Adam Brand : Relation du voyage de M. Evert ISBRAND

envoyé de Sa Majesté Czarienne à l'empereur de la Chine en 1692, 93, & 94


Jean-Louis de Lorme, libraire, Amsterdam, 1699, pages 1-3 et 85-167 de 250 pages.

  • "Leurs Majestés Czariennes ayant pris la résolution d'envoyer une ambassade à l'empereur de la Chine, Elles choisirent & nommèrent pour leur envoyé le sieur Evert Isbrand Allemand, & natif de Gluckstad. L'emploi était beau & capable de satisfaire en même temps la curiosité & l'ambition, mais il était aussi extrêmement pénible & dangereux. Pour se rendre de Moscou à Pékin, il fallait non seulement traverser une prodigieuse étendue de pays, pour la plupart, habité par des nations barbares, mais il fallait aussi se résoudre à supporter une fatigue extrême, accompagnée des plus fâcheuses incommodités, & à se voir à toute heure, pendant le cours de quelques années, exposé aux plus grands dangers. Une route si pénible à travers de vastes déserts & des pays glacés, coupée par des rivières d'un trajet extrêmement difficile, & pleine en divers endroits de très grandes forêts d'une épaisseur affreuse, n'étonna point le sieur Isbrand. Ce fut avec joie qu'il reçut sa commission & après s'être préparé & pourvu des choses nécessaires à un si long voyage, il fut le 3 de Mars 1692 admis à l'audience de S.M. Jean Alexeowitz, & le 12 du même mois à celle de Pierre Alexeowitz, qui ce même jour était de retour de Pereschlauw, où il était allé pour se divertir. Le lendemain 13 Monsieur l'Envoyé partit de Moscou avec toute sa suite, composée de vingt & une personnes, savoir de 12 Allemands, du nombre desquels j'étais & de 9 Moscovites."

Extrait : Mœurs et coutumes des Tunguses - Comportement belliqueux des Mongales
La lettre de créance - L'audience de l'empereur de la Chine
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Carte du voyage aller. Le village de Kasma (voir extrait) est positionné au n° 56.
Carte du voyage aller. Le village de Kasma (voir extrait) est positionné au n° 56.

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Mœurs et coutumes des Tunguses

Ce fut le premier jour de l'année 1693 que nous partîmes du village de Buhutscha. Nous traversâmes le Grand wolok par un froid extrême, qui se fait terriblement sentir en ce lieu-là. Il était pendant le jour & pendant la nuit si pénétrant, qu'à peine pouvions-nous nous remuer ; mais la plus grande incommodité que nous fûmes obligés d'en souffrir, est que nous ne pouvions ni manger ni boire, à cause que tout gelait entre nos mains. Notre boisson n'était alors que de l'eau.

Enfin le 8 du mois de janvier, nous laissâmes, par la grâce de Dieu, le Grand wolok derrière nous, & arrivâmes à un village, nommé Kasma.

Le voyage par eau fut jusques ici pour nous très fâcheux, parce que la rivière était en divers endroits tellement couverte de gros glaçons, que ceux qui nous conduisaient avaient souvent bien de la peine & du travail à les couper pour se frayer un chemin. Il faut remarquer ici qu'ils passe fort peu de traîneaux en ce lieu-là, non seulement pour la quantité de glaces, mais aussi à cause de l'inégalité du pays.

Nous étions si las, & nos chevaux si fatigués, que nous fûmes obligés de nous reposer pendant treize jours à Kasma. Ceux qui conduisaient nos traîneaux, employèrent ce temps-là à nous chercher des chevaux frais dans les villages les plus proches & dans d'autres fort éloignés, tandis que nous étions occupés à visiter dans les bois les habitations des Tunguses, dont je vais rapporter ici en peu de paroles la coutume & les mœurs.

C'était autrefois un peuple belliqueux, qui n'avait point été subjugué, & qui occupait une fort grande étendue de pays. Mais aujourd'hui il a perdu sa liberté, ayant été soumis par les armes victorieuses de sa Majesté Czarienne, à laquelle il est obligé de payer tous les ans le tribut.

