Lorenz LANGE (1690-1752)

Biographie

JOURNAL DE LA RÉSIDENCE DE M. LANGE,

Agent de Sa Majesté Impériale de toutes les Russies Pierre I,

À LA COUR de PÉKIN,

en 1721 & 1722, contenant ses négociations.

La préface de Lange, ci-dessous, donne parfaitement l'historique des relations russo-chinoises jusqu'en 1720. Elle est à citer entièrement.

  • Ce journal est une pièce également curieuse & authentique, & mérite certainement l'attention du public, autant par son utilité, que par la nouveauté du sujet dont elle traite.
    Personne n'ignore que les frontières de la Sibérie sont contiguës à celles de la Chine, & par conséquent que la Cour de Russie doit avoir plus de correspondance avec celle de la Chine qu'aucune autre de l'Europe : cependant cette correspondance n'est pas de fort vieille date, puisqu'elle n'a commencé que depuis que les Tartares Moungales se sont rendus maîtres de la Chine vers l'an 1640 ; car ce fut dans ce même temps que les Russes qui étaient en possession de la Sibérie depuis la fin du seizième siècle, commencèrent à s'étendre de tous cotés dans ce vaste pays. Ne rencontrant nulle part de la résistance, ils vinrent s'établir aux environ du Lac Baikal & de la rivière d'Amur, & par là devinrent voisins des Tartares Moungales. Ils apprirent, par le moyen du commerce qu'ils eurent avec eux, que leur nation s'était emparée de la Chine, & que c'était leur propre Chan qui occupait actuellement le trône de cet Empire.
  • La Cour de Russie n'ignorait pas l'extrême opulence de la Chine, & sachant que la Sibérie n'en était pas fort éloignée, elle résolut d'essayer si elle ne pourrait point tirer quelque avantage de sa découverte, en établissant un commerce réglé entre cette province & la Chine, ne s'en promettant pas moins, que d'attirer à soi une grande partie des richesses de cet Empire. Pour cet effet elle envoya en divers temps des ambassadeurs à la Chine, & l'on fit si bien, que les Chinois accordèrent enfin aux caravanes de Sibérie l'entrée dans leur Empire, à des conditions très avantageuses pour la Russie.
    Cependant les Russes ne cessèrent point de s'étendre vers les Moungales, & ne se firent aucun scrupule, lorsque l'occasion s'en présenta, de s'établir sur leur territoire, dans le dessein de s'approcher par le fleuve Amur de la mer Orientale, & par la Selinga des frontières de la Chine.
    Le nouveau gouvernement de la Chine ne tarda pas à comprendre que les établissements des Russes sur les frontières des Moungales, rendraient avec le temps leur puissance trop redoutable aux Chinois, & pourraient nuire au repos de la Chine même, en cas qu'il survînt de la mésintelligence entre les deux nations. On résolut donc d'opposer établissement à établissement, & de faire bâtir des villes & des bourgades sur les frontières des Moungales, à quelque distance des derniers établissements des Russes, afin de les empêcher de pénétrer plus avant dans le pays, au préjudice des Tartares, sujets de la Chine.
    Conformément à cette résolution, les Chinois bâtirent vers l'an 1670 les villes de Mergeen & de Naun, le bourg de Xixigar, avec diverses autres bourgades & villages aux environs de là, qu'ils peuplèrent de colonies des Moungales, sujets de la Chine.
