Lorenz Lange (1690-1752)

Couverture. Laurent Lange (1690-1752) : Journal du voyage à la Chine. — 1715-1717. Extrait de : Recueil de voyages au Nord. — J. F. Bernard, Amsterdam, 1734. Tome V.

JOURNAL DU VOYAGE À LA CHINE

Biographie

[en 1715-1717]

extrait de : Recueil de voyages au Nord. — J.-F. Bernard, Amsterdam, 1734, V, pp. 373-410.

  • "L'Empereur de la Chine avait écrit au prince Gagarin gouverneur de Sibérie, pour le prier de lui envoyer un habile médecin avec quelques remèdes.
    La raison pour laquelle il s'était adressé à ce prince était que toutes les caravanes qui allaient à la Chine étaient munies de ses passeports, & qu'il y faisait lui-même un grand commerce, ce qui avait rendu son nom fameux parmi les Chinois. M. Garwin, chirurgien anglais à Pétersbourg, s'offrit à ce voyage, & après s'être fait recevoir docteur en médecine, il partit pour la Chine au mois d'août, avec les remèdes qu'on demandait. Le czar ordonna à Laurent Lange ingénieur, de l'accompagner, & lui donna entre autres commissions celle de lui apporter un poêle de porcelaine pour mettre dans une chambre. M. Lange étant de retour en 1718, me communiqua le Journal manuscrit de son voyage." (F.-C. Weber) "
  • "Le ministre vint nous demander si nous avions une grande envie de voir Sa Majesté. Nous lui répondîmes que dans un pays si éloigné de l'Europe, nous ne pouvions pas recevoir un plus grand honneur que celui d'être admis à présenter nos respects à un si puissant monarque. Il revint aussitôt après avec la permission que l'Empereur nous accordait de paraître en sa présence, & avec ordre aux deux jésuites de nous suivre en qualité d'interprètes. Ainsi nous marchâmes entre ces derniers, & l'on nous conduisit dans une troisième cour, & de là dans une salle où l'Empereur était assis sur son trône. En y entrant nous fûmes obligés de fléchir les genoux, & de nous courber à trois reprises différentes jusqu'à terre. Nous nous relevâmes, & fîmes encore la même cérémonie une seconde & une troisième fois, & nous demeurâmes à genoux le corps droit."
  • "Je priai le Père français de me procurer un poêle de porcelaine, s'il y avait moyen d'en trouver à Pekin pour de l'argent. Il regarda d'abord cela comme difficile, parce qu'on n'avait jamais rien fait de semblable à la Chine ; cependant quand il en eut vu le dessein qu'il me pria de lui montrer, il me dit qu'il ne croyait pas qu'il fût impossible d'en faire faire un exprès : mais que personne n'oserait l'entreprendre sans un ordre exprès de l'Empereur. Je lui dis que je n'en avais pas d'importuner Sa Majesté pour cela, mais seulement d'en acheter un tout fait : mais il me répliqua que l'Empereur l'avait expressément chargé de savoir de nous ce qui pourrait être du goût de Sa Majesté czarienne, & quelque chose que nous fissions, il voulut en aller informer la Cour. Il revint une heure après, avec un mandarin, chercher le dessein que l'Empereur voulait voir. Je le donnai, & ce prince nous fit dire de ne nous pas embarrasser davantage pour une chose qu'on ne vendait pas dans ses États, qu'il voulait envoyer un mandarin avec le dessein que nous avions apporté, dans la province où se fait la porcelaine, & qu'il lui ordonnerait d'y rester jusqu'à ce que le poêle fut fait, & qu'il en ferait alors présent au czar, à qui il l'envoierait."

Extraits : La carte - Tartares et Tartares - L'Empereur nous attend - C'est la fête
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Carte. Laurent Lange (1690-1752) : Journal du voyage à la Chine. — 1715-1717. Extrait de : Recueil de voyages au Nord. — J. F. Bernard, Amsterdam, 1734. Tome V.
Carte de la Tartarie asiatique, présentée dans le recueil des voyages du Nord, tome VIII.

