Jean Rodes (1867-1947)

Dix ans de politique chinoise

LA FIN DES MANDCHOUS

Bibliothèque d'histoire contemporaine, Librairie Félix Alcan, Paris, 1919, 268 pages.

  • Préface de mars 1919 : Ce livre, dont la publication a été retardée par la guerre, est vieux de près de cinq années… Ce pays est actuellement dans une extraordinaire anarchie. Sa désagrégation n'a cessé de s'aggraver après la mort de Yuan Chi Kaï. Depuis la disparition de cet homme, le dernier qui ait eu de l'autorité et du prestige, de véritables chefs de bande, travestis en généraux, à la tête d'armées personnelles, conquièrent et rançonnent pour leur propre compte des provinces entières que leurs troupes pillent et ravagent sans merci. On a même vu un de ces « condottieri » s'emparer, en 1917, de Pékin et rétablir, sur le trône, la dynastie mandchoue, jusqu'à ce que ses confrères, ligués contre lui, l'aient abattu à son tour.

    Parfois, dans l'histoire des peuples, l'excès du mal a suffi pour l'enrayer. Ici, il ne cesse de croître sans qu'on puisse entrevoir le remède. La piraterie est devenue le signe normal de la domination, l'insécurité est générale, les affaires sont suspendues ; dans les centres à concessions étrangères même, où on jouissait naguère d'une tranquillité parfaite, la criminalité la plus audacieuse et la plus violente a pris des proportions inconnues partout ailleurs. Enfin, voici plus d'un an qu'une guerre civile, mettant aux prises bien moins les populations du Nord et du Sud que des généraux et autres personnages à ambitions rivales et à laquelle l'Entente s'efforce présentement de mettre fin, achève l'œuvre de désorganisation et d'épuisement.

    La Chine, pour toutes ces raisons, se trouve dans un très dangereux état de faiblesse. Mais, d'autre part, c'est le pays le plus peuplé de la Terre, le plus riche en matières premières, en même temps que le plus formidable débouché. Il y a, dans cette double situation contradictoire, toutes sortes de possibilités inquiétantes. C'est le plus redoutable problème de l'avenir. Il est d'autant plus nécessaire de lui trouver une solution que, dans les convulsions qui ont marqué les étapes de ce véritable écroulement, on trouve l'intervention, tantôt ouverte, tantôt secrète, d'un peuple dont la politique patiente, tenace, souple et à vaste envergure, plus encore de race que nationale, mérite toute notre attention.

    Quoi qu'il en soit, on fera bien, malgré la crise d'idéalisme évangélique que traversent les nations occidentales, de ne pas perdre de vue les « réalités » d'Extrême-Orient, non plus que les différences profondes de mentalité. En ce qui nous concerne, ce sont ces « réalités » et ces nuances contraires de psychologie que nous nous efforçons de faire connaître dans le présent volume de même que dans ceux qui l'ont précédé.

Extraits : Table des matières  - Le mea culpa du jeune empereur - Novembre 1911. La République cantonnaise
Atrocités au Setchoen - Les derniers instants
Feuilleter
Télécharger / Lire aussi

*

Table des matières


Introduction. Le parti révolutionnaire avant la Révolution.

PREMIÈRE PARTIE. Le déclenchement.
I. Origine de la rébellion.
Mauvais état général de la Chine. La nationalisation des voies ferrées. L'agitation au Setchoen. La mutinerie militaire de Outchang. L'extension du soulèvement.

II. L'attitude du Trône.
Premières mesures gouvernementales. Rentrée en scène du Sénat. Établissement d'une Constitution provisoire. Désarroi du régent, de la cour et des grands mandarins. Nominations successives de Yuan Chi Kaï. La situation à Pékin. Possibilités de résistance.


DEUXIÈME PARTIE. Le mouvement dans les provinces.
I. Au Houpé, foyer de la rébellion.
La lutte entre les révolutionnaires et les impériaux. La situation à Hankéou et à Outchang. Une visite au généralissime Li Yuen Hung. Force réelle des partis adverses.

II. Shanghaï-Nankin, capitale de la Révolution.
Passage de Shanghaï à la rébellion. Les éléments divers du mouvement. La situation financière. Importance politique de Shanghaï. La prise de Nankin. Élection de Sun Yat Sen. Attitude des Européens. Aspects et atmosphère de Shanghaï. Le plan militaire.

