Dr Pierre Richard

LES PAYSANS DU TCHI-LI

À travers le monde. Hachette, Paris, 29 juillet 1905. 11e année, pages 233-236.

On est tenté de croire infranchissable le fossé qui sépare l'Européen du Chinois. Cependant, si l'on s'écarte des classes dirigeantes, lettrées et riches des deux mondes, et qu'on descende jusqu'à la foule des travailleurs, surtout des travailleurs des champs, on voit s'effacer bien des distinctions, alors que les traits communs prennent de plus en plus de valeur. Dans les provinces du nord de la Chine la population campagnarde perd rapidement aux yeux de l'Européen son caractère d'exotisme.

Dans le Tchi-li, l'année se divise, comme en France, en quatre saisons distinctes et de durée sensiblement égale. Aux grands froids de décembre, de janvier et de février succèdent les mois de printemps indécis et venteux. En juin la température s'élève rapidement pour atteindre son summum à la fin de juillet ou en août. L'automne se prolonge, délicieux, tiède et clair, jusqu'à la fin de novembre.

Le sol, de même — exception faite des boues malsaines, semées de lagunes saumâtres qui forment la vallée du Peï-ho en aval de Tien-tsin, et des montagnes abruptes s'élevant à l'ancienne limite de la Mongolie orientale, — incite à des rapprochements par sa configuration et par son aspect, sinon par sa nature ; comme en France, la campagne s'étend en grandes plaines, en ondulations douces auxquelles sont habitués nos yeux.

Certes, il est des sites qui se réclament de la Chine ; ici, un étalage de rochers où des pagodes se dressent comme de gigantesques bibelots ; là, une vieille ville murée aux donjons massifs coiffés de toits cornus ; plus loin, une tour de vigie aux découpages follement orientaux ; ailleurs, un édifice imprévu s'abritant derrière une floraison d'étendards et d'exergues. Mais, dès qu'un repli de terrain ou un bouquet d'arbres a caché ces témoins irrécusables, les longs sillons ou les friches nous font un paysage familier.

Le pays devient-il accidenté ? Au bas de ce coteau broussailleux que crèvent les rocs, ce champ de blé noir et ces pommiers rabougris évoquent un coin de Bretagne. — S'approche-t-on d'un autre ? Les villages s'entourent de cultures maraîchères, comme ceux qui sont semés autour de nos grandes villes.

La flore de la Chine du nord est, à peu de chose près, la flore de l'Europe centrale.

Mais c'est en vain qu'on chercherait une prairie, une belle étendue d'herbe grasse et drue comme celles qui font l'honneur de certaines de nos provinces. Le sol jaune, poudreux, se montre entre les pièces de céréales et de cultures industrielles telles que le coton et le sésame. Une herbe maigre y pousse, broutée par un bétail nombreux et mal soigné.

Voisins de la Mongolie et de la Mandchourie, sans cesse molestés jadis par les hordes des Khans et par les armées tartares, les habitants des campagnes du Tchi-li sont certes bien distincts de leurs envahisseurs.

Le paysan de la Chine du nord mesure en moyenne de 1 m 60 à 1 m 65. On trouve peu d'individus dépassant 1 m 70, mais les gens de petite taille sont également peu nombreux. La vie active combat chez eux la tendance à l'obésité caractéristique de la race chinoise ; ils sont, d'ailleurs, bien proportionnés : leurs membres sont droits mais sans musculature bien apparente.

Malgré tout, lorsque l'on n'analyse pas minutieusement le type, on ne se sent guère surpris de rencontrer dans les champs à la place de nos cultivateurs, ces gens vêtus comme eux de cotonnade bleue, et dont le teint n'est guère plus foncé que le leur. La bride mongole se perd dans les rides de la « patte d'oie » ; la tresse relevée, enroulée autour du crâne, se dissimule sous la toque de feutre ou sous le chapeau de paille. Ils ont un air de famille manifeste, — bien qu'artificiel. La vie agricole de ces paysans, si rapprochés des nôtres, est sensiblement la même que celle de nos contrées ; aussi n'arrêtera-t-elle pas notre récit.

Selon qu'ils sont riches ou pauvres, les villages du Tchi-li sont plus ou moins propres, d'aspect plus ou moins riant, mais ils ont tous la même configuration générale.

