Charles Compan (~1740-)

Charles Compan (~1740-) : Danses des Chinois. Un article du Dictionnaire de danse. Cailleau, imprimeur-libraire, Paris, 1787, tome I, pages 53-80.


DANSES DES CHINOIS

Un article du Dictionnaire de danse.

Contenant l'histoire, les règles & les principes de cet art, avec des réflexions critiques, & des anecdotes curieuses concernant la danse ancienne & moderne ; le tout tiré des meilleurs auteurs qui ont écrit sur cet art.

Cailleau, imprimeur-libraire, Paris, 1787, tome I, pages 53-80.



Texte intégral
(titres de section rajoutés) :
[Ancienne musique, anciennes danses] - [Les petites danses] - [Les six sortes de musique]
[Dialogue entre Confucius & Pin-Mou-Kia, sur la danse de Ou-ouang]
[Précis fait par Confucius lui-même] - [Les danses modernes]
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[Ancienne musique, anciennes danses]

Le grand empereur Kang-hi, prince non moins habile dans les sciences que dans l'art du gouvernement, vit avec regret la perte qu'on avait faite de l'ancienne musique & des anciennes danses, & le peu d'ardeur que les lettres de son temps témoignaient pour tâcher de la réparer. Il en fît des reproches aux principaux doreurs de l'empire qui approchaient le plus de sa personne ; il les exhorta, les pressa à ne rien oublier pour faire revivre ces arts merveilleux, par lesquels les premiers maîtres de l'empire avaient opéré de si belles choses. Le célèbre Ly-Koang-ty, savant du premier mérite, ministre habile, grand capitaine, ami & favori de l'empereur, fut celui de tous les savants qui s'appliqua à contenter son maître. Dans la recherche que l'empereur fit faire de tous les anciens monuments, Ly-Koang-ty déterra un livre qui, sous un titre peu spécieux, lui parut renfermer les principaux usages de la première antiquité ; c'est ce même livre qu'il a expliqué, & sur lequel il a fait des commentaires fort estimés par les Chinois. Il ajouta à ce premier ouvrage une analyse de tous les morceaux qu'il put trouver sur la musique & la danse, dans tous les livres qui étaient dans la bibliothèque de l'empereur. Comme c'est le meilleur ouvrage qui ait paru dans ce genre, le père Amiot s'est déterminé à le traduire, avec le secours d'un habile lettré, & de quelques musiciens chinois ; il s'est appliqué à donner les anciens textes aussi littéralement qu'il a été possible.

Dès le temps de Fou-hy, jusqu'à celui des Tcheou, inclusivement, le lieu où se faisaient les études était dans l'enceinte même du palais. C'est dans ce collège, ou académie impériale, qu'on enseignait l'ancienne doctrine. Les deux grands mandarins de musique en étaient les chefs. Les fils de l'empire, c'est-à-dire, les fils des grands, les enfants des mandarins du premier ordre, des magistrats des différents tribunaux, &c. devaient apprendre les règles & les usages de la musique & de la danse.

Les effets que la musique & la danse devaient produire sur eux, c'était d'être bons au-dedans d'eux-mêmes, & aimables au-dehors ; d'aimer les sciences & ceux qui les cultivent ; de leur inspirer la droiture, la modestie, la confiance, le respect pour ses parents, la tendresse pour ceux de qui on tient le jour, & un amour universel pour tous les hommes.

La musique des danses, & les danses elles-mêmes, ont été en usage depuis le temps de Houang-ty, jusqu'à celui de Tcheou, inclusivement, c'est-à-dire, pendant 2.450 ans, suivant le calcul de presque tous les historiens.

Voici le nombre de ces anciennes danses :
Yun-men, la porte des nues.
Ta-kuen, la grande tournante.
Ta-hyen, la tout ensemble.
Ta-tao, la cadencée.
5° La grande hya, ou la vertueuse.
Ta-hou, la bienfaisante.
Ta-ou, la grande guerrière, parce que dans ses évolutions elle exprimait les actions des guerriers en général, ou quelque victoire en particulier.