  • Dès lors commencèrent entre ces deux Empires des disputes au sujet des frontières, & au lieu que jusque là toutes les négociations des envoyés de la Cour de Russie à celle de la Chine s'étaient terminées à des affaires de commerce & à des protestations d'amitié, la discussion des frontières & le règlement des limites devinrent l'objet des mouvements de ces deux États. Comme l'un voulait avoir le droit de faire ce qui lui plaisait, & l'autre celui de s'y opposer, ces discussions amenèrent un refroidissement d'amitié qui éclata en 1684 & 1685, sans qu'on perdît de vue le rétablissement de la bonne intelligence entre les deux nations. Pour cet effet il se tint deux Congrès dans la ville de Nerzinskoi entre les plénipotentiaires des Russes & ceux de la Chine ; mais ils rencontrèrent tant de difficultés à concilier leurs intérêts, qu'on fut obligé de se séparer sans avoir pu réussir, jusqu'à ce que le père Gerbillon, jésuite nommé plénipotentiaire de la Chine, signât, en l'année 1689, dans la même ville de Nerzinskoi, un traité de paix & d'alliance perpétuelle entre les deux Empereurs, qui fut ratifié dans la suite par les d'eux Cours dans les formes ordinaires.
    Ce traité n'était pas trop avantageux aux Russes : il donnait des bornes à leurs établissements. Croyant que les Chinois n'y regarderaient pas de si près, pourvu qu'ils ne s'avançassent pas du côté de la Selinga & des villes qu'ils avaient bâties au Midi de leurs frontières, ils entreprirent de nouveaux établissements le long de la rivière d'Amur, & commencèrent sur la rive méridionale de ce fleuve, à plus de 30 lieues au delà de leurs limites, une ville qu'ils appelèrent Albassinskoi, se flattant que les Chinois ne pouvant se passer des pelleteries de la Sibérie, aimeraient mieux fermer les yeux sur ces entreprises, que d'entrer une autre fois en guerre avec eux ; ils se trompèrent : les Moungales fournissaient tant de pelleteries a la Chine, depuis que, par ordre du Chan, ils s'étaient étendu eux-mêmes le long des bords de l'Amur, que les Chinois se virent en état de se passer des pelleteries de la Sibérie, & ouvrirent les yeux sur les entreprises des Russes.
  • Cependant ceux-ci payaient les Chinois de bonnes paroles & de vaines espérances, & empiétaient toujours sur leur terrain, se flattant qu'il se présenterait quelque occasion favorable de les apaiser. Ceux-ci n'en furent pas les dupes : en 1715, ils firent prendre les armes aux Moungales, leurs sujets, & les envoyèrent assiéger la ville d'Albassinskoi, qui faisait le sujet de leurs plaintes. Ce siège dura plus de trois années, parce que les Chinois l'entreprirent dans le temps que le Czar était occupé du côté de l'Occident. La politique ne lui permettait pas de se brouiller avec la Chine ; il laissa tomber la ville entre les mains des Moungales, & l'on convint d'un nouveau traité provisionnel avec la Cour de Pékin. Mais comme les autres différends touchant les frontières continuaient, Sa Majesté Czarienne envoya en 1719 un ambassadeur extraordinaire à Pékin pour régler entièrement tout ce qui restait à régler entre les deux Empires. L'objet principal de cette négociation fut de rétablir le commerce des caravanes, &, pour cet effet d'engager la Cour de la Chine à permettre la résidence d'un agent ordinaire de Russie à Pékin, pour veiller aux intérêts des caravanes & à l'entretien de la bonne intelligence entre les deux Empires. Le ministre de Russie, après avoir heureusement exécuté cette partie de sa commission, laissa le sieur Lange à Pékin en qualité d'agent, & c'est lui qui est l'auteur du Journal que l'on donne.