Un chemin suffisant pour que les massifs et solides chariots puissent y passer sans craindre de se briser, réunit un point important du pays à un autre ; sur ce chemin aux coudes brusques, aux bifurcations imprévues, de loin en loin s'élève un village. Il en est la principale rue, la seule rue. Des maisons qui le bordent, les unes s'élèvent directement sur la chaussée — ce sont généralement des boutiques de marchands, — les autres s'ouvrent au fond d'une cour enclose d'un mur de briques ou d'une palissade faite avec des stipes de sorgho.

Les villages chinois sont toujours en plaine ou dans une vallée, à proximité d'un cours d'eau ; il n'est du reste pas rare de voir celui-ci emprunter la rue du village pour y creuser son lit. Des villages que je connais dans le Tchi-li oriental, il n'en est pas qui soit à plus de 100 mètres au-dessus du niveau de la mer. Ces dispositions répondent à la nécessité de se mettre à l'abri des vents violents qui dominent en hiver, mais elles entraînent de graves inconvénients du fait de l'humidité qui crée un milieu favorable au développement des épidémies, d'autant que l'eau n'est guère utilisée pour le nettoyage des chemins, des cours et des maisons.

La maison chinoise (fan-tzeu) se compose généralement de trois pièces (tien). — La pièce médiane sert de cuisine, de débarras et de grenier ; elle donne accès de part et d'autre à une chambre rudimentairement meublée. Quelquefois la fan-tzeu comprend cinq pièces au lieu de trois. — Ce corps de bâtiments, dans les fermes, est situé au fond d'une cour petite, entourée d'appentis, encombrée de charrettes, empestée par des tas de fumier, envahie par les porcs et par la volaille.

Les matériaux usités pour la construction sont les moellons pour les soubassements, et la brique grise pour le reste des murs ; une charpente mal équarrie, mais ingénieusement agencée, étrésillonne ces murs peu épais, et supporte la toiture.

Dans les pays de plaine, le toit des fermes est en dos de tortue, fait de paille recouverte d'un mortier assez dense et résistant à la pluie, mais très lourd. Dans les vallées, au pied des montagnes, les toits sont à deux pans, couverts en tuiles ou plus simplement de chaume ainsi que cela se voit aux abords de la Mongolie orientale.

Dans ces villages, la vie est simple et rude. Comme tous les êtres primitifs, les paysans du Tchi-li se lèvent avec le jour. Nous ne dirons rien de leur toilette : le Chinois est sale de sa nature, et tout au plus se passe-t-il sur le visage un torchon suspect trempé dans l'eau chaude.

Les femmes ont devancé leurs maris, leurs frères ou leurs fils ; elles allument le feu dans le fourneau bas et rond de la pièce médiane sur lequel, dans une grande bassine hémisphérique en terre ou en fer, cuit la pitance commune, et le soleil n'est pas encore bien élevé sur l'horizon que le laboureur et ses aides prennent leur repas.

C'est une maigre nourriture que celle des paysans du Pe-tchi-li ! Ils n'ont pas comme les habitants des provinces du sud et comme nos Annamites, le luxe du riz, du beau riz blanc ; dans le nord, les fortunés seuls en sont munis. — Pour le cultivateur, pour le travailleur des villages comme pour l'humble artisan, il n'y a que le millet, ce grain de peu de saveur et de peu de valeur nutritive ; cuit à l'étuvée, il se présente sous forme de bouillie peu appétissante et fait le fond de chaque repas.

On a vanté la façon qu'ont les Chinois d'accommoder la viande, de la servir désossée, débarrassée de graisse et de tendons, coupée par petits morceaux. Je ne contredis pas à ces approbations ; mais qu'ils sont peu nombreux, les petits morceaux de viande — de viande de porc le plus souvent — qu'on trouve dans le plat de choux, d'épinards ou d'oignons qui accompagne le millet !

Veut-on varier le menu ? Alors paraissent les pâtes lourdes : nouilles et vermicelles, galettes molles assaisonnées de vinaigre ; plus rarement, c'est la pâte de haricots ou les tiao-tzeu, ravioli compacts et indigestes.

Cette nourriture prédispose peu, ainsi qu'on l'a fait remarquer, à l'artério-sclérose, à l'arthritisme, mais sa valeur nutritive est médiocre et l'accumulation de farineux et de cellulose dans l'estomac amène presque immanquablement une dilatation de cet organe et des dyspepsies inguérissables.