À l'égard de la personne des Tunguses, ils sont robustes & bien faits de corps. Ils ont en hiver & en été des habits de peaux crues, jointes ensembles & de diverses couleurs. Ils portent tous, les hommes & les femmes, les jeunes gens & les vieillards, cette sorte d'habit, sous lequel, ils affectent, à leur manière, un grand air de pompe & de magnificence.

Lorsqu'ils sont encore jeunes, ils se font coudre le visage en manière de piqûre avec du fil noir, ce qui passe parmi eux pour un des plus grands ornements. Ils le font de diverses façons, les uns en long, les autres en rond, les autres en carré, suivant la fantaisie de celui qui souffre cette opération. Et l'on peut bien s'imaginer que ce n'est pas sans une douleur extrême. Nous en avons vus, qui peu de temps avant notre arrivée, s'étaient fait coudre de cette manière, dont le visage était si prodigieusement enflé, & partout si ensanglanté, qu'à peine pouvaient-ils découvrir les objets, tant leurs yeux étaient cachés sous cette enflure.

Ils ne paraissent pas néanmoins se soucier beaucoup de ce mal, la douleur ne les afflige point, au contraire, ils la supportent avec courage, dans la joie qu'ils ont de se voir si magnifiquement ornés des marques paternelles, qu'ils sont assurés de conserver toute leur vie. Et en effet ces marques ne s'effacent jamais, car quand ils sont guéris, les cicatrices paraissent toujours.

Pour ce qui est de leurs maisons & cabanes, ils les bâtissent avec des peaux d'une certaine bête nommée renne, & faite à peu près comme un cerf, qu'ils joignent d'une manière si ferme, que ni la pluie ni la grêle ne les sauraient pénétrer. Quelques-uns les font de feutre, ou de paille, & d'autres les construisent avec de l'écorce de bouleau, arbre qui se trouve en ce pays-là, d'une grosseur extraordinaire.

C'est une chose étonnante que ces misérables gens puissent subsister en de si chétives cabanes par un froid extrêmement âpre & pénétrant, & qui comme nous l'avons déjà remarqué, est assez insupportable en leur pays. Mais on peut dire qu'y étant accoutumé dès leur naissance, ils y sont aussi beaucoup moins sensibles que nous.

Pour endurcir leurs enfants au froid, dès qu'ils sont nés, ils les plongent tous, sans en excepter aucun, l'été dans de l'eau froide & l'hiver dans la neige. Cela ne manque pas de les endurcir d'une telle manière, qu'il ne se trouve point de peuple en aucun lieu, qui supporte plus facilement que celui-là, les injures du temps, & toutes autres incommodités.

Cette nation est divisée en trois sortes de peuples. Les premiers se nomment Kunny-tungunsy. Ils se servent de chevaux. Les seconds sont les Alenny, qui vivent de bêtes sauvages ; & les troisièmes les Sobaltzy, qui mènent une vie de chien.

Les dieux qu'ils servent sont de bois, & d'une figure très mal faite. Chacun d'eux a pour patron sa propre idole, qui, suivant qu'il se l'imagine, est la cause de tous les biens & de tout le bonheur qui lui arrivent. L'une de ces idoles leur fournit la venaison & le gibier, l'autre leur procure les martres zebelines & toutes sortes de fourrures, une troisième les fait réussir dans la pêche, & enfin une autre leur envoie quelque autre chose.

Que si après avoir adoré un de ces faux dieux, ils ne réussissent pas à la chasse, ou à la pêche, & qu'ils aient le malheur de ne rien prendre du tout, ils se saisissent de ces mêmes dieux imaginés & les tiennent suspendus entre le Ciel & la Terre, jusques à ce qu'ils aient le bonheur de réussir. Ont-ils fait une bonne prise, il faut voir de quelle manière ils régalent l'idole qui préside sur la chasse, ou sur la pêche. Ils la servent alors de leurs viandes les plus délicates, qu'ils posent devant elle, & qu'ils lui portent même à la bouche. Peut-on voir une semblable folie, & l'aveuglement de ces peuples, sans être saisi d'étonnement ?

S'il arrive que cinq ou six Tunguses habitent l'un auprès de l'autre, car autrement leurs cabanes sont dispersées çà & là, ils entretiennent tous ensemble un schaman, ce qui parmi eux signifie un prêtre, ou un magicien. Toutes les fois qu'ils s'assemblent vers lui, on le voit revêtu d'un habit garni de ferraille, du poids de plus de deux cents livres, avec toutes sortes de figures diaboliques, qui représentent des ours, des lions, des serpents, des dragons, & plusieurs autres choses effroyables.

