Dr Pierre Richard

BATELIERS ET BATELLERIE DE LA CHINE

À travers le monde. Hachette, Paris, 5 octobre 1907, 13e année, pages 313-315.

En comparaison avec sa superficie totale, la Chine n'offre qu'un nombre restreint de kilomètres de côtes. Mais la quantité et la puissance de ses fleuves en a fait une nation de navigateurs, sinon de marins. C'est par millions qu'elle compte ses bateliers, dont l'existence et l'intérêt qu'elle comporte sont étudiés dans les pages suivantes.

Les véritables chemins de la Chine, selon le mot de Sir Ch. Beresford, sont ses cours d'eau ; si, dans le Céleste Empire, les communications par terre sont difficiles, étant donné le faible développement actuel de son réseau de voies ferrées et l'état indicible des routes, même de celles qualifiées « impériales » ou « mandarines », en revanche, aux produits de toutes sortes et de toutes provenances s'ouvrent du sud au nord le Si-Kiang, l'immense Yang-tsé-Kiang avec les lacs qui s'y déversent et les affluents qui le grossissent, le fleuve Jaune, le Féï-Ho et le canal qui, de Tien-Tsin à Ho-Kieu-Fou, unit les provinces du nord et celles du centre.

À ce considérable réseau fluvial répond une batellerie considérablement développée. Entre tous les centres de trafic qu'ils pouvaient atteindre, le progrès occidental a semé ses cargo-boats et ses trains de chalands halés par des remorqueurs, mais sans faire en rien rétrocéder le mouvement des jonques et de tout ce que le terme « sampan » englobe d'embarcations disparates, longues ou trapues, frustes ou vernies, d'une intense couleur locale sinon d'une étanchéité parfaite.

La navigation à la voile, à l'aviron ou à la cordelle reste partout florissante ; la modicité de ses prix défie toute concurrence et, pour le Chinois, l'économie prime tout. Le temps — cette notion si subjective — semble ne pas avoir dans l'intellect asiatique l'importance que nous lui donnons et Marco Polo avait judicieusement énoncé pour toujours, peut-être, « qu'en Chine, il ne faut jamais être pressé ». Peu préoccupés de la lenteur avec laquelle leurs ballots de marchandises arriveront à destination, les commerçants des provinces riveraines d'un fleuve continuent à les confier au traditionnel lao-pann, au patron de jonque qui les transportera lentement selon les coutumes des ancêtres, et qui prendra cinq ou six fois moins cher que n'importe quelle Compagnie de steamers.

Aux marchandises s'adjoignent de nombreux voyageurs. Jonques et vapeurs des grands fleuves ou des lignes de cabotage concourent, sans se nuire aucunement, au transport des passagers indigènes, toujours nombreux.

Outre qu'il n'existe encore pas d'autres moyens pratiques de passer d'un des ports du littoral à l'autre, ou de gagner certaines provinces de l'ouest, le bateau a pour les Chinois le double avantage d'être accessible à toutes les bourses et de permettre une longue inactivité propice aux contemplations silencieuses aussi bien qu'aux conversations pleines de verbiage inutile.

Des centaines de familles ne quittent à Han-Kéou les vapeurs à deux étages du fleuve Bleu que pour s'éparpiller dans des jonques à destination du Shen-Si ou du Sé-Tchouen. Au mouillage extérieur de Ta-Kou ce sont encore des jonques qui viennent recueillir les travailleurs regorgeant des provinces trop peuplées du centre vers les entreprises de Tien-Tsin ou de Pé-King et préférant, pour la plupart, remonter lentement, économiquement et selon leurs goûts innés le cours sinueux du Pé-Hô que se confier à l'avantageuse hâte du chemin de fer.

À tout cela une conclusion toute naturelle : le développement sans égal de la batellerie chinoise. Il n'est pas un cours d'eau navigable où l'on ne voie se déployer, l'une suivant l'autre de tout près, ces voiles dont la texture fait penser à des jalousies barbouillées d'ocre.

Aux quais des villes populeuses s'entrechoquent les proues massives et basses, les poupes relevées en châteaux et c'est un véritable quartier flottant qui prolonge la cité, un faubourg fluvial bruyant et mobile se désagrégeant sans cesse pour se reformer toujours semblable à lui-même, superposant des remous de foule aux remous du courant.