On s'en servait aussi dans les cérémonies qu'on faisait en l'honneur des ancêtres, & surtout du fondateur de la dynastie, pour se rappeler le souvenir de leurs belles actions.

Ces danses étaient en usage pour les sacrifices qu'on offrait au Ciel, aux esprits qui y font leur séjour, & aux astres qui l'embellissent au-dehors. Elles étaient aussi pour les sacrifices qu'on offrait à l'esprit de la terre, à tous les autres esprits inférieurs. Elles servaient aussi pour les cérémonies qu'on faisait en l'honneur des ancêtres, & pour les sacrifices par lesquels on voulait honorer les mânes des empereurs des autres races ; mais pour conserver une uniformité dans les danses, on employait quelquefois, pour quelque sacrifice que ce fût, la danse ta-tao préférablement à la danse propre du sacrifice dont il s'agissait.

Il y avait encore une danse nommée chao, d'un instrument que le danseur tenait à la main. Cet instrument avait la figure d'un 2 de chiffre, ou d'une S renversée.

Dans la musique pour les sacrifices, l'on dansait la ou-hien-tché, qui veut dire, danse qui imite le mouvement des eaux, lorsqu'elles sont agitées par un doux zéphir.

Les deux grands maîtres de musique étaient aussi chargés d'apprendre à la jeune noblesse qui était confiée à leurs soins, non seulement les grandes danses dont nous venons de parler, mais encore celles qui portaient le nom de petites danses.


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[Les petites danses]

Les petites danses étaient celles qu'on apprenait dans la première jeunesse. Voici ce qu'on lit dans le Livre qui traite des anciens usages :

« À l'âge de 13 ans il faut apprendre la danse ou-tchao ; à l'âge de 15 ans, la danse ou-siang. Mais quand on a atteint l'âge de 20 ans, il faut apprendre la danse ta-hia, & les autres. »

On voit par ce passage qu'on ne commençait à apprendre les grandes danses qu'à l'âge de 20 ans; que de 13 à 15 on apprenait les petites danses, & que de 15 à 20 on ne faisait que s'exercer dans celles qu'on savait déjà.

Ces petites danses étaient au nombre de six.

La première était celle de fou-ou, danse du drapeau ; celui qui la dansait tenait en main un petit étendard chamarré de jaune, blanc, bleu, noir, &c. ; c'est ce qui a fait donner à cette danse le nom de fou-ou, qui signifie toile de différentes couleurs.

La seconde était celle des plumes blanches, appelées yu-ou, qui étaient au bout d'une baguette que tenait en main le danseur.

La troisième était celle de hoang, ou du phénix. Le danseur avait en main un petit bâton surmonté de plus de cinq couleurs, qu'on supposait dans celles du phénix.

La quatrième était celle de la queue de bœuf, mao-ou, parce que le danseur tenait en main une façon de queue de bœuf, avec laquelle il faisait ses évolutions.

La cinquième était appelée kan-ou, ou la danse du dard, à cause de l'instrument que le danseur tenait en main. Cet instrument s'appelait kan ; c'était une espèce de dard fait en forme de flamore.

Enfin la sixième, appelée gen-ou, était appelée la danse de l'homme, parce que les danseurs avaient les mains libres, & ne portaient rien avec quoi ils pussent faire leurs évolutions.


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[Les six sortes de musique]

Les anciens Chinois avaient six sortes de musique. Celle de la schang était consacrée à chanter les vertus ; la musique hien tché avait pour objet de ses chants tout ce qui mérite des éloges ; la musique chao était faite pour l'union & la concorde ; la musique hya était destinée à chanter les sujets grands & sublimes. La musique yu était la musique nécessaire, & la musique tcheou était ce qu'ils appelaient la musique parfaite. Ces deux dernières sortes de musique doivent leur origine aux fondateurs de ces deux dynasties. Avec ces différentes musiques étaient comprises les six sortes de danses dont nous venons de parler ; les unes & les autres n'avaient qu'un même objet, qui était la recommandation de la vertu.

