Jean Rodes (1867-1947)

LA CHINE NATIONALISTE (1912-1930)

Les questions du temps présent, Librairie Félix Alcan, Paris, 1931, 193 pages.

  • Préface (extraits) : Voici de nombreuses années que je suis les manifestations de ce que l'on peut appeler : la décristallisation chinoise, c'est-à-dire l'émiettement et la destruction de la plus vieille société du monde. J'avais ainsi pu étudier sur place, à Pékin et dans les provinces, le mouvement constitutionnel, puis la Révolution, enfin la chute de l'empire et la dictature de Yuan Chi Kaï. J'ai publié, en une demi-douzaine de volumes, la somme de mes observations durant cette assez longue période…
  • Bien que ce pays se soit trouvé ainsi dans un incontestable état de régression, ses représentants aux conférences de Versailles et de Washington ont réussi à faire admettre le principe de son évolution et à obtenir des promesses dont les réserves, très justifiées, ont été, depuis lors, sapées par une tenace propagande… Le triomphe de la Chine nationaliste qui, aux yeux de tous, représentait des tendances modernes, par opposition au traditionalisme du Nord, a grandement contribué à répandre, sur les transformations de ce pays, les opinions les plus optimistes. Avec des formules frappantes et faciles, comme : les traités inégaux, les peuples opprimés, la lutte contre l'impérialisme et le militarisme…
  • Quant à moi, n'étant pas retourné dans ce pays depuis plus de douze ans, j'avais un vif désir d'aller constater sur place les changements intervenus. La lutte se poursuivait, à ce moment-là, entre le Sud et le Nord : les armées nationalistes paraissaient devoir être victorieuses. Il s'agissait donc aussi de se rendre compte des chances qu'il y avait de voir l'unité, la paix et l'ordre se rétablir.
  • Il importait de vérifier très exactement l'état présent de la Chine, de savoir en un mot si la situation actuelle permet, à l'égard des anciennes garanties et dans la moindre mesure, une renonciation que les Chinois veulent immédiate et totale. Il est essentiel que des informateurs indépendants et mus par l'unique souci de la vérité, la renseignent. C'est à quoi je me suis efforcé dans cet ouvrage qui se relie à tous les travaux que j'ai déjà publiés sur cette même question et qui est le résultat de mes deux derniers voyages d'études, en 1927 et 1928.

Extraits : Table des matières - 1928. Pékin aux mains du Kouomintang. - L'homme nécessaire - Chang Kaï Chek. Avant 1928
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Table des matières


Première partie. — La Chine après la Révolution.
I : Dictature et chute de Yuan Chi Kaï. — Tentative de restauration monarchique. — Prédominance et rivalités des généraux. — Guerres intestines.
II : Dans la Chine du Sud. — Les vicissitudes de Canton. — Le gouvernement des Six Piliers. — Sun Yat Sen et le Kuomintang. — L'œuvre des conseillers russes. — Xénophobie et révolution.
III : L'attitude des Puissances. — Les ambitions japonaises. — La Chine et la guerre européenne. — Les revendications chinoises. — Le mouvement anti-étranger. — Hostilité contre l'Angleterre. — Perte du prestige européen.

Deuxième partie. — La Chine nationaliste.
I : Le mouvement nationaliste et l'état féodal de la Chine. — La campagne anti-Nord. — Ses tendances rouges. — Le massacre de Nankin. — Le revirement du généralissime. — Le gouvernement révolutionnaire de Hankéou. — Le gouvernement de Nankin et ses abus de pouvoir. — Démission de Chang Kaï Chek.
II : Hankéou, capitale éphémère du communisme chinois. — Un congrès de la IIIe Internationale. — La propagande dans les milieux universitaires. — Les armées communistes. Les Tang pous.
III : Les Chefs du Nord et l'Ankuochun. — Deux Chines ? — La politique anti-communiste de Tchang Tso Lin. — Son nationalisme. — Son adhésion aux San Min. — Psychologie de la politique chinoise. — Secrets antagonismes.
IV : L'éclipse passagère de Nankin. — Le clan du Kouangsi à Hankéou. — Retour de Chang Kaï Chek. — Rupture diplomatique du Sud avec Moscou. — Reprise de l'expédition contre le Nord. — Défaite des Nordistes et mort de Tchang Tso Lin. — Les Sudistes à Pékin. — Nankin, capitale.

