes considérables en lingots de carton argenté et superbes costumes en papier peint, ou encore il dépose sur leurs autels une longue liste de présents somptueux. Et il croit ainsi, par cette ruse puérile, si déconcertante pour nous, tromper la divinité et les esprits. Eh bien ! en l'état des choses en Chine, avec le manque absolu de préparation de l'immense majorité de la population à cette réforme, on peut dire que cette promesse répétée de lois constitutionnelles, c'est le cadeau en carton par lequel le gouvernement de Pékin donne satisfaction, à certaines périodes, aux aspirations novatrices d'une minorité intellectuelle remuante et tangente à la révolution.

On a voulu réformer aussi en diverses autres matières, en matière judiciaire, par exemple. On a supprimé, par décret, l'instruction judiciaire par la torture. Ce décret n'a jamais été mis à exécution, tous les gouverneurs et tous les vice-rois ayant fait savoir à la cour qu'ils ne répondaient plus de l'ordre dans leurs provinces avec cette nouvelle justice ; et ils avaient peut-être raison.

Ce que l'on n'a pas fait et qui est urgent, c'est de créer un personnel judiciaire. La justice est toujours rendue par le mandarin. Il y aurait beaucoup à dire du mandarin, mais cela entraînerait à trop de détails. Disons seulement qu'il achète sa charge, malgré tout ce qu'on a nié. Du reste, la chose est reconnue, même dans des décrets impériaux assez récents. La presse chinoise se fait, du reste, un jeu de révéler ces achats de fonctions, comme, par exemple, dans l'affaire du prince Tsing, que je citais au début. C'est tellement exact, que lorsqu'il y a une famine ou quelque autre désastre le vice-roi ou le gouverneur de la province demande au Trône le droit de vendre des charges pour venir au secours des populations. Ce droit est parfaitement accordé et ces charges vendues. Seulement, en ce cas et contrairement à l'habitude, cette vente se fait au profit du plus grand nombre, autant, du moins, qu'on peut l'espérer avec l'improbité proverbiale de ceux qui sont chargés de cette opération.

Il y a deux points, en effet, sur lesquels on aurait dû réformer beaucoup et dès le début, et sur lesquels on peut dire qu'on n'a rien fait : la bureaucratie et les finances. Il est bien certain que tant qu'on n'aura pas organisé celles-ci, tant qu'il n'y aura pas de budget, tant qu'on ne connaîtra pas exactement les recettes et les dépenses du pays, on n'édifiera rien de sérieux. Il pourra se produire des tentatives isolées, comme celles qui ont déjà été faites par les divers vice-rois, mais aucun effort d'ensemble et aucune continuité.

Quand on a besoin d'argent, on envoie un ordre aux vice-rois et gouverneurs d'envoyer telle somme. Ceux-ci prélèvent aussitôt des impôts sur des matières diverses. Ils n'augmentent cependant en aucun cas l'impôt foncier, car le premier empereur de la dynastie mandchoue a promis, au peuple vaincu, que cet impôt serait invariable. C'est, du reste, ce qui a fait échouer, en 1904, le rapport de Sir Robert Hart. L'impératrice lui ayant demandé d'établir un projet de réforme financière, le célèbre directeur des douanes chinoises avait basé son projet sur l'augmentation de cet impôt foncier

Mais, en revanche, il y a les impôts indirects sur les matières indispensables à la vie, sur le sel, sur la viande, sur le bois, sur une multitude d'objets. On a même cité des localités où on avait établi jusqu'à 70 taxes diverses. Naturellement, lorsque le gouvernement demande une somme de 2 à 300.000 taëls, on se hâte d'en prélever beaucoup plus.

Il n'y a donc aucune organisation financière. C'est le désordre, la concussion et le gâchis permanents. On ne sait jamais combien on dépensera, ni même ce que l'on peut dépenser.

