Léon Wieger (1856-1933)
TEXTES PHILOSOPHIQUES
Imprimerie de Hien-hien, 1930. Deuxième édition. 420 pages. (Première édition : 1906).
- Préface. "1930. La physionomie de la vieille Chine a bien changé depuis qu'elle s'est muée en République, c'est là un fait visible... mais qu'en est-il des idées ?.. Eh bien, c'est un fait aussi,... que dans la profondeur, tout au fond, le peuple chinois pense encore comme il pensa durant des millénaires, depuis sa lointaine origine. — Confucius n'est plus l'auteur étudié par les écoliers ; il est davantage, étant reconnu comme le moraliste, l'économiste, le politique de la Chine. — Le Taoïsme qui était tombé au rang de superstition méprisable et redoutée, est considéré maintenant par certains savants comme étant la propre philosophie nationale. — Le Buddhisme dont les bonnes vieilles légendes ne provoquaient plus que le sourire, se relève en Chine, comme il s'est relevé au Japon, sous forme mahayaniste ou amidiste, gagnant des esprits par l'élévation de son idéalisme, gagnant des cœurs par la douceur de sa charité. — Il y a indubitablement reviviscence, revival comme on dit en Chine, et du Confuciisme, et du Taoïsme, et du Buddhisme, sous forme épurée."
- "La série de volumes que [le père Wieger] a publiée exercera une influence considérable sur la manière dont les Européens se figureront l'âme chinoise."(Edouard Chavannes, T'oung pao, 1906).
Dispositif
Extraits autour de : Houng-fan, la Grande Règle - Tchoang-tseu : la vie et la mort
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Théo-philosophie antique
I. Avant les Tcheou : L'être supérieur. Ciel. Sublime Souverain — La nature — Les êtres transcendants — Les mânes — Divination — Superstition.
II. La Grande Règle. Historique. Les neuf articles : Cinq agents naturels — Cinq activités humaines — Administration — Cinq temps — Pôle impérial — Gouvernement — Solution des doutes —
Répercussion au ciel — Biens et maux. Ordre logique.
III. Sous les Tcheou. Annales et Odes : L'être supérieur — Les êtres transcendants — Les mânes — Divination : par la tortue et l'achillée — par les diagrammes — par les songes.
IV. Sous les Tcheou. Rituels : L'être supérieur. Cinq Ti — Les êtres transcendants — Les sacrifices — Les mânes — Divination — Sorcellerie — 7. Exorcismes.
V. Sous les Tcheou. Période tch'ounn-ts'iou : L'être supérieur — Les êtres transcendants — Les mânes — Divination — Monstres — Sorcellerie.
Philosophie des Jou
VI. Confucius : L'être supérieur — Les êtres transcendants — Les mânes — Piété filiale — Bonté pour autrui — Éthique et politique — Divination.
VII. Les disciples : Naturisme — Êtres supérieur et transcendants — Les mânes — Divination — Piété filiale — Éthique.
VIII. Tseng-tzeu et Tzeu-seu : Tch'êng, le sens du vrai — Nature. Destin. Neutralité.
IX. Mong-tzeu : Nature humaine — Ciel. Destin — Cheng-jenn. Kiunn-tzeu. Tao — Les Jou. Le gouvernement — Écoles. Instruction — Piété filiale.
X. Mei-ti. — XI. Sunn-tzeu. — XII. Tong-tchoung-chou. — XIII. Wang-tch'oung. — XIV. Tchouhisme : Norme et matière — Êtres transcendants et mânes — Éthique. — XV. Jou-kiao moderne. — XVI. Wang
yang-ming : Cœur. Norme, Intuition.
Philosophie des Taoïstes
XVII. Lao-tzeu : L'être primordial — Éthique et politique — Endogénie de l'enfançon — Le Ciel et le Sage — Chênn et Koèi.
XVIII. Teng-si-tzeu — XIX. Lie-tzeu — XX. Tchoang-tzeu — XXI. Koan-tzeu — XXII. Koei-kou-tzeu — XXIII. Heue-koan-tzeu — XXIV. Yinn-wenn-tzeu. Lu-pou-wei. Han-fei-tzeu — XXV. Hoai-nan-tzeu — XXVI.