III. Canton révolutionnaire.
Un centre classique de rébellion. La proclamation de l'indépendance. De l'archaïsme au modernisme. Une gendarmerie de pirates. Chinoiseries révolutionnaires. Une République d'avant Jésus-Christ. Le mouvement dans le Sud.

IV. Dans les marches de l'Ouest.
La Révolution au Yunnan. Une dictature militaire. Au Setchoen et au Koeitchéou. Anarchie, brigandages et atrocités.

V. Caractéristiques générales.
Situation respective des provinces. Les éléments en jeu, leur force, leurs mobiles. Mouvement anti-réformiste. Le rôle de la presse. L'attitude des Missions.


TROISIÈME PARTIE. Le dénouement.
I. La politique de Yuan Chi Kaï.
Ses premiers actes. Ses déclarations. La démission du régent. Tong Chao Yi et la conférence de Shanghaï. Singulières négociations.

II. La fin de la dynastie.
Reprise des pourparlers. Le Trône abdique et décrète la République. Triomphe de Yuan Chi Kaï. Témoignages sur sa politique secrète. Sa justification chinoise.


Conclusion. Les possibilités de république.

*

Le mea culpa du jeune empereur


Le gouvernement fut, dès le début, très impressionné par le soulèvement du Setchoen. …La cour, malgré son abattement, garde encore, à l'égard de la rébellion, une attitude comminatoire et semble conserver l'espoir d'en triompher par la force. Un décret du 20 octobre 1911 reflète assez curieusement ce double sentiment de crainte et de colère… Ce reste d'énergie ne tarde d'ailleurs pas à disparaître et à partir de la réunion du Sénat provisoire, qui eut lieu deux jours plus tard, la faiblesse du gouvernement ne cesse de s'aggraver. Obtempérant à toutes les demandes de cette assemblée, il fait toute une série de concessions qui marquent les étapes de sa chute prochaine…

La reprise de Hankéou par les troupes impériales fut impuissante à calmer ces alarmes et à modifier cette attitude de renoncement à toute résistance. Le 30 octobre, on gracie les fomentateurs de la tentative du coup d'État moderniste de 1898, Kang Yu Wei et ses disciples qui vivaient depuis lors en exil, ainsi que quelques « Jeunes-Chinois » condamnés, l'année précédente, pour délits politiques, et parmi ceux-ci, le terroriste Ouang Chao Ming, qui avait tenté de dynamiter le régent et qui pour ce crime, avait été simplement puni de prison.

Le même jour, un décret exclut les membres de la famille impériale et les nobles mandchous de tout pouvoir. Cette décision, qui mettait fin au rôle des princes et de la race dominatrice, était accompagnée de ces considérants d'une extraordinaire platitude :

« Le Conseil des ministres formé par les membres de la famille impériale et les lois constitutionnelles ne peuvent pas être d'accord. Nous prions donc la cour d'en changer les règlements... Ce que nous demande le Sénat, c'est, tout en respectant la famille impériale, de consolider l'empire. Nous en sommes vraiment satisfaits etc. ».

En même temps, accentuant encore cette attitude humiliée, le Trône lançait le fameux édit de «mea culpa» qui fit tant de bruit dans le monde et dont voici la curieuse teneur : [Ce langage est du reste en quelque sorte rituel et de tradition, en même temps qu'il tient à la nature même du Chinois qui, au lieu de faire front au malheur, se fait humble et « rapetisse son cœur » dans les moments critiques. Dans des circonstances analogues, lors de la grande insurrection des Taïpings, en 1853, l'empereur Hien Fong avait déjà publié un décret dans lequel il disait : « Rempli de craintes et d'appréhensions, je supplie humblement le Ciel de pardonner mes offenses et de sauver mon pauvre peuple. » Plus loin, il disait encore : « Je me suis adressé à moi-même des reproches réitérés et j'ai prié le Ciel de pardonner mes fautes, de sauver mon peuple et de ne plus l'accabler de souffrances à cause de moi. Puissent toutes les calamités à venir retomber sur moi seul. » L'insurrection en Chine, par MM. Callery et Yvan, p. 230. ]

J'ai reçu le gouvernement il y a trois ans, faisait-on dire au petit empereur Pou Yi, âgé de six ans, et j'ai été diligent et circonspect. J'espérais faire des progrès avec le peuple, mais j'ai employé des fonctionnaires sans méthode et j'ai gouverné avec peu d'ingéniosité.

