Joseph Hackin (1886-1941)
MYTHOLOGIE DU LAMAÏSME (TIBET)
Mythologie asiatique illustrée, Librairie de France, Paris, 1928, pages 125-160.
- "Le programme iconographique du bouddhisme tibétain ou lamaïsme comporte de nombreux éléments narratifs, illustrations de la vie de Bouddha et des principaux saints. À cet ensemble, strictement traditionnel, il convient d'ajouter des représentations empruntées au sectarisme çivaïte (divinités terribles) et aux anciens cultes locaux. Deux réformes entreprises, l'une au XIe siècle (Atîça), l'autre au XIVe (Tsong Kha-pa), ne réussirent pas à faire disparaître les rites magiques (tantra et sâdhana) qui, dès le VIIe siècle de notre ère, — c'est-à-dire au temps de l'introduction du bouddhisme au Tibet, — étaient de pratique courante dans la religion populaire."
- "L'art lamaïque, remarque très justement M. Jacques Bacot, n'innove jamais ; les lamas qui sont les artistes religieux du Tibet, ne sont pas libres de choisir leurs sujets selon leur inspiration ni de les interpréter au gré de leur sensibilité. Toutes deux sont emprisonnées, étouffées par l'obligation d'observer un canon méticuleux, de n'altérer aucune attitude consacrée, de n'oublier aucun attribut. Il n'y a de variété apparente que par la multiplicité des sujets et la richesse du panthéon bouddhique."
- "Une étude très détaillée de ce panthéon pléthorique ne laisserait pas d'être fastidieuse ; aussi bien nous limiterons-nous aux types représentatifs et aux épisodes marquants."
Extraits :
Scènes de la vie du Bouddha : L'assaut de Mara - Devadatta.
Amitabha et le paradis Sukhavati - Tsong Kha-pa et ses disciples - Le Grand lama de Lha-sa
Milaraspa, le poète - La légende de Gesar - Iconographie des Bon-pa. La légende de Gçen-rabs-mi-bo.
Feuilleter
Lire aussi
La scène de l'assaut de Mâra (le Satan bouddhique) suit de très près les données du Lalita-Vistara (traduction française de Foucaux). Les figures
les plus monstrueuses, les plus grimaçantes sont groupées autour du Bodhisattva.
« Mâra lançait sur le Bodhisattva divers projectiles et des montagnes pareilles au Meru, lesquels, lancés sur le Bodhisattva, se changeaient en
dais de fleurs et en chars célestes. Ils lançaient les poisons de leurs yeux, les poisons de serpents, les poisons de leur haleine et des flammes de feu. Et le cercle de feu s'arrêtait, comme un
cercle de lumière pour le Bodhisattva » (Lalita-Vistara, chap. XXI).
Le Bodhisattva, la main droite étendue, esquisse le geste classique de la prise à témoignage (bhûmisparça mudrâ) ; car Mâra le Tentateur, sur le point d'être vaincu par le Prédestiné, lui demande
d'évoquer un témoignage décisif, et le Bodhisattva s'adresse à la Terre :
— Ô Terre ! j'ai réalisé les trente perfections, et dans ma naissance, sous la forme de Vessantara, j'ai fait le sacrifice de ma femme et de mes
enfants, et distribué les dons par sept cents à la fois ; mais je n'ai ni religieux, ni brahmane comme témoin, ô Terre pourquoi ne viens-tu pas témoigner ? (Pathamasambodhi, traduction
Cœdès).
La Terre, ainsi interpellée, témoigne en faveur du Bodhisattva. Mâra le Tentateur ne s'avoue pas vaincu : il se place près du trône du
Bienheureux et fait venir ses filles, Rati, Arati et Trishnâ, qui, nous dit le Lalita-Vistara, « prennent des formes de femmes aux différents âges » pour tenter celui qui venait d'atteindre la
Science Parfaite. Peine perdue, le Bouddha dédaigne les Tentatrices, et Mâra, définitivement vaincu, s'éloigne.