Ce fut avec le dernier étonnement que nous vîmes & maniâmes cet habit. Ce schaman, orné de la manière que je viens de le dire, prend un long tambour, sur lequel il frappe coup sur coup, & ce bruit tout à fait désagréable, accompagné des hurlements horribles que ces personnes font, produit une musique propre à donner de la frayeur. Si c'est par coutume que ces gens hurlent de cette manière, ou si quelque autre motif les y oblige, c'est une chose dont nous ne pûmes pas être instruits.

Cependant il est certain que les spectres hideux, les corbeaux & autres oiseaux étranges & de mauvais augure, qui se présentent alors, ne contribuent pas peu aux hurlements & aux cris épouvantables de ces malheureux. Tandis qu'ils continuent de la sorte, le schaman tombe à la renverse, comme s'il avait perdu l'esprit, & c'est alors qu'ils lui rendent les honneurs comme à un saint.

Bien que les Tunguses vivent dans une extrême misère & pauvreté, ils ne laissent pas néanmoins d'avoir plusieurs femmes.

La plupart en prennent six, huit, dix, douze, & pour chacune d'elles, ils faut qu'ils donnent au père dix rennes & quelquefois quinze, de sorte que la plus grande richesse d'un homme en ce pays-là, est d'avoir plusieurs filles.

Voici une autre coutume abominable, qui se pratique parmi cette nation. Lorsque quelqu'un d'eux est obligé de prêter serment, il faut qu'il le fasse de cette manière. On ouvre la veine à un chien, sous la jambe de devant au coté gauche ; après quoi celui qui prête serment en suce le sang jusques à ce que cet animal par l'épuisement de ses veines, soit contraint de mourir.

Ils n'enterrent pas leurs morts, mais ils les pendent à un arbre, où ils les laissent pour y être consumés. Quelque misérable & malheureuse que soit la vie des Tunguses, ils croient pourtant que leur condition est la plus heureuse de toutes celles des autres peuples, surtout en ce qu'ils ne font point de jurements & ne disent des injures à personne. Lorsqu'ils se mettent en colère contre quelqu'un, le plus grand mal qu'il lui souhaite, c'est qu'il puisse être obligé d'habiter parmi les Russes, de labourer un champ, ou de faire quelque autre chose semblable.

Le 21 du mois de janvier nous partîmes du village de Kasma, & nous nous mîmes sur la rivière de Tunguska, dont les terres voisines sont remplies d'habitants.

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Comportement belliqueux des Mongales

... On voit le château, ou la forteresse, qui est de bois, située sur une haute montagne, d'où les habitants se défendent vigoureusement contre les Mongales, dont ils sont souvent obligés de souffrir de cruelles insultes.

... Les Mongales, de même que les Tunguses, qui sont réduits sous l'obéissance de Sa Majesté Czarienne, irrités de voir qu'ils ne pouvaient se saisir d'aucun de nos chevaux, eurent la malice de brûler & consumer entièrement sur notre route, le foin ou l'herbe sèche, qui en ces lieux-là, sert de pâture aux chevaux & aux chameaux. Et comme nous n'avions pas fait provision de fourrage, dans la pensée que nous trouverions partout de cette herbe, nous eûmes le chagrin de voir périr plus de cent de nos chevaux, qui moururent de faim. Ce fut une grande joie pour les Mongales, qui dès qu'ils nous voyaient décampés, se jetaient sur ces chevaux morts, & bien qu'ils fussent déjà corrompus, ils ne laissaient pas d'en manger avec autant d'avidité & d'appétit, que si c'eut été la meilleure venaison du monde.

... Comme les Mongales continuaient à mettre le feu à l'herbe sèche, nous perdions tous les jours plusieurs de nos chevaux, qui mourraient faute de nourriture & qui ensuite devenaient la proie de ces peuples nos ennemis. Cette misère dura si longtemps, que nos vivres commencèrent enfin à diminuer de telle sorte, qu'il nous en resta très peu.

