Jacques Hardy et Charles Lenormand

L'IMPORTANCE ET L'AGENCEMENT DES TOMBEAUX CHINOIS

À travers le monde. Hachette, Paris, 29 décembre 1906. 12e année, pages 409-412.

Tombeau. À travers le monde. Hachette, Paris, 1906, pages 411-414.
Tombeau d'un Chinois riche.


Les lecteurs du Tour du Monde connaissent l'importance des tombeaux en Chine. Il n'est pas une de nos relations de voyage en ce pays qui n'ait eu occasion d'en parler. Nous leur consacrons dans la présente chronique une étude particulière.

Une des choses qui frappent le plus vivement l'Européen nouvellement débarqué en Chine, c'est le nombre incalculable de tombeaux qu'il rencontre à tous les pas. Ainsi que l'ancienne Égypte, avec laquelle elle a tant de points de ressemblance, la Chine est en effet la terre des tombeaux, surtout la Chine du Sud. Les morts y tiennent plus de place que les vivants, et cela est vrai, non seulement au point de vue moral, mais encore au point de vue matériel. Comme le sujet des Pharaons, le Chinois pense toute sa vie à son tombeau, et tel pauvre diable qui passa son existence dans une masure infecte a pour sa dépouille mortelle un tombeau de cinq ou six mille dollars.

Le Chinois n'a pas de cimetière. Chacun se fait enterrer où il l'entend, où il lui semble que sa dépouille sera placée sous la meilleure influence. Cela tient à la conception un peu vague, mais matérialiste, que le Céleste se fait de la vie future. L'âme, pour lui, n'est pas le pur esprit, ou la force immatérielle que conçoit l'Européen. C'est comme une émanation subtile qui demeure auprès du corps qu'elle a animé pendant la vie, qui voltige au-dessus de lui et ne s'en éloigne jamais beaucoup, qui souffre si le cadavre se trouve dans de mauvaises conditions, qui se nourrit de la fumée des sacrifices, qui veille sur ses descendants s'ils lui font pieusement des offrandes et des prières, et qui se change en esprit malfaisant si les devoirs funéraires et rituels ne lui sont pas rendus. Le Chinois prête à l'âme du mort tous les sentiments, tous les goûts, toutes les passions, tous les besoins qu'eut l'homme de son vivant. Le mort aime ses descendants si ceux-ci sont bons et pieux envers lui, il est malheureux s'il ne repose pas dans le tombeau familial auprès de ses ancêtres et de ses parents, il aime les endroits ombragés, tranquilles, pittoresques, les beaux horizons qui lui furent familiers pendant sa vie. Privé de sépulture, il souffre, et aigri par la souffrance, se change en l'un de ces esprits malfaisants, de ces koei qui sont la terreur de tous. Si même il se trouve enseveli dans une terre étrangère, dans une province éloignée, il est misérable, et ses descendants, privés de sa bienfaisante protection, voient le malheur s'abattre sur eux.

On a dit et redit que le Chinois est irreligieux de sa nature. Ce n'est pas tout à fait vrai. Il est certain qu'il n'a pas l'esprit métaphysique, et que, sauf de rares exceptions, il n'a jamais éprouvé le besoin de synthétiser ses inspirations en un Dieu unique aux attributs définis. Mais il a un culte profond pour ses ancêtres, et l'on peut dire que la civilisation chinoise tout entière est sortie de ce culte. Ses idées ne sont certainement pas aussi nettes que l'exposé que nous en avons fait ; le Céleste, d'un esprit flottant, amoureux d'indécision, de tchâ-pou-tô, n'éprouve pas la nécessité d'arrêter sa conception ; son culte est plutôt un amalgame d'aspirations, de craintes et d'habitudes ataviques, qu'une doctrine définie ; ce culte n'en est que plus profondément enraciné en lui, fondé sur le sentiment et à l'abri des attaques du raisonnement. De là, cet amoncellement de tombeaux qui frappe l'Européen.