Troisième partie. — Le gouvernement de Nankin.
I : Les divisions du parti kuomintang. — Session du Comité central exécutif à Nankin. — Rivalités et dissensions.— Accommodements. — Réorganisation gouvernementale. — Triomphe du clan Soong-Chang Kaï Chek.
II : Les féodaux ne veulent pas renoncer à leurs fiefs. — Désaccord du gouvernement de Nankin et du clan du Kouangsi. — Ses premières manifestations. — Reprise des guerres féodales.— Attitude de Feng Yu Hsiang. — Comédie jouée par Feng Yu Hsiang et Yen Hsi Chan. — Leur alliance avec les kuomintangs dissidents contre Chang Kaï Chek. — Autre guerre féodale. — Premiers revers de Nankin. — Victoire de Chang Kaï Chek, avec le concours du maître de la Mandchourie, Tchang Hsueh Liang.
III : Le gouvernement de Nankin et les Puissances. — L'opinion étrangère, à Pékin. — L'initiative américaine détermine une politique générale d'abandons. — Les nouveaux traités de commerce. — L'autonomie douanière et le « likin ». — La question de l'extraterritorialité et de la justice. — Contraste des exigences chinoises et de l'état réel de la Chine.

Conclusion.

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1928. Pékin aux mains du Kouomintang.

Correspondance J. Rodes. Le Matin, 28 juillet 1928.
Correspondance J. Rodes. Le Matin, 28 juillet 1928.


Le 8 juin, je vis entrer, dans la ville tartare, les premières troupes — environ un régiment — du Chansi. Jamais certes on ne vit soldats victorieux plus lamentables. Sans tambours, ni trompettes, hâves, dépenaillés, se traînant avec peine, armés de la manière la plus hétéroclite, beaucoup n'ayant qu'un pistolet Mauser, ils parurent surprendre grandement la foule chinoise, déconcertée par cette absence totale d'allure guerrière. Qu'ils eussent vaincu l'armée de Moukden, si bien exercée, vêtue et outillée, était une preuve de la trahison dont il ne faisait désormais de doute pour personne que Tchang Tso Lin avait été la victime.

Il y eut, dans tout ce passage à un nouveau régime, une confusion extrême. D'inquiétantes rivalités se manifestèrent. Enfin, l'esprit sudiste vint troubler profondément l'atmosphère traditionaliste du Nord.

Le gouvernement de Nankin avait donné à Yen Hsi Chan, toupan du Chansi, le commandement de cette région du Tchéli, dont le nom était changé en celui de Hopeï, Pékin devant également s'appeler désormais : Peiping. Mais cette nomination lésait gravement Feng Yu Hsiang, qui désirait vivement avoir le contrôle de cette province, parce qu'elle répondait au besoin absolu qu'il avait d'un accès à la mer et parce qu'il en avait été le maître trois ans plus tôt.

Il avait écrit, à tous les ministres étrangers, une lettre dans laquelle il leur marquait son intention de revenir à Pékin, en leur affirmant —pour ne pas rencontrer d'opposition chez eux — qu'il était l'ennemi des communistes. Il avait fait avancer en hâte une forte avant-garde qui s'était établie dans un grand casernement situé au nord-ouest de la ville, en avant du palais d'Été. Il avait aussi envoyé des troupes à Tongkou, à l'embouchure du Pei ho dans le golfe du Petchili, pour s'assurer ainsi la maîtrise de cette porte sur la mer.

Au même instant, le clan des généraux du Kouangsi, installé en partie au nouveau fief de Hankéou, — bien que n'ayant pris aucune part à l'expédition — envoya une centaine de mille hommes à Pékin, sous le commandement de l'un d'eux, Peï Chun Hsi. Cette armée, qui arriva avec une rapidité déconcertante, prit de suite une grande place dans cette région. Son jeune chef se signala aussitôt, par une propagande socialiste très active, en accord avec la doctrine du maître Sun Yat Sen.

Sous son égide, des meneurs, dressés à l'école de Moscou, organisèrent méthodiquement des «Unions» dans tous les corps de métier. Non seulement ils agirent parmi le personnel des grandes sociétés, mais il n'y eut pas de magasins et de petits ateliers qui ne reçurent leur visite. Des affiches furent placardées partout portant ces mots : « À bas le capitalisme ! à bas l'impérialisme ! à bas les Japonais ! » Tous les étrangers étaient du reste englobés dans cette animadversion, mais depuis l'affaire toute récente de Tsinan, le sentiment anti-japonais était surtout affiché.

