Jean Bell d'Antermony (1691-1780)
VOYAGES DEPUIS St PETERSBOURG EN RUSSIE
dans diverses contrées de l'Asie
À Pékin, à la suite de l'ambassade
envoyée par le Czar Pierre I, à Kamhi, Empereur de la Chine.
- Avertissement : "M. Bell, qui avait étudié la médecine et la chirurgie, était dominé par la passion des voyages. Il nous apprend, dans la Relation publiée sous son nom, que, désirant de parcourir diverses contrées de l'Asie et principalement celles qui sont limitrophes de l'empire russe, il obtint une recommandation auprès de son compatriote, le docteur Areskine, premier médecin et conseiller privé du czar Pierre Ier. Ce docteur le fit d'abord nommer médecin d'une ambassade que le czar envoya auprès du schah de Perse. Ensuite, il fut employé, avec le même titre, dans celle que le monarque russe fit partir pour la Chine, où régnait le célèbre Kang-hi, le second et le plus grand des empereurs de la dynastie des Tartares Mantchous."
- "L'ambassadeur se nommait Leoff Wassiliowitch Ismaïloff. Il était l'un des capitaines des Gardes du czar. Sa suite était composée d'un secrétaire d'ambassade, de six gentilshommes, d'un médecin, d'un aumônier, des interprètes, des sous-secrétaires, des musiciens, et des domestiques, le tout formant environ soixante personnes. L'ambassadeur devait, en outre, prendre à Tobolsk vingt-cinq dragons pour lui servir de gardes jusqu'à Pékin, et à son retour."
[On a choisi ici de présenter dans leur entier les chapitres du Voyage se déroulant en Sibérie : ils décrivent en effet longuement les peuples
tartares vivant en Asie centrale, leurs modes de chasse et de pêche, leurs façons de vivre. Ce sont ces mêmes peuples qui vivent aux confins de la Chine, turbulents voisins, parfois envahisseurs,
qu'il était bon de mieux connaître.]
Extraits : Carte - Les Tonguses - L'audience et son cérémonial - La fête du nouvel an - Partie de chasse
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Les Tonguses, ainsi appelés de la rivière sur les bords de laquelle ils habitent, descendent des anciens habitants de la Sibérie, & diffèrent
par leur langue, leurs mœurs, leur habillement, & même par leur taille & leurs traits, de tous les autres Tartares que j'ai eu occasion de voir. Ils n'ont point de maisons, mais ils
campent dans les bois & sur les bords des rivières, selon qu'ils le jugent à propos. Lorsqu'ils arrivent dans un endroit, ils plantent plusieurs perches en terre, qu'ils joignent par le
sommet, où ils laissent une ouverture pour laisser sortir la fumée, & les couvrent d'écorces de bouleau qu'ils cousent ensemble. Ils placent le feu dans le milieu. Ils sont très civils &
humains, & grands amis du tabac & de l'eau-de-vie. Ils ont pour l'ordinaire autour de leurs huttes de grands troupeaux de rennes, qui composent toute leur richesse.
Ce sont des hommes grands, robustes & fort honnêtes. Leurs femmes sont de moyenne taille, & extrêmement vertueuses. J'ai vu plusieurs de ces Tartares avec des figures ovales sur le front
& le chignon, & quelquefois avec la figure d'une branche d'arbre, qui descendait du coin de l'œil jusqu'à la bouche. Ils les dessinent dans leur enfance, en piquant les chairs avec une
aiguille, & la frottant avec du charbon : ce qui laisse une marque qui ne s'efface jamais. Ils ont le teint basané, le visage moins plat que les Kalmoucks, & la physionomie plus ouverte.
Ils ne connaissent aucune espèce de littérature, & adorent le Soleil & la Lune. Ils ont parmi eux plusieurs shamans, qui diffèrent peu de ceux dont j'ai parlé ci-dessus. On m'a dit qu'il
y en avait d'autres plus habiles que les leurs, mais ils vivent plus au Nord. Ils ne sauraient dormir dans un appartement chaud, mais ils se retirent dans leurs huttes, où ils se couchent autour
du feu sur des peaux de bêtes fauves. Il est étonnant qu'ils puissent résister au froid, vu la violence dont il est dans ces cantons.
Les femmes sont habillées d'une robe fourrée qui leur descend au-dessous des genoux, & qu'elles attachent avec une ceinture de peau de daim, large de trois travers de doigt, qu'elles brodent
à l'aiguille. Il y a de chaque côté un anneau de fer où elles pendent leur pipe & différents colifichets. Leur robe est pareillement brodée jusqu'aux mamelles & autour du col. Elles
tressent leurs cheveux, qui sont fort noirs, autour de leur tête, de mettent par dessus un petit bonnet fourré qui leur sied très bien. Elles portent de petites bottines de peau de daim qui leur
montent jusqu'aux genoux, & qu'elles attachent autour de la cheville avec une courroie.