J'ai donné à des nobles trop de postes politiques importants, ce qui est contraire au régime actuel.

J'ai mis ma confiance, en ce qui concerne les chemins de fer, dans quelqu'un qui m'a trompé, ce qui a indisposé l'opinion publique.

Quand j'insiste pour faire des réformes, les fonctionnaires et les notables en profitent pour détourner l'argent.

Quand on abroge d'anciennes lois, les hauts fonctionnaires tirent parti de la situation pour leur intérêt personnel.

On a pris beaucoup d'argent au peuple, mais on n'a rien fait pour son avantage.
En plusieurs circonstances, des édits ont promulgué des lois, mais on ne s'est conformé à aucun d'eux.

Le peuple murmure. Cependant je ne le sais pas ; un désastre approche, mais je ne le vois pas.

Ce furent d'abord les troubles du Setchoen, puis la rébellion d'Outchang. Maintenant des nouvelles alarmantes arrivent du Chansi et du Hounan et des émeutes éclatent à Canton et au Kouangsi : tout l'empire est en ébullition.

L'esprit du peuple est troublé et les esprits des neuf derniers empereurs ne peuvent plus jouir en paix des sacrifices qui leur sont offerts.

Tout cela est de ma faute, et par le présent édit, j'annonce au monde que je jure de me réformer, d'appliquer fidèlement la Constitution avec le concours de nos soldats et de la nation, de modifier les lois, de développer les intérêts du peuple, de faire disparaître la souffrance en conformité de ses désirs et de ses intérêts.

J'abrogerai celles des anciennes lois qui ne sont plus appropriées aux nécessités actuelles.

J'établirai entre les Mandchous et les Chinois l'union dont parlait le dernier empereur.

Les griefs du Houpé et du Hounan, quoique amenés à la période aiguë par les soldats, sont dus à Joei Tcheng.

Je prends le blâme sur moi, parce que j'ai eu, à tort, confiance en lui et que je lui ai trouvé du mérite.

Quoi qu'il en soit, nos finances, notre diplomatie touchent au fond de l'abîme ; je crains d'y tomber, même si nous nous unissons.

L'avenir de la Chine est désespéré si les sujets de l'empire n'honorent plus le destin et se laissent égarer par des gens sans aveu.

Jour et nuit je suis accablé d'inquiétude. Mon seul espoir est que mes sujets comprennent bien la situation.

*

Novembre 1911. La République cantonnaise


Le but d'une Révolution étant le renversement d'une autorité abusive — désir que justifiait amplement le régime mandchou — et l'amélioration des conditions d'existence, celle-ci ne tarda pas à dévier singulièrement, à Canton plus encore que partout ailleurs, de sa fin naturelle.

On avait d'abord promis monts et merveilles.

« La Révolution, disait une proclamation placardée sur les murs et publiée par la presse, veut rétablir la vieille patrie chinoise, secouer la honte nationale et permettre aux 400 millions de Chinois de jouir du bonheur et de la liberté absolue. »

Par les journaux, on fit encore espérer à la population que les contributions antérieures seraient abolies et que la vie serait à bien meilleur marché. Les habitants qui, depuis quelques années, ployaient sous des taxes multipliées et grossissantes, purent donc entrevoir un âge d'or ou ils n'en paieraient plus aucune et où ils seraient désormais à l'abri de la rapacité et de la dureté mandarinales. La réalité ne tarda pas à démentir un si beau, rêve et de la plus cruelle façon.

Non seulement, il ne pouvait être question de la suppression des impôts, mais la situation financière, depuis longtemps fort mauvaise, ayant encore été aggravée par les événements, il fallait bien trouver de l'argent. On usa pour cela des mêmes méthodes qu'à Shanghaï, avec cette différence que, par suite de l'absence de grandes concessions européennes, la tyrannie eut encore moins de retenue. Ce fut le régime de la violence sans restriction.

