George Anson (1697-1762)

VOYAGE AUTOUR DU MONDE

fait dans les années 1740-1744,
par G. Anson, commandant en chef d'une escadre envoyée par sa majesté britannique dans la mer du Sud

Chapitres IX et X. Chine.

À Amsterdam et à Leipzig, chez Arkstee & Merkus, 1749. Pages 306-330 de 334.

  • "Nous avons vu que les magistrats y sont corrompus, le peuple voleur, les tribunaux dominés par l'intrigue & la vénalité. La constitution de l'empire en général ne mérite pas plus d'éloges que le reste, puisqu'un gouvernement dont le premier but n'est pas d'assurer la tranquillité du peuple, qui lui est confié, contre les entreprises de quelque puissance étrangère que ce soit, est certainement très défectueux. Or cet empire si grand, si riche, si peuplé, dont la sagesse & la politique sont élevées jusqu'aux nues, a été conquis il y a un siècle par une poignée de Tartares ; à présent même par la poltronnerie de ses habitants, par la négligence de tout ce qui concerne la guerre, il est exposé non seulement aux attaques d'un ennemi puissant, mais même aux insultes d'un forban, ou d'un chef de voleurs."
  • "Le lecteur sera sans doute curieux des motifs qui pouvaient porter les Chinois, à en agir avec si peu de bonne foi. J'ai déjà ci-devant proposé quelques conjectures, au sujet d'un cas tout semblable à celui-ci, & je ne les répéterai pas ici, d'autant plus qu'il faut avouer, après avoir bien deviné, qu'il est presque impossible à un Européen, qui ignore les usages & les coutumes de cette nation, de pénétrer dans les motifs, qui la font agir en tel cas particulier."

Extraits : Fourberie - Le feu à Canton - Jugement sur les Chinois
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Fourberie

En fait d'artifice, de fausseté, & d'attachement pour quelque gain que ce soit, il était difficile de trouver autre part des exemples pareils à ceux qu'on voit tous les jours à la Chine : mais il ne nous est pas possible de suivre en tout les combinaisons différentes de ces belles qualités ; ainsi nous nous contenterons de dire, que les Chinois avaient sans doute quelque intérêt caché à amuser le commandeur en cette occasion. Cependant, de peur qu'on ne m'accuse d'injustice & de préventions, dans le caractère fourbe & intéressé que j'attribue aux Chinois, sans respect pour les éloges magnifiques qu'en font les missionnaires catholiques romains, je rapporterai quelques traits propres à justifier l'idée que j'en donne.

La première fois que le commandeur relâcha à Macao, un de ses officiers, qui avait été fort malade, persuadé que l'exercice pourrait contribuer au rétablissement de sa santé, lui demanda la permission d'aller se promener tous les jours dans une île voisine : le commandeur tâcha d'abord de l'en dissuader par la crainte de quelque avanie de la part des Chinois ; mais l'officier, redoublant ses instances, obtint enfin sa demande & la chaloupe eut ordre de le mener à terre. Le premier jour, il fit sa promenade, & revint à bord, sans avoir été inquiété en aucune manière, & même sans avoir vu personne ; mais le lendemain, dès qu'il fut à terre, il fut assailli par un grand nombre de Chinois, qui venaient de bêcher leur champ de riz, dans le voisinage, & qui le battirent si cruellement avec les manches de leurs bêches qu'ils le firent tomber par terre, & le mirent hors d'état de faire la moindre résistance ; après quoi ils lui prirent son épée d'argent, sa bourse, sa montre, sa canne à pomme d'or, sa tabatière, les boutons de ses manchettes, son chapeau, & autres hardes. Les gens de la chaloupe, qui étaient à quelque distance de là, & qui n'avaient aucune arme, se trouvaient hors d'état de donner secours à cet officier, jusqu'à ce que l'un d'eux courut au coquin qui s'était nanti de l'épée, la lui arracha des mains, la tira, & voulut se jeter sur cette canaille, dont il n'aurait pas manqué de percer quelques-uns ; mais l'officier, s'apercevant de son dessein, lui défendit de passer outre, jugeant plus à propos de souffrir avec patience la violence qu'on lui faisait, que de jeter le commandeur dans des embarras, dont il aurait eu peine à sortir, si les magistrats chinois s'étaient crus obligés à venger la mort de quelques-uns de leurs paysans, tués par des matelots anglais. Le sang-froid de cet officier en cette occasion est d'autant plus méritoire, qu'il était reconnu pour un homme haut à la main, & d'un caractère ardent. Les paysans chinois s'apercevant de cette retenue, reprirent bientôt une épée, dont ils ne craignaient plus qu'on fît usage contre eux, & se retirèrent avec leur butin. À peine s'en étaient-ils allés, qu'un cavalier chinois, fort bien mis, & qui avait l'air d'être un homme de quelque distinction, s'approcha du rivage, & fit comprendre par ses signes, qu'il blâmait la conduite de ses compatriotes, & qu'il prenait part à l'accident arrivé à l'officier anglais, qu'il s'empressa même beaucoup à faire rembarquer dans la chaloupe. Nonobstant toutes ces belles apparences, il fut soupçonné d'être complice de ce vol, & la suite justifia pleinement ces soupçons.