Au sein de la Communauté surgissent de graves dissentiments, fomentés par Devadatta, le perfide cousin du Bouddha. Les scènes qui vont suivre
retracent les méfaits du traître. Après plusieurs essais infructueux, Devadatta obtient les pouvoirs magiques (ci-contre, n° 2). Pour tirer un profit immédiat de cet enviable privilège, il donne
une représentation au prince Ajâtaçatru, fils du roi du Magadha, Bimbisâra (3). L'éléphant blanc, le cheval, le moine, l'enfant qui se trouve sur les genoux du roi, sont autant de transformations
magiques de Devadatta. Le prince lui offre, en témoignage de sa vénération, cinq cents bols remplis de nourriture. Cette libéralité est renouvelée chaque matin. Grisé par ses succès, Devadatta se
rend auprès du Bouddha et le prie de lui abandonner la direction de la communauté. Le Maître refuse énergiquement d'accéder à ce désir, et, sur-le-champ, Devadatta se voit privé de ses pouvoirs
magiques (4). Devadatta emmène alors les cinq cents moines qu'il a gagnés à son enseignement et se retire — une famine ravageant la contrée — dans le Kukkutârâma, où il reçoit les dons du prince
Ajâtaçatru. Les deux bons disciples, Çâriputra et Maudgalyâyana se rendent auprès de Devadatta, qui invite les nouveaux venus à prendre place à ses côtés (5). Sans qu'il puisse s'en défendre, il
est gagné par le sommeil et s'endort (6). Pendant que Çâriputra exhorte ses transfuges à la conversion, Maudgalyâyana accomplit des miracles. Ils réussissent enfin à convaincre les coupables, qui
abandonnent Devadatta. Réveillé, Devadatta se lance à la poursuite des fugitifs ; mais il est arrêté par un fossé que Çâriputra fait apparaître devant lui (7). Le Bouddha se décide enfin à
excommunier le traître. Ananda, le disciple préféré du Maître, réunit les habitants de Râjagriha et leur annonce ce qui suit :
« La Communauté déclare ouvertement que le caractère de Devadatta est devenu autre qu'il n'était et que tout ce qu'il fait et dit ne doit pas
être imputé au Bouddha, à la Loi et à l'Église, mais uniquement à lui-même ». (H. Kern).
Loin d'inciter Devadatta au repentir, cette condamnation ne fait qu'aggraver son ressentiment. Le roi Bimbisâra reste fidèle au Bouddha ; mais le
prince héritier, excité par Devadatta, fait emprisonner son père (8) ; le vieux roi endure patiemment les vexations et les tortures et succombe dans l'instant même où Ajâtaçatru, touché d'un
repentir tardif, va lui rendre la liberté. Devadatta ne manque pas de tirer avantage de la disparition du vieux roi en faisant remarquer à Ajâtaçatru que c'est à ses conseils qu'il doit son
élévation au trône, et il lui demande, en échange du service rendu, de le reconnaître comme Bouddha.
— Mais, remarque Ajâtaçatru, tu ne possèdes pas les signes caractéristiques du parfait Bouddha : la couleur d'or, la roue.
— J'y pourvoirai, répond Devadatta.
Il fait appeler un orfèvre ; sur son corps, enduit d'huile de ricin, on applique des feuilles d'or (9). On lui marque sur la plante des pieds, au
moyen d'un fer rougi au feu, l'empreinte de la roue symbolique (cakra) (10).
Devadatta fait construire une catapulte. Cinq cents hommes sont employés à ce travail. Mais ils refusent de manœuvrer l'engin ; le Bienheureux fait apparaître une échelle magique, les ouvriers
descendent aussitôt et viennent se ranger autour du Maître qui les convertit (11). Devadatta fait alors manœuvrer la catapulte et réussit à lancer une grosse pierre contre le Bouddha. Vapra-pâni,
armé de son foudre, réduit le projectile en plusieurs fragments (12) ; l'un de ces fragments atteint le Bouddha au pied. Une hémorragie se produit. Le disciple Daçabala Kâçyapa prononce les
paroles suivantes :
— Bienheureux, s'il est vrai que vous portez également dans votre cœur vos fils et vos ennemis, que l'hémorragie s'arrête !
Aussitôt le sang cesse de couler (13).