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Tartares et Tartares

Entre ces deux villes [Tara et Tobol], on trouve des Tartares mahométans qui habitent sur les bords de l'Irtisch. Ils sont à leur aise selon leur manière de vivre. Leurs richesses ne consistent pas en argent, dont ils font peu de cas, mais en bons chevaux, en bétail noir, & en brebis, en sorte qu'on entre rarement dans une gurte ou chambre de Tartare, sans y trouver au moins trois veaux attachés derrière la cheminée. Mais ce qu'il y a de désagréable pour les voyageurs, c'est qu'ils n'en veulent pas vendre par superstition, s'imaginant que les vaches mourraient de chagrin, s'ils le faisaient. Ils n'ont point de poêles dans leurs chambres comme les paysans moscovites, mais ils apprêtent leurs repas dans des cheminées faites de claies, & enduites de terre grasse. Le plancher, qui est plus bas ou enfoncé à quelque distance de la cheminée, leur sert de banc pour s'asseoir autour du feu. Il y a tout proche de la cheminée, une grande chaudière scellée dans le mur, dans laquelle ils font cuire leur manger, qui ne consiste le plus souvent qu'en poisson sec, sur lequel ils mettent un peu de farine d'orge broyé dans un mortier de bois. Ils fourrent cela dans leurs bouches par poignées assez grosses pour faire appréhender ceux qui les voient manger, qu'ils ne s'étranglent. Quelques-uns y mettent un peu d'eau, & remuent le tout, à peu près comme les Russiens font la mangeaille dont ils engraissent leurs volailles. Ils mêlent un peu de beurre, & de cette farine dans leur thé.

Dans les noces & autres réjouissances, ils tuent & accommodent un poulain, & invitent à ce régal autant de personnes qu'il en faut pour qu'il n'en reste rien. Leur boisson qu'ils appellent braga est composée de gruau d'avoine, & d'eau-de-vie faite de lait de cavalle. Ils s'enivrent à un tel point avec cette liqueur, qu'ils dansent & sautent comme des fols avec la dernière confusion, jusqu'à se laisser tomber les uns sur les autres, & souvent même alors ils n'ont pas la force de se relever. Pour prévenir néanmoins toute indécence par rapport au sexe, ils font tenir leurs femmes dans une chambre séparée avec la mariée.

Chevaux. Laurent Lange (1690-1752) : Journal du voyage à la Chine. — 1715-1717. Extrait de : Recueil de voyages au Nord. — J. F. Bernard, Amsterdam, 1734. Tome V.

Leur habillement n'est pas fort différent de celui que portaient les Moscovites, avant que les modes d'Europe se fussent introduites dans leur pays. Les femmes russiennes regardent comme un grand ornement de porter des anneaux à leurs oreilles : mais il semble que les femmes tartares s'efforcent de les surpasser en cela ; car elles s'en mettent même au nez, surtout quand elles veulent paraître. Le tribut que ces peuples payent tous les ans au czar, consiste en peaux de martes, de renards & autres fourrures, mais ils sont en même temps tributaires d'un prince des Calmuques appelé Contoche ou Contasich, & que les Chinois nomment Zwuang Rabtan, dont les États bordent la Tartarie sibérienne du côté du sud-ouest.

Le 16 de juin nous arrivâmes à Bratskoy, bourg sur la rivière d'Anagara qui s'y joint avec l'Occa. Les environs sont peuplés par les Tartares Bratski qui demeurent dans des huttes de feutre. Ils sont fort riches en chevaux, & en toutes sortes de bétail, & on ne passe pas pour l'être beaucoup parmi eux, quand on n'a que quatre ou cinq cents chevaux, & autant d'autre bétail à proportion. Leur chasse fait leur principale nourriture, mais quand un de leurs chevaux vient à mourir c'est pour eux un festin magnifique, dans lequel ils boivent leur plus forte liqueur qui consiste en eau-de-vie faite avec du lait de cavalle. Lorsqu'ils se marient, ils conviennent avec le père de leur future épouse d'un certain nombre de chevaux, & après qu'ils les ont livrés, & que le contrat est signé, l'époux amène la femme chez lui, & invite les parents des deux côtés à un régal qui consiste en quelques chevaux nouvellement tués. Ils ont coutume de boire copieusement dans ces occasions. Il y a des femmes qui coûtent à leurs maris soixante chevaux, quelques-unes reviennent même à cent avec quantité de bœufs, & de moutons, & une vingtaine de chameaux & plus : le pays abonde en cette sorte d'animaux. Leur religion consiste en offrandes de quelques peaux de moutons pourries qu'ils attachent à des perches autour de leurs cabanes, & devant lesquelles ils se prosternent, faisant mille simagrées, comme des fols, sans pouvoir rendre d'autre raison de ce culte que l'exemple de leurs ancêtres. Ceux qui voyagent dans ce pays doivent faire provision de pain & de tabac ; car avec cela ils peuvent avoir tout ce qui est nécessaire à la vie. Les naturels du pays font quelquefois présent d'un mouton aux voyageurs, s'en réservant seulement les entrailles, qu'ils apprêtent & mangent comme un mets délicat, sans seulement les laver auparavant. Les hommes & les femmes ont le teint basané comme des Égyptiens ; mais ils sont mieux habillés qu'aucune des nations dont nous avons parlé ci-devant. Les femmes portent de grandes robes plissées, & les filles se distinguent par des tresses de cheveux ornées de divers colifichets de cuivre.