On se promène dans la campagne, une maisonnette attire les regards, on s'approche de la porte, on jette les yeux à l'intérieur : c'est un cercueil, plusieurs cercueils qui attendent, dans cet abri, un jour qui ne soit pas néfaste où l'on doit procéder à leur inhumation : ils resteront ainsi des mois, des années, jusqu'au moment que les sorciers auront fixé ou que les descendants auront choisi, ayant enfin pu construire un tombeau décent.

Plus loin, en plein champ, sous une simple natte ou même tout à fait à nu, ce sont d'autres cercueils, des cercueils de pauvres pour lesquels la famille n'a pu faire les frais d'un abri, mais devant lesquels on vient cependant brûler des sapèques de papier et des baguettes odoriférantes.

Un petit temple, d'aspect élégant, vous invite à entrer ; vous franchissez le seuil : encore des cercueils, dix, vingt, cinquante cercueils de Chinois originaires d'une autre province, qui attendent le jour où on les rapatriera pour les déposer dans le tombeau de leurs ancêtres.

Ailleurs, ce sont des tombeaux de famille, les uns, simples, frustes, nus, les autres richement décorés, d'architecture élégante, d'autres encore somptueux, énormes. Et partout, partout des tombeaux : les montagnes du Fou-Kien en sont couvertes ; sur toutes les pentes, ils s'étagent, se côtoient, se chevauchent par milliers, par myriades. Comme il n'y a pas de cimetières en Chine, chacun dépose ses morts où il veut. Mais comme ces tombeaux sont soigneusement conservés, et atteignent, en très bon état, des âges où la plupart des nôtres ont depuis longtemps disparu, il arrive que, près des grands centres de population, ils se multiplient à l'infini, au point d'occuper presque tout le sol sur certaines collines dont l'exposition est heureuse. Les hauteurs de l'île Nantaï, faubourg de Fou-Tchéou, sont tellement peuplées de monuments funéraires que ceux-ci se touchent pendant des kilomètres, et qu'on en arrive à être forcé de modifier leurs contours pour les insinuer dans les quelques espaces qui restent encore libres. Ce n'est pas le moindre témoignage du culte qu'ont les Chinois pour leurs morts que ce sacrifice de terrain consenti par un peuple qui, partout ailleurs, gratte la terre jusqu'à la pointe des montagnes et dans toutes les anfractuosités de rochers pour y faire pousser quelque chose.

On pourrait être tenté de croire que cet amoncellement de cercueils, dont certains, ainsi que nous l'avons dit, sont mal ou même pas du tout protégés contre les intempéries, offre quelque danger pour la salubrité publique. Il n'en est rien, ou du moins ce danger est moins grave qu'on ne pourrait le penser, grâce aux soins particuliers que les Chinois mettent à confectionner leurs cercueils. Ils emploient des planches de 8 à 10 centimètres d'épaisseur, soigneusement bouvetées, dont on lute toutes les fentes et tous les joints, et qui sont recouvertes d'une sorte de cimentage ou de laquage imperméable aux gaz, tant qu'il reste en bon état. Cela dure longtemps et on le répare au besoin. Quelquefois cependant, il s'en échappe des émanations désagréables, mais pas autant qu'on pourrait le croire, a priori.

Tous les tombeaux chinois dérivent d'une forme générale et primordiale, où il n'est pas téméraire de reconnaître un lien de parenté avec les pyramides et les hypogées égyptiens. Les Chinois ont dû à l'origine, rechercher pour y ensevelir leurs morts, les endroits élevés, et de fait, ils choisissent encore à cet effet le flanc des collines.

Tombeau de marins. À travers le monde. Hachette, Paris, 1906, pages 411-414.
Tombeau, près de Pékin, des marins chinois tués en 1884.


D'où le type du tombeau chinois. Un mur en fer à cheval ou en oméga soutient le talus de la montagne ; une plate-forme horizontale, dallée, est dressée à l'intérieur et en avant des branches de l'oméga. On y dépose le ou les cercueils, sous une sorte de voûte maçonnée et cimentée, que ferme, en avant, une pierre, ou une muraille verticale, sur laquelle sont inscrits les noms des défunts, leur âge, etc., ainsi que des inscriptions de bon augure. Dans le Fou-Kien, tous ces tombeaux sont en granit taillé.