Amitâbha (« Lumière-sans-fin » (tibétain : 'Od-dpag-med), Bouddha métaphysique, forme avec Çâkya-Muni et le grand compatissant
Avalokiteçvara, une sorte de triade. Amitâbha trône dans le paradis d'Occident, « cet univers Pur est une mine de bonheur ». Sur les images il est représenté assis ; ses mains jointes, ramenées
dans son giron, esquissent le geste de la méditation (dhyâna mudrâ) et tiennent fréquemment le bol à aumônes (pâtra). Il est de couleur rouge, son auréole est verte, son animal
favori est le paon.
Les représentations du ciel Sukhâvatî, si répandues en Asie centrale, sont, par contre, très rares dans l'iconographie tibétaine (ci-contre). « Amitâbha, le guide des hommes, est assis sur un
trône formé au centre d'un pur et gracieux lotus » (Lotus de la Bonne Loi, ch. XXIV). Le Bodhisattva Avalokiteçvara se tient à sa droite, Mahâsthâmaprâpta à sa gauche. Des divinités, des
fidèles et des moines entourent le trône, et les âmes purifiées des fidèles sortent des lotus.
Avalokiteçvara, qui doit remplir sa mission de grand consolateur, délégué du Bouddha Lumière-sans-fin, quitte le ciel Sukhâvatî ; escorté par les dieux, il laisse choir sur la terre les précieux
joyaux (1). Le compatissant Bodhisattva visite tout d'abord les ogres de Ceylan et les convertit (2), puis il enseigne la Loi aux asura (3) et aux yaksha ; enfin « il se fait
voir d'une manière surnaturelle à l'Assemblée de Çâkya-Muni du Jetavana » ; il est alors entouré des sept joyaux (4).
Tsong Kha-pa (1355-1417) n'est, en réalité, que le surnom d'Arya mahâratna sumatikîrti (tibétain : Rje-rin-po-tche blo-bzang grags-pa).
Ce surnom signifie « l'homme de Btsong-Kha ». Tsong Kha-pa était, en effet, originaire de la petite vallée de Btsong-Kha (vallée des Oignons), située dans le pays d'Amdo, au sud-est du lac Bleu,
là où s'élève p.150 actuellement le célèbre couvent de Sku-'bum (Les cent mille images). Il aurait suivi l'enseignement d'un moine des pays d'Occident (Inde ?), qui lui aurait facilité l'accès
des textes les plus anciens du bouddhisme ; la lecture de ces textes lui permit de réaliser très rapidement l'opportunité d'une réforme du lamaïsme. Malgré la tentative d'Atîça (XIe siècle), la
discipline du clergé était extrêmement relâchée, et la magie était non seulement de pratique courante, mais constituait la matière essentielle de tous les exercices religieux. C'est contre ces
tendances que Tsong Kha-pa s'efforça de réagir ; il étudia successivement à Sa-skya, à 'Bri-gung, à Devatchan ; il se rendit à Lha-sa et fonda
« sur le dogme métaphysique de la transmigration une constitution hiérarchique du clergé qui combinait, dans un compromis harmonieux, les
avantages contradictoires de l'élection et de l'hérédité : deux papes, l'un à Lha-sa, l'autre à Tachilhunpo (Brka-çis lhun-po), se partageaient à des titres divers l'autorité suprême sur le
clergé tout entier » (Sylvain Lévi).
La secte du Dge-lugs-pa (vertueux), fondée par Tsong Kha-pa, est devenue l'Église officielle ; ses membres portent une coiffure et des vêtements
jaunes pour se distinguer des sectes rouges non réformées.
Tsong Kha-pa porte le livre et l'épée qui sont les attributs de son inspirateur le grand Bodhisattva Mañjuçrî ; à sa gauche se tient habituellement le disciple Mkhas-grub dge legs dpal-bzang, qui
fut élevé à la dignité d'abbé du monastère de Dgah-ldan (Voir fig. 37). Le successeur du saint réformateur Rgyal tshab-rje est habituellement représenté à sa droite.
Depuis 1439, le Grand lama de Lha-sa (dalaï lama) est considéré officiellement comme une réincarnation du Bodhisattva Avalokiteçvara.