Le soin des instruments qui concernaient les danses était confié aux mandarins qui présidaient à ces mêmes danses. Par ces instruments il faut entendre le yu (les plumes) ; le yao (petite flûte à trois trous) ; le kan (espèce de bouclier), & le tsi (espèce de hache). Le maître du yao enseignait à faire usage du yu. Il avait soin d'imaginer de temps en temps quelques nouvelles combinaisons dans les manières de se servir de ces plumes. La danse yu était une danse douce, ravissante ; il n'en était pas de même de la danse ou-kan, qui était une danse guerrière ; c'est pourquoi ceux qui y présidaient étaient chargés de tous les instruments guerriers des autres danses. C'est sous Tcheou-coung qu'on commença à distinguer les mandarins des danses, d'avec ceux de la musique.

Avant que de composer la musique, dit l'auteur chinois, il faut l'avoir déjà dans le cœur ; les sons de la voix ne sont que l'image de la musique ; l'observation des règles, l'arrangement des parties, la combinaison des tons, sont ce qu'on appelle la mélodie. Le sage a déjà la musique dans son cœur ; il se plait à en produire l'image, & les tons qu'il forme produisent, par leur arrangement & leur variété, une mélodie charmante. C'est pour cette raison que, lorsqu'on veut faire exécuter la musique, on commence par donner le signal ; les musiciens préparent alors leurs instruments, & les danseurs font trois pas pour se disposer à faire leurs évolutions ; la danse finie, les danseurs se retirent, & tous les instruments se font entendre à la fois. Quoique cette musique & cette danse soient dans un mouvement précipité, elles ne laissent pas que d'être douces & agréables. Le sens en est des plus profond, & à la portée de tout le monde : le sage est ravi de l'entendre ; il ne voudrait pas transgresser une seule des règles suivant lesquelles elle est composée, puisqu'elles n'ont été dictées que par la vertu, & qu'après l'avoir entendu il ne se trouve que plus porté à l'observation de la justice.

Lorsque nous entendons chanter un yu, nous sommes ravis d'aise ; lorsque nous voyons les danses kan & tsi, que les danseurs se courbent ou se redressent, s'avancent ou se reculent, nous nous sentons porter à la gravité ; quand nous assistons à la danse tchou-tchao, accompagnée de la musique essentielle, nous ne saurions nous empêcher d'avoir une contenance majestueuse ; nous sommes pénétrés de respect pour cette danse, persuadés qu'elle nous vient du Ciel.

Il est dit dans les anciens livres, que la musique & la danse sont les plus importantes de toutes les affaires ; ce n'est pas sans d'excellentes raisons qu'on leur a donné cette préférence.


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[Dialogue entre Confucius & Pin-Mou-Kia, sur la danse de Ou-ouang]

Pour achever de faire connaître le caractère & toute l'excellence de la musique & de la danse des anciens Chinois, nous ajoutons ici le fameux dialogue entre Confucius & Pin-Mou-Kia, sur la danse de Ou-ouang, premier empereur de la dynastie de Tcheou, qui était la troisième, qui commença 1.122 ans avant Jésus-Christ, & finit 248 ans avant Jésus-Christ. Pour ne point altérer la substance de ce petit ouvrage, monument immortel de la gloire des anciens Chinois, nous donnerons le texte suivi de l'explication, d'après la traduction qu'en a fait le père Amiot.


Texte I

Pin-Mou-kia était assis à côté de Confucius ; le discours tomba sur la musique.

— D'où vient, dit Confucius, que dans la musique de Ou-ouang, on battait si longtemps sur le tambour avant que de commencer les danses ?

— On craignait, répondit Pin Mou-kia, que les spectateurs ne fussent occupés dans le fond du cœur de quelques sentiments contraires à ce qu'on se proposait ; on les disposait insensiblement, par le bruit du tambour, à prendre les impressions qu'on voulait leur donner.

Explication
Le sens de la demande que fit Confucius à l'occasion de la musique du grand Ou-ouang, est à peu près celui-ci : Pourquoi, avant que de danser, employait-on un temps très considérable à préparer les spectateurs à voir cette danse ? La réponse de Pin-Mou-kia doit s'entendre ainsi : Lorsque Ou-ouang composa ces danses & la musique qui les accompagne, non seulement il avait déjà conclu dans son cœur la perte de Tcheou-ouang, mais il avait déjà exécuté son dessein. Il fallait que ses sujets entrassent dans ses vues. Les danses & la musique qu'il leur donnait devaient les disposer à le seconder ; mais afin que l'effet fut tel qu'il se proposait, il faisait battre longtemps sur le tambour, tant pour rendre les spectateurs attentifs, que pour les disposer à avoir des sentiments guerriers & exempts de compassion.