L'habillement des hommes est très simple & très leste. Il consiste en une jaquette de peau de daim dont les manches sont étroites, & le poil tourné en dehors. Leurs bas & leurs
culottes sont aussi de peau & tout d'une pièce, & collent parfaitement sur la peau. Ils ont sur la poitrine & sur l'estomac une pièce de fourrure, qu'ils attachent autour du cou avec
une courroie, & que leurs femmes ont soin d'orner de différents points de couture. Ils ont une espèce de bonnet fait de queues d'écureuils qui leur garantit les oreilles du froid. Il est
ouvert par le haut pour donner passage aux cheveux qui leur pendent sur les épaules en forme de trèfle.
Leurs armes consistent en un arc & en flèches de différente grosseur, selon la nature du gibier qu'ils ont dessein de tuer. Ils portent leurs flèches dans un carquois sur leurs épaules, &
leur arc de la main gauche. Ils ont encore une lance courte & une petite hache d'arme. Ainsi accoutrés, ils attaquent hardiment dans les bois les bêtes les plus féroces, & même les plus
gros ours, & ils en viennent à bout étant très courageux & très adroits à se servir de l'arc. En hiver, qui est le temps de la chasse des bêtes fauves, ils se servent d'une espèce de
patins faits d'une pièce de bois extrêmement léger, qui a environ un pied de long sur cinq à six pouces de large, lequel est carré par derrière & pointu par devant. Il leur serait impossible
sans cela d'aller sur la neige. Il y a au milieu une courroie dans laquelle on passe le pied. On peut avec ces sortes de patins marcher sur la neige la plus épaisse, sans enfoncer de plus d'un
pouce ; mais on ne peut s'en servir que dans les plaines. Ils en ont d'autres pour gravir les montagnes, lesquels sont bordés de peau de veau marin, dont le poil est rebroussé par derrière ; ce
qui les empêche de glisser. Ils grimpent les montagnes avec beaucoup de facilité, & lorsqu'ils veulent les descendre, ils se laissent glisser sans que rien les arrête.
La nation des Tonguses était autrefois très nombreuse, mais la petite vérole l'a considérablement diminuée depuis quelque temps. Ils n'ont connu cette maladie que depuis l'arrivée des Russes. Ils
la craignent si fort, que lorsque quelqu'un en est attaqué, ils lui font une petite hutte à part, & lui laissent de l'eau & quelques victuailles ; après quoi ils plient bagage &
marchent marée contre vent, portant chacun un pot de terre rempli de charbon allumé, faisant des lamentations horribles le long de la route. Ils ne visitent jamais le malade que lorsqu'ils
croient que le danger est passé. S'il vient à mourir, ils le pendent à un arbre avec des courroies pour l'empêcher de tomber.
Lorsqu'ils vont à la chasse dans les bois, ils ne prennent aucune provision avec eux, & comptent entièrement sur le gibier qu'ils vont chercher. Ils mangent tout ce qu'ils rencontrent, ours,
renards, loups. Ils sont fort friands des écureuils, mais l'hermine a un goût si fort & si rance, qu'il faut qu'ils soient extrêmement pressés de la faim pour en manger. Lorsqu'un Tonguse tue
un élan ou telle autre bête fauve, il ne bouge point de la place qu'il ne l'ait entièrement mangée, à moins qu'il ne soit près de sa famille ; car pour lors, il en porte une partie chez lui. Il
ne manque jamais de feu, ayant toujours une boîte à fusil avec lui. S'il vient à la perdre, il en allume, en frottant deux pièces de bois l'une contre l'autre. Ils ne mangent rien de cru qu'à la
dernière extrémité.
On ne prend point les martres-zibelines comme les autres animaux. Elles ont la peau si tendre & si délicate, que pour peu qu'on l'endommage, on ne peut plus la vendre. On ne se sert pour les
prendre que d'un petit chien & d'un filet. Lorsqu'un chasseur trouve la piste d'une martre sur la neige, il la suit quelquefois pendant deux ou trois jours, jusqu'à ce que ce pauvre animal
n'en pouvant plus, grimpe sur un arbre. Le chasseur tend alors son filet autour de l'arbre, & allume du feu dessous. La martre ne sent pas plus tôt la fumée, qu'elle redescend, & se prend
dans le filet. Quelques-uns de ces chasseurs m'ont dit que lorsque la faim presse, ils prennent deux ais, dont ils appliquent l'un sur le creux de l'estomac, & l'autre sur le dos il les
serrent par les extrémités avec des cordes, mais par degrés, ce qui l'apaise aussitôt.