« Dès qu'un Grand lama meurt, l'âme du Bodhisattva passe dans le corps d'un enfant inconnu, qui doit être né au moins quarante-neuf jours après
que l'âme du saint a quitté son corps. Par la consultation de certains oracles, on cherche l'endroit où le Sprul-ba (corps de magie) s'est communiqué à l'enfant. C'est le Dharma-pâla
(tibétain : tchos-skyong) de Gnas-tchung, près de Lha-sa, incarnation du dieu Dpe-dkar, qui se livre à l'enquête. L'enfant qui est reconnu pour une incarnation du Bodhisattva et ses
parents sont amenés à Lha-sa. Aussitôt que l'enfant a quatre ans, on le mène en procession solennelle au Potala et on le fait entrer comme novice au couvent de Rnam-rgyal. À l'âge de sept ou huit
ans, il est investi comme moine (dge-slong), et il est considéré comme le chef des deux couvents de Rnam-rgyal tchos-sde et de Hbras-spungs. Il se livre désormais à l'étude et à
l'ascétisme. » (Grünwedel, Mythologie du bouddhisme au Tibet et en Mongolie, p. 80-81).
Mkhas-grub-bsod-nams-rgya-mthso reçut le titre de dalaï-lama (dalaï, mot mongol qui signifie océan ; en tibétain :
rgya-mthso).
Le cinquième dalaï lama Ngag-dbang Blo-bzang rgya-mthso (1617-1680) fut un politique et un diplomate. Le Père jésuite Grueber, qui fit un séjour à Lha-sa en 1661, le juge très sévèrement. En
1650, Ngag-dbang Blo-bzang reconnut solennellement le Grand lama de Tachi-lhun-po pour une incarnation du Bouddha Amitâbha. C'est une empreinte des pieds et des mains du Grand lama de
Tachi-lhun-po qui figure sur la peinture (fig. 40), représentant le cinquième dalaï lama.
« Milaraspa fut magicien, poète et ermite ; il fut cela successivement et si complètement que les Tibétains ont peine à ne pas séparer ces trois
personnages, et, selon qu'ils sont nécromants, laïques ou religieux, Milaraspa est leur plus grand magicien, leur poète ou leur saint (Voir ci-contre). Cet être singulier vécut au XIe siècle
(1038-1122) de notre ère. Sa mémoire est encore vivante au Tibet comme celle d'une personnalité récente. Ses sectateurs actuels sont héritiers de sa parole transmise oralement par filiation
spirituelle ininterrompue depuis un millier d'années. Certains méditent sur les pentes du mont Everest, là où Milarépa, le premier, médita dans la solitude.
(Jacques Bacot, Le Poète tibétain Milaraspa, p. 10.)
Padmasambhava, Milaraspa et Tsong Kha-pa reflètent trois tendances très différentes du bouddhisme tibétain. Padmasambhava nous rappelle la faveur
dont jouissaient, aux débuts du lamaïsme, les pratiques magiques. Comme le fait très justement remarquer M. Jacques Bacot, la conversion de Milaraspa « situe l'apparition du mysticisme dans le
bouddhisme tibétain ».
Milaraspa est tout d'abord un magicien. Par ses incantations, il provoque la mort de trente-cinq membres de la famille de son oncle qui l'avait frustré de l'héritage paternel ; il anéantit
ensuite, en déclenchant de violentes chutes de grêle, la récolte des habitants de son village natal. Abandonnant l'étude de la magie, il se met à l'école de Mar-pa, élève du fameux Naropa ; ce
revirement exprime les tendances nouvelles du bouddhisme ;
« c'est le premier effort qu'il fait pour s'affranchir de la vieille religion magique à laquelle il s'était mêlé quatre siècles plus tôt. La
situation du bouddhisme au Tibet avait été fort précaire jusqu'au IXe siècle. La religion primitive (Bon-po) avait momentanément repris le dessus. Le Grand sorcier, au IXe siècle, était le
premier personnage après le roi, et il représentait la religion officielle. L'histoire de Milaraspa montre déjà une réaction. La réforme de Tsong Kha-pa ne sera plus que la codification du lent
travail de plusieurs siècles.