Texte II

— Pourquoi, demanda encore Confucius, dans la musique du même Ou-ouang, syncopait-on chaque note, & les liait-on tellement les unes aux autres, qu'il n'y avait aucun repos marqué ?

— La raison de cela, dit Pin-Mou-kia, est que cette musique exprimait les sentiments dont Ou-ouang était pénétré.

Explication
Par les notes syncopées il faut entendre ici celles qu'on prononce d'une manière presque tremblante ; c'était précisément celles qu'il fallait pour exprimer les sentiments de Ou-ouang, qui, croyant n'avoir contribué à la perte de Tcheou-ouang, que pour obéir au Ciel, ne laissait pas cependant que de témoigner quelques regrets. Ces notes syncopées étaient nécessaires aussi pour exprimer les perplexités de Ou-ouang, lorsqu'il sent qu'il était destiné pour délivrer le monde du méchant prince qui le gouvernait. Ce chant ne s'exécutait point par les danseurs ; il y avait pour cela des chantres particuliers qui étaient dans le fond de la salle, tandis que les danseurs n'en occupaient que la première entrée. Les paroles de ce chant exprimaient les raisons qu'on avait eu de perdre Tcheou-ouang, & les moyens qu'on avait employés pour en venir à bout. Les danses mettaient sous les yeux ce que les paroles avaient fait couler dans le cœur.


Texte III

— Mais encore, répliqua Confucius, que pensez-vous de ces gestes passionnés qu'on faisait, soit en tournant de différentes façons les mains au-dessus de la tête, devant & derrière soi, soit en frappant la terre du pied, d'une manière indécente dans toute autre circonstance ?

— Ces gestes étaient alors nécessaires, répondit Pin-Mou-kia, pour inspirer le courage.

Explication
Au commencement de la danse on faisait des gestes passionnés avec les mains & les pieds. Cela se faisait particulièrement pour ôter aux spectateurs la compassion qu'ils pouvaient avoir pour le triste sort de Tcheou-ouang.


Texte IV

— Pourquoi, ajouta Confucius, dans le temps que les danseurs fléchissaient le genou droit, tenant le genou gauche élevé, Ou-ouang était-il tranquillement assis ?

— Ou-ouang n'était pas assis, répondit Pin-Mou-kia.

Explication
La réponse de Pin-Mou-kia est courte, mais elle renferme bien des choses ; car c'est comme s'il avait dit : la danse qu'on faisait en présence de Ou-ouang était une danse guerrière ; elle représentait la fameuse bataille ou Tcheou-ouang fut défait, & périt misérablement. Un tel spectacle devait faire, sur l'esprit de Ou-ouang, une impression assez forte pour l'empêcher d'être tranquillement assis. D'ailleurs il était trop humble, & avait assez de politique pour ne pas montrer une sorte de douleur lorsqu'on lui rappelait le triste sort d'un prince dont il n'avait occasionné la perte que malgré lui, pour ainsi dire, car telle était la volonté du Ciel.


Texte V

— La musique de Ou-ouang était-elle dans le ton chang ?

— Non, répondit Pin-Mou-kia.

— Sur quel ton était-elle donc, répartit Confucius ?

— Les maîtres de musique qui vinrent après Ou-ouang, répondit Pin-Mou-kia, expliquèrent mal à propos comment la musique de Ou-ouang devait être dans le ton chang ; c'est faire injure à ce grand homme, que de le faire auteur d'une musique qui ne partit jamais que d'un cœur pervers.

— Je suis bien aise de ce que vous me dites là, répliqua Confucius ; vos paroles s'accordent avec ce que j'ai entendu autrefois de la propre bouche du grand Tchang-houng.