Chacune des embarcations qui le compose est l'unique préoccupation des êtres dont elle est la fois la demeure et le gagne-pain. Ils l'entourent de soins, réparent ses avaries, la décorent de pavillons voyants ou de peintures barbarement symboliques ; ils y passent leur vie, dépaysés dès qu'ils s'en éloignent. L'attachement proverbial du marin à son bateau, pour n'être en Chine qu'hérédité et routine, y est plus fort que chez nous où il se complique d'une sentimentalité qui finit par en masquer les causes primitives. Organe créé par une fonction sociale, le batelier chinois est incapable de s'adapter à une autre fonction.

Né sur les planches mal jointes du sampan paternel, il y risque ses premiers pas. Les longs isolements sur la coulée large du fleuve restreignent le milieu où il se développe. Il fait naturellement, en même temps que l'apprentissage de la vie, l'apprentissage du métier que tous exercent autour de lui. Chaque jour plus utile à bord, il devient partie intégrante de ce bord, et un temps arrive où il est en quelque sorte rivé à ce genre d'existence.

Cela n'est pas seulement vrai de celui qui, patron ou même propriétaire d'un bateau quelconque, engage toute sa réputation et quelquefois tout son avoir dans un métier exigeant de nombreuses connaissances pratiques, c'est encore celui des moindres dans l'équipage, celui, par exemple, de ces haleurs de cordelle du haut Yang-Tsé qui risquent leur vie sans cesse sur les roches hérissant les rapides du fleuve.

Après ce tableau général, voici quelques particularités. Aux larges rades, aux ports assis sur quelque estuaire tels que Hong-Kong ou Hang-Tchéou, en quelques relais importants des grands fleuves, ou du Canal Impérial, une flottille de sampans, fins et propres, ici tiennent lieu de bac, là s'offrent au passager du paquebot qui veut descendre à terre. Les hommes occupés à plus lourde besogne abandonnent le soin de ces sampans aux femmes et aux enfants, et l'on voit de robustes gaillardes, aux pieds non déformés celles-là, relever leurs larges manches sur leurs bras cuivrés, pleins et ronds, pour manier l'aviron, tandis que des bambins aident à la manœuvre avec déjà la décision de vieux loups de mer.

Aux pêcheurs il faut une installation terrienne pour l'entretien de filets, pour la fabrication ou la réparation des différents engins de pêche autant que pour la vente du poisson.

Des maisons de torchis agglomérées sur le bord de la mer ou sur la berge des fleuves suffisent à ces besoins. Dans la Chine du Nord, à la fin de l'hiver dont les glaces et les neiges rendraient le métier trop pénible, lorsque les barques sont remises à l'eau, des paillottes s'entassent sur une plage, rudimentaires abris qui durent toute une saison et dont se contentent ces rudes et solides individus.

Ce ne sont pas d'ailleurs les moins hardis parmi ce peuple de marins. A plusieurs milles des côtes, ils se risquent dans une coque de noix toujours prête à chavirer.

Sur des bateaux de minime tonnage, ils bravent les plus fortes moussons, heureux lorsqu'ils peuvent croiser la route d'un steamer en lui passant le plus près possible de l'étrave, la réussite de ce tour dangereux étant un présage favorable pour la navigation et pour la pêche.

Nous allons maintenant décrire sommairement les divers éléments que comporte la batellerie chinoise et qu'on peut classer sous trois chefs différents : les sampans, les chalands et les jonques.

Le terme sampan s'applique aux embarcations de dimensions restreintes. Leur taille varie depuis celle d'une simple plate, jusqu'à celle d'une chaloupe de cuirassé ; ceux des pêcheurs qui peuvent servir de type à la description, sont lourds de formes ; leur avant rappelle, en beaucoup plus mastoc, celui des yoles dites norvégiennes ; à l'arrière coupé carrément s'assujettit une « godille » servant de gouvernail. Les plus grands ont souvent l'avant ponté et peuvent porter une voile carrée.

Les chalands sont de deux sortes. Ceux des grandes rivières ressemblent aux nôtres, sauf qu'en pleine charge, ils sont encore plus ras sur l'eau. Construits en bois résistant (cèdre ou thuya), ils sont d'une solidité à toute épreuve. Comme moyens de progression ils ont la cordelle, la perche et l'aviron.