Extraits : 1721 - Avril 1722 - Mai 1722. L'affaire de la lettre
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1721

Mars

Monsieur d'Ismayloff, ambassadeur & Envoyé extraordinaire de Sa Majesté Czarienne, ayant terminé ses négociations à la Cour de la Chine du mieux qu'il lui fut possible & fixé son départ de Pékin au 2 du mois de mars, je résolus de l'accompagner jusqu'à la Grande muraille : mais le ministère me refusa un passeport, sous prétexte que le Czar m'ayant destiné à résider à la Cour du Chan, il me fallait une permission du Bogdoi-Chan lui-même, non seulement pour aller jusqu'à la Grande muraille, mais encore pour coucher, toutes les fois que je voudrais, hors de Pékin ; afin, disaient-ils, que la Cour pût être assurée qu'il ne m'arrivât aucun accident. Comme l'Empereur avait alors quitté le séjour de Pékin pour aller prendre le divertissement de la chasse, j'eus toutes les peines du monde à obtenir la permission d'accompagner M. d'Ismayloff Czhanpinsu, qui est une ville éloignée de 60 ly de Pékin, sous l'escorte d'un écrivain du Conseil des affaires des Moungales, & de quelques soldats : & j'en revins le 6 du mois de mars.

Avril

Le 2, on devait, selon la coutume ordinaire, célébrer avec la plus grande magnificence à Czchan-Zchumnienne le jour de la naissance de l'Empereur ; mais comme S. M. était encore mécontente du ministère, elle ne reçut que les compliments usités dans cette occasion, sans aucune autre cérémonie ; après quoi chacun se retira chez soi. J'eus, comme les autres, l'honneur de faire mon compliment à S. M. sur sa fête. Ce qui me parut le plus digne de remarque étaient 3.000 vieillards, dont le moins âgé avait 60 ans, qui, par ordre exprès de l'Empereur, avaient été mandés à Pékin de toutes les provinces de l'Empire. Ils étaient tous habillés de jaune, qui est la couleur des livrées impériales ; & après qu'ils furent arrivés à Czchan-Zchumnienne en marche de parade, ils allèrent se ranger dans la cour du château, où ils eurent l'honneur de faire leurs compliments à l'Empereur ; en suite de quoi S. M fit distribuer à chacun 4 laen d'argent & les renvoya chez eux...

Il y a à Pékin un grand nombre de petits marchands, ou plutôt de colporteurs, qui d'abord qu'ils apprennent qu'il est arrivé des étrangers, soit de Russie ou d'ailleurs, viennent leur apporter dans leur quartier toutes sortes de marchandises, qu'ils tirent en partie des Lombards & des autres maisons particulières, qui ont des marchandises dont ils veulent se défaire. On trouve souvent bien mieux son fait chez ces gens, tant en toutes sortes de curiosités qu'en étoffes de soie, que dans les boutiques. Je proposai à quelques-uns de m'apporter de temps en temps ce qu'ils auraient de plus curieux, soit en étoffes, soit en bijoux ou autres marchandises de prix, afin que je pusse parvenir avec le temps à une connaissance exacte de toutes les marchandises qu'on trouve dans cette ville. Là-dessus ces gens me représentèrent que je pouvais bien croire qu'ils ne demandaient pas mieux que de gagner, attendu que c'était leur métier, & que par conséquent ils ne manqueraient pas de faire ce que je souhaiterais d'eux, si la maison était partagée entre plusieurs ménages, parce que, les marchandises qui ne conviendraient pas à l'un, pouvant être du goût de l'autre, ils débiteraient toujours quelque chose ; mais qu'occupant seul la maison, comme je faisais, & ayant une si nombreuse garde à ma porte, ils ne sauraient le faire, par la raison qu'avant qu'on leur permît l'entrée de la maison, ils étaient obligés de convenir avec les soldats de la garde combien ils leur donneraient en sortant ; & que soit qu'ils vendissent quelque chose ou non, il fallait également qu'à leur sortie ils leur donnassent l'argent dont ils étaient convenus avec eux en entrant.

Mai

Le 10, mes mandarins étant venus me voir, l'un d'entr'eux prit congé de moi, étant, à ce qu'il me dit, nommé par la Cour pour aller en qualité d'Envoyé vers le delaï-lama ; & l'autre me donna des assurances positives, que le lendemain de grand matin on commencerait à travailler à la réparation de mon quartier, & qu'on avait déjà fait provision des matériaux nécessaires pour cet effet. À l'égard de mes deux mémoires au sujet des susdites dettes, il me dit en réponse,
« que le président n'avait pas voulu les recevoir, ne trouvant pas à propos de se mêler de pareilles babioles, d'autant plus qu'il avait averti d'avance M. d'Ismayloff même, que le Conseil ne s'embarrasserait absolument point d'aucune affaire de dettes ; que cependant il lui avait ordonné de presser ces débiteurs de me payer, supposé qu'ils fussent en état d'acquitter de pareilles sommes.