Pao-p'ou-tzeu — XXVII. Cheu-han-ki — XXVIII. Koann-yinn-tzeu — XXIX. Penn-k'i-king — XXX. Tong-kou-king — XXXI. Fragments anonymes — XXXII. Chou-tsu-tzeu.
Philosophie des Buddhistes
XXXIII. Buddhisme chinois moderne : A. Son élaboration. B. Textes.
A. — Cette pièce des Annales mérite une mention spéciale, et à cause de son histoire et à
cause de son importance. Descendue en droite ligne de Yâo, Choúnn et U le Grand, elle est le résumé systématique de la sagesse des siècles qui précédèrent les Tcheōu. Elle fait transition entre
la haute antiquité chinoise et la moyenne. Son contenu remonte peut-être plus haut que le vingt-deuxième siècle. Le texte, tel que nous l'avons, est du onzième siècle (1050). Il fut vénéré, d'âge
en âge, par les Lettrés, comme un texte sacré. On l'appela la Grande Règle, parce qu'il est censé contenir les principes de solution de tous les cas sublunaires possibles. Code du gouvernement
antique, disent les Commentateurs.
B. — Poussé par le souci de complaire au Ciel dont il est devenu le mandataire, le fondateur de la nouvelle dynastie Tcheōu, l'empereur Où, consulte le sage vicomte de Kī, oncle du défunt tyran
Tcheòu-sinn. Il voudrait bien se l'attacher, mais le vicomte refuse, le principe étant dès lors qu'on ne sert pas deux maîtres, surtout quand le second a renversé le premier. Alors l'empereur
s'efforce d'obtenir au moins de lui la quintessence de sa science, le résumé des traditions anciennes dont il est dépositaire. Le vicomte se prête à ce désir, et lui récite la Grande
Règle...
D. — Le vicomte de Kī commence par mettre ce qu'il va dire, au compte d'une autorité indiscutable. C'est le Ciel, dit-il, qui donna à Ù les neuf articles de la Grande Règle, par lesquels sont
réglées les relations. — Com. Il a déjà été question des relations, page 8. C'est le Ciel qui les a faites. Le Sage n'a pas le pouvoir d'imposer des lois et des règles. Il doit veiller à ce que
chacun se tienne à sa place, et seconder les communications et l'union mystérieuse du Ciel avec le peuple. — Le Ciel fit cette faveur à Ù, en 2060, pour le récompenser d'avoir remis l'ordre dans
la nature, en mettant fin à la grande inondation. Sur ce point, le texte est formel, et les Commentateurs n'admettent aucun doute : « les neuf articles de la Grande Règle sont primitivement venus
du Ciel », .. Mais sous quelle forme et de quelle manière le Ciel lui fit-il ce don ?.. Sur ce point le texte est muet. En 1008, le chapitre Kou-ming des Annales cite, parmi les bibelots
impériaux les plus précieux, Heûe-t'ou le dessin du Fleuve. — Au cinquième siècle avant J.-C., l'appendice Hi-ts'eu du I-king Livre des Mutations, attribué à Confucius, dit : Du Fleuve Jaune
sortit un diagramme, de la rivière Láo en sortit un autre ; de ces deux diagrammes les Sages tirèrent des règles... Le chapitre Lì-yunn des Rites fait dire au Philosophe : du Fleuve sortit le
dessin du cheval... Les Lúnn-u lui font dire : Hélas ! maintenant le Fleuve ne donne plus de dessin, le monde étant décadent... Tchou chou ki niên. La Chronique écrite sur lattes de bambou,
déposée dans une tombe en 299 avant J.-C., dit que : le dessin du dragon sortit du Fleuve. — Le Cheu-penn dit que : du Fleuve sortit le dessin du dragon, de la Láo sortit l'écrit de la tortue. —
Au troisième siècle après J.-C., le faux K'oùng nan-kouo raconte ce qui suit : au temps où Fôu-hi régnait sur l'empire, un dragon-cheval étant sorti du Fleuve, Fôu-hi tira ses huit trigrammes des
dessins que cet animal portait sur son dos... Le Ciel ayant accordé à Ù une tortue transcendante, qui sortit de la Láo portant sur son dos les nombres jusqu'à neuf, Ù en déduisit les neuf
articles...