Lorsque la chaloupe eut regagné le vaisseau, & que le commandeur eut apprit cet accident, il en fit des plaintes au mandarin, qui était chargé de l'inspection des vivres, qu'on fournissait à nos gens ; mais le mandarin se contenta de répondre froidement que la chaloupe n'aurait pas dû aller à terre ; il promit pourtant que les voleurs seraient punis, si on pouvait les découvrir ; mais on pouvait bien juger à son ton, qu'il ne se donnerait pas la peine de faire aucune recherche. Longtemps après, comme il y avait plusieurs bateaux chinois, autour du Centurion, qui y avaient apporte des vivres à vendre, le matelot qui avait arraché l'épée des mains du coquin qui l'avait prise, accourut fort échauffé vers le commandeur, & l'assura qu'un des principaux voleurs se trouvait dans un de ces bateaux. L'officier, qui avait été volé, envisagea ce misérable & le reconnut très bien ; sur quoi on le fit saisir, & on l'arrêta à bord du Centurion, & c'est alors qu'on fit de belles découvertes.

Le voleur, dès qu'on lui mit la main sur le collet, parut si effrayé, qu'on crut qu'il en allait mourir sur-le-champ. Le mandarin, qui avait inspection sur les vivres, eut l'air fort déconcerté, & ce n'était pas sans raison ; car on eut bientôt des preuves, qu'il était complice de toute l'affaire. Le commandeur déclara qu'il allait faire arquebuser le délinquant, & le mandarin déposant bientôt l'air d'autorité dont il avait réclamé cet homme, descendit jusqu'aux supplications les plus basses, pour demander qu'il fût relâché ; en quoi il fut secondé par cinq ou six mandarins du voisinage, qui se rendirent à bord pour cet effet, en moins de deux heures de temps, & qui trouvant le commandeur inflexible, lui offrirent une bonne fortune d'argent pour la liberté du coupable. Pendant ces sollicitations, le mandarin qui paraissait le plus empressé de tous & le plus intéressé dans l'affaire, fut reconnu pour être ce cavalier, qui était venu joindre l'officier, immédiatement après qu'il eut été volé, & qui avait tant blâmé la conduite de ces paysans chinois. On apprit de plus qu'il était le mandarin de l'île, où le vol avait été fait, & que c'était par ses ordres que cette vilaine action avait été commise. Tous ces mandarins, dans les discours qu'ils tinrent à cette occasion, laissèrent échapper plusieurs traits, qui ne laissèrent pas lieu de douter qu'ils ne fussent tous complices de cette infamie, & que le sujet de leurs craintes était qu'elle ne vînt à la connaissance du tribunal de Canton, où le premier article de leur sentence serait de les dépouiller de tout ce qu'ils possédaient au monde ; car quoique leurs juges ne valussent peut-être pas mieux qu'eux, ils n'avaient garde de manquer de leur faire subir un châtiment si lucratif pour ceux qui l'infligent. M. Anson n'était pas fâché de voir ces mandarins dans cette perplexité, & il se divertit à les y tenir quelque temps. Il rejeta leurs offres avec mépris, parut inexorable à leurs prières, & prononça derechef que le voleur serait arquebusé : mais comme il prévoyait qu'il serait obligé de relâcher encore une fois dans ces ports & que l'ascendant que cette aventure lui donnait sur ces mandarins, pourrait lui être utile, il se laissa enfin persuader, & consentit à relâcher le coupable ; ce qu'il ne fit pourtant qu'après que tout eut été restitué à l'officier volé, jusqu'à la moindre bagatelle.

