François Arnaud (1721-1784)

MÉMOIRE SUR LES DANSES CHINOISES

d'après une traduction manuscrite de quelques ouvrages de Confucius ;
et traduction manuscrite d'un livre sur

L'ANCIENNE MUSIQUE CHINOISE, par LY-KOANG-TY,

docteur et membre du premier tribunal des Lettrés de l'empire, ministre, etc.

Variétés littéraires, ou Recueil de pièces tant originales que traduites, concernant la philosophie, la littérature et les arts, 1768, tomes I, 31 pages ; II, 39 pages.

Première édition : Journal étranger

  • "Il s'en faut beaucoup que les arts aient aujourd'hui l'étendue, l'importance et l'énergie qu'ils avaient autrefois. La partie morale et politique en a entièrement disparu. La poésie chez les Grecs tenait intimement aux lois, aux mœurs et à la religion ; aujourd'hui, pour nous servir de l'expression de Malherbe, un bon poète n'est pas plus nécessaire à l'État qu'un bon joueur de quilles. La description que nous allons donner des danses chinoises nous a rappelé les danses de l'ancienne Grèce."
  • "Plus on étudie les mœurs, les usages, la philosophie et les arts des Chinois, plus on découvre de rapports entre ce peuple et les anciens Égyptiens. En parcourant l'ouvrage de Ly-Koang-ty nous avons cru lire le système de Pythagore, c'est-à-dire, des Égyptiens, sur la musique ; même origine, mêmes usages, mêmes procédés, même étendue, mêmes prodiges, mêmes éloges. Les Égyptiens avaient cherché et croyaient avoir trouvé l'harmonie universelle ou la juste proportion que toutes les choses ont entre elles ; les Chinois prétendent que leurs ancêtres ont fait la même découverte, et c'est conformément à cette idée qu'ils ont bâti tous leurs systèmes et de musique et de physique, et de morale et de politique et d'éducation. Ce fut dans les nombres, qu'à l'exemple des Égyptiens, Pythagore puisa l'art de former les tons ; c'est des nombres que les Chinois ont tiré la méthode et les règles de leur musique."

Extraits : Les danses - La méthode des Chinois dans la composition et l'exécution de leur musique
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Les danses

Il serait difficile de pouvoir dire au juste en quoi consistaient les danses des six premières familles qui ont occupé le trône depuis Hoang-ty. Sans le dialogue entre Confucius et Pinmoukia, qui nous a été conservé, nous ne saurions rien de ce qui concerne la danse de Ou-ouang, cette danse fameuse qui produisit en son temps un si grand effet. Cependant, on pourra se former une idée des anciennes danses par celles dont il nous reste quelques détails, et juger par là de la nature et du caractère des autres.

Les danseurs sortaient par le côté du nord... Ils représentaient en cela Ou-ouang qui, natif d'une des provinces septentrionales de l'empire, s'avança dans les provinces du Midi, où il demeura quelque temps.

À peine avaient-ils fait quelques pas, que changeant tout à coup l'ordre dans lequel ils étaient venus, ils figuraient par leurs attitudes, leurs gestes et toutes leurs évolutions, un ordre de bataille, et combattaient en vainqueurs et en vaincus. Par là ils représentaient Ou-ouang, qui livra le combat à Tcheou-ouang, le défit et demeura maître de l'empire, en éteignant pour toujours la dynastie des Chang.

Dans la troisième partie de cette danse, les danseurs s'avançaient encore plus vers le midi, pour représenter la marche de Ou-ouang, qui, après la mort de Tcheou-ouang, s'avança toujours vers le midi de l'empire, et soumit les provinces qui ne le reconnaissaient pas encore pour légitime souverain.

Dans la quatrième partie, les danseurs formaient une espèce de ligne qui était une représentation des bornes qui furent assignées à l'empire par le vainqueur.

Dans la cinquième partie, ils représentaient Tcheou-koung-tan et Chao-koung-ché, l'un à la droite et l'autre à la gauche du vainqueur, lesquels l'aidèrent par leurs conseils, leur activité et leur sage administration, à porter le pesant fardeau du gouvernement de l'empire.