Explication
Il est dit dans le Kouo-yu, que la musique de Ou-ouang était dans le ton koung. On sait d'ailleurs que, dans les sacrifices qu'on faisait sous la dynastie Tcheou, on n'employa jamais de musique qui fût dans le ton chang. Quoique dans la suite on ait introduit le ton chang dans la musique ta-ou, ce n'est pas à dire que Ou-ouang soit l'auteur de cette addition. Ce prince était trop sage pour avoir mis dans sa musique un pareil ton ; son cœur ne fut jamais porté à la cruauté.


Texte VI

Après ces mots, Pin-Mou-kia se leva debout devant Confucius ; il lui dit :

— Maître, vous m'avez fait bien des questions sur tout ce qui regarde la danse de Ou-ouang ; vous avez paru satisfait de mes réponses. Je crains néanmoins de ne m'être pas assez bien expliqué.

— Asseyez-vous, lui dit Confucius.

— Je voudrais bien, reprit Pin-Mou-kia, que vous eussiez la bonté de m'expliquer à votre tour, pourquoi, avant que de commencer la danse, les danseurs des deux côtés se tenaient pendant un espace de temps considérable immobiles, & cependant dans une contenance guerrière.

— Ce ne fut qu'après la mort de Tcheou-ouang, répondit Confucius, que Ou-ouang composa la danse & la musique dont il s'agit. Il voulut qu'elles représentassent l'action qui délivra le monde du méchant prince qui le gouvernait. Les danseurs qui des deux côtés se tenaient immobiles comme des montagnes, tenant à la main les uns le kan, & les autres le tsi, représentaient l'intrépidité de Ou-ouang, & le courage avec lequel il exécuta les ordres du Ciel. Les gestes que les danseurs faisaient avec les mains & les pieds d'une manière qui semblait ne respirer que la guerre, représentaient Tay-koung, général des troupes de Ou-ouang. Les danseurs qui, à la fin de la danse, s'asseyaient les uns vis-à-vis des autres, représentaient Tcheou-koung-tan, & Chao-koung- ché, ministres de Ou-ouang, lesquels désignaient eux-mêmes l'empire.

Explication
Avant la danse, on avait soin de tout préparer. On avertissait les danseurs de se tenir prêts. Ceux-ci étaient rangés l'un à côté de l'autre, moitié de chaque côté. Ils étaient d'abord debout & immobiles, comme gens qui attendent. Quoique Pin-Mou-kia sût en général ce que cette danse exprimait, il était bien aise d'en apprendre le détail de la bouche même de Confucius. Les paroles de ce grand homme apprennent que si Ou-ouang détrôna & fit périr Tcheou-ouang, ce ne fut que pour exécuter les ordres du Ciel. À l'égard des gestes que les danseurs faisaient avec rapidité, & d'une manière qui semblait ne respirer que les armes, ils représentaient l'activité, le courage & l'ardeur du général Tay-koung, par le moyen duquel Ou-ouang gagna la célèbre bataille qui le mit en possession de l'empire. Le repos que prenaient les danseurs un peu avant que la danse finît, désignait le repos qui avait été rendu à l'empire par la mort de Tcheou-ouang. Dans la musique qu'on jouait pendant les danses, il y avait le ton chang, mais ce ton n'est pas défendu lorsqu'il est pour accompagner les danses, ou pour faire danser. D'ailleurs on ne proscrit le ton chang que lorsqu'il est le principal de la pièce, ou, pour mieux dire, que lorsque la pièce est dans le ton chang. Confucius n'a pas dit tout cela dans sa réponse, parce qu'il était convaincu que Pin-Mou-kia ne l'ignorait pas.


Texte VII

— Dans la danse de Ou-ouang, continua Confucius, les danseurs venaient tous les bras levés, regardant le nord. Leurs gestes exprimaient la manière dont périt le dernier des Chang (Tcheou-ouang). Ils se transportaient ensuite du côté du midi. Là ils semblaient recevoir les hommages des provinces méridionales : ils se séparaient en deux parties, dont l'une représentait Tcheou-koung, & l'autre Chao-koung-ché. Enfin les danseurs, debout & immobiles, représentaient l'univers rendant hommage à Ou-ouang.