E. — Remarquons que le principe fondamental du respect des droits de la nature, fait son apparition dans la Grande Règle.
« Koùnn ayant entravé le cours naturel des eaux par des digues, le Souverain se fâcha et ne donna pas les neuf articles. Quand Ù eut remplacé Koùnn et rétabli le cours naturel des eaux par ses
canaux, le Ciel réjoui lui donna les neuf articles.
G. — Voici d'abord l'énumération des articles...
1. Les agents naturels, au nombre de cinq. Le gouvernement doit se conformer à leur révolution circulaire.
2. Les activités humaines, au nombre de cinq. Le gouvernement doit en régler l'exercice.
3. Les huit sections de l'administration, auxquelles le gouvernement doit donner tous ses soins.
4. La science des temps ; calendrier, astrologie officielle.
5. La personne de l'empereur, pivot de l'empire, pôle du monde.
6. Les trois modes politiques et administratifs.
7. La solution des doutes, par la divination officielle, l'appel au Ciel.
8. La répercussion céleste des vertus et des vices du gouvernement ; météorologie officielle.
9. Les cinq biens et les six maux.
Nous verrons, à la fin du chapitre, l'ordre logique de ces neuf articles, d'après les Commentateurs.
1. Les Ou-hing cinq agents naturels, sont nommés en premier lieu, parce que dans les voies du Ciel ils sont la chose principale, qui influe sur tous les êtres.
L'ordre d'énumération des cinq agents est, dans la Grande Règle, eau feu bois métal humus. Cet ordre, dit le Commentaire, est celui de la production primordiale des cinq agents, de leur genèse
par le ciel et la terre. Furent d'abord produits les agents plus subtils : l'eau par le ciel (pluie), le feu par la terre (sécheresse). Puis l'eau produisit le bois (tous les végétaux ayant
besoin d'eau pour croître), et le feu produisit le métal (en le faisant découler des minerais fondus). Enfin la poussière étant le résidu de toutes choses, l'humus clôt la série. D'autres le
considèrent comme le laitier qui resta après la production des métaux. Ainsi, disent les textes, le léger et le limpide donnèrent naissance au lourd et au trouble.
Plus tard les philosophes inventeront d'autres systèmes. D'abord celui de la production des agents l'un par l'autre, en série circulaire. L'ordre est alors, bois feu terre métal eau. Le bois
(allumé) produit le feu, le feu produit l'humus (cendres), l'humus engendre le métal (les minerais se trouvant dans le sol), le métal engendre l'eau (exposé à l'air durant la nuit, il se couvre
de rosée). L'eau produit le bois (végétaux)... et la série recommence.
Enfin le système le plus moderne est basé, non sur la production réciproque, mais sur la destruction réciproque des agents l'un par l'autre, sur la victoire de l'un sur l'autre en série
circulaire. L'ordre est alors, métal bois eau feu humus. Le métal (hache) triomphe du bois, le bois (qui surnage) triomphe de l'eau, l'eau triomphe du feu (en l'éteignant), le feu triomphe de
l'humus (en le fondant), l'humus triomphe du métal (en l'oxydant)... et la série recommence.
Aux cinq agents correspondent cinq propriétés physiques et cinq saveurs. — L'eau descend, le feu monte, le bois est élastique, le métal est plastique, la terre est féconde. — L'eau est salée (eau
de mer), le feu est amer (goût des produits empyreumatiques), le bois est acide (goût des sèves végétales), le métal est âcre (goût des oxydes qui les couvrent), la terre est douce (goût alcalin
fade).