Quoi qu'il en soit, notre famille a mangé lestement à l'aide des peu commodes baguettes auxquelles les doigts viennent souvent en aide, et les voilà lestés jusqu'au soir. En été les hommes rentreront passer à la maison, dans la fraîcheur relative des pièces sombres, les heures chaudes du milieu de la journée ; ils en profiteront pour faire une collation peu succulente et une courte sieste. — S'ils sont trop éloignés, ils se mettent à l'abri d'un bouquet d'arbres et achètent à l'un de ces marchands ambulants qui pullulent sur les routes de Chine, quelques galettes, quelques patates, des comestibles au rabais.

En fait de boisson, l'habitant des campagnes comme celui des villes ne connaît que l'infusion de thé et — lorsque ses modiques ressources le lui permettent — la rasade de « chao-tjiou » âpre et violent alcool de grain.

Eh bien, c'est encore la rareté des absorptions alcooliques qui différencie le plus le régime du paysan chinois de celui de nos paysans, car, à tout prendre, c'est pour les uns comme pour les autres la même prédominance de l'alimentation végétale, et la même frugalité.

En Orient comme en Occident, les soins domestiques sont abandonnés aux femmes ; mais la Chinoise — quelle que soit la classe sociale à laquelle elle appartient — est presque exclusivement confinée dans les fonctions qui réclament sa présence continuelle au foyer et, de plus, les coutumes les plus anciennes de l'Empire font d'elle presque une recluse.

Si cette réclusion est beaucoup moins absolue pour la paysanne — elle s'adonne au jardinage et à certains travaux de la récolte — il n'en est pas moins vrai qu'en plein air elle s'affole rapidement, prise de panique, n'ayant même pas la plupart du temps la ressource de fuir l'étranger ou l'être quelconque qui frappe son imagination superstitieuse. Car tout son fait n'est pas que servage mongol et pudeur orientale ; la faiblesse de la femme chinoise, son incapacité tient à la mutilation de ses pieds, à cette infirmité imposée qui entraîne l'atrophie secondaire de la totalité des membres inférieurs. Cette déchéance physique la rend d'abord impropre à n'importe quel labeur pénible, et, par l'immobilité qu'elle impose, elle crée une sorte de contrainte morale qui contribue à faire de la Chinoise un être diminué à tous les points de vue à la fois.

Les femmes du Tchi-li ne se risquent à un déplacement qu'en chaise, si elles sont riches, qu'en charrette ou qu'à âne, si elles sont de la classe de celles qui nous occupent. Et encore, faut-il qu'elles soient accompagnées par un de leurs proches parents !

Ce n'est donc qu'à l'intérieur de la maison que les femmes chinoises agissent vraiment ; soins du ménage, cuisine, nourriture des bestiaux, tout leur incombe ; les unes cousent, les autres filent ; celles-ci lavent le linge, et celles-là surveillent la meule. La mère de famille inspecte tout, tyrannique, terrible pour sa bru sur laquelle elle se venge de toutes les avanies qu'elle-même a subies du fait de sa belle-mère. Son autorité indiscutable brise les résistances qui parfois s'élèvent.

Nous avons dit que les femmes filent et cousent. C'est elles, en effet, qui pourvoient en tout à l'habillement de la famille.

Le vêtement chinois semble avoir été prévu pour les pays chauds ou tout au moins tempérés ; aussi, bien adapté aux conditions climatiques des belles saisons du Tchi-li, manque-t-il tout à fait d'à propos lors des froids rigoureux de l'hiver. Pantalon ample retenu à la taille par une ceinture, souquenille lâche et large de cotonnade bleue — voilà d'avril à octobre la vêture habituelle du paysan qui, s'il en sent la nécessité, jette par-dessus le matin ou le soir la grande robe fendue sur le côté. Comme coiffure, le chapeau de paille conique traditionnel ; comme chaussure, des souliers d'étoffe de forme mal comprise et des chaussettes de toile facilement lavables, mais jamais lavées. — Vienne le froid, on commence à superposer les habits : robes sur souquenilles, surcots sur robes ; les pantalons sont ouatés, les manteaux de même, et ce matelas, gardé jour et nuit pendant des mois, crée les conditions hygiéniques les plus déplorables.