Du reste, si la disposition générale reste immuable, il règne dans les tombeaux chinois une assez grande diversité que facilite l'étendue du monument. Quand il s'agit de familles riches ou aisées, et surtout de familles nombreuses, le fer à cheval va s'élargissant par une série de redans, et n'atteint pas moins d'une dizaine de mètres d'ouverture, souvent même davantage. Dans ce cas, l'espace occupé par le tombeau est fermé, en avant de la stèle funéraire, par un petit mur, laissant une entrée de chaque côté. Le plan général du tombeau est alors celui d'un chœur d'église ; la muraille limitant l'emplacement des cercueils forme le tabernacle, la table posée en avant simule l'autel, auquel on accède par quelques marches ; les murailles latérales sont comme les stalles et le mur transversal est la grille du chœur. Il arrive aussi que le mur d'enceinte, au lieu d'être arrondi, est polygonal, ou bien marie de façon habile, les lignes droites et les courbes.

La place des cercueils est fixée par une tradition séculaire. A droite, sont les hommes, d'abord le père, puis le premier, le deuxième, le troisième fils ; à gauche, les femmes, la mère d'abord, puis les femmes des fils. Il n'y a pas de place dans le tombeau familial pour les filles, ni pour les fils morts avant leur mariage. Seuls ont droit à la sépulture familiale ceux qui ont concouru à la perpétuité de la famille.

Le sentiment paternel a imaginé un moyen bizarre de tourner cette loi inhumaine : c'est le mariage des morts.

Deux familles ayant perdu, l'une un jeune homme, l'autre une jeune fille, conviennent de les marier quoiqu'ils soient morts. Toutes les cérémonies du mariage sont exécutées, les présents sont échangés, la fête nuptiale a lieu comme s'il s'agissait réellement de deux fiancés vivants. Après quoi, les cercueils des deux époux sont placés dans le tombeau familial du mari posthume.

Les filles mariées font partie dorénavant de la famille de leur mari ; les autres ne comptent pas. Cependant, l'on voit parfois, dans les grandes enceintes sépulcrales, de petits tombeaux blottis dans les angles, où les enfants morts prématurément reposent, sinon avec leurs parents, du moins près d'eux et dans la même enceinte.

Si le tombeau recouvre un lettré ou un mandarin de quelque importance, on érige généralement en avant deux colonnes de granit dont les pointes figurent deux pinceaux ou portent deux lions.

De fort belles sculptures sont parfois à remarquer. Elles figurent des ornements divers, des animaux de bon augure, des phénix, des dragons, quelquefois des scènes animées ; nous avons vu, par exemple, un très beau haut-relief de granit représentant l'amour filial sous la forme légendaire, universellement connue, d'une jeune femme allaitant son vieux père.

Le choix d'un emplacement funéraire est une affaire d'importance. On s'en préoccupe de son vivant même, ainsi que nous l'avons dit. Ce que l'on recherche avant tout, c'est une belle vue, et l'inscription rappelle souvent cette heureuse situation par quelques phrases poétiques.

Tombeau près d'une rivière. À travers le monde. Hachette, Paris, 1906, pages 411-414.
Un coin de la rivière de Fou-tchéou : sous les arbres se trouve un tombeau


On ne saurait croire à quel point le Chinois tient à être enterré dans un endroit pittoresque et d'une belle exposition. Une anecdote le fera mieux sentir. Un jour, des Français faisant jalonner sur le terrain, aux environs de Fou-Tchéou, le tracé d'une petite route, virent s'avancer un vieillard, d'allure très courtoise, qui leur demanda de détourner la route de quelques mètres, afin de ne point englober l'emplacement qu'il avait choisi pour son tombeau. Il exposa que cet emplacement était exceptionnel, qu'on y jouissait d'une vue magnifique, — ce qui était vrai — sur tout le paysage où il avait passé ses jours et qui lui était familier, et que nulle part ailleurs il ne pourrait goûter un aussi bon repos. Le sentiment qui l'animait était si sincère qu'il se montra presque éloquent ; une véritable douleur perçait dans ses paroles et son attitude, et l'on ne put faire mieux que de se rendre à ses prières.