... Ce fut ici que les courses des Mongales rendirent notre voyage dangereux, & les chemins par où nous devions passer, fort mal sûrs. Nous fûmes obligés de faire continuellement la garde, tant autour de nos tentes, qu'autour de nos chevaux & de nos chameaux, sur lesquels ils formaient leurs desseins, plutôt que sur les personnes. Aussi font-ils consister leur plus grande adresse à savoir enlever les chevaux de ceux qui voyagent. Ce sont autrement des gens paresseux, lâches, & de si peu de courage, qu'un soldat bien armé, suffit pour en mettre dix en fuite, sans qu'ils osent hasarder de faire la moindre résistance.

... Enfin après avoir fait plusieurs tours, nous nous trouvâmes près de quelques cabanes de Mongales. Ce fut alors que l'épouvante nous prit, sachant bien le danger qu'il y a de se rencontrer parmi ces peuples, qui bien loin d'épargner quelqu'un, ne font pas même quartier à ceux de leur propre nation, les faisant mourir sans miséricorde, lorsqu'ils s'en sont rendus les maîtres.

... Le 25 nous abandonnâmes la vieille route, à cause du danger qui nous menaçait. Car le Tunguse qui nous servait de guide nous avertit que sur ce chemin, il y avait plus de trois ou quatre mille cabanes de Mongales, qui nous attendaient au passage, résolus de nous faire un méchant parti. Ce fut donc pour éviter de tomber entre leurs mains, que Monsieur l'Envoyé résolut de prendre à la droite.

... Le lendemain 3 au matin, nous fûmes surpris par un embrasement si épouvantable, que pour éviter notre perte, nous ne savions de quel côté nous tourner. Cet embrasement était causé par la malignité des Mongales, qui avaient mis le feu à l'herbe qui croît dans ces déserts, & qui n'étant point coupée, demeure sèche pendant l'hiver. Il faisait un si grand vent que la flamme, portée avec rapidité, ne nous donna pas le temps d'enlever nos tentes. Monsieur l'Envoyé, qui espérait au moins de sauver nos chariots, rangés les uns contre les autres, pour nous servir de défense, commanda 200 hommes pour les tirer du feu, mais tous leurs efforts furent inutiles. On ne saurait exprimer le bruit horrible des flammes agitées par le vent, & nous étions alors dans un si grand désordre, que si les Mongales nous eussent attaqués, pas un de notre troupe n'aurait pu se sauver.

... Le 13 trois Tunguses nous ramenèrent le Moscovite, que nous avions perdu le 8 de mai. Il demeura trois jours errant dans le désert, & ne se nourrissant que d'herbe & de racines. Les Tunguses nous racontèrent qu'ils avaient eu beaucoup de peine à l'obliger à se remettre entre leurs mains, & que même ils n'auraient jamais pu l'approcher si lui & son cheval n'avaient été abattus de lassitude. La raison de cela est, que ce Moscovite prenant ces Tunguses pour des Mongales, craignait qu'ils ne les taillassent en pièces.

... Le 25 ceux que Monsieur l'Envoyé avait dépêchés à Moscou, vinrent nous rejoindre, sans avoir exécuté leur commission. Ils nous apprirent qu'à deux lieues d'Allemagne d'Udinsko, ils avaient été attaqués par trente Mongales, qui les avaient entièrement dépouillés, ne leur ayant laissé autre chose, que les lettres, qu'ils leur avaient rendues. Ils ajoutèrent que ces Mongales, après avoir décoché la plus grande partie de leurs flèches, s'étaient approchés, & leur avaient promis la vie, pourvu qu'ils rendirent, sans faire aucune résistance, leurs chevaux & tout ce qu'ils avaient, & qu'ils leur laissassent ramasser leurs flèches. Le grand nombre des ennemis les ayant obligés à accepter ces propositions, les Mongales après avoir ramassé leurs flèches, leur ôtèrent tout, même leurs habits, & les renvoyèrent tout nus.