Si l'on ajoute à cela la nécessité de se serrer dans des chambres trop petites, de dormir sur le kang, ce lit de camp en maçonnerie, dur, simplement recouvert d'une natte et chauffé par-dessous, on doit avouer que la vie de ces gens est misérable. Peu de Français, à moins qu'ils ne soient complètement démunis, vivent d'une façon aussi désolante dans une telle promiscuité de tous les âges et sur des grabats aussi crasseux.

Si peu confortables que soient encore chez nous beaucoup d'installations rurales, elles ne vont pas jusqu'à cette négligence absolue de toutes les commodités. Le Chinois, du reste, se soucie peu d'améliorer son sort ; on peut même dire qu'il se soucie davantage de le maintenir tel quel. C'est grâce au soin jaloux qu'il apporte dans le maintien intégral de la coutume des ancêtres et des traditions, que le peuple chinois garde son caractère spécial en dépit du déclin, au moins apparent, de sa prospérité. La répulsion de l'homme moyen pour tout ce qui est nouveau, cet attachement à la routine qui a fini par céder en France après trente ans de lutte contre les progrès de l'esprit scientifique, tous ces travers des cultivateurs de tous les temps et de tous les pays, se compliquent en Asie des préjugés avec lesquels on accueille tout ce qui vient de « par delà les mers. »

Pour l'emporter sur leur insouciance fataliste d'Orientaux, les habitants du Tchi-li n'ont aucun intérêt primordial qui puisse les engager à chercher la surproduction. Les céréales, les cultures ordinaires des provinces du nord ne sont pas objets de négoce comme la soie et le thé, produits de zones tempérées et chaudes ; elles sont consommées sur place, et la récolte suffit bon an mal an à la vie misérable de la population autochtone. Aussi le paysan des environs de Pékin ou d'Young-ping-fou garde-t-il sa charrue primitive et ses procédés très imparfaits de culture d'un sol peu enrichi.

Les transactions se font dans les marchés régionaux ; bétail et grain s'y vendent et s'y achètent au coin le plus calme d'une cohue sans nom s'attardant entre deux rangs d'éventaires où les corbeilles de légumes et de fruits voisinent avec les cages à poulets et à canards. À intervalles réguliers, ces marchés se répètent dans un centre quelconque qui réunit pour un moment les habitants des communes qui l'entourent.

À certaines époques, ces marchés prennent plus d'importance, deviennent de véritables foires, de véritables fêtes aussi, et les fêtes sont assez peu nombreuses dans l'année chinoise, du moins celles que chôment les travailleurs, pour qu'on n'y compte pas tout ce qui peut interrompre le labeur discontinu et la vie monotone.

Dans les villages, théâtre, mascarades et pétards caractérisent moins les jours fériés, que l'abondance des repas et la durée inusitée donnée aux flâneries sur la porte. Malgré le fracas des gongs et des tambours, malgré les sauts forcenés des comédiens et des masques, ces réjouissances ne donnent pas l'impression de gaîté populaire ; guindée dans ses habits trop riches, la foule reste calme, indifférente presque. Devant les familles assemblées, le mouvement et le bruit des cavalcades fantasmagoriques semblent s'efforcer de gagner le public sans y parvenir, et certaines de ces fêtes comme le Kouo-Nien (fête du Nouvel an), durent jusqu'à quinze jours sans qu'à aucun moment se montre cette liesse populacière que nous nous attendrions à voir.

À quelque classe qu'il appartienne, le Jaune répugne à l'effort inutile ; dès qu'il n'est plus contraint à travailler par la nécessité ou par la force même de ses habitudes, il s'abandonne à l'oisiveté. Manquant de nervosité, il n'est ni gai ni triste, il est impassible ; mais son indolence est un peu contemplative, il s'y plaît, il se délecte des longues heures passées sur le pas de sa porte, immobile. Il n'a ni la bonne humeur ni les désespoirs du fermier européen ; il n'a pas son entrain, non plus, cette exubérance, , ce surplus de vitalité qui fait qu'on cherche une tâche qui puisse remplacer la tâche habituelle, quand celle-ci fait défaut ; une fois la récolte finie, il s'arrête, méprisant toute agitation qu'il considère comme indigne d'un homme, content de sa médiocrité, et même, s'il y a quelque bonheur à vivre ainsi, ignorant son bonheur.