On pense bien d'ailleurs que la police, qui, de tous temps, avait été le grand fléau, n'allait pas désarmer alors qu'elle était entre les mains de brigands de profession. Sans doute, ces gardiens de la sûreté publique d'un nouveau genre assuraient d'autant mieux l'ordre général que tout délinquant était immédiatement mis à mort par eux, mais la population payait largement une sécurité obtenue d'une telle manière. Il était inévitable que les chefs de ces bandes, qui n'avaient pas abandonné leur fructueuse industrie sur les rivières pour satisfaire à des convictions républicaines désintéressées, n'entendissent rien perdre au change. Leur occupation courante étant auparavant le pillage, le vol et la vente des femmes et des enfants, Canton devait nécessairement leur apparaître comme une belle proie dont ils ne se firent donc pas faute de tirer le meilleur parti.

Le chef suprême de la police, Tcheng King Houa, l'ancien sous-préfet de l'empire, révoqué pour ses exactions et sa cruauté, et devenu depuis ardent révolutionnaire, n'était pas de nature à faire cesser de pareilles pratiques. Tout son passé mandarinal le poussait au contraire à agir de la même façon, et il le fit si bien qu'un an et demi plus tard, au su de tout le monde, il achetait pour 400.000 dollars (un million de francs) d'immeubles, à Hongkong.

C'étaient là du reste des abus dont tous les Chinois avaient une longue expérience et dont ils pouvaient s'accommoder tant que cela ne dépassait pas une limite possible. Mais ce qu'il y eut de tout à fait intolérable, ce fut que les nouvelles autorités contraignirent, sous peine de mort, les commerçants à accepter au taux officiel le papier monnaie dont on payait les soldats et qui, déjà très déprécié avant la révolution pour des raisons auxquelles il est fait allusion plus haut, ne valait absolument plus rien.

Ce despotisme de jeunes gens, qui exerçaient un pouvoir sans mesure ni contrôle, se doublait d'une véritable terreur. On coupait de force les tresses à tous les coins de rues ; on abattait les autels des divinités tutélaires des quartiers et on interdisait les pratiques rituelles auxquelles les Cantonnais étaient attachés par des habitudes très tenaces et par des superstitions plus puissantes encore que les traditions les plus enracinées.

La ville appartenait à une soldatesque d'autant plus dangereuse qu'elle était improvisée et composée des pires éléments. À tout instant, des cortèges passaient de ces guerriers armés jusqu'aux dents et qui, sous le moindre prétexte, par simple réaction nerveuse, tiraient à l'aveuglette dans tous les sens. D'autres qu'on appelait les bombardiers se promenaient, en portant, des bombes de dynamite comme des oranges, au bout des doigts.

On parlait aussi d'affreuses représailles exercées dans un but de réparation aux mânes des révolutionnaires exécutés à la suite de la tentative avortée du mois d'avril. On avait, disait-on, pour cela, égorgé, sur leurs tombes, des Chinois connus pour faire partie de la société de Kang Yu Weï, fidèle à la dynastie mandchoue et par conséquent hostile aux révolutionnaires républicains.

L'atmosphère d'excitation maladive observée à Shanghaï et les excentricités qu'elle provoquait se retrouvaient également à Canton. Les femmes, plus ou moins teintées de notions primaires et qui, avec les tout jeunes gens, subissaient surtout cette crise nerveuse à base de vanité puérile, y jouaient naturellement leur rôle. Cependant, par suite sans doute de l'éloignement de la bataille, les ambitions qu'elles manifestèrent furent moins guerrières que politiques, elles revendiquèrent surtout le droit, qu'elles obtinrent, de faire partie du nouveau Conseil provincial qui ne tarda pas, de ce fait, à être transformé en une invraisemblable pétaudière.

Certaines personnes du sexe faible participèrent cependant à la guerre et d'une façon plus inattendue encore. Les révolutionnaires qui se piquaient, on le sait, d'imitation occidentale, voulurent, ainsi que cela se voit dans les guerres européennes, que des « Dames de la Croix-Rouge » accompagnassent les soldats envoyés dans le Nord et, n'en trouvant pas d'autres, ils firent partir, à ce titre, des « sampanières » que leur double profession, bien connue sur la rivière des Perles, de batelières et d'hétaïres n'avait guère préparées à ce rôle.