Quoique j'aie dit ci-dessus que les Tonguses en général adorent le Soleil & la Lune, on ne doit pas croire que tous soient dans le même cas. J'ai trouvé parmi eux des personnes intelligentes
qui reconnaissent un Être suprême, qui a créé ces deux astres, de même que l'Univers.
Je suis bien aise d'observer ici, que par tout ce que j'ai lu & ouï dire des habitants du Canada, il n'y a point de nation au monde qui leur ressemble plus que les Tonguses. Ils ne sont pas
aussi éloignés les uns des autres qu'on se l'imagine.
Le lendemain, Son Excellence [Ismaïloff] reçut une visite du président du Conseil pour les Affaires d'Occident. Il s'appelait Asschinoma, &
il était accompagné de quatre missionnaires, dont deux étaient MM. Paranim [Parennin] & Fridelly.
La conversation roula principalement sur le cérémonial qui devait s'observer à l'audience de l'ambassadeur, & l'on eut beaucoup de peine à s'accorder là-dessus. Son Excellence voulait
remettre elle-même ses lettres de créance à l'Empereur, & se dispenser de se prosterner trois fois en entrant dans la salle d'audience, ainsi que le pratiquent tous ceux qui se présentent
devant lui. Le président assura que ce que l'ambassadeur demandait était contraire à ce qui se pratiquait à la Chine depuis plusieurs siècles ; que les Empereurs n'avaient jamais reçu les lettres
de créance de leurs propres mains ; que la coutume était de les poser sur une table à quelque distance du trône, ou de l'endroit où l'Empereur s'asseyait ; & que c'était à l'officier préposé
pour cet effet à les lui remettre.
Le président invita l'ambassadeur à une fête que l'on devait donner dans un palais de la ville ; il lui dit que l'Empereur y serait, & qu'il pourrait lui parler ; ce qu'il accepta, à
condition qu'il pût lui remettre lui-même les lettres du Czar. On lui répondit que ce n'était ni le temps ni le lieu de le faire ; mais que l'Empereur se proposait de lui donner bientôt audience
& de recevoir ses lettres de créance à la manière accoutumée.
L'ambassadeur, craignant que son audience ne fût retardée, s'il voyait l'Empereur, après avoir donné la copie de ses lettres, refusa de se trouver à la fête : mais il parut par la suite que sa
crainte était mal fondée, & que l'Empereur n'avait d'autre dessein que de lui faire honneur.
Le 21, l'Allegadah vint lui rendre une seconde visite. Ses domestiques apportèrent du thé tout fait, quelques cruches d'arrack, & différentes espèces de fruits & de confitures. Il ne se
passa rien d'essentiel depuis ce jour-là, à la réserve de quelques allées & venues relatives au cérémonial, jusqu'au 17 que l'affaire fut terminée aux conditions suivantes : « Que
l'ambassadeur se conformerait à la coutume établie à la Cour de Pékin ; & que quand l'Empereur en enverrait un en Russie, on lui donnerait ordre de se conformer en tout à ce qui s'y pratique.
»
Cette affaire causa beaucoup d'embarras au ministère de Pékin ; & si elle fut terminée, nous en eûmes l'obligation aux missionnaires.
Le 28, qui était le jour fixé pour l'audience publique de l'ambassadeur, on amena des chevaux pour lui & pour sa suite ; parce que l'Empereur se trouvait alors à une maison de plaisance
appelée Tzan-Shu-Yang, située environ six milles à l'Occident de Pékin. Nous montâmes à cheval à huit heures du matin, & nous arrivâmes vers les dix heures à la Cour ; nous mîmes pied à terre
à la porte, qui était gardée par un gros corps de troupes. Les officiers ou chefs nous conduisirent dans une grande salle, où nous prîmes du thé pendant environ demi-heure, en attendant que
l'Empereur fût prêt à nous recevoir. Nous passâmes de là dans une Cour spacieuse, entourée de hautes murailles de briques, plantée de différents arbres champêtres d'environ huit pouces de
diamètre, qui me parurent être des tilleuls. Les allées étaient sablées avec du petit gravier, & la grande aboutissait à la salle d'audience, derrière laquelle sont les petits appartements de
l'Empereur. De chaque côté de la grande allée il y a des plates-bandes de fleurs & des canaux. Nous trouvâmes tous les ministres d'État & les officiers de la Cour assis sur des carreaux,
les jambes croisées, devant la porte de la salle, & en plein air. On avait gardé des places pour l'ambassadeur & les personnes de sa suite, & nous restâmes assis au froid jusqu'à ce
que l'Empereur fût entré dans la salle. Pendant tout cet intervalle, nous ne vîmes que deux ou trois domestiques, & tout était dans un profond silence. On monte à cette salle par sept marches
de marbre, qui occupent toute la longueur de l'édifice. Elle est pavée de carreaux de marbre noir & blanc qui forment un échiquier. Cette salle est entièrement ouverte du côté du midi, &
le comble est soutenu par un rang de colonnes de bois à huit faces parfaitement polies. Elle est fermée par une grande pièce de canevas, qui la garantit de la chaleur & de l'inclémence de
l'air.