Quant à la bureaucratie, ainsi que je l'ai dit tout à l'heure, on ne peut avoir une charge qu'en la payant, soit par achat comptant, soit en cadeaux. On avance par faveur, il s'agit donc de faire partie d'une clientèle et même de plusieurs clientèles. En ce moment-ci, à Pékin, d'après les nouvelles qui nous parviennent, la clientèle de Yuan-Chi-Kaï est en train de dégringoler. Tous ceux qui passaient pour ses protégés sont en disgrâce ou destitués. Il suffira d'ailleurs de dire qu'il n'y a pas de statuts de fonctionnaires, ni d'avancement régulier. On comprendra que, dans ces conditions, on ne puisse avoir qu'une bureaucratie imparfaite, et c'est le moins qu'il y ait à dire.



C'est sur la question des chemins de fer que l'état d'esprit du peuple chinois a le plus changé. Autrefois, les Chinois ne voulaient pas de lignes ferrées parce qu'elles dérangeaient les tombeaux et troublaient le fong choui ou atmosphère favorable des divers lieux. Ils les considéraient enfin comme une de ces diableries occidentales à l'aide desquelles les étrangers imposent leur présence abominable.

Aujourd'hui, les Chinois ont complètement et très généralement évolué à cet égard. Non seulement, ils tolèrent les chemins de fer que nous leur avons faits, mais ils veulent désormais les faire eux-mêmes. Ils rachètent les chemins de fer déjà établis : la grande ligne de Pékin à Hankéou est, depuis deux mois, chinoise ; ils avaient racheté antérieurement la ligne de Canton aux Américains et, en 1907, il y eut presque un soulèvement au sujet d'un chemin de fer qui devait être construit par les Anglais dans le Tché-kiang. Les habitants de cette province voulaient faire cette construction eux-mêmes et avec leur argent. Il y eut un enthousiasme extraordinaire, on recueillit de très grosses sommes et des gens se suicidèrent pour protester contre l'intervention anglaise.

Un Chinois très influent de Shanghaï, ancien président du Club commercial de cette ville, écrivit, à cette époque, une lettre tout à fait extraordinaire au ministre d'Angleterre à Pékin. Dans cette lettre, on peut relever cette phrase, qui est tout à fait contraire à la si grande politesse habituelle chinoise et qui indique bien à quel degré d'exaspération on était arrivé :

« Je vous donne un délai d'un mois, pour que vous puissiez faire le nécessaire et faire disparaître cette question de l'emprunt. Si, passé ce délai, vous n'avez pas encore fait ce que je vous ai dit, cela prouvera que vous êtes un ennemi mortel du peuple chinois et j'agirai comme j'ai fait pour les marchandises, par un boycottage intense.

Touchant cette question des chemins de fer s'est développé le nationalisme chinois. Les Chinois ne veulent plus que des lignes construites avec leur argent et dirigées par eux. Pourtant le gouvernement paraît avoir des idées différentes, car il vient de confier à une compagnie étrangère la construction de la ligne de Tien-Tsin à Pou-ko, en face de Tchiu-kiang, sur le bas Yang-tsé.

Une autre tendance, en ce qui concerne les chemins de fer, consiste à confier la direction des constructions aux fonctionnaires, ou tout au moins de leur en donner la surveillance. C'est ainsi que Tcheng-Che-Tong vient d'être nommé directeur des chemins de fer en construction de Canton et de la ligne future de Hankéou au Se-tchouen. Après ce que je viens de dire des mandarins, on peut se demander si c'est là un bon système. Lorsque j'étais en Chine, on disait couramment que les très grosses sommes qui avaient été recueillies pour le chemin de fer de Canton à Hankéou avaient été dilapidées. On en a dit, depuis, autant de très grosses sommes qui ont été rassemblées, grâce à l'enthousiasme national des Chinois, pour ce fameux chemin de fer de Tche-kiang.