*

Atrocités au Setchoen


La situation la plus curieuse et la plus triste, dans ce grand bouleversement, fut assurément celle du Setchoen. Cette province, qui avait vu naître la Révolution, fut la dernière à être soumise par les révolutionnaires. Ainsi, bien loin d'avoir la tranquillité relative que lui aurait assurée le prompt triomphe d'un parti, elle fut le théâtre de luttes sans fin et comme elle était une superbe proie — la plus belle, la plus riche de Chine — les rapaces accoururent de tous les côtés pour prendre leur part de ses dépouilles.

Rappelons brièvement les faits déjà exposés au premier chapitre :

Les populations qui avaient accueilli sans émotion, au mois de mai 1911, la mainmise de l'État sur les grandes voies ferrées en construction, travaillées d'un côté par des notables intéressés dans la gestion de cette affaire et peu désireux de rendre les comptes qu'exigeait cette mutation, de l'autre, par des éléments « Jeune Chine », cherchant à utiliser l'occasion pour créer une agitation profitable à leur cause, commencent, au mois de juillet, à manifester leur mécontentement.

Le 7 septembre, une grave échauffourée a lieu à la capitale, Tchengtou. Le yamen du vice-roi est attaqué, mais les troupes repoussent les assaillants et le vice-roi, Tchao Eul Fong, réputé pour son énergie brutale, exerce une répression terrible. D'innombrables têtes sont coupées.

Les rebelles sont rejetés hors de Tchengtou, mais une sourde campagne se poursuit et les commerçants de toutes les villes importantes, sous l'effet d'injonctions secrètes, leur ordonnant sous peine de châtiment en cas de refus, de faire grève, pour protester contre le gouvernement, ferment leurs boutiques.

Le Trône envoie Toan Fang avec des troupes du Houpé pour combattre l'insurrection. Tsen Tchoen Hien est nommé haut-commissaire avec pleins pouvoirs, mais la rébellion d'Ou-tchang l'empêche de rejoindre.

À partir de ce moment, le Setchoen devient le théâtre des désordres les plus confus et les plus effroyables. L'anarchie est à son comble.

Le mouvement, parmi les populations, était à son origine purement économique, sans aucune nuance révolutionnaire, comme il a été déjà dit, mais, à sa faveur, les Kémingtangs avaient organisé des bandes de rebelles qui, après avoir échoué dans l'attaque de Tchengtou, tenaient la campagne. Les troupes, qui les pourchassaient, en profitaient pour piller et ravager tout ce qui se trouvait sur leur passage. Comme si cela n'était pas suffisant, des bandes de brigands professionnels firent leur apparition. Enfin, les troupes du Yunnan et du Koeitchéou vinrent à leur tour prendre part à la curée.

Les uns et les autres, les révolutionnaires comme les impériaux, firent assaut de barbarie, et les atrocités qu'ils commirent dans cette malheureuse province dépassent toute imagination. Voici ce qu'écrivait, de Tchengtou, à L'Écho de Chine, son correspondant particulier :

La ville de Sin Tsin a été le théâtre d'horreurs qui font frémir d'indignation nos tempéraments réputés barbares par les Célestes réputés doux et civilisés. Les révolutionnaires y ont agi en maîtres incontestés pendant plus d'un mois. Dès le premier moment, ils se sont emparés du mandarin et de toute l'administration. Chaque jour, ils prélevaient autant d'impôts que cela leur plaisait, des impôts plus lourds que ceux contre lesquels ils protestaient, et suffisamment pour faire bombance et ne se priver de rien, — il restait encore sept mille ligatures en caisse et plus de cent tan (mille boisseaux) de riz lorsqu'ils ont été expulsés par les impériaux ; chaque jour aussi, ils jugeaient et condamnaient à la décapitation tous ceux dont ils croyaient avoir à se plaindre et qu'à tort ou à raison ils considéraient comme espions du vice-roi ou comme émissaires des troupes régulières. Que d'innocents exécutés ! Que de haines et de rancunes assouvies sous couleur de patriotisme ! Le chiffre des immolés s'élevait parfois à cinq ou six dans un jour, et tous, du premier au dernier, ont été entièrement dévorés par la foule fanatisée. Rien n'aurait été rejeté, pas même les intestins. Et je tiens, de source sûre et autorisée, que le foie d'un ex-officier de gendarmerie aurait été envoyé à une distance de plus de dix lis et que seuls les premiers parmi les notables auraient eu le triste privilège d'en recevoir une part. Ces atrocités et bien d'autres encore dénoncent au mépris mondial le peuple qui s'en est rendu coupable, qui s'est ainsi ravalé au-dessous des cannibales les moins humains.