Il y eut, aux carrefours, des orateurs, pérorant contre les traités inégaux, l'extra-territorialité, etc. Peï Chun Hsi prit, lui-même, à plusieurs reprises, la parole ; il tint, aux étudiants notamment, des propos susceptibles de provoquer, parmi eux, une excitation dangereuse. Dans une réunion des employés de tramways, au Parc central, il alla jusqu'à promettre aux ouvriers l'appui de ses soldats.

Ce même homme, qui avait déchaîné ainsi, dans le Nord, cette effervescence ouvrière, fera peu de temps après, avec ses collègues du Kouangsi, figure de réactionnaire, quand au Comité central exécutif du parti kuomintang, il s'agira de défendre les prérogatives des généraux. À vrai dire, le clan du Kouangsi, dominant militairement Canton, dans le Sud, Hankéou au Centre, Pékin et Tientsin, dans le Nord, semblait bien être, à ce moment-là, le groupement féodal le plus puissant de la Chine.

L'inquiétude qu'avaient fait naître ces compétitions et cette agitation brouillonne se calma quelque peu, quand on vit les généraux obtempérer aux ordres de Nankin. Feng Yu Hsiang ramena ses troupes vers le Honan, après avoir obtenu d'ailleurs que des postes très importants de Pékin fussent donnés à des hommes à lui. Peï Chun Hsi ayant été chargé de pourchasser les armées nordistes battues de Chang Chun Chang et de Chou You Pou, Pékin et Tientsin furent débarrassés de son action encombrante et de ses troupes qui s'établirent finalement en deçà de la Grande muraille, face à la frontière de Mandchourie.

La venue, à Pékin, de Chang Kaï Chek, vers le milieu du mois de juillet, et la cérémonie qui eut lieu alors devant le cercueil de Sun Yat Sen, encore déposé à la pagode de Py Yuen tze, dans les collines de l'Ouest — cérémonie à laquelle assistèrent, entourant le généralissime, Yen Hsi Chan, Feng Yu Hsiang et le Kouangsinais Li Tsun Jen, venu de Hankéou — entretinrent cette vague d'optimisme. Il faut dire qu'il y avait, dans cet apaisement des inquiétudes populaires, beaucoup plus de désir que de confiance. Une incertitude et une appréhension persistaient dans les masses, et l'opinion des étrangers ayant une grande expérience de ce pays était même franchement mauvaise.

Ce que je savais de la situation des chefs militaires vivant, dans leurs provinces, en despotes, accumulant d'énormes fortunes mises à l'abri dans les banques étrangères ; ce que je savais aussi de leur esprit d'intrigues et de leur fausseté, de leur mégalomanie et de leur caractère extraordinairement présomptueux qui les porte à se croire destinés à la domination de la Chine entière ; tout me rendait personnellement très sceptique sur la réunification dont on faisait, à ce moment-là, grand état dans les informations mondiales. Je formulai à cet égard, dans une de mes correspondances à un grand journal, les réserves les plus nettes qui ont été, depuis, amplement justifiées par les événements.

M'étant absenté quelque temps, pour me rendre en Indochine, quand je revins à Pékin, au mois de septembre, la vague d'optimisme, mentionnée plus haut, avait fait place aux plus tristes réalités et à un mécontentement extrême de la population. Tous les espoirs d'amélioration que l'on avait pu concevoir de la venue des nationalistes s'étaient évanouis. Ainsi, à la demande, présentée par les Chambres de commerce, de réduire les taxes excessives établies par Tchang Tso Lin, les autorités nouvelles avaient répondu non seulement en maintenant ces taxes, mais en les « légalisant », comme par dérision, alors qu'elles étaient appelées « illégales » par le peuple. De nouvelles taxes avaient même été créées — notamment sur la farine — qui avaient considérablement accru le coût de la vie, déjà fort élevé.