Dans la sixième partie, les danseurs immobiles comme des montagnes, représentaient le respect, l'hommage et la soumission que toutes les provinces de l'empire rendirent enfin à Ou-ouang, en le reconnaissant pour leur maître et leur empereur. Voilà en abrégé ce que c'était que la danse de Ou-ouang.

Il y aurait encore quelques remarques à faire à cette occasion. Il est dit aussi que dans le temps que les danseurs étaient immobiles comme des montagnes, ils tenaient en main le Kan. Cette attitude représentait le repos dont le vainqueur jouit après avoir mis ordre à tout. Les gestes et les évolutions qui se faisaient après la représentation de l'action guerrière, figuraient les soins et les attentions, la vigilance et l'activité des sages ministres sur lesquels le vainqueur se déchargea du soin des affaires. Le repos que les danseurs prenaient dans le lieu même où ils avaient dansé, représentait la continuelle attention et les soins que prirent Tcheou-koung-tan et Chao-koung-ché pour trouver des moyens propres à procurer la tranquillité et le repos aux sujets de l'empire.

Les danseurs se partageaient aussi en deux rangs ; et, sans quitter leurs places, ils faisaient quantité d'évolutions. Ils représentaient par là la force et l'habileté de Ou-ouang ; ils figuraient les peines qu'il éprouva et les travaux qu'il entreprit pour se rendre maître de l'empire.

Sur la fin de la danse ils se séparaient précipitamment ; et s'arrêtant tout à coup, ils restaient quelque temps immobiles. Ils représentaient par là la promptitude avec laquelle toutes les provinces de l'empire furent soumises à Ou-ouang, et le court espace de temps pendant lequel ce vainqueur attendit leurs hommages. Enfin les danseurs se tenant debout sans faire aucun geste, représentaient Ou-ouang attendant que les rois voisins ou tributaires de l'empire vinssent à leur tour le reconnaître pour légitime empereur.

Tel est peu près le sens de cette danse : danse merveilleuse qu'on ne saurait s'empêcher d'admirer, danse instructive qui retrace à ceux qui savent l'histoire un des plus fameux événements qui soient dans les fastes de notre empire. Celui qui la composa ne pensa pas moins à instruire la postérité qu'à faire connaître à ses contemporains quelles étaient la vertu, la sagesse et la valeur du plus grand empereur de la dynastie des Tcheou.


Il y dans le Che-king un cantique qui a pour titre Ta-ming-che ; dans ce cantique sont les paroles suivantes : Le ciel vous regarde ; gardez-vous bien d'avoir un cœur pervers. Ces paroles étaient chantées dans le temps que les danseurs étaient immobiles. Il y a encore dans le même cantique : Prenez pour votre maître le sage Tay-koung-ouang. La réputation qu'il s'est acquise dans Yng-yang sera immortelle comme lui. Ces paroles étaient chantées immédiatement avant que les danseurs reprissent leurs évolutions.

Les anciens usages se perdirent peu à peu. L'empereur Kao-ty voulut en faire revivre quelques-uns ; il composa le poème Ta-foung-che, qu'il fit mettre en musique pour être chanté pendant les danses. Tay-tsoung voulut ainsi marcher sur les traces des anciens ; à l'exemple de Ou-ouang, il fit composer une musique pour être exécutée pendant le temps qu'on rangeait l'armée en bataille. Le même Tay-tsoung fit composer aussi une danse guerrière, laquelle, jointe à la musique, devait inspirer aux soldats la vertu qui fait les héros. Les livres qui traitaient des danses ont été conservés assez longtemps ; mais enfin ils ont été perdus sans espérance de pouvoir jamais les recouvrer.

Comme on trouve dans les cinq tons de la musique l'image des cinq éléments ; de même doit-on trouver dans les danses une représentation des actions naturelles de l'homme : telles étaient celles des anciens. Les danseurs baissaient la tête, ils la levaient vers le ciel, ils allaient à droite et à gauche, ils avançaient, ils reculaient, ils s'arrêtaient, ils tournaient ; en un mot, leurs gestes et leurs attitudes, leurs évolutions, leurs regards, tout tendait à exprimer ce qu'ils voulaient représenter. Les danses d'aujourd'hui sont bien différentes ; on se contente de suivre le mouvement de l'air que les musiciens jouent, et on appelle cela danser. On a oublié la vertu des anciens ; il n'est pas surprenant qu'on ait également oublié leur musique et leurs danses. La musique moderne est mauvaise, elle s'accorde avec nos danses : celles-ci ne valent pas mieux que celle-là. Dans la suite des temps on composa une musique qu'on disait ressembler à l'ancienne Ya-yo ; elles eurent l'une et l'autre un même nom, mais il y avait bien de la différence entr'elles. La musique et les danses qui vinrent après furent encore plus mauvaises, et allèrent toujours en dégénérant.