Au bout d'environ un quart d'heure, l'Empereur se rendit dans la salle par une porte dérobée, & s'assit sur son trône, & toute la compagnie se leva. Le maître des cérémonies fit approcher
l'ambassadeur, & le conduisit d'une main, pendant qu'il tenait ses lettres de créance de l'autre. On posa les lettres sur une table destinée pour cet effet, ainsi qu'on en était convenu ;
mais l'Empereur fit signe à Son Excellence d'approcher. Il prit alors ses lettres, & suivi de l'Alloy, il s'avança vers le trône, s'agenouilla, & les mit devant l'Empereur, qui les toucha
avec la main, & lui demanda des nouvelles de Sa Majesté Czarienne. Il lui dit que, s'il l'avait dispensé du cérémonial établi dans son Empire, ce n'avait été qu'en faveur de l'amitié qu'il
avait pour son maître. Pendant cette cérémonie, qui ne fut pas longue, notre suite se tint en dehors de la salle & nous crûmes que tout était fini. Mais le maître des cérémonies reconduisit
l'ambassadeur, & donna ordre à la compagnie de se mettre à genoux, & de saluer neuf fois l'Empereur. Nous voulûmes nous dispenser de cette espèce d'hommage, mais il fallut nous y
soumettre. Le maître des cérémonies était debout, & donnait ses ordres en langue tartare, prononçant ces mots morgu & boss, dont le premier signifie,
courbez-vous, & le second, levez-vous : deux termes que je n'oublierai pas si tôt.
Ce cérémonial fini, le maître des cérémonies reconduisit l'ambassadeur & les six gentilshommes de sa suite, avec un interprète, dans la salle. Nos secrétaires, nos bas officiers & nos
domestiques restèrent dehors avec plusieurs courtisans & autres personnes de distinction. Nous nous assîmes à la file sur des carreaux à la droite du trône, & environ à dix-huit pieds de
distance. Nous avions derrière nous trois missionnaires, habillés à la chinoise, qui sont attachés à la Cour, & qui nous servirent tour à tour d'interprètes.
L'Empereur appela l'ambassadeur, lui toucha la main, & s'entretint familièrement avec lui sur différents sujets. Il lui dit, entr'autres choses, qu'il savait que Sa Majesté Czarienne
s'exposait à quantité de dangers, surtout sur l'eau, qu'il s'en étonnait ; qu'il le priait de vouloir suivre les conseils d'un vieillard, & de ne pas exposer sa vie à la merci des vents &
des flots, contre lesquels le courage n'était d'aucun secours. J'étais assez proche pour entendre ce témoignage d'amitié, de même que l'avis salutaire qu'il donnait au Czar.
Après cet entretien, l'Empereur présenta à Son Excellence une coupe d'or pleine de tarassun chaud. C'est une liqueur faite avec différentes espèces de grains, aussi claire & aussi forte que
du vin des Canaries, & qui flatte beaucoup plus le goût que l'odorat. On fit passer la coupe aux gentilshommes de sa suite : nous bûmes à la santé de ce monarque, lequel eut la bonté de nous
dire que cette liqueur nous fortifierait contre le froid. Il trouva que notre habillement ne convenait point à la froidure du climat d'où nous venions & je pense qu'il avait raison.
Les cinq fils de l'Empereur, les ministres & les Grands de la Cour étaient assis à la gauche du trône. Cependant on ne présenta du tarassun qu'aux gentilshommes de l'ambassadeur & aux
jésuites qui étaient avec eux. Nous vîmes ensuite arriver huit ou dix petits-fils de l'Empereur. Ils étaient tous bien faits & très bien habillés ; mais ils n'étaient distingués que par le
dragon à cinq griffes, qui était tissu sur leurs habits, & par une tunique de satin jaune qui portait le même emblème. Ils avaient sur la tête un petit bonnet fourré de martre-zibeline. Ils
furent suivis d'une bande de musiciens La salle était remplie de monde, & cependant tout était tranquille & sans confusion. Chacun sait ce qu'il a à faire, & les semelles de papier
que les Chinois portent font qu'on n'entend aucun bruit lorsqu'ils marchent. Tout s'exécute avec autant de régularité que de promptitude ; en un mot, il règne à la Cour de Pékin plus d'ordre
& de décence, que de grandeur & de magnificence. L'Empereur était assis sur son trône les jambes croisées. Il était habillé d'une espèce de manteau de martre-zibeline, dont la fourrure
était en dehors, & qui était bordée de peau d'agneau. Il portait par-dessus une longue tunique de satin jaune, tissue de dragons d'or à cinq griffes ; ce qui est une devise affectée à la
famille impériale. Il avait un petit bonnet rond bordé de peau de renard noir, dont le haut était terminé par une grosse perle faite comme une poire, du pied de laquelle pendait une houppe de
soie rouge. C'était toute la parure de ce puissant monarque. Le trône était aussi fort simple : il n'était que de bois, mais parfaitement bien travaillé. Il est élevé de cinq marches au-dessus du
plancher ; il est ouvert du côté de l'assemblée, & couvert de chaque côté d'un grand écran pour le garantir du vent.