« Après avoir expié ses pratiques magiques, Mila s'abîma dans la contemplation mystique. Trois siècles plus tard, Tsong Kha-pa s'attaquera indirectement, au moyen d'une p.158 astreignante
liturgie, au mysticisme même ; il fonda la théocratie tibétaine et adaptera le bouddhisme au gouvernement temporel.
(Jacques Bacot, Le Poète tibétain Milaraspa, pp. 30-31.)
Sur ses images, Milaraspa apparaît vêtu de blanc ; ses longues mèches bouclées retombent sur ses épaules ; la main gauche tient une fleur ; la
main droite est placée près de l'oreille, pour recueillir, semble-t-il, les murmures et les échos de la forêt.
On aperçoit, représentés à la partie inférieure de la peinture, les premiers épisodes de la légende de Milaraspa : destruction de la maison de l'oncle par un scorpion (gros comme un yack), chute
de la grêle ; un peu plus haut, à droite, arrivée des sorciers venus de l'Inde, rencontre de Mar-pa et de Milaraspa. Le tout accompagné d'inscriptions, commentaires des illustrations.
On distingue le héros Kesar, dont les hauts faits sont relatés dans une série de textes provenant pour la plupart du Ladakh, du roi Gesar, dont
les origines légendaires remonteraient, de l'avis de H. Francke, à une très haute époque et se rattacheraient à la mythologie prébouddhique de la Mongolie. À notre avis, les deux légendes ont des
origines communes. La version ladakhie est chargée de mythes saisonniers : Gesar aurait le pouvoir de se rendre invisible jusqu'à la célébration de ses noces ; à ce moment, il reprend sa forme
réelle (l'été), mais il n'en est pas moins doué de la faculté de se rendre invisible (chute de neige tardive au printemps). Le héros combat ensuite un géant du Nord et délivre une jeune fille qui
avait été emprisonnée dans une cage de fer. Cette version diffère sensiblement de celle dont nous possédons des illustrations. Bien que représentant une légende extra-indienne, nos documents
figurés ont reçu l'estampille bouddhique.
La peinture que nous reproduisons ici comporte un sujet central emprunté à la mythologie bouddhique, une représentation d'une assistante de la déesse Lha-mo, nommée Mthing-gi zal bzang-ma, qui
chevauche une mule et tient une flèche (parfois un chasse-mouches) et un miroir. À la partie supérieure, une représentation tantrique de Ratna sambhava, accosté de deux sorciers. Les épisodes de
la légende de Gesar sont groupés autour de la représentation centrale. Gesar apparaît entièrement vêtu de blanc et coiffé d'un chapeau à quatre feuilles, surmonté d'une plume. Il détruit tout
d'abord, dans un temps qui n'excède pas sept jours, deux démons (premier et deuxième jour) (n° 1 et 2) ; le troisième jour, les trois oiseaux noirs de mauvais augure (3) ; le quatrième jour et le
cinquième jour, un yack et un cheval noir, formes démoniaques (4) ; le sixième jour, une chèvre noire (5), et enfin, le septième jour, il subjugue un maître hérétique (5). Il fait traîner une
charrue par deux hommes nus (6). Le héros est parfois facétieux ; le récit de sa rencontre avec 'Brug-ma, la jeune fille qui doit devenir sa femme, débute par une plaisanterie.
« Pendant que Joro (Gesar) se trouvait un jour à la chasse, AralghoGoa ('Brug-ma), la fille de Ma-Bajan, tua un mouton ; de la chair de ce mouton
elle fit un pâté qu'elle plaça dans un sac qu'elle porta, sur son dos. Joro la rencontra et lui demanda de qui elle était la fille et d'où elle venait. Elle répondit :
— Je suis la fille de Ma-Bajan, nommée Aralgho Goa ; mon père m'a envoyée pour te demander une aire de campement.
— Reste à cette place ! répondit Joro,
qui prit les mets qu'elle avait préparés et les remit à sa mère. Lorsque Joro revint, il trouva la jeune fille endormie ; alors Joro se rendit près du troupeau de chevaux de son père, prit un
poulain nouveau-né, l'apporta et l'enveloppa dans la robe de la jeune fille, puis il la réveilla en sursaut au cri de :
— Lève-toi ! Lève-toi !
La jeune fille s'éveilla et se dressa sur son séant.