Des mesures beaucoup plus graves encore, avaient été prises, qui provoquaient une situation quasi catastrophique. On avait décidé d'enlever la capitale à Pékin, pour la transporter à Nankin. En conséquence, tous les ministères et bureaux divers ayant été supprimés, trente mille fonctionnaires d'une certaine classe s'étaient trouvés brusquement sans aucune situation. Si on ajoute les petits emplois qui, pour la même raison, avaient disparu, cela portait à une centaine de mille le nombre de personnes licenciées. En comptant les familles et les petites gens qui vivaient d'elles, on arrivait à constater — ce chiffre fut donné par une enquête de police — qu'un septième de la population s'était vu ainsi privé de moyens d'existence.

Dans le bas peuple, la misère était intense ; il était visible que le nombre de mendiants non professionnels avait augmenté ; les ventes d'enfants, qui ont d'ordinaire lieu durant les périodes de disette, se multipliaient également.

Beaucoup d'anciens fonctionnaires regagnaient leur lieu d'origine ; d'autres allaient solliciter place ou travail à Shanghaï, Nankin ou Tientsin. Certains acceptaient des emplois de commis dans des maisons de commerce de cette dernière ville. Bien des étrangers eux-mêmes allaient chercher fortune ailleurs.

Cet exode portait naturellement le plus grand tort au commerce local. Bien que les autorités fissent tous leurs efforts pour empêcher les magasins de fermer — cette fermeture diminuant le produit des taxes — le nombre de boutiques ayant clos leurs portes n'avait cessé d'augmenter — plusieurs milliers depuis six mois, disaient les journaux.

Tous étaient angoissés par cette rapide décadence que confirma d'ailleurs le rapport qu'un délégué spécial de Nankin, Yang Hsi Chi, envoya à son gouvernement.

Le mécontentement de la population était d'autant plus vif que l'on avait vu des Sudistes venir occuper les emplois qui subsistaient dans l'ancienne capitale. Un sentiment d'hostilité et de révolte contre Nankin existait désormais dans les provinces du Nord, surtout à Pékin et Tientsin, tant chez les étrangers que chez les Chinois.

Le désir d'échapper à cette domination abusive et maladroite était tel qu'en dépit des préventions que l'on avait contre Feng Yu Hsiang et ses anciennes relations avec les Soviets, tous les espoirs se tournaient vers lui. En réalité, on attendait un libérateur, un sauveur, qui rendrait la vie à toute cette partie de la Chine, sacrifiée par les hommes de Nankin.

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L'homme nécessaire


Les puissances étrangères ayant déclaré, à la Conférence de Washington, qu'elles ne pourraient consentir à la révision des anciens traités que lorsque la Chine serait réunifiée et pacifiée, avec un gouvernement stable, chacun voulut sans doute contribuer à ce que ces conditions parussent être remplies. Ainsi s'expliquent les manifestations de loyalisme et de désintéressement qu'affectèrent les généraux en cette circonstance et qu'ils démentiront le jour où leurs privilèges seront sérieusement menacés.

Le gouvernement de Nankin, qui n'existait depuis guère plus d'une année, n'avait eu jusqu'à ce jour qu'une armature sommaire et comme provisoire. Tout l'appareil ne se composait que de deux comités : le Comité central exécutif et le Comité de contrôle. En principe, les membres de ces deux comités étaient désignés par un Congrès national de tous les délégués kuomintangs qui devait se réunir tous les ans, mais qui en réalité n'avait jamais pu encore avoir lieu dans toute l'intégrité de la règle posée par Sun Yat Sen. Pour sortir de cet état transitoire et incomplet, il fut décidé que le gouvernement serait réorganisé et comprendrait tous les éléments qu'avait prévus le fondateur du parti, pour la période éducationnelle à laquelle venait d'aboutir le mouvement révolutionnaire.

Cette réorganisation était parachevée au mois d'octobre. À la base, il y avait toujours le Congrès national annuel du parti kuomintang. Ce Congrès, comme précédemment, devait choisir les membres du Comité central exécutif et du Comité central de contrôle. Le Comité central exécutif, qui est vraiment le deus ex machina de toute cette organisation, se réunit, selon les besoins, deux ou trois fois dans l'année. Il nomme un Conseil d'État de seize membres dont le président est le plus haut fonctionnaire de la république. Au-dessous du Comité central, exécutif et responsable vis-à-vis de lui, il y a un Conseil politique central qui a, parmi ses attributions, celle de délibérer sur le choix des conseillers d'État et sur la composition de cinq Conseils ou « Yuans », auxquels incombe le travail de reconstruction. Ces « Yuans », dont le rôle doit par conséquent être très important, sont : le Yuan exécutif, président : Tan Yen Kai ; le Yuan législatif, président : Hou Han Min ; le Yuan de contrôle, président : Tsai Yuan Peï ; le Yuan d'examen, président : Ta Chi Tao ; le Yuan judiciaire, président : Wong Chong Huy. Tous ces présidents font partie du Conseil d'État.