[Mais, retour de bâton] : Comme les Mongales enlevaient souvent du bétail aux Russes, & que cela continuait tous les jours, 350 Cosaques de Nertzinskoy & 500 Tunguses s'étant assemblés l'hiver, du temps que nous étions à Pekin, firent pour se venger des courses de Nertzinskoy dans le désert, pendant un mois. Ils eurent tant de succès dans leur entreprise, qu'ayant rencontré dans un certain lieu un grand nombre de cabanes des Mongales, ils les attaquèrent & s'en rendirent les maîtres. Après avoir massacré tous les vieillards, & pris prisonniers les jeunes gens pour les vendre, ils entrèrent plus avant dans le désert, où ayant trouvé plusieurs autres cabanes, ils les traitèrent comme ils avaient fait des premières, massacrant tous les vieillards & emmenant prisonniers tous les jeunes gens, dont ils firent un fort grand butin.

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La lettre de créance

Ce fut le 14 de novembre que Monsieur l'Envoyé présenta lui-même sa lettre de créance, & voici de quelle manière il fut conduit à la Cour par les deux Adogedas. Vingt-cinq personnes qui portaient les présents, commencèrent la marche. Ils furent suivis par le sommelier, qui était un marchand russe, après celui-ci parut le secrétaire russe, tenant à la main, la lettre de Sa Majesté Czarienne. Monsieur l'Envoyé accompagné des Adogedas marchait ensuite, & après lui les officiers qui fermaient la marche.

Lors que nous fûmes arrivés devant le palais, on nous fit descendre de cheval. Nous traversâmes donc à pied, premièrement une porte voûtée, d'une épaisseur extraordinaire, & une Cour spacieuse en longueur & en largeur. A la seconde porte, nous passâmes sur un pont de la longueur d'environ cinquante à soixante & dix pas, & à chaque côté de la hauteur de plus de la moitié d'un homme, entouré d'un mur, où l'on avait taillé diverses figures. Ce fut par cette porte, près de laquelle nous vîmes deux grandes colonnes, ornées de fort belles figures, que nous passâmes dans une autre cour extrêmement longue & large, par laquelle on nous conduisit à la troisième porte, où l'on avait placé deux tables. Chacune des deux cours avait plus de cent brasses de longueur & de largeur.

Dès que nous fûmes arrivés là, l'Adogeda fit asseoir Monsieur l'Envoyé sur des carreaux qu'on avait apportés exprès. A peine était-il assis que nous vîmes paraître quatre seigneurs des plus considérables de la Chine, qui venaient de la part de l'Empereur. C'étaient le Dorgamba, l'Askamba, l'Aligamba & l'Adogonda, dont le premier portait la parole.

La lettre de créance ayant été portée à l'Empereur, les présents furent remis entre les mains de l'Adogeda, qui les posa sur les deux tables, après quoi le Dorgamba & les autres seigneurs qui se tenaient à chaque côté, s'étant approchés de Monsieur l'Envoyé, ils lui présentèrent les deux mains, & lui firent leurs compliments, avec toutes les marques d'une sincère amitié.

Le Dorgamba, après nous avoir félicité sur notre heureuse arrivée, et s'être informé de la santé de leurs Majestés Czariennes, assura Monsieur l'Envoyé qu'on allait traduire la lettre en chinois, & que dans peu de jours on y ferait réponse. Il ajouta que l'Empereur avait ordonné la quantité des vivres, qu'on devait nous fournir chaque jour. Voici en quoi consistaient ces vivres.

Pour Monsieur l'Envoyé, chaque jour, deux moutons, une oie, trois poulets, trois poissons, une grande mesure de miel, une grande mesure de riz, deux livres de beurre, deux paquets de thé, du sel, une certaine mesure de tarasum, & autres choses semblables. Pour ce qui est des officiers & autres domestiques, ils n'eurent point d'autre portion que celle qu'on leur donnait auparavant, & nous ne reçûmes rien de plus, si ce n'est du beurre, du miel & du tarasum.

Monsieur l'Envoyé ayant été reconduit par les deux Adogedas à son logis, le plus jeune y revint trois heures après, pour lui apprendre que la lecture de la lettre de leurs Majestés Czariennes avait causé beaucoup de joie à la cour, & qu'il avait ordre de l'Empereur, de le conduire dès ce même moment, avec ses officiers, à un régal, dont Sa Majesté Chinoise voulait bien l'honorer, & en effet, nous vîmes paraître aussitôt des chevaux de la cour qui devaient nous y porter.