Explication
Confucius explique en peu de mots les six parties de cette danse à Pin-Mou-kia. Il dit, 1° Que les danseurs venaient tous les bras élevés, regardant le nord, comme s'ils avaient vu Ou-ouang venir à eux. On frappait alors sur le tambour. Les danseurs tenaient en main les uns le kan, & les autres le tsi. 2° Que leurs premiers gestes, leurs pas, leurs attitudes, représentaient le combat dans lequel Tcheou-ouang périt. 3° Que la troisième partie de la danse désignait Ou-ouang allant du côté du midi. 4° Que la quatrième représentait ce prince recevant les hommages des provinces méridionales, qui le reconnaissent enfin pour leur véritable empereur & leur légitime souverain. 5° Que la séparation qui se faisait entre les danseurs, représentait les deux ministres dont on a déjà parlé, n'étant plus occupés que du soin de traiter les affaires de l'empire. 6° Que la sixième partie, enfin, représentait le repos dont l'univers jouissait sous le règne d'un prince aussi recommandable que l'était Ou-ouang. Les danseurs étaient alors gravement assis, & passaient ainsi un espace de temps considérable : ils représentaient par là Ou-ouang tenant son lit de justice.


Texte VIII

Les pas que les danseurs divisés en deux rangs faisaient à droite & à gauche, en avant & en arrière, les gestes dont ils accompagnaient ces évolutions, tout cela fut établi par Ou-ouang pour inspirer à ses nouveaux sujets une crainte salutaire. La promptitude avec laquelle les danseurs se retiraient dans le même ordre qu'ils étaient venus, était l'image de la promptitude avec laquelle Ou-ouang, après la défaite de Tcheou-ouang, reçut les hommages de tout l'empire. La manière grave dont les danseurs se tenaient debout les uns vis-à-vis des autres, représentait le respect des rois étrangers, qui venaient à leur tour reconnaître la souveraineté de Ou-ouang.

Explication
Les danseurs des deux côtés tenaient des espèces d'armes de la main droite, & une espèce de bouclier de la main gauche. Il y avait une petite cloche attachée à chaque bouclier. Ou-ouang qui venait de conquérir l'empire, voulait, par cet appareil guerrier & extraordinaire, inspirer de la terreur à ses nouveaux sujets, & empêcher par là qu'on ne tramât aucune révolte contre lui. La division des danseurs en deux rangs représentait les deux armées en présence. La retraite des danseurs figurait la promptitude avec laquelle Ou-ouang fut victorieux & triomphant. L'inaction des danseurs pendant un certain temps, représentait les rois & les peuples rendant hommage à Ou-ouang, & recevant de sa main libérale la paix & la tranquillité.


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[Précis fait par Confucius lui-même]

Voilà à peu près le sens du dialogue entre Confucius & le musicien Pin-Mou-kia : ce qui suit est un précis fait par Confucius lui-même.


Texte IX

Vous avez sans doute entendu parler de la fameuse revue que Ou-ouang fit de ses troupes dans la prairie qu'arrose le fleuve Jaune, & qui porte le nom de Mou-yé. C'est à la tête de ces mêmes troupes qu'il alla combattre Tcheou-ouang, & qu'il remporta sur lui une victoire complète. Après la mort du dernier des Chang, il se retira dans le pays des Tang (c'est à Po-tcheou-ou Ho-nan) ; il y fut à peine arrivé, que, sans descendre de son char, il fit la distribution suivante : Il assigna à un des descendants de Hoang-ty, le pays de Kié, dont il lui donna la souveraineté. Un des descendants d'Yao reçut pour apanage le pays de Tcheou (dans le Hou-kouang). Un de ceux qui reconnaissaient Chun pour leur ancêtre, fut fait roi de Tchen (dans le Ho-nan). Après avoir ainsi pourvu à l'établissement de ces trois familles, il descendit de son char ; il donna la principauté de Ki à un des descendants du grand Yu, & celle de Soung à un des petits-fils d'Yu. Il se transporta ensuite au tombeau de l'illustre Pi-kan (ministre de Tcheou-ouang, à qui ce prince cruel fit arracher le cœur pour complaire à Ta-ki, sa perfide épouse). Il fit tomber les fers des mains de Ki-tsée (autre ministre de Tcheou-ouang, qui était alors prisonnier), & lui donna une des grandes magistratures de l'empire, en lui recommandant de remplir sa charge avec la même intégrité & la même exactitude que l'avait exercée celui qui, du temps de Tang-ouang, en était revêtu, & dont Ki-tsée était descendant. Après cela Ou-ouang se tourna du côté du peuple, & lui adressant la parole, il lui dit :