Plus tard, en y mettant le pouce, on adapta à ce système quinaire les cinq couleurs et les cinq régions. — L'eau est noire (couleur des nuées d'orage). Le feu est rouge (couleur de la flamme). Le
bois est vert-bleu (couleur des feuilles). Le métal est blanc (couleur de l'argent, de l'étain ; La terre est jaune (couleur du lœss chinois). — Le nord brumeux et froid répond à l'eau noire. Le
sud lumineux et chaud répond au feu rouge. L'orient vert-bleu quand le soleil se lève, répond au bois vert. L'occident blanc, quand le soleil se couche, répond au métal blanc. Le centre labouré
par les hommes, répond à l'humus jaune.
Enfin, hélas !, le système quinaire fut appliqué à l'homme, de la manière suivante. On distingua dans chaque agent naturel, une partie lourde et une partie subtile. Dans l'homme, les cinq
viscères sont autant de parcelles de la partie lourde des cinq agents, et les cinq vertus autant de parcelles de leur partie subtile.
2. Les où chéu, cinq activités humaines, sont : la contenance, la tenue ; les paroles ; la vue ; l'ouïe ; la pensée. — L'ordre d'énumération est, dit le Commentaire, celui du développement
naturel de l'homme. Quand il est né, il commence par mettre ses membres en ordre, puis il vagit, plus tard il regarde, encore plus tard il écoute, enfin il pense. La gradation est ascendante. Il
y a progrès aussi dans la pensée, à mesure que l'homme avance en âge. Tel un puits que l'on creuse. Il ne donne d'abord que de la boue liquide, puis de l'eau trouble, enfin de l'eau claire. Ainsi
la pensée commence par être trouble, puis se clarifie peu à peu avec le temps. — Aux cinq activités répondent cinq qualités. La tenue doit être modeste, les paroles doivent être appropriées, le
regard doit être clairvoyant, l'ouïe doit être attentive, la pensée doit être pénétrante. C'est la pénétration qui fait le Sage joéi tsouo chéng. Il perçoit les moindres indices.
Dans la pratique, les cinq activités sont soumises aux règles de la morale, aux rites. Car il peut y avoir bon ou mauvais usage. Surtout que la pensée ne dévie pas, dans le sens de la
perversité.
3. Les pā-tcheng, huit sections de l'administration, sont : l'alimentation du peuple par l'agriculture. Le trafic qui pourvoit aux autres besoins. Le culte par lequel on demande secours et
remercie de l'avoir reçu. Procurer au peuple des terres et des habitations. Lui enseigner les rites. Le préserver des malfaiteurs, viol et brigandage. Soin des hôtes et des étrangers (marchands).
Entretien d'une armée, pour le cas de rébellion ou de guerre...
4. Les cinq temps, c'est-à-dire le calcul des époques, la confection du calendrier, en vue de l'agriculture, pour les directions à donner aux paysans pour leurs travaux, afin que tout se fît aux
temps du ciel. On calculait dans ce but l'année, les mois, les jours ; on observait le mouvement des constellations ; on déterminait les termes solaires de quinze jours, qui sont fixes, alors que
les lunaisons varient ; etc...
5. Le pôle impérial, c'est l'empereur. On l'appelle aussi le grand centre ou pivot. L'image est prise du pôle nord, de l'étoile polaire, laquelle, restant immobile, procure la révolution
régulière et constante de toute la coupole céleste. C'est ainsi que l'empereur, immobile au centre de l'empire, doit gouverner ses officiers et sujets, par son exemple et son enseignement, non
par la force. Qu'il commence par bien nourrir le peuple, car ventre affamé n'a pas d'oreilles. Qu'il lui procure ensuite la paix, pour qu'il puisse vaquer à ses affaires. Fils du Ciel, il est
Maître et Seigneur ; mais qu'il soit surtout Père-Mère. Il obtiendra tout, par l'enseignement de la voie moyenne, d'une manière d'agir moyenne, laquelle passe toujours entre deux, au milieu,
évitant l'un et l'autre extrême. Le peuple doit accepter cet enseignement impérial, comme venant du Souverain, comme révélé par le Ciel à l'empereur, le Fils du Ciel, son lieutenant sur la terre,
l'homme par excellence, le pivot de l'humanité. S'il s'y conforme, le peuple évitera les six maux et obtiendra les cinq biens
6. Les trois formes ou modes de gouvernement, selon les trois états par lesquels les groupes humains ont coutume de passer. Gouvernement rigide, ou condescendant (flexible), selon les situations,
les circonstances, l'état des esprits. C'est ainsi que le ciel et la terre régissent tous les êtres, dit le Commentaire. Le ciel c'est la force ; cependant, à l'occasion, il cède à la révolution
des cinq agents cosmiques. La terre, c'est la douceur ; cependant elle enfante les roches et les métaux les plus durs. Mais, en temps ordinaire, le ciel et la terre se contentent de laisser
évoluer les êtres, chacun selon sa nature ; c'est là leur gouvernement régulier. Que le prince les imite ; soit ferme aux époques de surexcitation, soit bon aux époques de dépression ; laisse
aller, laisse faire un chacun, sous la loi commune, aux époques où le peuple se conduit bien. Et qu'il veille à ce que ses ministres agissent comme lui.