Le 20, mon mandarin s'étant arrêté à ma porte, & ayant appris que mon appartement était toujours dans le même état, envoya un de ses gens me faire des excuses de ce qu'il ne venait pas me voir, attendu qu'il craignait que la grande chaleur qu'il allait faire sur le midi, ne lui causât quelque incommodité. Je lui fis dire pour toute réponse,
« que je n'entendais rien à un semblable compliment, & que je souhaiterais de tout mon cœur qu'il pût être à l'avenir tout à fait dispensé de venir chez moi.

Sur cette réponse, il prit le parti de venir me trouver lui-même & de se plaindre extrêmement de la négligence du collège qui a la surintendance des bâtiments, à pourvoir à la réparation de ma maison, nonobstant qu'il lui eût écrit plusieurs fois sur ce sujet en des termes fort pressants. Je lui demandai
« ce qu'il croyait que le Czar mon maître penserait du traitement qu'on me faisait, & s'il ne craignait pas qu'on le rendît avec le temps responsable d'une pareille conduite ;

mais s'étant mis à rire il me dit,
« qu'il se passait bien d'autres choses chez eux & de bien plus grande importance que ne l'était celle-ci sans qu'on osât pour cela en porter ses plaintes au Chan, & qu'il ne doutait point qu'il n'en fût de même chez nous.

Cependant le brigadier de ma garde en ayant été informé, alla trouver les mandarins de ce collège & les menaça qu'il irait lui-même avertir l'Empereur, que par leur négligence ils contribuaient à la diminution de sa gloire dans les pays étrangers, au cas que, sans plus différer, ils ne fissent réparer ma maison dès le lendemain.

Août

Le 22, étant allé le matin à la Cour, l'Empereur m'envoya demander par le maître des cérémonies un passeport pour quelques mandarins qui devaient passer les frontières de Russie, mais comme je ne pouvais pas bien pénétrer le fond de cette commission, je crus devoir refuser le passeport qu'on me demandait. Cependant, nonobstant toutes les excuses dont je pus m'aviser pour m'en exempter, le maître des cérémonies vint me déclarer tout net le lendemain, qui était le 23,
« que l'Empereur était résolu de faire partir ces gens, que je leur donnasse un passeport ou non ; mais qu'aussi je ne devais dorénavant m'attendre qu'à des refus certains en tout ce que je pourrais avoir à proposer ;

ce qui me fit connaître qu'il était d'une nécessité indispensable pour moi de me conformer dans cette occasion à la volonté de S. M. si je voulais conserver quelqu'espérance de m'opposer avec succès au dessein du ministre. C'est pourquoi,

Le 24, lorsque le maître des cérémonies revint me parler de cette affaire, je lui mis entre les mains un écrit adressé aux officiers commandants sur nos frontières, dans la forme qu'on l'avait souhaité ; ce que je ne fis pourtant que sous la condition qu'on n'empêcherait point la caravane de poursuivre directement sa route à Pékin, & que le commissaire, à son arrivée dans cette ville, jouirait d'une entière liberté de commencer incontinent son commerce, sans qu'on le pût tenir renfermé pendant un certain temps, comme on l'avait fait par le passé. Le maître des cérémonies me promit là-dessus d'en parler à S. M., qui eut non seulement la bonté d'y donner sur-le-champ son consentement, mais elle fit même donner des ordres précis au président du Conseil de veiller soigneusement à ce que personne n'entreprît, en aucune manière, de troubler le commerce du commissaire.