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Le feu à Canton

Deux jours après l'envoi de la lettre, dont il vient d'être fait mention, il y eut un incendie dans les faubourgs de Canton. Dès la première alarme, M. Anson y courut avec ses officiers & l'équipage de la chaloupe, dans la vue d'aider à y remédier. Il trouva que le feu, qui avait pris d'abord dans une façon d'appentis d'un voilier, avait fait de grands progrès, tant par la nature des bâtiments voisins, que par la maladresse des Chinois : mais il remarqua qu'en abattant quelques appentis, qui étaient là auprès, il y avait moyen d'arrêter le mal. Il y avait surtout une corniche de bois, où le feu avait déjà pris, & qui pouvait le communiquer à une grande distance. M. Anson ordonna à ses gens d'abattre cette corniche, ce qu'ils commencèrent & dont ils seraient bientôt venus à bout, si on ne les avait avertis que M. Anson, n'étant pas mandarin, & n'ayant aucune autorité en cet endroit, on lui ferait payer tout ce qu'on abattrait par ses ordres. Sur cet avis, nos gens s'arrêtèrent, & le commandeur les envoya à la factorerie anglaise, pour aider à mettre à couvert les effets de la Compagnie : car il n'y avait pas d'endroits qu'on pût croire en sûreté, contre un incendie aussi grand, & qu'on ne travaillait point du tout à arrêter. Les Chinois se contentaient d'en être spectateurs & d'en approcher de temps en temps quelques-unes de leurs idoles, dont ils paraissaient attendre de grands secours. Enfin il y vint un mandarin, suivi de quatre ou cinq cents hommes destinés à servir en pareille occasion ; ces gens firent quelques faibles efforts pour abattre les maisons voisines ; mais le feu était trop violent & avait déjà gagné les magasins des marchands ; d'ailleurs ceux qui travaillaient à l'éteindre, n'avaient ni courage ni adresse ; & l'incendie, qui allait de plus en plus en augmentant, ne menaçait pas moins que de la destruction de la ville. Dans la confusion extrême, que ce malheur causait, le viceroi se rendit en personne sur les lieux, & on fit prier le commandeur de prêter son assistance, & de prendre toutes les mesures qu'il jugerait à propos. Il y retourna donc à la tête de quarante de ses gens, qui donnèrent en cette occasion, un exemple tout nouveau à la Chine : il semblait que les flammes & la chute des bâtiments les animât, bien loin de les effrayer. Plusieurs tombèrent à terre avec les toits des maisons, qu'ils abattaient eux-mêmes. Par bonheur les maisons n'étaient que d'un étage, & les matériaux en étaient très légers, de sorte qu'au grand étonnement des Chinois, nos matelots vinrent en peu de temps à bout d'arrêter l'incendie, & que malgré leur extrême hardiesse ils en furent quittes pour quelques fortes contusions. Le dommage que ce feu causa fut très considérable ; il consuma une centaine de boutiques & onze rues pleines de magasins. Un seul marchand chinois, nommé Succoy, bien connu de nos Anglais, y perdit pour sa part près de deux cent mille livres sterlings. Ce qui augmenta considérablement la violence du feu, c'est qu'il y avait beaucoup de camphre dans quelques-uns de ces magasins ; cette matière produisit une colonne de flamme extrêmement blanche, qui s'éleva à telle hauteur, qu'elle fut vue distinctement à bord du Centurion, qui était ancré à trente milles de là. Tandis que le commandeur était occupé avec ses gens à éteindre le feu, la terreur qui avait saisi tous les esprits, porta plusieurs des plus considérables marchands chinois, à s'adresser à lui pour le supplier de leur donner à chacun un de ses matelots, qu'ils appelaient soldats, à cause de leurs uniformes, pour garder leurs maisons & leurs magasins, qu'ils avaient lieu de croire que leur indigne populace ne voulut piller. M. Anson leur accorda ce qu'ils demandaient, & nos matelots se conduisirent. tellement à la satisfaction de ceux qui les employèrent, que ces derniers ne pouvaient trop se louer de leur vigilance & de leur fidélité. Il ne fut plus question dans toutes les conversations que du courage & de la probité des Anglais. Dès le lendemain de l'incendie plusieurs des principaux habitants de cette grande ville vinrent rendre leurs devoirs à M. Anson, & le remercier des secours qu'ils en avaient reçus. Ils avouaient naturellement qu'ils ne seraient jamais venus seuls à bout d'éteindre le feu, & que c'était à lui qu'ils étaient redevables de la conservation de la ville. Peu après le commandeur reçut un message de la part du viceroi, qui fixait son audience au 30 de novembre. Certainement cette prompte résolution du viceroi, dans une affaire qui avait été si longtemps traitée en vain, n'avait pour cause que les services signalés que M. Anson & ses gens avaient rendus, dans le temps de l'incendie, & dont le viceroi lui-même avait été témoin oculaire. Cette audience ainsi accordée fit d'autant plus de plaisir à M. Anson, qu'il ne douta point que ceux qui formaient le conseil de Canton n'auraient pas pris cette résolution, sans être auparavant convenus de renoncer à leurs prétentions, touchant les droits d'ancrage, & d'accorder au commandeur tout ce qu'il pourrait raisonnablement demander. Car ils n'ignoraient pas les dispositions, où était M. Anson, & il n'était pas de la fine politique chinoise de l'admettre à l'audience pour contester avec lui. M. Anson se prépara donc gaiement à cette visite, & sans aucune inquiétude sur le succès qu'elle pourrait avoir