Chao est une danse, ainsi appelée d'un instrument que le danseur tenait en main. Cet instrument avait la figure d'un 2 de chiffre ou d'une S renversée.

Les rois de Lou eurent à perpétuité le privilège de sacrifier au ciel et à la terre avec les mêmes cérémonies qui se pratiquent dans l'empire par le fils du ciel lui-même dans l'enceinte du palais, de même que chez l'empereur. Les musiciens qui étaient au bas de la salle jouaient les airs de la danse Siang, des danses Kan et Tsi, et de toutes les grandes danses. Les danseurs étaient au nombre de huit fois huit, et la musique était la même. Un si grand privilège ne fut accordé aux rois de Lou que pour honorer dans leurs personnes celle du grand Tcheou-koung-tan. Le privilège subsiste encore aujourd'hui.

Lorsqu'un roi était doué d'une grande vertu, qu'il était plein de respect et de vénération pour la religion de l'empereur, quand le temps de la maturité des fruits était arrivé, l'empereur faisait faire une musique en son honneur, pour faire connaître à tout le monde que ce roi gouvernait bien les peuples qui étaient confiés à ses soins. Les danses qu'on faisait à ce sujet étaient en grande quantité et duraient longtemps ; elles étaient au contraire en petite quantité et fort courtes pour les princes qui ne gouvernaient pas les peuples avec sagesse. De cette sorte on jugeait du mérite d'un roi par les fêtes et les danses qu'on faisait pour lui lorsqu'il venait à la cour, aussi bien que par les noms honorables qu'on lui donnait après sa mort.

Le ciel, en faisant naître l'homme, a jeté dans son cœur les fondements de toutes les vertus : la musique met au grand jour ces mêmes vertus. Le métal, la pierre, les cordes, le bois sont la matière qu'on emploie pour faire les instruments de musique ; ce qui se passe dans le cœur est le sujet sur lequel la musique s'exerce ; la voix sert pour le chant, les danses pour exercer le corps ; mais ces trois choses doivent partir du cœur, ne doivent exprimer que ce qui se passe dans l'âme, et l'exprimer de la manière la plus claire et la plus exacte, afin qu'elles puissent avoir promptement leur effet. Si l'on veut que la musique inspire la concorde et l'union, il faut qu'elle soit harmonieuse, que les danses soient belles, et que ceux qui les exécutent montrent à l'extérieur la vertu dont ils sont animés au dedans.

Avant que la danse commence, ceux qui doivent la former font trois pas en avant, et se mettent dans l'attitude convenable pour se concilier l'attention des spectateurs. Dans le temps que les danseurs font leurs évolutions, la musique exprime le caractère de la danse, qui dans ses commencements doit toujours être lente ; mais la danse finie, tous les musiciens jouent ensemble d'un mouvement précipité, et les danseurs se retirent en se hâtant. Cette sorte de musique et cette espèce de danse renferment plus de mystères qu'on n'en peut découvrir, lorsqu'on ne fait attention qu'à ce qu'elles ont d'extérieur.

En général, il est dit que l'ancienne musique et les anciennes danses étaient nécessaires aux hommes pour les rendre vertueux et contents, et pour leur faire remplir toutes leurs obligations.

Longtemps avant la danse, et pour préparer les spectateurs à la musique de Ou-ouang, on battait le tambour, parce qu'on craignait qu'ils ne fussent occupés dans le fond du cœur de quelque sentiment contraire à celui qu'on voulait leur inspirer ; et c'était par le bruit du tambour qu'on les disposait insensiblement à prendre les impressions convenables.