Le maître des cérémonies & un petit nombre d'officiers du palais étaient vêtus de robes d'or & d'argent, avec des dragons monstrueux sur leur dos & sur leur poitrine. La plupart des
ministres d'État étaient mis très simplement, & n'avaient aucun de ces ornements ; à la réserve de quelques rubis, saphirs & émeraudes, taillés en forme de poires & attachés au haut
de leurs bonnets, au moyen d'un trou qu'on y pratique : ce qui diminue beaucoup leur prix, du moins chez les Européens. On apporta à Pékin un de ces rubis percés qui fut vendu pour une bagatelle,
& qui eût valu en Europe dix mille louis. Mais ces sortes de marchés sont fort rares, & on ne trouve pas toujours de pareils bijoux. Il paraît que les Chinois ne font pas grand cas des
diamants : on en voit peu chez eux, & encore sont-ils aussi mal taillés que les autres pierres de couleur.
Le 24, le maître des cérémonies vint inviter l'ambassadeur à la fête du nouvel an, qui est toujours le jour de la pleine lune. Elle devait se
donner le 29 au palais impérial de Tzan-Shu-Yang.
Le froid était si vif, que je vis des charrettes chargées traverser les fossés de la ville sur la glace.
Le 29, on envoya des chaises pour Son Excellence, & les personnes de sa suite. Nous arrivâmes au palais le soir, & logeâmes dans une maison qui était tout auprès. Il y avait à côté de
notre logement un très beau jardin avec un canal, du milieu duquel s'élevait une petite montagne artificielle, couverte de quelques arbres sauvages, à l'imitation de la nature. Nous montâmes au
haut par une rampe & nous découvrîmes de là tous les environs.
Comme la fête commençait le 30, nous nous rendîmes à la Cour. Le maître des cérémonies nous vint recevoir à la porte, & nous conduisit jusqu'au bas de l'escalier de la grande salle, où nous
prîmes nos places en plein air, parmi quantité de Grands, qui étaient assis sur des carreaux, les jambes croisées. L'Empereur arriva au bout d'un quart d'heure, s'assit sur son trône, & toute
la compagnie se leva. Les Chinois firent leurs révérences ordinaires ; mais on nous permit de saluer le prince à la mode de notre pays. Rien ne paraissait plus étrange à un Anglais, que de voir
des milliers de personnes à genoux, la tête penchée jusqu'à terre, devant un homme sujet aux mêmes infirmités qu'elles.
Nous entrâmes dans la salle, & l'ambassadeur s'approcha du trône pour complimenter Sa Majesté sur la nouvelle année. Tous les princes, les fils & les petits-fils de l'Empereur, le
Tushdu-Chan, & quelques autres personnes de distinction, se placèrent vis-à-vis de nous, à la gauche du trône. J'appris dans cette occasion, que la gauche est regardée chez les Chinois comme
la place d'honneur. Après que nous eûmes bu chacun une tasse de thé, l'Empereur fit approcher Son Excellence, & s'informa des coutumes & des cérémonies que l'on pratique dans les Cours de
l'Europe dans ces sortes d'occasions.
— J'ai appris, lui dit-il, qu'après avoir bu à la santé du prince, les Européens cassent leurs verres. Je trouve naturel que l'on boive, mais je ne comprends point la raison que l'on peut avoir
de casser les verres.
Et là-dessus il se mit à faire un grand éclat de rire.
La salle était si remplie de monde qu'un grand nombre de personnes de distinction furent obligées de rester dans la cour.
On nous servit ensuite à dîner ; on nous apporta les mets en très grand ordre, & on les plaça devant la compagnie sur de grandes tables. Tous les plats, à l'exception de ceux que l'on servit
à l'Empereur, étaient froids ; aussi eut-il soin de nous en envoyer quantité.
Après que le dîner fut fini, la fête commença par un combat de lutteurs chinois & tartares. La plupart étaient presque nus, & n'avaient pour tout habit qu'un caleçon de gros canevas. Ils
combattirent dans la cour, en face de la salle. Lorsque quelqu'un d'eux venait de recevoir quelque coup violent, ou se blessait en tombant (ce qui arrivait souvent), l'Empereur lui envoyait un
cordia, & donnait ordre de le panser. S'il arrivait qu'ils s'acharnassent un peu trop les uns contre les autres, il faisait signe qu'on les séparât. Ces marques d'humanité de la part du
monarque, rendaient ce spectacle plus supportable : car plusieurs de ces lutteurs recevaient des coups & faisaient des chutes si violentes, que j'étais surpris qu'ils ne se tuassent
point.