C'est dire jusqu'à quel point les Chinois sont capables, administrativement et techniquement, de faire leurs chemins de fer eux-mêmes. Néanmoins, il faut tout de même constater ce changement énorme qui les fait aujourd'hui partisans convaincus de ce dont ils ne voulaient autrefois à aucun prix. Et cela, au point que, dans toutes les provinces, il se crée des associations qui n'ont d'autre but que la constitution de sociétés en vue de la construction des chemins de fer.



Sur la question de l'opium, dont on a tant parlé, il semble qu'il y ait eu plus de suite que pour les autres réformes et une ferme volonté d'aboutir. On a fermé de nombreuses fumeries et maisons de vente. Mais, là encore, le gouvernement n'a fait que suivre l'initiative de certains vice-rois. Tsen-Tchoen-Hien est le premier qui ait eu l'initiative de cette suppression, dans les deux Kouang. À Canton, le mouvement fut enthousiaste. Les Cantonais, très intelligents, et depuis longtemps en contact avec le monde européen, se rendent parfaitement compte que l'usage de la drogue est une cause de faiblesse. Ils se souviennent aussi que cet opium leur fut imposé, à coups de canons, par les Anglais, en 1843.

Du Kouang-toung, le mouvement a gagné le Nord et peu à peu, du Fokien aux deux Kiang, à Tien-Tsin, des édits de vice-rois furent portés contre ce poison. Enfin le gouvernement a lancé des décrets prohibitifs ordonnant la fermeture des fumeries pour le mois d'août 1907.

Quant ces fumeries ont été fermées, on s'attendait, dans la cité de Shanghaï notamment, à un soulèvement des Chinois. Ce soulèvement ne s'est pas produit, tout s'est passé dans le plus grand calme. Il est vrai qu'une enquête faite par des missionnaires protestants a établi qu'après la fermeture des fumeries connues, beaucoup de fumeries clandestines se sont ouvertes.

Beaucoup pensent et disent que cette réglementation sévère de l'opium fournit surtout au mandarin un nouveau moyen de prélever indûment de l'argent sur ses administrés. Les mandarins passent d'ailleurs pour être, en ce qui les concerne, réfractaires à la suppression de la drogue. Il est constamment question, dans les nouvelles de la cour, de fonctionnaires blâmés pour persister dans leurs anciennes habitudes de fumeurs. Ceux qui sont les plus blâmés ne sont pas toujours les plus coupables, mais seulement les moins malins.

Je dois dire que dans tous mes voyages, soit sur les fleuves de Chine, soit sur les bateaux de cabotage, j'ai toujours frémi, en voyant le faux-pont plein de fumeurs, avec leurs lampes allumées, leurs pipes pleines, même dans la période des décrets de prohibition. Il est vrai que l'opium n'est prohibé d'une façon absolue que pour les fonctionnaires et les officiers. Le Chinois peut fumer, chez lui, mais il doit faire une déclaration et payer une taxe.

On espère arriver à supprimer complètement l'opium dans un délai de dix années. En définitive, sur ce point comme sur tous les autres, il y a le pour et le contre : on n'a pas fait autant qu'on l'a cru en Europe ; on a tout de même fait quelque chose.

Par contre, en matière d'hygiène, on n'a rien fait du tout, sauf à Pékin et à Tien-Tsin. Les villes de l'intérieur, aussi bien que les ports fréquentés par les Européens, voire même la cité chinoise de Shanghaï, sont toujours d'effroyables cloaques.



J'ai, jusqu'ici, parlé des réformes du gouvernement et de ses décrets ; mais il est d'autres observations capitales qu'il faut mentionner. C'est ainsi que l'on constate une évolution certaine de la mentalité du Chinois, je ne dis pas dans la grande masse du peuple, dans la grande armée des agriculteurs, qui restent toujours soumis à leurs vieilles superstitions, mais dans la petite classe des notables et des lettrés, dans l'élite du pays qui arrivera peu à peu à modifier la Chine.

Je parlais tout à l'heure d'un mouvement patriotique national et militaire. Ce mouvement est absolument nouveau et date de la guerre contre le Japon, des grands revers chinois de 1894 et 1895 et de la prise à la Chine, en 1898, par diverses puissances, des territoires soi-disant cédés à bail. Ce mouvement est même si intense parmi la jeunesse cultivée qu'il devient du chauvinisme.