Au commencement de la danse on faisait des gestes passionnés avec les mains et les pieds. Cela avait particulièrement pour but d'ôter aux spectateurs la compassion qu'ils pouvaient avoir pour le triste sort de Tcheou-ouang.

Ou-ouang avait coutume de rassembler tous les ans, dans un certain lieu marqué, trois sortes de vieillards ; savoir : les vieillards vertueux, les vieillards savants, et ceux qui, sans avoir le degré de vertu et de science qu'avaient les premiers, avaient toujours mené une vie irréprochable ; et là, en présence des rois ses tributaires, et pour leur donner l'exemple de ce qu'ils devaient faire eux-mêmes à l'égard de leurs sujets, il troussait ses manches pour se disposer à servir les vieillards ; il dépeçait les viandes, les invitait à manger, leur versait à boire. Enfin, revêtu de la dignité impériale, il ne dédaignait pas de commencer une espèce de danse, tenant en main le kan.

Les anciens sages n'employaient dans leur musique que des instruments dont le son portait à la vertu. Les instruments pour les danses étaient le kan, le tsi et le mao.

Le maître à danser doit enseigner en particulier les danses où l'on emploie les instruments guerriers ; on exécute ces danses lorsqu'on sacrifie aux esprits des montagnes et des rivières. Il doit enseigner aussi ces espèces de danses où l'on emploie des banderoles de différentes couleurs; ces danses n'ont lieu que pendant les sacrifices qu'on fait aux esprits de la terre et des moissons. Il enseignera encore toutes les danses où l'on emploie les plumes blanches ; ces danses ont lieu dans le culte qu'on rend aux esprits des quatre parties du monde. Enfin il enseignera la danse du phénix, pour être dansée pendant les sacrifices qu'on fait aux esprits de la sécheresse.

Les danseurs étaient les fils de l'empire eux-mêmes ; aussi les mandarins étaient-ils chargés de veiller sur eux et de leur mettre en main les instruments dont ils devaient user.

Avant les sacrifices, il y avait les six danses appelées ouan-ou. Ces danses furent substituées à la tchao-ia ; elles avaient pour objet d'inviter les esprits à vouloir bien assister au sacrifice. Mais si le sacrifice était en général pour l'être supérieur, pour les esprits qui président aux quatre parties du monde, pour le soleil et la lune, alors le hoang-tchoung modulait en koung. On dansait trois fois les danses ouan-ou pour l'invitation des esprits ; ce qui se pratiquait aussi dans les autres sacrifices.

Du temps de la dynastie de Tcheou, on exerçait les danses au printemps, on offrait des sacrifices et on faisait les cérémonies des ancêtres, et on dansait dans ces sortes d'occasion ; en automne, on examinait tous les musiciens ; au printemps et en automne, on faisait apprendre la musique et les cérémonies : tel était le grand usage chez l'empereur. À la cinquième lune, on examinait tous les instruments, parce qu'alors on sacrifiait au ciel, et il fallait que la musique fût bonne.

Les fils des princes et des grands se rendaient dans la salle qui est du côté de l'est. Ils n'étudiaient pas continuellement une même chose ; l'objet de leur application changeait à chaque saison.

Au printemps et en été, ils s'exerçaient aux danses kan-ko et ouan-ou. Cette dernière exprimait la plupart des actions des gens de guerre, et les différentes évolutions militaires.

La danse yu et la danse yo imitaient toutes les cérémonies ordinaires aux gens de lettres ; la jeune noblesse s'exerçait aux unes et aux autres.

L'automne était la saison où l'on exerçait tout ce qui a rapport aux danses et à la musique d'une manière plus générale et plus suivie que dans les autres saisons. Il y avait des airs particuliers pour les danses yu et yo ; c'est pourquoi on s'exerçait à ces danses pendant l'hiver et pendant l'automne, parce qu'il fallait en savoir les airs et les mouvements.

Sous les Tcheou, le maître de musique enseignait lui-même les six danses aux fils de l'empire. Outre les six danses, il y avait encore les danses yu et yo ; mais le maître de musique ne les enseignait pas : c'était le maître du yo, lequel montrait en même temps à jouer de l'instrument appelé yo.

Le maître de la petite musique était chargé en particulier d'assigner à chaque danseur la place qu'il devait occuper.