Décembre

Les quatre mandarins députés de la Cour voyant, à la fin, que nous aimions mieux continuer à garder notre arrêt, que de nous abandonner à leurs prétentions déraisonnables, & que d'un autre côté le Grand-maréchal de la Cour s'intéressait vivement pour nous, voulant absolument qu'ils terminassent cette affaire, levèrent à la fin l'interdit sur notre maison.

Le 2 de ce mois, le Conseil fit publier qu'il était permis à tout le monde de venir négocier avec nous ; mais on s'était réservé un tour de chicane, qui nous fit grand tort, & rebuta absolument tous les négociants. Car dès qu'on vit que les marchands commençaient à venir chez nous, on leur fit savoir
« que personne ne pourrait emporter la moindre chose de ce qu'il aurait achetée sans l'avoir fait voir auparavant aux quatre mandarins députés de la Cour, afin qu'ils en pussent prendre, ce qu'ils jugeraient être convenable aux besoins de la Cour.

Cet avertissement ôta toute envie aux négociants de venir trafiquer avec nous, attendu qu'ils n'y pouvaient trouver que des pertes assurées, s'ils étaient obligés de passer par les mains de ces mandarins affamés. C'est ce qui m'a fait connaître plus que toute autre chose quel pénible métier c'est à la Chine que le négoce, lorsqu'on est contraint de dépendre de la discrétion des mandarins & des soldats, qui n'en ont absolument point. Mais le Poyamba ou Grand maréchal de la Cour, en ayant été informé, eut encore la bonté de vouloir remédier à ce nouvel incident, ordonnant aux mandarins de ne prendre de personne, autre que du commissaire, les marchandises dont la Cour avait besoin. Pour cet effet, il envoya son maître d'hôtel même avec eux chez le commissaire, pour lui dire,
« qu'il venait de la part de son maître pour voir combien & de quelles sortes de marchandées ces gens lèveraient pour la Cour afin qu'il lui en pût faire un rapport précis.

Sur quoi on leur présenta des marchandises ; mais ils en agirent avec tant de retenue en présence de cet homme, qu'ils n'en prirent qu'une médiocre partie ; cependant ils ne laissèrent pas de se tenir toujours auprès de notre maison pour prendre des marchands chinois ce qu'ils n'osaient plus nous demander. Et pour achever de contrecarrer notre commerce, le ministère avait représenté à l'Empereur, qu'il était entré depuis plusieurs années dans les magasins de pelleterie de S. M. une beaucoup plus grande quantité de zibelines, qu'il n'en fallait pour la consommation de la Cour, & que cette quantité venant à augmenter, d'année en année, il valait mieux que S. M. en fit vendre une partie, que de les laisser gâter.

Les 12, 13 & 14, plusieurs marchands chinois & autres commissionnaires, tant des grandes maisons que des gens ordinaires de Pékin, étant venus chez nous, & ayant hasardé d'acheter quelques petits-gris & autres marchandises de peu de valeur, pour voir le véritable but des mandarins qui se tenaient auprès de notre logis, ils ne rencontrèrent d'abord aucun obstacle de leur part ; mais lorsque le marché fut conclu, on leur signifia qu'ils ne devaient rien emporter de ces marchandises, avant qu'on en eût choisi ce qu'il y avait de meilleur pour la Cour.

*

Avril 1722

Le 6 de ce mois, j'envoyai mon interprète à la réquisition du commissaire vers les mandarins, qui se tenaient à cause de la caravane autour de notre maison, & leur fis savoir que le commissaire étant obligé d'envoyer quelqu'un de ses gens avec de l'argent vers les landes, afin que ceux qui étaient chargés du soin des chevaux de la caravane, pussent être en état de les tenir dans les écuries, on avait besoin, pour plus grande sûreté, de quelques soldats ou de quelques autres personnes pour escorter cet homme, & que je les priais d'avoir soin de cette affaire. Ils me firent dire qu'ils en feraient leur rapport au Conseil, sans les ordres duquel ils ne pouvaient disposer de rien.