Ce spectacle fut suivi de quelques autres jeux & combats simulés. Les acteurs étaient armés, les uns, de lances, les autres, de haches d'armes ; les autres, de bâtons à deux bouts, de fléaux,
de tricots, & tous s'acquittèrent de leurs rôles avec beaucoup de dextérité.
Il parut ensuite deux corps de Tartares vêtus de peaux de tigres, armés d'arcs & de flèches, & montés sur des chevaux de haute taille. Ils combattirent d'abord comme ennemis, mais ensuite
ils se réconcilièrent, & commencèrent à danser au son des voix & des instruments. Leur danse fut interrompue par une espèce de géant, couvert d'un masque effroyable, habillé & monté
comme les Tartares, qui représentait le Diable. Après avoir attaqué à plusieurs reprises le corps réuni des Tartares, sans aucun succès, on le tua d'un coup de flèche, & on l'emporta en
triomphe. Les Tartares dansèrent, tenant un panier d'une main & une flèche de l'autre, avec laquelle ils raclaient en cadence le panier. Cette musique ne fut pas du goût des Italiens & je
m'aperçus que M. Mezzobarba ne put s'empêcher d'en rire. Pendant que les Tartares dansaient dans la cour, un des fils de l'Empereur qui pouvait avoir environ vingt ans, dansa seul dans la salle,
& attira sur lui les regards de toute l'assemblée. Ses mouvement furent d'abord si lents, qu'on ne s'en apercevait presque pas, mais ils devinrent ensuite plus vifs & plus animés.
L'Empereur fut de très bonne humeur, & parut prendre beaucoup de plaisir à la fête ; il goûta surtout beaucoup un carillon qu'un vieux Tartare exécuta sur de petites cloches, avec deux
baguettes d'ivoire. Il y avait quantité d'instruments, mais tous étaient dans le goût chinois. L'Empereur dit à S. E. qu'il comprenait parfaitement que cette musique ne pouvait plaire à un
Européen, mais qu'il était naturel que chaque nation préférât la sienne à celle des autres.
Après que la danse fut finie, on suspendit une espèce de gros tonneau entre deux poteaux, qu'on avait dressés pour cet effet dans la cour. On mit dedans trois enfants, qui firent divers tours
d'adresse, qu'il serait trop ennuyeux de détailler. Ce divertissement dura jusqu'au coucher du Soleil, & l'on congédia la compagnie.
La fête recommença le lendemain ; mais nous ne fûmes à la Cour que le soir, le feu d'artifice ne devant se tirer qu'au coucher du Soleil. On nous fit traverser un jardin situé à l'Orient du
palais, au milieu duquel il y avait un grand bâtiment entouré de galeries couvertes, & au-devant un canal avec un pont. Nous nous plaçâmes dans l'allée vis-à-vis la galerie où l'Empereur
devait se trouver avec sa famille. Le kutuchtu était auprès de nous dans sa tente, dont la porte était gardée par un de ses lamas. Ce prêtre ne sortit jamais de sa tente. Tous les Grands de
l'État & les officiers de la Cour étaient assis sur des carreaux le long du canal. Le feu d'artifice était placé de l'autre côté, & l'on n'en laissait approcher personne.
Vers les cinq heures du soir, le signal ayant était donné, il partit un serpentin de la galerie où était l'Empereur, & dans l'espace de quelques minutes, on vit plusieurs milliers de
lanternes allumées. Ces lanternes étaient faites de papier de différentes couleurs, rouge, bleu, vert & jaune ; elles étaient attachées à des poteaux d'environ six pieds de haut, dispersés
dans le jardin : ce qui formait un coup d'œil admirable.
On donna un autre signal pour tirer les fusées : elles s'élevèrent à une hauteur prodigieuse, & il en sortit une infinité d'étoiles de plusieurs couleurs, lesquelles furent suivies d'une
quantité de pétards, dont l'explosion était aussi forte que celle d'un coup de canon, & qui représentaient différentes couleurs & diverses figures enflammées. Ce spectacle dura l'espace
de trois heures.
On avait suspendu vis-à-vis la galerie où était l'Empereur, un grand vaisseau rond d'environ vingt pieds de diamètre, entre deux poteaux de trente pieds de hauteur.
Il partit de la galerie un serpentin, qui mit le feu à une mèche qui pendait au vaisseau, & dans l'instant le fond éclata avec un bruit épouvantable. Il en sortit un treillage de feu de
différentes couleurs, qui descendait jusqu'à terre, & qui dura dix minutes. Il me parut que ce treillage était composé de différentes espèces de phosphores : car je ne vis personne auprès de
la machine.