Ce jeune Adogeda dit à Monsieur l'Envoyé, que l'honneur que l'Empereur lui faisait en cette occasion, était un des plus grands & qui n'avait jamais été accordé à aucun autre ambassadeur, la coutume n'étant pas d'admettre incontinent après l'ouverture d'une lettre de créance, à une table de Sa Majesté Chinoise, le ministre qui l'avait apportée.

Dès que nous fûmes arrivés au lieu, où la lettre de créance avait été rendue, l'Adogeda fit asseoir Monsieur l'Envoyé, & peu de temps après, nous vîmes entrer quatre seigneurs envoyés par l'Empereur, qui complimentèrent Monsieur l'Envoyé, avec de grands témoignages d'amitié. Dans le même moment, on apporta quatre petites tables, dont deux couvertes de plats d'argent, remplis de toutes sortes de confitures, massepains, dragées & autre sucre, les uns sur les autres, furent posées devant Monsieur l'Envoyé. Les deux autres tables garnies de même, & d'un plat de mouton salé, qu'on avait fait bouillir & qui était froid, furent pour nous.

Après ce repas, on nous apporta dans des tasses de bois du thé cuit au lait, & à chaque fois qu'on nous le présentait, nous étions obligés de faire une révérence. Toutes les confitures & le sucre qui restèrent sur les tables de Monsieur l'Envoyé, furent portées chez lui, mais pour celles que nous laissâmes sur nos tables, comme nous n'avions rien où les mettre, pour les emporter, elles furent distribuées aux Cosaques.

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L'audience de l'empereur de la Chine

Ce fut le 17 de novembre, que Monsieur l'Envoyé fut conduit avec 14 de ses principaux domestiques, à l'audience de l'empereur de la Chine par deux officiers de la cour, qui vinrent le prendre à son logis. Ils portaient sur la poitrine & sur le dos les armes de l'empereur, & leurs habits étaient brodés & enrichis de figures de lions & de tigres.

A peine avions-nous fait le chemin d'un trait d'arc que nous rencontrâmes l'Adogeda & son collègue qui venaient nous recevoir. Nous marchâmes ensemble vers le palais, & lorsque nous en fûmes à une certaine distance, on nous fit descendre de cheval, pour traverser le reste du chemin à pied. Dès que nous fûmes arrivés au lieu, où la lettre de Leurs Majestés Czariennes avait été rendue, l'Adogeda fit donner des sièges à Monsieur l'Envoyé & à ceux de sa suite.

Un moment après, nous vîmes paraître les quatre seigneurs, dont nous avons parlé, envoyés par l'Empereur. Dès qu'ils eurent salué Monsieur l'Envoyé, ils lui demandèrent s'il savait parler Latin. Ayant répondu que non, ils lui demandèrent encore, si parmi ses gens, il ne se trouvait pas quelqu'un qui parlât cette langue. Après qu'on leur eut répondu, qu'il y avait une personne qui la possédait, mais non pas parfaitement, ils se retirèrent pour en aller faire leur rapport à l'Empereur.

Nous demeurâmes là assis pendant près de cinq heures, avant qu'on nous vînt appeler, prenant du thé bouilli au lait, dont l'Adogeda nous régala à diverses fois. Cependant on compta combien nous étions, & l'on marqua le nom de chacun.

Enfin l'Adogeda ayant reçu ordre de nous introduire, nous passâmes par trois portes à trois grandes cours que nous traversâmes. L'une de ces cours nous parut plus digne de remarque que les autres, en ce qu'elle était coupée par un ruisseau d'eau vive, que nous passâmes sur un pont de marbre très beau, blanc comme de l'albâtre. On nous dit que ce ruisseau était le vivier où l'on conservait les poissons destinés pour la bouche de l'empereur. Il allait en serpentant, & passant sous de très belles voûtes, il était conduit tout autour du palais.

Lorsque nous fûmes arrivés à l'appartement, où l'Empereur paraissait assis sur son trône, les deux Adogedas placèrent Monsieur l'Envoyé à un des cotés de la chambre, joignant le trône. A chaque côté étaient placés plus de trois cents officiers de la cour, distingués par les armes de l'empereur, qu'ils portaient sur la poitrine & sur le dos. Vis-à-vis de cet appartement paraissait un temple magnifique où l'empereur se prosterne ordinairement devant ses idoles.