Le 7, deux mandarins, accompagnés d'un écrivain, vinrent me porter la réponse du président sur cette affaire, & d'autant qu'elle était écrite sur une feuille de papier, ils m'en firent la lecture dans les termes suivants :

L'Allegamba ayant été informé hier, que vous voulez derechef envoyer un message dans les landes, ne comprend pas qu'il soit possible que ce ne soit pour autre chose que pour les chevaux en question, que vos gens font tant de voyages entre les landes & Pékin. C'est pourquoi il suppose qu'à l'aide des Moungales vous pourriez bien avoir quelque correspondance secrète entre cette ville & Selinginskoi ; ce qu'i pourrait faire naître des plaintes & des défiances entre les deux Empires ; car il n'ignore pas que les Moungales sont gens à se laisser employer à de semblables affaires, & que les Russes ne plaignent point leur argent dans ces sortes d'occasions.

Je leur demandai si cette réponse était de l'Allegamba, ou si elle était de leur composition. Sur quoi ils m'assurèrent qu'ils l'avaient écrite mot-à-mot telle que l'Allegamba la leur avait donnée, & que c'était pour cette seule raison qu'il ne voulait pas consentir à l'envoi en question.

Après cette explication, que je jugeai nécessaire pour ma plus grande sûreté, je les priai de dire de ma part à l'Allégamba,
que la précaution qu'il prenait n'était bonne à prendre qu'avec des prisonniers, à moins qu'il n'eût quelque lettre interceptée à me faire voir, par laquelle on pût me convaincre d'avoir travaillé à brouiller les deux Empires : que partant, comme je faisais un caractère public, je pouvais écrire toutes les fois qu'il me plaisait, sans avoir besoin pour cela, ni de l'escorte, ni du contentement de M. le président ; & que même, si j'avais un courrier à expédier pour mes affaires particulières, il ne pourrait pas m'en empêcher sans une violence manifeste.

J'envoyai ensuite mon interprète au Conseil avec ces mandarins, pour savoir à quoi ce ministre se déterminerait : mais il me fit dire, qu'il n'avait garde d'employer à notre service les chevaux & les gens de guerre de l'Empereur son maître, & cela en des voyages où il fallait qu'ils fissent des dépenses auxquelles ils ne pouvaient pas fournir de leurs appointements ordinaires. Je lui fis proposer de défrayer les gens de l'escorte qu'il nous accorderait, & que nous leur donnerions même de nos chevaux à monter, pour qu'ils n'y employassent pas ceux de l'Empereur ; ou, que si cela ne l'accommodait pas encore, je ne lui demandais qu'un passeport, & que je hasarderais d'y envoyer un de nos gens sans escorte. Il se tint sur la négative, & ne voulut accepter aucun de ces expédients, se contentant de me faire dire pour toute réponse, qu'il n'en ferait rien. J'appris en même temps de mon interprète, qu'ils avaient raisonné à cette occasion entre eux à peu près en ce sens :

« Ces étrangers viennent ici avec leur commerce, pour nous accabler à tout moment de mille bagatelles, prétendant qu'on doit les favoriser en toute occasion, ni plus ni moins que si c'était une obligation, & cependant nous sommes encore à pouvoir obtenir la première réponse d'eux au sujet de nos affaires.