Les ministères, qui viennent ensuite, dépendent, tous, du Yuan exécutif, sauf celui de la justice qui relève du Yuan judiciaire.

Quant aux lois, elles sont préparées par le Yuan législatif, décidées par le Conseil d'État et promulguées par le Yuan exécutif.

Tout cela était bien touffu, bien enchevêtré. Des personnages notoires faisaient par exemple partie à la fois de plusieurs de ces organismes nouveaux. Il était à craindre que cette création ne restât purement théorique et ne fonctionnât dans le vide. Belle façade impressionnante et moderne, trop surchargée, derrière laquelle vraisemblablement les choses continueraient d'aller selon les méthodes et les accommodements de jadis.

Bien des nominations paraissaient être de simple apparat. Ainsi celle du maréchal Feu Yu Hsiang comme ministre de la Guerre. Voilà un ministre qui possédait, dans une partie de la Chine, une forte armée personnelle à sa solde. S'imagine-t-on que les autres généraux, maîtres, eux aussi, de provinces et d'armées personnelles, allaient se soumettre à ses ordonnances, alors que celles-ci auraient inévitablement pour but de les affaiblir comparativement à lui ?

On pourrait en dire autant de Li Chi Sen, du clan du Kouangsi, nommé chef d'état-major général. Et de Yen Hsi Chan, ministre de l'Intérieur. Pense-t-on que les chefs militaires, véritables satrapes dans leurs fiefs, accepteraient la direction administrative de ce collègue du Nord ? Croit-on que lui-même abandonnerait sa province du Chansi et son commandement de la région Pékin-Tientsin — qu'il risquerait fort de ne plus retrouver — pour venir remplir, à Nankin, un très problématique emploi ?

Non, cette distribution de fonctions magnifiques était une chose fictive, théâtrale, bien dans la manière chinoise habituelle du faux-semblant qui ne pouvait tromper personne, et moins que quiconque, ceux qui en étaient les apparents bénéficiaires.

Les bénéficiaires réels de cette construction artificielle et de cette mise en scène laborieuse ne pouvaient être que ceux qui, à l'abri du nom de Sun Yat Sen, s'étaient emparés du pouvoir, surtout Chang Kaï Chek, qui avait si adroitement manœuvré, dans cette session mouvementée du Comité central exécutif, qu'il en était sorti président du Conseil d'État, avec toutes les attributions d'un président de République.

En somme, comme toujours en Chine, il s'agissait d'un clan qui s'efforçait d'imposer sa domination, en utilisant, pour cela, tous les atouts que sa situation gouvernementale, bientôt reconnue, lui donnait. Et ce clan, étiqueté désormais : clan Soong-Chang Kaï Chek, on aurait aussi bien pu l'appeler : clan de la famille de Sun Yat Sen, car tous les membres de celle-ci — sauf la veuve qui, si elle est une révolutionnaire fanatique, semble avoir du moins un beau caractère, noblement désintéressé — occupent les plus hautes, les plus effectives fonctions de la République. Le fils (fils de la première femme répudiée), Sun Fo, est ministre des Communications ; le beau-frère, Chang Kaï Chek, est chef de l'État ; un autre beau-frère, Kung, est ministre du Commerce et de l'Industrie ; le frère de ces femmes, sœurs de la veuve et mariées à ces grands mandarins de la République, Soong, est ministre des Finances.

Si on y ajoute ceux qui ont lié leur sort à la fortune de cette famille, on a un de ces petits groupements qu'on appelle, là-bas, péjorativement, une « clique », qui ne représentent guère qu'eux-mêmes, en dehors de tout contrôle et sans autre raison d'être que d'avoir été les plus forts et les plus malins.