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L'Empereur nous attend

Le 6 de novembre [1716] nous passâmes la muraille de la Chine. Elle est de brique, & a 12 brasses de largeur, & autant que j'ai pu conjecturer, trois de hauteur. Elle a la même épaisseur & la même hauteur sur les montagnes les plus escarpées. Sa longueur d'Orient en Occident prise horizontalement, sans compter les détours, est de trois cents lieues de France. Elle a des bastions carrés en dedans, à une portée de flèche l'un de l'autre. Lorsque nous passâmes sous la porte, nous vîmes à notre droite sept ou huit officiers proprement habillés de satin, avec trente soldats à la gauche sur une même ligne, qui étaient sous les armes, suivant leur coutume. Ces armes consistaient en sabres, en arcs, & en flèches. Les officiers nous reçurent avec beaucoup de civilité, & nous invitèrent à venir à leur corps-de-garde prendre une tasse de thé, & fumer une pipe de tabac, à la manière des Chinois. De là nous eûmes une lieue à faire pour gagner Kalgan, où le mandarin, gouverneur de la place, nous traita avec magnificence & politesse. À notre retour chez nous, nous trouvâmes un courrier que le gouverneur de Pekin nous avait dépêché, pour savoir la cause de notre retardement, y ayant déjà longtemps que l'Empereur nous attendait. Le mandarin, qui appréhendait la disgrâce de son maître, renvoya l'exprès à Pékin avec une réponse qui en rejetait la faute sur nous, & le 7 il nous fit faire une grande diligence, qui nous surprit d'autant plus qu'elle nous était moins ordinaire ; en sorte que nous arrivâmes la nuit du même jour à Tchanpingu. Nous en partîmes le 8, & après avoir traversé plusieurs villes & villages, qui sont si près les uns des autres, que nous en voyions souvent trois ou quatre à la fois, nous nous trouvâmes à Nanku, où nous passâmes la nuit.

Le 11 nous nous rendîmes à Tchantchienne, qui est à trois lieues de Pekin à l'Occident. L'Empereur étant à sa maison de plaisance, le mandarin alla lui faire part de notre arrivée, & revint en toute diligence environ une demi-heure après avec la réponse de son maître, qui nous ordonnait de nous rendre aussitôt à la Cour, sans nous donner le temps de changer d'habits, ni même d'ôter la poussière qui était dessus. Nous traversâmes donc une grande cour, d'où nous passâmes dans une autre dans laquelle on nous dit d'attendre les ordres de l'Empereur. Nous fûmes en un instant environnés par une centaine de personnes, qui nous considéraient avec tant de curiosité, que les uns nous tiraient par nos perruques, & les autres par nos chapeaux, examinant notre habillement, & jusqu'à notre peau même. On nous tirait ainsi de tous côtés, & nous servions de spectacle aux Chinois, quand deux jésuites vinrent nous aborder, & nous tirer d'embarras. C'étaient les principaux de la Société à Pekin, l'un s'appelait Kilian Stumpf, & l'autre Dominique Parennin. Ils nous demandèrent de la part de l'Empereur, combien il y avait de temps que nous étions partis d'Europe, combien nous avions été de mois à venir de Petersbourg à Pekin, & si Sa Majesté czarienne y était, lorsque nous en étions partis ? Quand j'eus répondu à toutes ces demandes, ils firent plusieurs questions à mon camarade, Monsieur Carwin, médecin anglais, touchant ses remèdes, & m'interrogèrent aussi en particulier sur la guerre de Suède. Pendant que nos interprètes étaient allés faire leur rapport à l'Empereur de nos réponses, on nous présenta dans des tasses d'argent du thé préparé avec du lait, & un peu de farine fricassée, & l'on nous dit que c'était le même que celui dont l'Empereur avait coutume de boire. Il nous fit grand plaisir parce qu'il faisait assez froid, & que nous avions attendu longtemps à l'air dans la cour. Enfin après que nous eûmes répondu à quelques nouvelles questions qu'on nous fit, & dont on alla pareillement rendre compte à l'Empereur, il ordonna à un de ses ministres, qui était aussi gouverneur de la Tartarie Occidentale, de nous donner à souper chez lui. Nous allâmes donc avec les jésuites à son logis, où il nous régala magnifiquement. Il s'entretint avec nous après souper sur les coutumes des Européens. La conversation dura jusqu'à minuit que nous prîmes congé de lui, & il nous dit, en nous séparant, que l'Empereur souhaitait que nous nous trouvassions à la Cour avant le lever du Soleil.