Cet appartement, où Monsieur l'Envoyé fut admis à l'audience, était fort élevé, & orné de toutes sortes de figures taillées dans le marbre. De là on pouvait découvrir un autre corps de logis, composé de plusieurs bâtiments, qui pour la plupart, servaient de demeure aux femmes & aux eunuques, auxquels on avait confié le soin des concubines de l'Empereur.

Monsieur l'Envoyé, comme je l'ai déjà dit, était placé tout contre le trône, mais pour nous, on nous mit derrière lui à la distance de quatre brasses. Les quatre seigneurs, dont j'ai fait mention, étaient assis à la droite, vis-à-vis de Monsieur l'Envoyé, & à chaque côté du trône, on avait posté environ quarante hommes, armés de longues piques & de pertuisanes. Après qu'on eut demeuré quelque temps assis, on posa premièrement devant Sa Majesté Chinoise, une table couverte de plats d'or massif, remplis de toutes sortes de confitures, & arrangés les uns sur les autres. On en apporta deux autres garnies aussi de confitures, pour les quatre seigneurs, dont nous avons parlé ; & ensuite une garnie de la même manière, que l'on plaça, devant Monsieur l'Envoyé. Nous eûmes après cela nos tables, savoir une pour quatre personnes, garnies aussi de confitures, & le tout dans des plats d'argent. Il y avait parmi ces confitures, des pommes, des poires, des châtaignes, des oranges de la Chine, des citrons & autres fruits semblables du pays. A l'égard des Chinois, dont le nombre s'étendait jusques à près de cent personnes, on leur donna à chacun une petite table couverte de toutes sortes de viandes. Dès que l'Empereur mit la main aux plats, nous fûmes tous obligés de courber la tête en même temps, & de manger ensuite ce qu'on nous avait servis.

Après ce repas, qui dura près de deux heures, on apporta deux grandes tasses d'eau-de-vie à l'Empereur, qui dès le même instant, commanda qu'on amenât devant le trône où il était assis, Monsieur l'Envoyé. Il y fut conduit par le Dorgamba & un autre seigneur. Dès qu'il fut approché, ii reçut de la main du Dorgamba, une de ces tasses, avec commandement exprès de courber la tête & de boire toute l'eau de vie contenue dans cette tasse.

Pendant cette cérémonie, on fit appeler deux jésuites, qui suivant l'ordre qu'on leur en donna, parlèrent latin à Monsieur l'Envoyé. Mais leur ayant dit en italien qu'il n'entendait pas cette langue, un de ces Pères lui parla aussi italien, de sorte qu'étant entrés en conversation, ils parlèrent de diverses choses, le jésuite s'informa surtout du temps que Monsieur l'Envoyé avait employé à faire son voyage de Moscou à Pékin. Il satisfit à cette demande & à toutes les autres qui lui furent faites, après quoi les deux seigneurs qui l'avaient amené devant le trône, le reconduisirent à sa première place.

Nous fûmes aussi obligés de paraître devant l'Empereur, & nous fûmes conduits par d'autres seigneurs à l'opposite du trône, où l'on nous présenta à chacun une tasse d'or pleine d'eau de vie, que nous reçûmes en courbant la tête, après quoi on nous reconduisit aux places que nous occupions auparavant.

Peu de temps après, on nous servit de même qu'aux Chinois, du thé au lait, dans des tasses de bois, que nous reçûmes & que nous rendîmes en courbant la tête de même qu'auparavant. Enfin on emporta les tables, & l'on nous conduisit hors de la salle, où après avoir demeuré quelques moments les deux Adogedas firent signe à Monsieur l'Envoyé de les suivre. La cause pour laquelle on nous fit sortir, était que l'on ne voulait pas que nous vissions l'Empereur descendre de son trône & se retirer. C'est un Mongale ou Tartare d'Orient, qui a le teint brun, & qui était alors âgé de quarante-cinq ans.

Il est d'une taille un peu au dessus de la médiocre, plus gros que ne sont ordinairement les gens en Europe. Il a le visage plein & marqué de petite vérole, le front large, le nez & les yeux petits, à la manière des Chinois, la bouche belle & le bas du visage fort agréable, la mine majestueuse, sans qu'il y paraisse néanmoins rien de trop fier ni de trop superbe.

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