C'est bien le cas de celui-ci. Il prétend tenir ses pouvoirs du parti kuomintang, mais pour en avoir l'apparence, il a faussé le troisième Congrès national qui s'est tenu au mois de mars 1929. Les membres de ce Congrès n'ont en effet pas été désignés, comme cela doit se faire, par les comités locaux. Sous le prétexte que ces comités n'étaient pas encore régulièrement formés dans toute la Chine du Nord, le gouvernement de Nankin a nommé, pour représenter ces régions, des partisans à lui, qui n'en étaient même pas originaires. Selon une information de l'agence Reuter, sur les 211 délégués ayant assisté à ce Congrès, 80 p. 100 avaient été ainsi arbitrairement choisis. C'est d'ailleurs une chose contre laquelle ont protesté violemment les clans rivaux et l'on verra que ce sera le principal grief invoqué par eux pour justifier leur rébellion.

Il ne saurait d'ailleurs être question de critiquer cet état de fait qui est le produit naturel de l'état de la Chine elle-même, état déterminé par diverses causes, dont les plus importantes sont : l'ignorance et la profonde indifférence des populations en matière politique, le régime des grandes bandes soldatesques engendré par la révolution, l'atmosphère moyenâgeuse et féodale ainsi créée dans tout le pays.

Il s'agit donc moins de discuter si le gouvernement de ce clan est légitime que de savoir s'il est capable de gouverner, en assurant aux individus et aux intérêts, le minimum indispensable de sécurité. Il importe peu que ses actes soient rigoureusement légaux, s'ils tendent vers un bon résultat, s'ils doivent surtout éviter le pire. C'est par exemple au pire qu'eut certainement abouti un Congrès national où eussent été représentés, selon les règles du parti kuomintang, tous les comités locaux, presque uniquement composés de jeunes gens animés d'un esprit anarchique et très influencés par la propagande de Moscou.

Il ne faut donc pas juger avec notre rectitude occidentale, les singularités de la politique, dans un pays où, par suite de la mentalité générale et de l'état social, la légalité est une pure fiction décorative.

Il semble que les Puissances aient obéi à des considérations de ce genre, en reconnaissant de jure le gouvernement de Nankin. Et sans doute n'est-il pas téméraire de penser que la confiance inspirée par le généralissime Chang Kaï Chek, aux nations intéressées au rétablissement de l'ordre en Chine, a eu sa grande part dans cette détermination.

Depuis la mort de Yuan Chi Kaï, les chancelleries étrangères attendaient que se révélât un autre dictateur, capable de s'imposer à tous et de prendre la direction d'une poigne vigoureuse. Ou Pei Fou et Feng Yu Hsiang ont tour à tour donné cet espoir et l'ont déçu, avec cette réserve cependant que le rôle de celui-ci ne paraît pas encore terminé.

Chang Kaï Chek, après sa marche victorieuse sur le Yangtsé et sa rupture avec Moscou, était apparu comme l'homme nécessaire, le général qui mettrait fin aux excès de la révolution chinoise. En dépit des éclipses qui, à diverses reprises, ont obscurci son étoile, sa dernière victoire sur la plus puissante coalition qui se soit dressée contre Nankin a confirmé cette opinion. Certains ont dès lors voulu voir, en lui, le Mustapha Kémal de la Chine.

Cette prévision paraît certes exagérément optimiste, quand on connaît les effroyables conditions dans lesquelles se trouve cet immense pays, en proie à toutes sortes de fléaux. Mais il faut reconnaître que de tous les personnages qui, depuis Yuan Chi Kaï, ont passé sur la scène chinoise, Chang Kaï Chek est celui dont le caractère et les qualités semblent être le plus adéquates à la situation. Sa carrière, déjà bien remplie et qui doit être encore longue, puisqu'il n'a que quarante-six ans, sera vraisemblablement de plus en plus intéressante à suivre.

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Chang Kaï Chek. Avant 1928.


Tsiang Kia zah (prononciation de sa province d'origine) ou Chang Kaï Chek (prononciation de Pékin), est né en 1886, dans le Tchékiang, à Yon Hô, petite ville de la région de Ningpo, pour laquelle Shanghaï est le grand centre d'attraction. Sa vie a été très diverse, avec des alternatives de réussite et de mauvaise fortune, dans des situations parfois bien inattendues ; en somme, ainsi que le comportait d'ailleurs l'époque, une vie d'aventures.

Jeune homme, ses études terminées, il se rendit à Shanghai, où il fut occupé quelque temps dans les bureaux d'une filature. Cet emploi ne lui convenant pas sans doute, il alla au Japon, pour suivre les cours d'une école militaire.