— Vous êtes aujourd'hui mes sujets, je ne prétends pas que vous vous conduisiez comme vous avez fait du temps de Tcheou-ouang, dont vous suiviez les mauvais exemples. C'est moi que vous devez prendre désormais pour modèle, puisque c'est de moi que vous devez recevoir des lois. Vous, mandarins subalternes, remplissez à la rigueur toutes les obligations de vos emplois ; dès à présent je vous assigne pour revenu, le double de ce que vous receviez ci-devant. »

Après avoir réglé les affaires, & donné les ordres à Po-tcheou, Ou-ouang passa le fleuve Jaune (Hoang-ho), & se transporta du côté de l'Occident. Là il renvoya tous les chevaux, comme lui étant désormais inutiles, & les fit conduire sur la montagne Hoa Chan, au nord du fleuve. Il voulut, par cette action, persuader au peuple qu'il était sans crainte, sans défiance, qu'il ne pensait plus à aucune guerre ; mais qu'il était désormais déterminé à jouir & à faire jouir ses sujets de tous les avantages d'une douce paix.

Les chars armés en guerre, les cuirasses, les lances & les boucliers, enveloppés dans des peaux de tigres, furent enfermés dans des magasins. Les principaux officiers de ses troupes, qui s'étaient le plus distingués par leur valeur & leur fidélité, furent faits souverains, chacun de quelque petit pays; cependant ils n'eurent pas le nom de roi, ils eurent seulement le titre de kien-kao (comme qui dirait braves de l'empereur, ou plus à la lettre, vaillant fourreau).

L'exactitude & la gravité avec lesquelles Ou-ouang faisait les cérémonies en l'honneur de ses ancêtres, inspira aux peuples l'amour & le respect envers les parents. Ce sage prince appela tous les rois ses tributaires, & les instruisit de leurs obligations envers les sujets qui leur étaient confiés. En leur présence il voulut lui-même faire la cérémonie du labourage de la terre. C'est ainsi que Ou-ouang se fit respecter de tout l'empire. Il donnait l'exemple des cinq choses qu'il recommandait principalement. Il assigna un lieu particulier où l'on devait nourrir les trois sortes de vieillards (qui sont les vieillards vertueux, les vieillards savants, & les vieillards qui, sans avoir le degré de vertu & de science qu'avaient les premiers, avaient toujours mené une vie irréprochable). Ce vertueux prince assistait lui-même une fois l'année à leurs repas ; il troussait ses manches pour se disposer à les servir ; il dépeçait les viandes, il portait à chacun quelques assaisonnements, comme s'il avait voulu par là aiguiser leur appétit ; il leur servait à boire ; enfin, revêtu de la dignité impériale, il ne dédaignait pas de danser devant eux, tenant en main le kan. Tout cela se faisait en présence des rois ses tributaires, pour leur donner l'exemple de ce qu'ils devaient faire eux-mêmes à l'égard de leurs sujets. La doctrine de Ou-ouang se répandit dans les quatre parties du monde ; ses cérémonies, sa musique & ses danses furent adoptées.

— Voilà, dit Confucius à Pin-Mou-kia, ce qu'exprimait la danse de Ou-ouang.

Tel est à peu près le sens de cette danse, qu'on ne saurait s'empêcher d'admirer ; danse instructive, qui retrace à ceux qui savent l'Histoire, un des plus fameux événements des fastes de notre empire. Celui qui la composa ne pensa pas moins à instruire la postérité qu'à faire connaître à ses contemporains quelle était la vertu, la sagesse & la valeur du plus grand empereur de la dynastie des Tcheou. Lorsqu'on était spectateur de cette danse, qu'on en voyait les différentes évolutions, il semblait qu'on avait sous ses yeux le conquérant de Tcheou, & qu'on était témoin de ce qu'il fit pour s'assurer, après sa victoire, la paisible possession de l'empire. La musique, les danses, les cérémonies des anciens, ne faisaient pas une impression légère ; elles restaient empreintes dans l'esprit & dans le cœur.