7. La solution des doutes, par la divination officielle, au moyen des objets transcendants, écaille de tortue et brins d'achillée.
Les brins d'achillée, choisis à cause de leur odeur forte qui les préservait des insectes, servirent d'abord à donner, par une série de coupes, une solution numérique. Plus tard ils servirent à
désigner le diagramme des Mutations qu'il fallait consulter (voyez chap. III). — La carapace d'une tortue se compose de deux pièces, la dorsale bombée et ronde comme le ciel, la ventrale plate et
carrée comme la terre. C'est cette lointaine analogie qui fit choisir cet objet. Le devin touchait la plaque ventrale avec un fer chaud, puis interprétait les craquelures produites d'après un
code traditionnel. — Tous les Commentateurs disent, que ce qu'on demandait à la divination, c'était t'iēn-tao la voie du Ciel, t'iēn-ning la volonté du Ciel, t'iēn-kue la décision du Ciel, quand
on se défiait des avis intéressés d'autrui, quand on n'osait pas se fier à son cœur d'homme faillible. Consulter le devin officiel, l'homme de l'écaille et de l'achillée, c'était en appeler au
Ciel, à l'Intelligence transcendante, toujours véridique et impartiale. On posait la question de telle manière qu'elle pût être résolue par oui ou non. Puis le devin opérait et répondait Kî c'est
faste ou hioūng c'est néfaste ; si vous faites la chose, ts'oûng vous serez dans la voie du Ciel, ou ni vous agirez contre l'intention du Ciel. — Ordinairement, pour les affaires de moindre
importance, on se contentait de consulter l'achillée ; mais pour tout cas grave, on consultait l'écaille ; Si le client l'exigeait, le devin consultait pour lui, d'abord l'achillée, ensuite
l'écaille. Si les deux réponses obtenues étaient contradictoires, l'achillée était censée avoir répondu pour l'avenir prochain, l'écaille pour l'avenir éloigné ; — Il fut toujours interdit de
répéter l'opération divinatoire, parce que la décision reçue déplaisait. Car, demander aux objets transcendants, à l'Intelligence transcendante de changer d'avis, de se dédire, c'eût été les
outrager.
Texte de la Grande Règle : Quand vous avez un doute grave (perplexité insoluble), pensez-y d'abord, puis consultez les ministres et prenez l'avis du peuple, enfin interrogez l'écaille.