*

Mai 1722. L'affaire de la lettre

Le 4 de ce mois, deux mandarins du Conseil, accompagnés de trois écrivains & de deux officiers de la garde de notre maison, étant venus chez moi à onze heures de la nuit, m'informèrent que le kuimentitu (c'est le nom qu'on donne au gouverneur de Pékin), étant de retour de chez l'Empereur, avait à m'entretenir d'une affaire de conséquence ; & que comme, pendant le jour, il était occupé depuis le matin jusqu'au soir, il me priait de vouloir bien me donner la peine de venir le voir chez lui, quoiqu'il fût déjà un peu avant dans la nuit. J'étais couché, lorsque ce message arriva ; cependant je me levai, pour faire ce que ce ministre souhaitait, attendu que les mandarins m'assuraient que l'affaire pour laquelle il voulait me parler, pressait beaucoup. Dès que je fus arrivé à sa maison, on me reçut avec une politesse toute particulière & le kuimentitu étant venu en personne au-devant de moi jusque dans la cour, me mena dans son appartement & me pria de m'asseoir auprès de lui. Il entama d'abord le discours par me faire de grandes excuses, de ce qu'il y avait si longtemps qu'il n'avait pu avoir le plaisir de me voir, ni chez lui, ni ailleurs, mais qu'il croyait que je n'ignorais pas qu'il était obligé de se trouver tous les jours depuis le matin jusqu'au soir à Czchan-Zchumnienne auprès de S M. Je lui répondis, que je trouvais ses excuses si justes, que je n'avais pas un mot à redire, & que je le plaignais extrêmement d'être obligé de passer son temps d'une manière si incommode. Après plusieurs autres compliments réciproques de cette nature, il me demanda,
« s'il y avait longtemps que je n'avais point eu des nouvelles de Selinginskoi.

Je lui répondis,
« qu'il y avait déjà quelque temps que je n'en avais point.

Enfin, l'affaire dont il s'agissait vint à se découvrir peu à peu, lorsqu'il me demanda,
« si je me souvenais bien que, lorsque j'avais voulu expédier dernièrement un messager par Kalchanna vers les landes, il m'avait fait dire qu'il n'y pouvait pas consentir, parce qu'il se doutait que par de semblables voies on ménageait des correspondances secrètes qui pourraient aboutir à quelque mésintelligence entre les deux Empires.

Je lui dis
« que je ne me souvenais que de reste de cette réponse si peu attendue que j'avais reçue de sa part ; mais que n'ayant pu pénétrer jusqu'ici sur quel fondement il avait conçu un tel soupçon, il m'obligerait infiniment s'il voulait me parler plus intelligiblement sur cette affaire.

Sur quoi il me répliqua :
— Nous nous doutons que vous avez des nouvelles au sujet de nos déserteurs, que vous ne trouvez pas à propos de nous communiquer.

Je lui répondis,
« que, pourvu qu'il voulût prendre la peine de considérer quelle vaste distance il y a entre S. Pétersbourg & Pékin, il pourrait aisément juger par lui même, s'il était possible que les courriers qu'on avait dépêchés pour cette affaire pussent être déjà de retour, à moins que de savoir voler ; que, pour le reste, il n'ignorait pas lui-même que de pareilles affaires de conséquence ne sont pas l'affaire d'un jour, & qu'il faut autre chose pour les régler que des correspondance secrètes.

Il ne fit que branler la tête à cette réponse, parce qu'il courait alors un bruit à Pékin, qu'il était arrivé des ordres à Selinginskoi, de la part de S. M. Czarienne, de ne point restituer les déserteurs en question. Quelques moments après, il me demanda,
« si je voudrais bien lui communiquer quelques nouvelles, lorsque je recevrais des lettres.

Je l'assurai
« que je ne lui cacherais absolument rien, soit que cela pût regarder sa personne en particulier, soit que cela regardât la Cour, attendu que de pareilles affaires ne pouvaient m'être communiquées que sur les ordres précis du Czar mon Maître, que je n'oserais tenir cachés, quelque volonté que j'en pusse avoir.

Ce ministre ne croyant pas encore avoir lieu d'être content, me demanda de nouveau, si, lorsque je recevrais des lettres particulières, je voudrais bien lui en laisser prendre une copie, je lui répondis
« qu'il était le premier, depuis que le monde était monde, qui s'était avisé d'une semblable proposition, mais que je ne pouvais pas croire qu'il me parlât sérieusement, quoiqu'il fût un peu trop tard pour railler.

Cette réponse n'étant pas telle qu'il aurait bien souhaité, il changea pour quelque temps de discours, en me disant,
« qu'il était dans l'intention d'informer S. M. que la caravane allait incessamment être prête à partir, & pour recevoir en même temps ses ordres à l'égard de ma personne.