Sous la dynastie Tcheou, la danse kan était la principale ; c'est pourquoi par cette danse il faut aussi entendre toutes les autres.

Le petit mandarin, qui montrait à battre le tambour, enseignait en particulier comment il fallait le battre pendant les danses.

La danse hia est ainsi appelée, parce qu'elle était particulièrement en usage sous la dynastie Hia. La siang est la danse de la dynastie Tcheou ; c'est en particulier la danse de Ou-ouang. La musique hia était pour inspirer l'union et la concorde.

Dès que le printemps était arrivé, les fils de l'empire offraient aux anciens maîtres, et dansaient en leur honneur. En automne, on exerçait toute la musique, et l'empereur honorait de sa présence tout ce qui se faisait en cette occasion.

L'ancienne musique était grave, sérieuse, exécutée avec méthode tant par les musiciens que par les danseurs ; elle inspirait l'amour de la justice, de la droiture et des autres vertus. Dans la nouvelle musique, au contraire, la contenance des musiciens et des danseurs est immodeste, voluptueuse, ainsi que tout le reste de la musique.

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La méthode des Chinois dans la composition et l'exécution de leur musique

En ce point, comme en une infinité d'autres, les Chinois semblent avoir pris le contre-pied de ce qui se pratique en Europe. Il n'y a dans la musique de ce peuple, ni basse, ni taille, ni dessus ; tout y est à l'unisson ; mais cet unisson est varié suivant la nature et la partie de chaque instrument ; et c'est dans cette variation que consistent l'habileté du compositeur, la beauté d'une pièce et tout l'art musical.

Il serait inutile de combattre là-dessus le préjugé national. En vain s'efforcerait-on de prouver aux Chinois qu'ils doivent trouver du plaisir dans une chose où ils n'en trouvent réellement point. Disciples de la belle nature, à ce qu'ils prétendent, ils croiraient s'écarter des règles qu'elle prescrit, si pour flatter l'oreille, ils lui faisaient entendre une multiplicité de sons qui n'est propre qu'à la fatiguer. Pourquoi, disent-ils, jouer en même temps plusieurs choses différentes ? Pourquoi les jouer si rapidement ? Est-ce pour montrer la légèreté de votre esprit et l'agilité de vos doigts, ou bien pour vous récréer et plaire en même temps à ceux qui vous écoutent ? Si c'est la première de ces vues qui vous anime, vous avez rempli votre objet, et nous avouons que vous nous surpassez ; mais si c'est pour nous récréer et nous plaire, nous ne voyons pas que vous en preniez le chemin. Vos concerts, surtout s'ils sont un peu longs, sont des exercices violents pour ceux qui les exécutent et de vrais supplices pour les personnes qui les écoutent. Il faut absolument que les Européens soient organisés tout autrement que nous ; vous aimez les choses compliquées ; nous nous plaisons à celles qui sont simples : dans votre musique vous courez souvent à perte d'haleine ; dans la nôtre nous marchons toujours d'un pas grave et mesuré. Rien ne fait mieux connaître quel est le génie d'une nation que la musique qu'elle goûte. D'un esprit vain, frivole et léger, il ne peut sortir que des productions qui lui ressemblent ; et ces sortes de productions ne peuvent plaire qu'à des hommes accoutumés à l'inconstance et à la légèreté. Nos anciens ne s'y méprenaient guère ; habiles dans la connaissance du cœur humain, ils étaient persuadés que rien n'était plus propre à déceler le fonds du caractère que le goût qu'on fait paraître pour tel ou tel autre genre de musique. Nous ne les valons pas à beaucoup près, mais, héritiers de leurs écrits, de leurs préceptes et de leurs méthodes, nous croirons toujours, quoi qu'on nous dise, nous écarter des voies de la nature et des bonnes mœurs, lorsque nous adopterons une musique compliquée, confuse, sautillante, et dont les mouvements trop variés ne font que remuer un peu le sang, sans pénétrer jusqu'à l'âme. En cela, comme en bien d'autres choses, les êtres qui nous sont inférieurs doivent nous servir de modèles : examinons-les de près, et voyons quels sont les procédés qu'ils tiennent. A-t-on jamais vu, par exemple, des oiseaux de la même espèce faire entr'eux des concerts, dans lesquels l'un chante la tierce, la quarte ou la quinte de ce que l'autre entonne ? Non, sans doute ; mais lorsque l'un d'eux entonne son ramage naturel, l'autre l'écoute ou chante à l'unisson : cependant nous nous plaisons à les entendre, nous les admirons, nous en sommes enchantés. D'où vient cela ? C'est que notre oreille déteste la confusion ; elle aime à distinguer ce qu'elle entend, et à le goûter à loisir ; elle veut enfin pouvoir porter jusqu'à l'âme la sensation dont elle est affectée, l'y faire passer sans travail, et lui en rendre pour ainsi dire raison.