Après que le treillage fut éteint, le feu prit à une petite mèche qui pendait du milieu du vaisseau ; & il ne s'y fut pas plus tôt communiqué, qu'il en sortit trente lanternes de papier de
différentes couleurs, attachées les unes aux autres, qui descendaient jusqu'à terre. Elles s'allumèrent d'elles-mêmes, & formèrent une colonne bien proportionnée, dont la lumière était
variée. Elle fut suivie de dix à douze autres plus petites, qui s'allumèrent en sortant. Il sortit du vaisseau mille lanternes plus petites les unes que les autres : ce qui formait un spectacle
des plus amusants.
Je fus étonné que l'artiste eût pu enfermer une aussi grande quantité de lanternes dans une machine aussi simple & aussi petite, & cela avec tant d'ordre qu'elles s'allumaient
d'elles-mêmes, en tombant avec autant de régularité que si on les eût conduites avec la main, sans que pas une ne s'éteignît. Ce spectacle termina le premier jour de la fête.
Le 21, qui était le jour destiné pour la chasse de l'Empereur, on nous amena à une heure du matin des chevaux pour l'ambassadeur & les
personnes de sa suite. Nous partîmes sur-le-champ, & après avoir fait environ six milles, nous arrivâmes à la porte du palais de Chayza, où un officier vint nous recevoir, & nous
conduisit à travers la forêt, à une maison de plaisance, éloignée d'environ un mille de la porte, & où l'Empereur avait couché la nuit précédente. Le bâtiment était petit, mais fort propre,
entouré d'un double rang de galeries du côté de la forêt, & l'on y arrivait par une avenue plantée de plusieurs rangs d'arbres. Nous mîmes pied à terre à quelque distance du palais, & le
maître des cérémonies, qui était venu au-devant de nous, nous conduisit dans la galerie. Nous n'y fûmes pas plus tôt, que l'Empereur, qui s'était levé longtemps avant que nous arrivassions,
envoya saluer l'ambassadeur par un de ses eunuques, qui nous fit donner du thé & d'autres rafraîchissements.
Au midi du palais il y a un canal d'eau claire, & plusieurs grands viviers qui contribuent à embellir ce lieu charmant. On avait dressé à quelque distance un millier de tentes, où les
courtisans & les Grands avaient couché la nuit précédente. Après le déjeuner, l'Empereur, qui aimait beaucoup les armes à feu, envoya prier Son Excellence de lui montrer son fusil, & le
lui renvoya avec quelques-uns des siens. Ils étaient tous à mèche : les Chinois prétendant que les pierres à fusil acquièrent dans leur climat une humidité qui les empêche de prendre feu ; je
m'aperçus cependant qu'il ne produisait aucun effet sur les nôtres.
On fit un signal pour annoncer l'arrivée de l'Empereur ; tous les Grands se rangèrent à la file depuis le bas de l'escalier, jusqu'au chemin qui conduit à la forêt ; ils étaient tous à pied, en
habits de chasse, pareils à ceux des officiers de cavalerie, & armés d'arcs & de flèches. Nous eûmes une place assignée ; nous saluâmes l'Empereur, qui nous salua à son tour avec un
souris gracieux, & nous fit signe de le suivre. Il était assis, les jambes croisées, dans une espèce de palanquin que quatre hommes portaient sur leur dos. Il avait devant lui son fusil, son
arc & son carquois. C'est ainsi qu'il chassait depuis quelques années, mais dans sa jeunesse, il allait tous les étés à plusieurs journées de la Grande muraille, avec les princes ses fils
& plusieurs personnes de distinction, chasser dans les bois & les déserts, où il restait deux ou trois mois, sans porter d'autres provisions que le simple nécessaire, se contentant
souvent de ce qu'il prenait dans les forêts de la Tartarie. Le but qu'il se proposait dans cette conduite était d'accoutumer les officiers de son armée à la fatigue, de les empêcher de s'amollir
dans les délices de Pékin, & en même temps de leur inspirer par son exemple l'amour de la peine & du travail.
Aussitôt que l'Empereur fut passé, nous le suivîmes à quelque distance jusques dans une forêt où nous formâmes un grand demi-cercle. L'Empereur se mit au centre, ayant à sa droite huit ou dix de
ses fils, & à sa gauche l'ambassadeur, à environ cinquante pas de distance. Il avait auprès de lui son Grand veneur, avec quelques lévriers, & le Grand fauconnier, qui portait les
faucons. Je ne pouvais me lasser d'admirer la beauté de ces oiseaux ; la plupart étaient aussi blancs que des colombes, avec une ou deux plumes noires aux ailes & à la queue. On les apporte
de la Sibérie, ou des pays situés au Nord de la rivière d'Amur.