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C'est la fête

Cheval. Laurent Lange (1690-1752) : Journal du voyage à la Chine. — 1715-1717. Extrait de : Recueil de voyages au Nord. — J. F. Bernard, Amsterdam, 1734. Tome V.

L'Empereur revint à Pekin pour célébrer le premier jour de l'an, qui arrive chez les Chinois le deuxième de février.

Tous les chefs, & autres mandarins se rendirent à la Cour, au nombre de dix mille, pour faire à l'Empereur les compliments accoutumés en cette occasion. Il faut remarquer ici qu'il y a à la Chine cinq différentes classes de mandarins. Ceux du premier rang ont le privilège d'entrer dans la cour intérieure du palais, où ils peuvent voir, par la porte de la salle qui est ouverte, l'Empereur assis sur son trône, & lui faire leurs compliments à genoux avec les mêmes cérémonies que nous fûmes obligés d'observer à notre audience. Ceux du second rang étaient dans la seconde cour, & ainsi des autres jusques aux derniers qui attendaient dans la cinquième. Le reste des officiers qui n'étaient pas mandarins étaient en grand nombre dans la rue, & rendaient leurs respects de la même manière. Ils étaient tous, depuis le premier jusqu'au dernier, en habits de satin magnifiques, richement ornés de diverses figures d'or, comme de dragons, de serpents, de lions, & même de paysages. Ils avaient, sur le devant & le derrière de leurs habits, de petits carrés gravés, dans lesquels étaient brodés différents animaux & oiseaux qui sont les marques qui servent à distinguer les divers emplois de ceux qui les portent. Les officiers de guerre avaient des lions, des léopards, & des tigres. Les lettrés, ou docteurs ès lois portaient des paons. Il y avait dans la première cour dix éléphants magnifiquement enharnachés. On nous permit d'y entrer, aussi bien qu'aux jésuites, comme aux mandarins du premier rang, & d'y féliciter l'Empereur. Parmi les mandarins du troisième rang, il y en avait un qui était précisément entré ce jour-là dans sa centième année, & qui possédait cette dignité depuis que les Tartares avaient conquis la Chine. L'Empereur lui fit dire par son premier gentilhomme de la Chambre, qu'il aurait l'honneur d'être admis dans la salle d'audience, pour y faire son compliment, qu'à son entrée il lui ferait la grâce de se lever de son trône, mais qu'il se souvînt que ce n'était pas à la personne qu'il rendait cet honneur, mais à son grand âge. Cette cérémonie finie, l'Empereur reçut plusieurs présents considérables, après quoi il retourna à Tchantchienne, où l'on tira le 15 un feu d'artifice, auquel on nous invita, avec tous les autres Européens.

Il parut d'abord plusieurs figures de bois qui représentaient des hommes. Elles étaient partagées en deux bandes, qui escarmouchaient l'une contre l'autre, avec des fusées, au lieu de flèches. L'une des deux ayant plié, & étant disparue ensuite, les vainqueurs attaquèrent une ville qui fut battue, & défendue pendant une demi-heure, après laquelle un des bastions, qui était rempli de deux ou trois mille fusées, sauta en l'air avec un bruit épouvantable. On vit alors paraître sur le rempart quantité de personnes qui en faisaient le tour en remuant leurs épées, pendant que d'autres, qui étaient en bas, tiraient sur eux. Il parut ensuite deux dragons de papier, éclairés d'un grand nombre de chandelles qui étaient dans leurs corps. Ils avaient près de trois brasses de long, & portaient chacun une lanterne à leur gueule. Ils se promenèrent de côté & d'autre dans la place ; mais ils disparurent bientôt, aussi bien que ceux qui défendaient la ville, que les assiégeants continuèrent de battre, jusqu'à ce qu'un second bastion sauta aussi en l'air. Les assiégés & les assiégeants ayant été remplacés par des troupes fraîches, on poussa vigoureusement l'attaque. Les deux dragons reparurent aussi, & firent le même manège qu'auparavant ; mais enfin les assiégés furent obligés de se rendre. Ils disparurent donc, & le feu se termina de cette manière. L'endroit où on le tira était éclairé de tous côtés par plusieurs milliers de lanternes, qui étant peintes de diverses couleurs, ne contribuaient pas peu à la beauté du spectacle. Pendant qu'on tirait le feu, l'Empereur nous envoya demander plusieurs fois comment nous le trouvions. Les jésuites nous dirent qu'on en avait tiré un semblable en présence des empereurs régnants, il y avait environ deux mille ans, sans le moindre changement.

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