Il rentra en Chine, au moment de la révolution, en 1911, et il fit partie, comme officier, de l'armée de Cheng Ki Meï, gouverneur militaire de Shanghaï, après la prise de cette ville par les révolutionnaires.

En 1913, après avoir subi des revers, sous les ordres de Cheng Ki Meï, il retourna au Japon, pour y parfaire son instruction militaire.

En 1914, il revint en Chine et prit part aux tentatives de rébellion contre le dictateur Yuan Chi Kaï. Il exerça quelque temps le commandement des forts de Kiang Yng, sur le bas Yang tsé.

Fin 1915, on le retrouve à Shanghaï, où il tente, avec plusieurs autres révolutionnaires, et aussi sans doute avec la complicité d'officiers du bord, de s'emparer du croiseur chinois, le Chao Ho, ancré en face de l'arsenal.

Entre temps, il travaillait à soulever le Tchékiang.

En 1916, il était, comme lieutenant-colonel, au Foukien, où il prenait part à des luttes entre factions militaires rivales. Son parti ayant été battu, il se réfugia de nouveau à Shanghaï, dans la concession française. Ayant réussi à emprunter une certaine somme, il s'intéressa à une affaire de banque, qui par la suite périclita.

Trois ans plus tard — trois années sans doute où il végéta — en 1919, sous le coup d'un mandat d'arrêt lancé par le gouverneur militaire du Kiangsou, il s'enfuit à Canton et entra dans l'entourage de Sun Yat Sen, au sort duquel il s'attacha désormais. L'inimitié du général Tcheng Kiong Ming, commandant des troupes cantonnaises, le força cependant il s'éloigner et il revint quelque temps dans son pays, au Tchékiang.

Sun Yat Sen, qui avait de l'estime pour lui, le rappela et à partir de ce moment ils ne se séparèrent plus.

En 1920, Tcheng Kiong Ming s'étant révolté contre Sun, celui-ci put se réfugier sur un bateau et alla s'installer à Shanghaï, où Chang Kaï Chek l'accompagna.

En 1922, à la tête d'un petit corps de troupe recruté dans le grand port, il fit une nouvelle tentative infructueuse au Foukien.

Sun Yat Sen ayant réussi à rétablir son autorité à Canton, il l'y rejoignit. Il fut alors nommé chef d'État-major et directeur de l'école des cadets de Whampoa. Quelque temps après, il infligea une défaite au général rebelle, Tcheng Kiong Ming, et à un autre général ennemi descendu du Kouangsi.

C'est l'époque où Sun Yat Sen fit venir le Russe Borodine et un état-major d'officiers soviétiques.

Le dictateur du Sud étant mort à Pékin au début de 1925, Chang Kai Chek fut maintenu à la tête de l'armée par le gouvernement révolutionnaire de Canton. Dès cette époque, une rivalité s'établit entre lui et Borodine, avec lequel il eut une première brouille.

En 1926, à la tête des forces sudistes, aidé par le général russe Gallen et de nombreux officiers moscovites, il commençait contre le Nord, l'expédition qui l'amenait jusqu'à Nankin et Shanghaï. Il a été déjà dit comment, à peine arrivé dans ces dernières villes, il rompit avec les extrémistes de Hankéou.

Après avoir été le héros de la Révolution, il est honni par les révolutionnaires qui s'uniront, contre lui, aux généraux du Nord. On lui reprochera, dans des télégrammes circulaires, d'avoir dilapidé les finances publiques ; de s'être enrichi en s'attribuant des traitements énormes au moment même où des provinces entières étaient décimées par la famine ; d'avoir distribué tous les grands emplois du gouvernement à sa famille et aux membres de son clan ; enfin d'exercer une tyrannie qui rappelle les plus mauvais jours de l'empire.

Des complots ont été ourdis dont le but était d'attenter à ses jours. L'un d'eux a été découvert par la police de la concession française de Shanghaï. De nombreux conspirateurs, parmi lesquels des jeunes filles, ont été exécutés à Nankin même.

La Chine traverse une ère de violences et de convulsions qui dépasse même l'ère sanglante des Taïpings. Si Chang Kai Chek parvient à mettre un terme à de telles calamités, il aura rempli le rôle glorieux qui était autrefois celui d'un fondateur de dynastie.

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