De Tchengtou même, on écrivait, le 2 novembre, à L'Écho de Chine :

À peu près toutes les villes qui se trouvent à 100 à 200 lis de Tchengtou ont été plus ou moins occupées par les rebelles. Tous les yamens ont été pillés, dévastés, les monts-de-piété, les banques ont été également pillés et les riches mis à contribution.

À la fin du mois de novembre, la crise s'aggrave encore. Plusieurs villes importantes passent successivement à la Révolution : Tchongking, Souifou, Sin Tsin, Kientchéou, etc. Les troupes, qui étaient jusque-là restées fidèles à l'empire, se mutinent. Toan Fang, en route de Tchongking à Tchengtou, est tué, le 27, par ses propres soldats.

À Tchengtou même, le 8 décembre, la garnison se soulève, pille et saccage la ville. Un docteur de la mission médicale française, le major Jouveau-Dubreuil, a donné un tableau saisissant des scènes extraordinaires qui se déroulèrent, ce jour-là, dans la capitale du Setchoen.

Le 8 décembre, à midi, écrit-il, je quittais l'hôpital pour me rendre chez le docteur Mouillac où je devais déjeuner lorsque je vis la foule qui se précipitait dans la direction de la cité impériale, en proie à une terreur extraordinaire. Toutes les portes des magasins se fermaient, les drapeaux et affiches étaient enlevés. Je traversai ainsi près de la moitié de la ville. Partout, les gens fuyaient en courant, et je me rappellerai toujours cette expression de frayeur indicible peinte sur tous les visages.

Arrivés chez le docteur Mouillac, nous apprîmes par le téléphone ce qui venait de se produire. L'ancienne armée avait été réunie, à 11 heures du matin, pour le paiement de la solde. Sous le prétexte qu'ils allaient partir en campagne, les soldats réclamèrent un mois de solde d'avance. Les payeurs ayant répondu qu'ils n'avaient reçu aucun ordre, quelques coups de feu furent tirés et un soldat et un payeur tués. Puis, les soldats se répandirent dans les rues en criant : « Au pillage ! » Ils se portèrent d'abord sur les banques qui furent pillées en quelques heures. Elles contenaient plus de 20 millions de piastres. À trois heures de l'après-midi, elles étaient vides ; ce fut le tour des monts-de-piété et des riches commerçants. Bientôt d'ailleurs, les soldats ne furent plus seuls, une foule de gens du peuple, de coolies, se joignirent à eux. Alors, le mouvement fut général, tous les commerçants y passèrent, ceux qui essayaient de se défendre étaient tués immédiatement ; les pillards n'avaient pas de temps à perdre. Vers le soir, la situation devint encore plus menaçante. Les divers magasins de munitions et d'armes furent ouverts, et la foule s'empara d'une vingtaine de milliers de fusils et de millions de cartouches. La police, craignant de se faire massacrer, rentra dans ses casernes. Afin de répandre la terreur et d'empêcher toute tentative de défense de la part des habitants, des coups de fusils étaient tirés en l'air et obliquement. Cette fusillade dura toute l'après-midi et toute la nuit, continuelle, serrée, avec en moyenne plusieurs coups par seconde. Quand les balles passaient sur la maison on entendait le sifflement sec, tous les fusils pris étaient du dernier modèle, avec chargeurs.

À mesure que la nuit, venait, on commençait à voir la lueur rougeâtre des incendies que l'on allumait. Les soldats répandaient sur une maison plusieurs bidons de pétrole, puis mettaient le feu. La flamme montait brusquement comme un long éclair, puis l'incendie commençait. Vers deux heures du soir, nous comptions plus de dix foyers autour de nous, heureusement assez loin. Cette nuit-là, il n'y eut pas de vent, sans quoi toute la ville, construite en bois, aurait brûlé. Mais il faisait un temps froid et brumeux, et je plains les milliers de personnes qui chassées de chez elles durent fuir on ne sait où...