Je n'ai jamais vu défiler une école, même d'enfants de huit à dix ans, en Chine, qui défilât autrement qu'au pas de parade allemand, avec une raideur comique et une bonne volonté extraordinaire.

À Canton, j'ai assisté à une fête scolaire en l'honneur de Confucius. Toutes les écoles y sont venues en armes et au son de marches militaires. Les trois inclinaisons rituelles devant la tablette du grand philosophe ont été faites au commandement et d'une façon toute militaire.

D'ailleurs, l'ancien vice-roi Tsen-Tchoen-Hien a tout fait pour développer ce sentiment guerrier. Il admirait Napoléon et se croyait lui-même grand capitaine parce qu'il s'était occupé de l'armée et qu'il avait battu des bandes de rebelles. Un jour qu'il assistait à une représentation cinématographique, médiocrement intéressé par les vues d'Europe qu'on faisait défiler devant ses yeux, il demanda à l'opérateur des scènes militaires. À la fin de la séance, le portrait de Napoléon apparut sur la toile. Tsen se précipita dans un mouvement d'enthousiasme, monta sur un siège et embrassa l'image. Cela seul indique à quel point les sentiments pacifistes et antimilitaristes de la vieille Chine ont changé.

On constate aussi une évolution certaine dans la famille chinoise. On sait qu'en Chine les pouvoirs du chef de famille sont extrêmement forts et durent toute la vie. Un fils chinois est presque la propriété de son père, son salaire lui appartient, à quelque âge qu'il soit parvenu. C'est, en somme, la négation même de toute liberté individuelle.

Il est certain que cela s'est déjà grandement modifié, tout au moins dans les ports et dans les grands centres où le Chinois est depuis assez longtemps en contact avec l'Européen. Il existe là un grand désir de libération, d'ailleurs admis. Beaucoup de fils prennent maintenant la carrière qu'ils veulent, entreprennent des opérations distinctes de celles du père et se créent ainsi une existence autonome.

Des lettrés nouveau style ont même osé s'élever contre la doctrine de Confucius, sur laquelle repose toute la vieille morale chinoise ; on a pu lire dans les journaux des articles qui attribuaient à cette antique pédagogie tous les malheurs de l'empire. C'est précisément contre cet esprit nouveau qu'ont été rédigés, dans les rapports sur l'enseignement, les paragraphes dont je parlais tout a l'heure et qui interdisent l'étude de certains philosophes insuffisamment orthodoxes et toutes les idées étrangères ou novatrices. Tout cela n'empêche qu'il y a un mouvement très sérieux vers une pensée plus libre et un grand désir de participer désormais à la vie universelle.



C'est précisément à cet écart entre ces aspirations du Chinois et l'administration mandchoue que sont dus les progrès du parti révolutionnaire. Il est certain que tous les étudiants qui rentrent d'Europe ou du Japon avec des idées nouvelles sont immédiatement frappés par la politique réactionnaire du gouvernement et les formes anachroniques de la vie des Célestes.

Cette situation a permis au révolutionnaire Sun-Yat-Sen, que les Chinois appellent Cheng-Oueng, de faire, à Tokio, pendant cinq ans, une propagande très fructueuse. Parmi les 10.000 étudiants du Céleste Empire qui se trouvaient alors au Japon, la plupart sont devenus ses adeptes.

J'ai vu Sun-Yat-Sen lui-même au Tonkin, en 1907. Il m'exposa son plan, qui allait jusqu'à la fondation d'une République du Sud chinoise, dans le cas où il ne pourrait pas entraîner le Nord. Mais il se disait très fort, même dans le Nord et sur le Yang-tsé. J'ai pu constater par la suite qu'il se faisait illusion.