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Jugement sur les Chinois

Après avoir conduit nos deux vaisseaux jusqu'au bas de la rivière, & au point qu'ils allaient quitter le territoire de la Chine, j'espère qu'on me permettra, avant de continuer mon récit, de faire encore quelques remarques sur le caractère du peuple singulier qui habite cet empire. Je sais qu'on pourrait croire que des observations, faites dans une seule ville, située à un bout de ce vaste pays, ne peuvent guère servir à des conséquences générales pour toute la nation ; cependant comme les affaires que M. Anson eut à y traiter, sont hors du train ordinaire, & propres à donner lieu à quelques réflexions, qui pourront ne pas déplaire au lecteur, ce que je me propose de dire aura du moins l'avantage d'être dégagé des préjugés ridicules dont ont été pleins ceux qui ont eu le plus d'occasion d'examiner l'intérieur de cet empire.

Le grand nombre de belles manufactures établies à la Chine, & que les nations les plus éloignées recherchent avec tant d'empressement, prouve suffisamment que les Chinois sont industrieux ; cependant cette adresse dans les arts mécaniques, qui paraît être leur talent favori, n'est pas poussée au plus haut point : les Japonais les surpassent de beaucoup dans les arts, qu'ils cultivent également les uns & les autres ; & en plusieurs choses, il ne leur est pas possible d'égaler la dextérité de le génie des Européens. Ils sont proprement d'habiles imitateurs de ce qu'ils voient, mais d'une manière servile, & qui marque médiocrement de génie. C'est ce qui paraît surtout dans les ouvrages qui exigent beaucoup de justesse & d'exactitude, tels que les horloges, les montres, les armes à feu, &c. Ils en copient bien chaque pièce à part, & savent donner au tout assez de ressemblance avec l'original ; mais ils ne peuvent arriver à cette justesse dans la fabrique, qui produit l'effet auquel la machine est destinée. Si de leurs manufacturiers nous passons à des artistes d'un ordre plus relevé, tels que peintres, statuaires, &c. nous les trouverons encore plus imparfaits. Ils ont des peintres en grand nombre, & ils en font beaucoup de cas ; cependant ils réussissent rarement dans le dessin & dans le coloris, pour les figures humaines, & entendent aussi peu l'art de former des groupes : il est vrai qu'ils réussissent mieux à peindre les fleurs & les oiseaux ; ce qu'ils doivent même plutôt à la beauté & à l'éclat de leurs couleurs, qu'à leur habileté : car on y trouve ordinairement fort peu d'intelligence dans la manière de distribuer les jours & les ombres, & encore plus rarement cette grâce & cette facilité qu'on voit dans les ouvrages de nos bons peintres européens. Il y a dans toutes les productions du pinceau des Chinois, quelque chose de roide & de mesquin qui déplaît ; & tous ces défauts dans leurs arts peuvent fort bien être attribués au caractère particulier de leur génie, qui manque absolument de feu & d'élévation.