Il faut dire pourtant que le Chinois a fort abusé du coup du tombeau. Toutes les fois qu'on veut exécuter un travail quelconque, construire une maison, une route, un chemin de fer, on rencontre naturellement des quantités de tombeaux qu'il faut déplacer. On voit alors surgir des familles qui protestent d'abord contre le déplacement de leurs ancêtres, qui crient, qui pleurent, l'expression de leur douleur étant proportionnée au bénéfice qu'elles comptent en tirer. Finalement la famille s'apaise, moyennant finances, mais cela peut coûter cher, et il est bon de fixer à l'avance des tarifs : un ou deux dollars pour le déplacement d'un tombeau simple, quatre, cinq, dix dollars pour un beau tombeau sont des prix raisonnables.

Les ingénieurs du chemin de fer de Pékin à Han-keou ont raconté qu'au début des travaux, une famille chinoise se fit un assez joli bénéfice en transportant de kilomètre en kilomètre le tombeau de son arrière-grand-père sur le tracé projeté de la nouvelle ligne. Quand on découvrit la supercherie, l'ancêtre avait déjà été payé une dizaine de fois.

Mais, pour qu'un emplacement soit choisi définitivement, il ne suffit pas qu'il plaise à l'intéressé ou à ses héritiers ; il faut aussi que le sorcier en ait examiné le fong-choui (vent et eau). Le fong-choui est une influence surnaturelle qui règne sur un endroit quelconque, et qui fait que cet endroit est de bon ou de mauvais augure, porte bonheur ou malheur. Et il importe essentiellement que l'âme du défunt soit heureuse. Le fong-choui dépend d'une quantité incalculable de choses, de l'orientation, de la proximité de lieux habités ou de monuments, de la qualité du terrain, de la couleur de la terre, de la direction des eaux, des événements qui ont pu s'y passer, et surtout de sa position par rapport au grand dragon qui est censé vivre sous la terre. L'on comprend combien cette étude est ardue et réclame des qualités particulières. Les sorciers seuls possèdent ces qualités, et s'en font de jolis revenus. Ce sont d'ailleurs de purs charlatans.

Il paraît même qu'il y a des sorciers assez peu consciencieux pour s'entendre avec les paysans qui ont un coin de terrain à vendre : ils déclarent d'un fong-choui détestable tous les terrains autres que celui-là, vantent ses propriétés, et de cette façon touchent une honnête commission des deux côtés.

Très souvent, mais surtout à certains jours de l'année, les parents viennent faire des offrandes sur la table des tombeaux. Ils brûlent des sapèques de papier, des baguettes odoriférantes, des simulacres de mets, toujours en papier : la fumée, émanation subtile de ces ombres d'objets, suffit à nourrir les âmes des défunts. D'autres fois, on dresse des tables, on y apporte de vrais mets fumants, dont les ancêtres aspirent l'odeur avec délices. Puis, au bout de quelques heures, les parents et les amis absorbent ces mets en un banquet d'où la gaieté n'est pas bannie. De cette façon, rien n'est perdu ; les morts et les vivants ont eu chacun leur part.

Outre les tombeaux, chaque famille a chez elle un autel réservé aux ancêtres. Les tablettes des défunts y sont exposées, et chaque jour le Chinois y fait ses dévotions.

Enfin, il y a dans chaque ville un certain nombre de temples, élevés chacun à la mémoire d'un haut mandarin ou d'un grand homme. L'autorisation impériale est nécessaire pour l'érection de ces monuments, qui coûtent généralement fort cher. Quelques-uns de ces temples sont réservés aux tablettes d'un clan entier ou d'une famille. Il y en a de fort beaux : celui des Tchen à Canton est un chef-d'œuvre d'architecture chinoise, d'une ornementation très gracieuse ; plusieurs milliers de tablettes y sont conservés.

Mais ce ne sont pas des tombeaux à proprement parler : les cercueils sont déposés ailleurs. Par là ces monuments sortent un peu du cadre de notre sujet. Une autre fois, nous conterons les cérémonies et les usages de l'enterrement chinois.