Ainsi finit le récit de Confucius.

Les anciens usages se perdirent peu à peu. L'empereur Kao-ty voulut en faire revivre quelques-uns ; il composa le poème Fa-foung-ché, qu'il fit mettre en musique, pour être chanté pendant les danses. Tay-tsoung voulut aussi marcher sur les traces des anciens. À l'exemple de Ou-ouang, il fit composer une musique pour être exécutée pendant le temps qu'on rangeait l'armée en bataille. Le même Tay-tsoung fit composer aussi une danse guerrière, laquelle d'accord avec la musique, devait inspirer aux soldats la vertu qui fait les héros. Les livres qui traitaient des danses ont été conservés pendant longtemps, mais ils ont été perdus sans espérance de pouvoir jamais les recouvrer.


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[Les danses modernes]

Il nous resterait à parler des danses modernes des Chinois, d'après les Mémoires qui nous sont connus, mais nous nous contenterons d'ajouter ici que le père Amyot, occupé à finir la vie de Confucius, ouvrage précieux de morale & de politique, se propose de travailler à un Traité sur les danses actuelles des Chinois ; voici un extrait de la lettre que ce savant missionnaire écrivit dans le temps à M. l'abbé Roussier en lui envoyant ses observations sur la musique des Chinois :

« Je devais ajouter ici ce qui concerne la danse, parce que les danses ont toujours fait partie de la musique chez les Chinois ; mais ce travail difficile & long, demande un peu plus de temps à moi que je n'en ai pour le présent ; je n'y renonce pas, & je m'y livrerai aussitôt qu'il me sera possible de le faire. Du reste, le mot de danse, ou, ne porte pas, dans l'esprit des Chinois, l'idée de gambades & de sauts, mais l'idée de quelques positions du corps & attitudes méthodiques, ou plutôt l'idée d'un art inventé pour exprimer ses pensées sans le secours de la parole, par le moyen de quelques évolutions & de quelques gestes faits avec méthode.

À Pékin, le 20e de la première lune de la quarante-quatrième année du règne de Kun-long, c'est-à-dire, le 7 Mars 1779. »

Pourrions-nous refuser notre admiration à ce peuple spirituel, qui, depuis si longtemps, cultive les arts. Chez lui la religion & le gouvernement concourent à faire fleurir la politique, qui n'est que l'adresse de tourner les bonnes & les mauvaises qualités des particuliers vers le bien public. La protection qu'il accorde aux arts est pour lui une affaire d'État comme elle en sera toujours une pour un ministre sage & citoyen éclairé.

Si la danse & la musique ne font pas parmi nous les mêmes progrès qu'on est en droit de les attendre de la protection particulière de nos rois, nous ne devons nous en prendre qu'à l'indifférence du public ; ne connaissant pas les règles de l'art, il ne peut sentir le mérite de ses productions, les estimer, les aimer, les apprécier ; & n'est-il pas étonnant que, dans la capitale de la France, il n'y ait pas une seule école publique de musique, une seule école publique de danse : nous courons à nos théâtres applaudir avec transports à nos danseurs ; nous sommes fous de musique ; &, pour satisfaire notre passion, nous appelons les talents étrangers, plutôt que de fonder des chaires publiques de musique & de danse. Cependant nous avons des hommes excellents ; M. l'Abbé Roussier, si connu par son Mémoire sur la musique des Chinois, par son Traité des accords, &c., est en musique le plus grand théoricien ; il est né pour instruire ; pourquoi négligeons-nous de mettre ses talents à profit ? Depuis quelques années des personnes estimables consacrent des fonds à la littérature & à la morale ; osons espérer que des amateurs riches & bons citoyens, établiront enfin une école publique de danse, une école publique de musique, où notre jeunesse viendra s'instruire, & se rendra un jour célèbre par ses talents.


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