Nos ailes s'étant étendues, on fit lever quantité de lièvres que l'on chassa vers le côté où était l'Empereur, qui en tua plusieurs à coups de flèches, & lorsqu'il en manquait quelqu'un, il
faisait signe aux princes de le poursuivre, & ils ne manquaient pas de le tuer. Il était défendu à qui que ce fût de tirer aucune flèche, ni de sortir de son rang. J'ai remarqué ci-dessus,
que l'on observe les mêmes règles chez les Mongales.
Au sortir de là, nous avançâmes vers l'Orient jusqu'à un endroit couvert de taillis & de roseaux, où nous tuâmes quantité de faisans, de perdrix & de cailles. L'Empereur quitta son arc
& ses flèches, & prit un faucon, qu'il lâchait lorsque l'occasion s'en présentait. Les faucons poursuivaient les faisans lorsqu'ils prenaient leur essor, & les prenaient parmi les
roseaux ou les buissons où ils se cachaient.
Après avoir fait deux ou trois milles de plus dans la forêt, nous entrâmes dans un bois de futaie, où nous trouvâmes quantité de bêtes fauves. Les jeunes gens battirent le bois, & le reste de
la compagnie se tint dehors. Il passa beaucoup de gibier auprès de nous : mais personne n'osa tirer une flèche que l'Empereur n'eût tué un cerf ; ce qu'il fit avec beaucoup de dextérité. Il
permit ensuite aux princes de tirer sur les chevreuils parmi lesquels il s'en trouva un de ceux qui portent le musc, que l'on appelle kaberda en Sibérie, & dont j'ai donné ci-dessus la
description. Le musc de la Chine est extrêmement fort, & par conséquent supérieur à celui du Nord.
Il y avait six heures que nous étions à cheval, & quoique nous eussions déjà fait environ quinze milles d'Angleterre, nous ne voyions point encore le bout de la forêt. Nous tournâmes du côté
du midi, & nous arrivâmes dans un terrain marécageux couvert de roseaux fort hauts, d'où nous fîmes lever quantité de sangliers ; mais comme ce n'était pas la saison de les tuer nous les
laissâmes tous échapper. La chasse de ces animaux passe pour infiniment plus dangereuse qu'aucune autre que ce soit, à l'exception de celle du lion & du tigre. Chacun les évitait & il y
en eut plusieurs qui percèrent les cavaliers. L'Empereur était escorté d'une compagnie d'hommes armés de lances.
Nous chassâmes jusques vers les quatre heures du soir, après quoi nous nous rendîmes à une haute montagne artificielle, de figure carrée, élevée au milieu de la plaine, sur le sommet de laquelle
on avait dressé dix à douze tentes pour la famille impériale. On y arrivait par plusieurs sentiers bordés d'arbres de chaque côté. Il y avait au midi une grande pièce d'eau, d'où je crois qu'on
avait tiré la terre nécessaire pour la former.
On dressa des tentes à quelque distance pour les gens de distinction & les officiers de la Cour. Nous logeâmes à environ 600 pieds de là, sous de petites tentes fort propres, couvertes de
roseaux ; moyennant quoi l'Empereur découvrait toutes les tentes & une grande partie de la forêt, & le tout ensemble formait le plus beau coup d'œil du monde.
À peine eûmes-nous mis pied à terre, que le maître des cérémonies vint demander à S. Exe. de la part de l'Empereur si sa façon de chasser lui avait plu. Il répondit que oui, & témoigna en
même temps combien elle était sensible à l'honneur que lui faisait S. M.
Ce prince nous envoya quantité de mets de toute espèce. L'officier qui les avait fait apporter nous montra plusieurs plats qu'on avait pris sur la table de l'Empereur, & qui consistaient en
mouton : venaison, faisans & autres sortes d'oiseaux sauvages...
Nous recommençâmes la chasse le lendemain matin, & elle fut aussi variée que la première...
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Cartes de Sibérie/Tartarie :
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Lire aussi :
Histoire :
- Gaston Cahen : Les relations de la Russie avec la Chine, fin XVIIe, début XVIIIe.
- Gaston Cahen : Deux ambassades chinoises en Russie au début du XVIIIe.
- William Coxe : Conquête de la Sibérie et commerce russo-chinois.
- Négociations du traité de Nershinsk, extrait de Du Halde, Description, t. IV.
Journaux d'ambassades :
- Adam Brand : Relation du voyage de M. Evert Isbrand en 1692-94.
- Laurent Lange : Journal du voyage à la Chine, 1715-1717.
- Lorenz Lange : Journal de la résidence à la cour de Pékin, 1721-1722.
- Lorenz Lange : Journal of the residence at the court of Pekin, 1721-1722.
Et, bien entendu, en études contemporaines disponibles sur internet :