Je le priai de faire souvenir S. M. de l'affaire au sujet de laquelle j'avais déjà fait tant d'instances auprès de lui. Enfin, il commença à me parler de mon séjour à Pékin, disant
« que le terme dont on était convenu avec M. Ismayloff, pour mon séjour en cette Cour, allait expirer dans peu ;

& il me fit comprendre assez intelligiblement, qu'il faudrait bien me résoudre à m'en retourner avec la caravane. Sur quoi nous disputâmes assez longtemps ensemble & je lui dis,
« que, s'il voulait bien se souvenir que j'avais assisté à toutes les conférences qui s'étaient tenues à ce sujet ; que j'avais lu & eu en ma garde toute la correspondance de M. d'Ismayloff avec le Conseil, par rapport à ses négociations ; & que je m'étais trouvé à toutes les audiences que S. M. avait accordées à ce ministre, il ne pouvait pas douter, que tout ce qui s'était passé depuis l'arrivée de M d'Ismayloff jusqu'à son départ, ne me fût, du moins, aussi bien connu qu'à lui-même.

Je lui alléguai de plus à ce sujet la résolution du mois de février de l'année passée, qu'il avait envoyée lui-même de la part du Conseil à M. l'Envoyé ; où il était dit,
« que S. M avait donné son consentement à la résidence de l'agent à sa Cour, sans qu'il y fût question d'aucun terme ni directement, ni indirectement.

Mais ce seigneur, nonobstant qu'il n'eût rien à répondre à ce que je venait de lui représenter, se tint ferme à son premier arrêt ; que mon séjour n'avait été accordé que jusqu'à l'expédition de la présente caravane, & cette dispute ne se termina que sur la réponse finale que je lui donnai :
« que le Czar mon maître ne m'ayant point ordonné d'entrer dans cet Empire en dépit de la Cour, ou de continuer à y résider contre le bon plaisir de S. M., il faudrait que je m'accommodasse, dans cette occasion, à tout ce qu'elle trouverait à propos de déterminer à mon égard.

Ensuite il me présenta une petite lettre avec une adresse en langue russe, disant qu'elle venait de Naniti-Tursoff, interprète de Selinginskoy, & que le kutuchtu l'avait envoyée à Pékin pour qu'elle me fût rendue. Il ajouta,
« qu'il savait fort bien que, depuis le départ de M. d'Ismayloff, j'avais reçu bon nombre de lettres, dont je n'avais communiqué le contenu à personne ; mais que pour celle-ci, il fallait que je me déterminasse à l'ouvrir en sa présence, & à lui en laisser prendre une copie, si je souhaitais de la garder ; que si je ne pouvais pas gagner cela sur moi, je ne la lirais pas non plus, & qu'il la renverrait d'où elle était venue.

Il ordonna pour cet effet à deux translateurs, qui étaient présents, de se mettre auprès de moi, & de lire la lettre en même temps que moi. Comme je ne l'avais point encore ouverte, je lui demandai,
« ce qui le portait à une curiosité si peu permise, & s'il ne savait pas que ce procédé était directement contraire au droit des gens.

Sa réponse fut
« qu'il savait bien que ce qu'il faisait n'était pas tout à fait dans l'ordre ; mais que cette lettre étant tombée entre ses mains, il s'attendait que je la lui communiquerais, & que je n'avais qu'à me déterminer sur le choix qu'il venait de me proposer.

Là-dessus, je lui rendis la lettre toute cachetée, en le priant,
« de réfléchir sérieusement sur les suites qu'une curiosité si peu tolérable pourrait avoir, & qu'en attendant j'allais voir jusqu'où s'étendait son autorité sur mes lettres.

Après quoi je sortis de chez lui, pour me retirer dans mon quartier.

Nous laissons le lecteur de ces extraits sur cette tension entre les deux hommes...

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