Certains cours d'eau, parmi lesquels les multiples bras secondaires du Yang-Tsé, entre Han-Kéou et Yi-Tchang et le Canal Impérial, qui, à l'époque des basses eaux, en mars et avril, n'a plus au delà de Tsing-Tchéou qu'une profondeur de 1 mètre à 1 m 50, exigent de moindres tirants d'eau. Les nombreux chalands qu'on y rencontre sont allongés, leurs lignes sont fines, leur construction particulièrement soignée ; leur fond plat se relève aux deux extrémités de façon élégante et oppose à l'eau une très faible résistance, ce qui permet de les haler facilement et à peu de frais.

Les petites jonques ne sont pas plus hautes sur l'eau que les chalands ; à première vue elles en diffèrent peu, mais elles sont pontées ; elles n'ont pas le fond plat et leurs extrémités sont dissemblables. Généralement pourvues d'un seul mât, ce sont plutôt des bateaux de pêche que des bateaux de transport.

Les véritables jonques de charge ont un aspect des plus caractéristiques. Leur carène est lourde, bombée à la flottaison. À leur avant arrondi, deux yeux sont peints conformément aux édits impériaux. Leur arrière se détache de l'eau en une courbe assez accentuée ; il est toujours sensiblement plus élevé que l'avant ; le gouvernail est énorme. Comme gréement ces jonques dont le tonnage dépasse quelquefois 400 tonnes ont trois mâts portant chacun une grande voile carrée, composée d'étroites bandes de coton ou de sparterie tendues entre des lattes de bambou.

La batellerie n'est pas seulement une des plus importantes parmi les corporations de l'empire chinois, elle est encore une de celles qui gardent le plus jalousement les traditions nationalistes des temps héroïques. Elle est la seule qui n'ait pas été influencée — soit en bien soit en mal — par les idées ou par le commerce de l'Europe. La très forte organisation des différentes associations provinciales de bateliers et leur cohésion entre elles les a défendues de l'intrusion de l'Occident, et leurs membres en affichent une orgueilleuse satisfaction.

Mais à côté de cette batellerie conforme à l'esprit de race, une autre s'est créée qui ne se confond pas et qui ne se confondra probablement jamais avec elle : la batellerie à vapeur.

La très stricte prudence des assureurs a jusqu'ici empêché qu'aucun bâtiment de quelque importance ayant à effectuer une traversée un peu périlleuse soit confié à un capitaine chinois ; en revanche, le bas Peï-Ho, le bas Yang-Tsé, le Wam-Pou, la rivière de Canton sont sillonnés de chaloupes et de remorqueurs confiés à des patrons indigènes. Le pilotage de ces rivières est délicat ; les chenaux et les hauts fonds susceptibles de se déplacer, les caprices de leur régime autant que leur encombrement, tout concourt à y rendre dangereuse la conduite d'un bateau. Les Chinois y font merveille et on se demande si des Européens atteindraient à une si parfaite justesse de coup d'œil et de doigté.

Lorsqu'à ces qualités ils joindront les connaissances et la décision nécessaires, nous verrons — ce jour n'est peut-être pas très éloigné — disparaître l'habitude qu'on a de dénier systématiquement aux capitaines chinois, comme on le faisait jadis aux capitaines japonais, la capacité de conduire un steamer.

Déjà toutes les Compagnies de navigation d'Extrême-Orient engagent des équipages indigènes qui, sur le pont aussi bien que dans les machines, leur rendent, à bien meilleur compte, les services qu'on pourrait attendre d'un bon équipage européen.

La plus importante de ces Compagnies : la China Merchant navigation Company est une entreprise dont la direction et les capitaux sont chinois ; il faut compter la voir suivre l'exemple de la Nippon Yusen Kaisha, et s'affranchir de l'obligation de confier ses bateaux à des Anglais, à des Allemands et à des Américains.

En s'ouvrant ainsi aux idées des Européens, la Chine arrive à leur fermer la porte des emplois auxquels ils étaient jusqu'ici en droit de prétendre et dont ils se trouvent progressivement éliminés.