— Quelle fille pécheresse, s'écria Joro, quelle fille sans pudeur est venue vers moi ! Est-ce par suite de relations avec ton père que tu donnes naissance à un enfant à tête de cheval ? Ou
étais-tu de connivence avec ton frère aîné, de là vient sans doute la crinière de cheval de ton enfant, ou avec ton plus jeune frère, ce qui expliquerait cette queue de cheval. Ou bien t'es-tu
livrée à un ramassis d'esclaves pour que ton enfant soit ainsi pourvu de quatre pieds de cheval. Lève-toi, fille sans pudeur !
— Que dit cet homme, que veut-il de moi ?
et la jeune fille de se lever précipitamment, laissant choir de son giron le petit poulain. (n° 7).
(I. J. Schmidt, Die Thaten Bogda Gesser Chan's, p. 48-49.)
Gesar épouse la jeune fille, puis il continue sa vie d'aventures ; il détruit les lapins enchantés (8), tue les sept (ou neuf) mauvais esprits (alvin) (9) et remonte au ciel, où il retrouve les trois rois de la Loi, parmi lesquels nous reconnaissons Srong-btsam-sgam-po, le premier roi bouddhiste du Tibet qui porte dans sa coiffure une petite représentation d'Amitâbha (10).
La religion prébouddhiste du Tibet est appelée Bon, et ses adeptes Bon-pa ; les communautés Bon sont particulièrement nombreuses dans le Tibet
oriental ; les prêtres vivent dans des monastères où l'on trouve de nombreuses images et des statues de divinités qui accusent une très forte influence bouddhique. Cet aspect contemporain de la
religion Bon (bsgyur bon) est très différent de la forme primitive, chamamisme grossier qui faisait une très large place au culte des forces naturelles et des démons et aux sacrifices
sanglants.
Pour lutter plus efficacement contre le bouddhisme, la religion Bon-po se fit opportuniste, adaptant l'iconographie des bouddhistes à ses propres légendes (fig. ci-contre). Le récit de la vie du
grand prophète des Bon, Gçen-rabs-mi-bo, est manifestement un démarquage de la légende du Bouddha Çâkya-Muni. Gçen-rabs-mi-bo quitte le ciel des Tushita (tibétain : dgah ldan) sous la forme d'un
bel oiseau bleu (gyu-bya-khu-byug) et s'incarne dans le sein de sa mère.
[Ci-dessous, de gauche à droite, fragments de la peinture couleur :] Le numéro 1 représente simultanément Gçen-rabs sous sa forme naturelle, et, à ses pieds, l'oiseau bleu, son corps de magie.
L'oiseau magique descend du ciel à l'endroit où s'élèvera plus tard le stûpa de la descente du Maître de chez les Dieux (n° 2). Gçen-rabs naît le quinzième jour du premier mois de printemps, à
l'aube, dans un jardin aux fleurs charmantes. Il sort de l'aisselle droite de sa mère (n° 3) ; sa couleur est celle des cimes neigeuses éclairées par le soleil. Une légère ablution
d'amrita lui communique la belle couleur dorée qu'il conserve jusqu'à son nirvâna. Les premières années de Gçen-rabs rappellent les Enfances du Bouddha. Il reçoit les leçons d'un savant
précepteur et devient habile dans les arts de la magie, au point de pouvoir transformer un corps en plusieurs et de réunir plusieurs corps en un seul. Il reçoit les hommages des huit grands
nâgas et des animaux (singes, gazelles, etc.) (n° 5 (hors peinture couleur)). On aperçoit, sur cette même peinture, les principales divinités des Bon-pa ; le khyung aux ailes
éployées (n° 5) et le gsang-ba (n°6) ou une forme très voisine de cette divinité.
*
Lire aussi :
- Pierre Rousseau : L'art du Tibet.
- Per Kvaerne : Peintures tibétaines de la vie de sTon-pa-gçen-rab.
- Fernand Grenard : Le Tibet et ses habitants.
- Léon-Joseph de Milloué : Bod-Youl ou Tibet (Le paradis des moines).
- Léon Feer : Le Tibet. Le pays, le peuple, la religion.
- Charles-Eudes Bonin : La truie de diamant.