Ce n'est pas seulement mon opinion, mais celle d'un officier français très distingué, parlant très bien le chinois, qui a fait, il y a trois ans, un long voyage sur le Yang-tsé, le commandant V... Il avait constaté, comme j'ai pu m'en persuader moi-même plus tard, qu'il n'y avait pas de parti révolutionnaire organisé. Tous les ans, on annonce pour la fin de l'année une révolution qui doit tout balayer. Sun-Yat-Sen me l'avait prédite pour la fin de 1907. Quand je suis parti de Chine, de vieux résidents européens me l'avaient également annoncée. Ce que j'avais vu me rendait très sceptique à ce sujet. Ce qui s'est passé depuis aux frontières de Kouang-sie du Yunnan n'a fait que confirmer ce scepticisme.

Pour qu'un mouvement révolutionnaire puisse réussir en Chine, il faut qu'il ait lieu sur le Yang-tsé. Mais là, on se trouve en présence des divisions de troupes modernes de Nankin et d'Outchang et même des divisions du Nord, qui seraient facilement et rapidement transportées par le chemin de fer d'Hankéou. C'est tellement vrai, que rien de ce que l'on redoutait à la mort de l'impératrice ne s'est produit. Il y a eu seulement au Nanghoeï une petite rébellion militaire qui a échoué immédiatement et misérablement.

Il n'en est pas moins vrai que, d'une façon générale, s'il n'y a pas d'organisation révolutionnaire, il existe néanmoins une véritable tendance en ce sens. Il y a, dans toutes les provinces, un vif sentiment antimandchou. Cette révolte latente se prolonge jusque dans les populations de l'intérieur, qui attribuent à la dynastie et aux mandarins l'augmentation des impôts et toutes leurs misères. Toutes les réformes, scolaires et militaires surtout, avec toutes les exactions de mandarins qu'elles facilitent, ne contribuent pas peu, d'ailleurs, à entretenir cet incontestable mécontentement populaire.

Le parti révolutionnaire dispose donc d'un potentiel énorme qui entrera en action peut-être un jour, si les circonstances s'y prêtent.

Les sociétés secrètes constituent la seule force à peu près organisée de ce parti révolutionnaire. En vue d'un soulèvement antimandchou, la grande société du Sud, les Triades, dont Sun-Yat-Sen est le chef, a fait alliance, il y a deux ans, avec la société des Vieux-Frères, très importante sur le Yang-tsé. Cette entente n'a du reste pas produit grand résultat jusqu'à présent.

C'est précisément dans l'étude de ces sociétés secrètes que l'on se rend compte de la faiblesse de l'organisation révolutionnaire. Les diverses loges de ces sociétés ne sont unies que par les chefs qui, seuls, savent à quelle grande secte ils se rattachent et connaissent le but poursuivi.

Cela fait qu'avec une pareille ignorance, il n'y a entre les membres aucune espèce de solidarité et que la foi et l'enthousiasme leur font absolument défaut.

Je dois d'ailleurs dire que la plupart des révolutionnaires nient cette entente avec les sociétés secrètes, qu'ils appellent des sociétés de brigands. Mais cette entente n'en existe pas moins, car Sun-Yat-Sen lui-même l'a formellement reconnue, dans la conversation que j'ai eue avec lui.



Ces observations permettent de conclure qu'on peut parler, en effet, de transformation de la Chine. Cette transformation est indéniable et est due surtout à l'initiative de quelques hommes. Ce mouvement suivra son cours, en dépit de tous les obstacles, car il a à sa base une évolution très sérieuse de la mentalité des jeunes Chinois, de la Chine de demain.

Nous devons en tenir le plus grand compte, malgré toutes les tares de l'administration et du gouvernement chinois. Il ne faut pas oublier, en effet, qu'en Europe même un régime du passé a été balayé en trois jours. Il est donc possible que, dans un avenir plus ou moins lointain, la jeune Chine, organisée et appuyée, elle aussi, par l'élément militaire, imite la Jeune-Turquie et fasse de l'empire du Milieu une grande nation moderne.

(Vifs applaudissements.)


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