Il en est de nos oreilles comme à peu près de nos yeux : ceux-ci veulent se reposer doucement sur les objets, pour pouvoir parcourir les beautés qu'ils renferment, les admirer et en être émus ; celles-là, quoiqu'un peu plus promptes à la vérité, veulent néanmoins être entraînées comme malgré elles et sans aucun travail de leur part, par les charmes d'une bonne mélodie. Que diriez-vous de nous, si pour vous donner le plaisir de voir en peinture tout ce que les vingt-deux dynasties, qui ont successivement gouverné notre empire, ont fait de grand et de remarquable, nous vous montrions dans un seul tableau cet amas confus d'actions de tous les genres ? Pourriez-vous bien les y distinguer ? Ne nous diriez-vous pas que vous voyez à la vérité des couleurs, et des couleurs bien nuancées ; des figures, et des figures bien exprimées ; mais tout cela si confusément et d'une manière si compliquée que rien de net et de distinct ne s'imprime dans votre cerveau ? Ou bien encore que penseriez-vous d'une personne qui, ayant toute l'histoire de notre empire en plusieurs centaines de tableaux, ferait passer sous vos yeux chacun de ces tableaux avec une rapidité extrême, et vous demanderait ensuite froidement si vous n'avez pas reconnu avec plaisir la vérité de ce qu'ils représentent, et si vous n'en avez pas admiré toutes les beautés ? Vous lui répondriez ce que vous nous mettez dans la nécessité de vous répondre, lorsque vous nous demandez si nous ne trouvons pas votre musique admirable. Nous n'avons entendu, vous disons-nous, qu'un mélange confus et désordonné de sons hauts et bas, sans avoir pu distinguer en aucune façon ce qu'ils voulaient exprimer.

Tels sont les raisonnements des Chinois modernes, poursuit notre auteur : raisonnements pitoyables, si l'on veut, mais dont il n'est pas aisé de leur faire sentir le faux. Laissons-les donc dans leur ignorance, puisqu'il n'est pas possible de les en tirer. Victimes des préjugés d'une éducation qui leur enseigne que tout ce qui est bon se trouve chez eux, que la musique inventée par leurs ancêtres est ce qu'il y a de plus parfait au monde, et ne connaissant d'ailleurs pour juges de leurs sensations que des organes stupides ou émoussés, ils se moqueront toujours de nous, quand nous voudrons leur persuader que leur musique, pour être bonne, devrait être composée suivant les règles que nous observons en Europe.

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Ici, dès qu'un enfant est né, on ne s'avise pas de lui couvrir la tête avec plusieurs sortes de bonnets, comme on le pratique chez nous ; mais on la lui laisse telle qu'elle est sortie du ventre de la mère ; et lorsque la nature travaille elle-même à la garantir des impressions de l'air, en faisant croître les cheveux qui doivent la couvrir, les parents se hâtent de faire raser cette tête encore tendre, pour l'accoutumer, disent-ils, à une opération à laquelle elle sera sujette toute la vie : de sorte qu'aujourd'hui les Chinois ne sont pas moins amateurs d'une tête rasée qu'ils l'étaient autrefois d'une tête ornée de tous ses cheveux ; et comme autrefois, c'est-à-dire, dans les commencements de cette dynastie, il s'en est trouvé parmi eux qui ont mieux aimé perdre la vie que leurs cheveux, il s'en trouve aujourd'hui qui ne craignent pas de s'exposer aux derniers supplices, en transgressant les lois qui défendent de se raser dans certaines circonstances.