...Le principe du pillage est tellement invétéré dans l'esprit des troupes, que, de quelque côté qu'elles aient combattu, sur quelque territoire qu'elles se soient trouvées, ami ou ennemi, elles l'ont pratiqué férocement. On les a vues faire le sac de Mongtzeu dont il est parlé au chapitre précédent, on les a vues également au Setchoen. On pourrait ainsi faire, pour chaque province, une longue chronique des méfaits des soldats pendant la Révolution. La question du bénéfice domine tellement, pour eux, tout autre considération que, lors de la bataille de Hanyang, contre les impériaux, on se rappelle que ceux du Houpé, mécontents de ce que leurs camarades du Hounan avaient reçu plus de gratifications qu'eux, tirèrent, en plein combat, sur ces derniers, ce qui fut la principale cause de la défaite des Républicains.

À la vérité, la Révolution devint promptement une vaste entreprise de brigandage. On a vu déjà quelles effroyables scènes s'étaient déroulées, au Setchoen. Ces excès se reproduisirent partout où sévit la rébellion.

*

Les derniers instants


Le 29 [janvier 1912], à la veille du jour où l'armistice touche à sa fin, Ou Ting Fang envoie à Yuan Chi Kaï ce télégramme :

« Puisque la question de l'abdication n'aboutit pas, nous ne devons plus délibérer sur l'armistice et la réconciliation. Actuellement, toutes nos troupes républicaines sont prêtes à attaquer les Mandchous contre lesquels leur colère ne peut plus être réprimée. C'est pourquoi je vous prie d'en faire part à tous vos généraux provinciaux qui doivent se préparer à combattre de nouveau. »

« Yuan Chi Kaï, dirent les journaux, ayant reçu le dit télégramme, s'est empressé d'en informer la Souveraine, les princes du sang, les ministres de l'empire et tous les généraux des provinces, en leur ordonnant de dire à leurs officiers de se tenir prêts à reprendre les hostilités. »

À compter de ce moment, les velléités de résistance de la famille impériale sont brisées. Le dernier coup leur est donné par le meurtre du général mandchou Liang Pi, tué par une bombe. L'abdication était désormais certaine. Un premier décret préliminaire du 3 février, qui chargeait Yuan Chi Kaï de fixer à l'avance le sort qui serait fait à la famille impériale, en était le prélude. Il était ainsi conçu :


« Nous avons reçu de l'impératrice-mère Long Yu un gracieux décret de la teneur suivante :

Comme nous avons reçu de Tsen Chuen Hsuan, de Yuan Cheu Sun, du ministre en Russie et d'autres ainsi que de Toan Tsi Joei et d'autres commandants militaires, des mémoires télégraphiques nous demandant d'adopter d'urgence une forme de gouvernement républicaine afin d'éviter toute effusion de sang ultérieure, et étant donné la situation périlleuse du pays ainsi que la dépression commerciale dont la population a souffert, Nous ne pouvons consentir à voir des millions d'habitants souffrir pour la gloire d'une seule famille. Mais les questions ayant trait aux temples de Nos Ancêtres et aux mausolées impériaux sont importantes, et le traitement libéral de la maison impériale, du clan impérial, des Mandchous, des Mahométans et des Thibétains doivent être réglées tout d'abord. En conséquence, Nous donnons pleins pouvoirs à Yuan Chi Kaï pour procéder avec soin à des arrangements et pour s'entendre au plus vite avec l'armée du peuple dans le but d'élaborer les articles du traitement libéral. Il devra Nous soumettre à ce sujet un rapport complet. Respect à ceci.


Ce décret resta d'abord secret et ne fut publié au Bulletin officiel qu'après l'abdication, le 13.