À l'égard des sciences, même à ne consulter que les auteurs qui nous ont représenté cette nation dans le jour le plus favorable, il faut convenir que son obstination & l'absurdité des ses opinions sont inconcevables. Depuis bien des siècles tous leurs voisins ont l'usage de l'écriture par lettres, les seuls Chinois ont négligé jusqu'à présent de se procurer les avantages de cette invention divine, & sont restés attachés à la méthode grossière de représenter les mots par des caractères arbitraires. Cette méthode rend nécessairement le nombre des caractères trop grand, pour quelque mémoire que ce soit ; elle fait de l'écriture un art, qui exige une application infinie, & où un homme ne peut jamais être que médiocrement habile : tout ce qui a jamais été ainsi écrit ne peut qu'être enveloppé d'obscurité & de confusion ; car les liaisons entre tous ces caractères, & les mots qu'ils représentent, ne peuvent être transmis par les livres, il faut de toute nécessité qu'ils aient passé d'âge en âge par la voie de la tradition, & cela seul suffit pour répandre une très grande incertitude sur des matières compliquées & sur des sujets d'une grande étendue : il ne faut, pour le sentir, que faire attention aux changements que souffre un fait qui passe par trois ou quatre bouches. Il s'ensuit de là que le grand savoir, & la haute antiquité de la nation chinoise ne peuvent à plusieurs égards, qu'être très problématiques.

À la vérité quelques-uns des missionnaires catholiques romains avouent que les Chinois sont fort inférieurs aux Européens, en fait de sciences, mais en même temps, ils les donnent en exemple de justice & de morale, tant dans la théorie, que dans la pratique. À entendre ces bons Pères, le vaste empire de la Chine n'est qu'une famille, bien gouvernée, unie pur les liens de l'amitié la plus tendre, & où on ne dispute jamais que de bonté & de prévenance. Ce que j'ai rapporté ci-devant de la conduite des magistrats, des marchands & du peuple de Canton, est plus que suffisant pour réfuter toutes ces fictions de messieurs les jésuites : & pour ce qui regarde la morale théorétique des Chinois, on en peut juger par les échantillons que ces missionnaires eux-mêmes nous en ont donnés. Il paraît que ces prétendus sages ne s'amusent qu'à recommander un attachement assez ridicule à quelques points de morale peu importants, au lieu d'établir des principes, qui puissent servir à juger des actions humaines, & de donner des règles générales de conduite d'homme à homme, fondées sur la raison & sur l'équité. Tout bien considéré, les Chinois sont fondés à se croire supérieurs à leurs voisins, en fait de morale, non sur leur droiture, ni sur leur bonté, mais uniquement sur l'égalité affectée de leur extérieur, & sur leur attention extrême à réprimer toutes marques extérieures de passion & de violence. Mais l'hypocrisie & la fraude ne sont pu moins nuisibles au genre humain, que l'impétuosité & la violence du caractère ; ces dernières dispositions peuvent à la vérité être sujettes à beaucoup d'imprudence, mais elles n'excluent pas la sincérité, la bonté de cœur, le courage, & bien d'autres vertus des plus estimables. Peut-être qu'à bien examiner la chose, il se trouverait que le sang-froid & la patience, dont les Chinois se glorifient tant, & qui les distingue des autres nations, sont dans le fond la source de leurs qualités les moins excusables ; car il a souvent été observé par ceux qui ont approfondi le cœur humain, qu'il est bien difficile d'affaiblir dans un homme, les passions les plus vives & les plus violentes, sans augmenter en même temps la force de celles qui sont plus étroitement liées avec l'amour-propre : la timidité, la dissimulation, & la friponnerie des Chinois, viennent peut-être en grande partie de la gravité affectée & de l'extrême attachement aux bienséances extérieures, qui sont des devoirs indispensables dans leur pays.

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