Du moins s'ils usaient de quelques précautions, comme de porter certaines coiffures ou de couvrir leur tête pendant la nuit, il n'y aurait pas grand inconvénient à ce qu'ils fussent tondus ; mais quelque froid qu'il fasse, leurs oreilles sont toujours à découvert. Les bonnets dont ils se servent ne leur couvrent jamais que le dessus de la tête et un peu de la partie supérieure du front. Jamais ils ne dorment que la tête nue. Leurs appartements sont humides, car ils sont tous au rez-de-chaussée, et pour la plupart entre cour et jardin. Si l'on excepte les princes et quelques grands seigneurs qui ont des lits faits de bois, presque tous les autres en ont qui sont faits de briques, sur lesquels ils étendent un ou deux matelas, mais si minces, qu'on ne conçoit pas comment des gens si mous peuvent s'en accommoder. Or des têtes ainsi rasées, si peu soignées et exposées sans cesse aux vicissitudes et aux intempéries d'un air tel que celui que j'ai tâché de faire connaître, à combien d'accidents fâcheux ne doivent-elles pas être sujettes ? Celui de tous qui a le plus de rapport au sujet dont il s'agit ici est une espèce de surdité ou de dureté d'oreille dont il est rare qu'un Chinois soit exempt, quand une fois il a atteint la quarantième ou la cinquantième année de son âge. Faut-il être surpris que leur musique leur plaise infiniment plus que la nôtre, et qu'ils aiment mieux entendre le bruit du tambour, le son des cloches ou des bassins de cuivre, que les accords harmonieux et touchants de nos instruments d'Europe ?

Comme leur goût pour la musique est tout différent du nôtre, leur manière de l'enseigner et de l'apprendre ne l'est pas moins. Un maître commence à la vérité, comme chez nous, par faire connaître à ses écoliers les caractères et les différents signes qu'on emploie dans la musique ; mais il ne s'amuse pas à leur faire entonner de suite ou par degrés conjoints une suite de mots qui ont chacun un ton déterminé, il s'en repose sur leur intelligence et sur la longueur du temps.

Les caractères musicaux des Chinois ne diffèrent pas de leurs caractères d'écriture, et leur manière de noter est conforme à leur manière d'écrire, c'est-à dire, que leurs notes vont de suite de haut en bas et de droite à gauche. Leurs notes n'ont proprement aucun ton déterminé ; car le même ton joué par un instrument, par exemple, aura un tout autre nom, s'il est joué par un autre instrument.

Les musiciens chinois ne font usage que de la mesure à quatre temps ; encore la battent-ils d'une manière tout à fait singulière. Chaque temps a un nom qui le désigne ; et c'est par la prononciation de ce nom, qu'on mesure la durée du temps auquel il est affecté : par exemple, le premier temps se bat de la main droite sur le côté gauche, en disant tang-ga ; on ramène ensuite la main droite sur l'estomac, en disant toung, et c'est le second temps ; ainsi le premier temps de cette mesure est double du second. De l'estomac on revient frapper sur le même côté gauche, et l'on dit tang ; on laisse la main en prononçant tang-hy, qui est une espèce de repos et la mesure du troisième temps ; du côté gauche, on ramène de nouveau la main sur l'estomac en prononçant toung ; après quoi on fait usage de la main gauche, de la même manière que si ayant entre ses doigts deux planchettes, on voulait les heurter l'une contre l'autre, en disant tche ; et c'est là le quatrième temps et la fin de la mesure. Cependant cette mesure n'est guère que pour ceux qui apprennent à jouer du tambour de quelqu'espèce qu'il soit. Au temps tang-ga on doit frapper sur le bord du tambour ; au temps toung on doit frapper sur le milieu ; au temps tang on frappe encore sur le bord ; au temps tche on frappe sur le milieu, et le joueur de castagnettes donne le signal que la mesure est finie.

La valeur des notes se connaît pour l'ordinaire par l'espace qu'elles occupent. Le compositeur, le compas à la main ou simplement à vue d'œil, détermine d'abord tout l'espace que doit occuper une mesure entière ; il assigne ensuite à chaque note la partie de cet espace qui lui convient, suivant qu'il veut qu'on le tienne ou qu'on le passe rapidement.

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