Ce grand fait historique, qui consacrait la disparition de la dynastie des Tsing, eut lieu, en effet, le 12. Trois édits furent publiés ce jour-là. Le premier, le plus singulier à la fois et le plus important, décrétait la république. En voici le texte :


« Nous avons respectueusement reçu de Sa Majesté l'impératrice-mère Long Yu le décret suivant :

Comme conséquence du soulèvement de l'armée républicaine auquel les différentes provinces ont immédiatement répondu, l'empire a frémi comme une chaudière bouillante et le peuple a été plongé dans une extrême misère. C'est pourquoi Yuan Chi Kaï a reçu l'ordre spécial, il y a quelque temps, d'envoyer des commissaires pour conférer avec les représentants de l'armée républicaine sur la situation générale et pour discuter les questions concernant la réunion d'une Assemblée nationale pour décider de la forme de gouvernement à adopter. Deux mois se sont écoulés et aucun mode de règlement réellement convenable n'a été trouvé. Séparés comme le sont le Sud et le Nord par de grandes distances, le refus des deux partis de céder l'un à l'autre ne peut avoir pour résultat que l'interruption continue du commerce et la prolongation des hostilités, car tant que la forme de gouvernement n'est pas décidée, la Nation ne peut avoir la paix. Il est maintenant évident que les cœurs de la majorité du peuple sont en faveur d'une forme républicaine de gouvernement : les provinces du Sud ont été les premières à épouser la cause et les généraux du Nord ont depuis promis leur appui. Par la préférence des cœurs du peuple, la volonté du Ciel peut être discernée. Comment pourrions-nous alors nous opposer à la volonté de millions d'individus pour la gloire d'une seule famille ? En conséquence, tenant compte des tendances de l'époque d'une part, Nous et Sa Majesté l'empereur, par le présent, investissons le peuple de la souveraineté et nous prononçons en faveur d'une forme républicaine de gouvernement constitutionnel. Ainsi d'une part Nous voulons satisfaire les désirs de la Nation entière qui, fatiguée de l'anarchie, est désireuse de paix, et d'autre part Nous voulons marcher sur les traces des anciens sages qui regardaient le Trône comme l'objet de la confiance sacrée de la Nation.

Actuellement Yuan Chi Kaï a été élu Premier ministre par le Tseu Tseng Yuen. Pendent cette période de transfert de gouvernement de l'ancien au nouveau, il doit y avoir quelques moyens de réaliser l'unité du Sud et du Nord. Que Yuan Chi Kaï organise avec pleins pouvoirs un gouvernement républicain provisoire et confère avec l'armée républicaine quant aux méthodes d'union assurant ainsi la paix pour le peuple et la tranquillité pour l'empire et formant la seule grande République de Chine par l'union maintenue des cinq peuples, à savoir : Mandchous, Chinois, Mongols, Mahométans et Thibétains ensemble y compris leur territoire dans son intégrité. Nous et Sa Majesté l'empereur mis ainsi en état de vivre dans la retraite, libres de responsabilités et de soins, et passant notre temps dans l'aisance et le bien- être, jouirons sans interruption du traitement libéral de la Nation et nous verrons de nos propres yeux la consommation d'un illustre gouvernement. Cela n'est-il pas hautement admirable ?


Le second était une paraphrase du précédent. On y relevait cette phrase d'une sagesse pratique toute confucienne : « Entre deux maux, il faut choisir le moindre ». Il se terminait par les conseils habituels de morale aux fonctionnaires et aux sujets.

Le troisième avait trait à la condition faite désormais à l'empereur, aux princes et aux simples Mandchous.

Immédiatement après, une assemblée, tenue à Nankin, choisissait Yuan Chi Kaï comme président provisoire de la République et celui-ci prenait, comme président du Conseil, Tong Chao Yi. Tout se déroulait avec la parfaite ordonnance d'une bonne pièce de théâtre dont les moindres détails de mise en scène avaient été d'avance minutieusement réglés.

Le gouvernement de Nankin émit seulement le vœu que la capitale de la Chine fût établie désormais à Nankin. Une délégation fut même envoyée, quelques jours plus tard, à Yuan Chi Kaï, pour l'inviter à venir, dans cette dernière ville, prendre possession de ses hautes fonctions. La démarche n'eut aucun succès puisque Yuan Chi Kaï resta à Pékin où il devait mourir quatre ans plus tard, après l'échec de sa tentative monarchique.

*

Téléchargement

rodes_finmandchous.doc
Document Microsoft Word 607.0 KB
rodes_finmandchous.pdf
Document Adobe Acrobat 953.8 KB