8. La répercussion au ciel des vertus et des vices du gouvernement ; ou preuves, signes météorologiques, que le gouvernement est bon ou mauvais. — Quand la nature est en bon ordre, c'est signe
que l'empire est bien administré ; car les choses terrestres et célestes étant accordées les unes sur les autres, l'harmonie universelle s'ensuit. Dès qu'il y a quelque désordre dans le cosmos,
c'est signe qu'il y a dans le gouvernement quelque vice qui gêne la révolution normale des cinq agents et trouble ainsi l'ordre général. La nature du désordre dénote celle du vice. Des pluies
excessives avertissent que le prince est injuste. Temps serein trop prolongé avertit qu'il est maladroit. Chaleur intense dénonce sa négligence ; froidure nuisible son inconsidération. Vent
violent l'accuse d'apathie. — On examinait donc, et jusqu'à la fin de l'empire on examina le temps, chaque mois, chaque jour, pour apprendre ce que le Ciel pensait du gouvernement ; pour voir
s'il y avait des réformes à faire, et lesquelles. — C'est sur cette météorologie officielle, que les Censeurs appuyaient leurs critiques et récriminations. L'Histoire est pleine de ces pièces
(voyez TH). En voici une, bien typique. — En l'an 7 avant J.-C., la Chine septentrionale fut ébranlée par un tremblement de terre qui fit écrouler jusqu'aux remparts des villes. L'empereur
d'alors interrogea Lì-sunn sur la signification de ce phénomène. Celui-ci étendit son discours à divers autres phénomènes récents. Il dit :
— Le soleil est, dans la nature, l'être yâng par excellence. Il manifeste au firmament ce que l'empereur fait sur la terre. Quand l'empereur ne se conduit pas bien, le soleil perd de son éclat ou
est même éclipsé. Dans ces derniers temps, de vilains halos ont plusieurs fois entouré l'astre du jour. Soyez plus viril. Occupez-vous moins de vos femmes, et plus de vos devoirs d'État. — La
lune est, dans la nature, l'être yīnn par excellence. Elle reflète au firmament la conduite des dames du harem et des officiers de la cour. Or dans ces derniers temps la lune a subi de nombreuses
perturbations. Interdisez aux femmes de se mêler de politique et choisissez mieux vos officiers. — Contrairement à leur nature, les eaux ne s'écoulent plus et inondent les provinces. Donnez moins
de charges aux parents de l'impératrice. La terre naturellement douce et tranquille, tremble et s'agite. Diminuez le pouvoir des eunuques, — Etc. »
9. Les ou fôu cinq biens et les liou kî six maux. Ce sont les sanctions de la conduite de l'homme en ce monde. Il n'existe aucune preuve que les anciens Chinois aient admis d'autres sanctions
après la mort. Ignorant la déchéance originelle, ils constatèrent deux propensions, nièrent la liberté humaine, attribuèrent au Ciel le bien et le mal, admirent l'existence de deux sortes
d'hommes, les uns portés au bien et le faisant sciemment, les autres portés au mal et le commettant sans s'en rendre compte. Voici le texte et le commentaire de ce paragraphe important.
Il y a cinq bonheurs... 1. vivre longtemps, éventuellement jusqu'à 120 ans... 2. dans l'abondance... 3. en paix et bonne santé... 4. étant naturellement porté à bien agir... 5. mourir enfin de
mort naturelle, au terme des jours alloués par le destin, et le corps intact.
Il y a six malheurs... 1. mourir prématurément, de mort violente... 2. souffrances physiques, maladies, infirmités... 3. souffrances morales, chagrin, tristesse... 4. pauvreté, gêne, misère... 5.
laideur physique... 6. débilité morale, pente naturelle à mal agir.
Quoiqu'on ait dit, à toutes les époques, que ceux qui agissent bien sont heureux et ceux qui agissent mal malheureux, en réalité c'est le Ciel qui fait le bonheur et le malheur (et l'assigne à
chacun avec son lot).
Les propensions naturelles sont données par le Sublime Ciel. La nature n'est pas maîtresse de ses appétits (pas libre). Les uns aiment le bien parce qu'ils le connaissent comme tel ; les autres
font le mal parce qu'ils l'ignorent. (C'est le Ciel qui fait les uns clairvoyants, et les autres aveugles, au moral, de naissance... qui donne ou ne donne pas le sens moral.)
Voici comment les Commentateurs ont expliqué l'ordre logique des neuf articles de la Grande Règle. — Les cinq agents cosmiques étant à la base de tout, ils sont traités en premier lieu. — Dans
l'homme ils produisent les cinq activités. — Dans l'humanité ils règlent l'administration, le bon ordre. — Tout devant se faire d'après la voie du Ciel, la science des temps vient en quatrième
lieu. — Pour durer, l'ordre exige un pivot central ferme, le Pôle impérial, la personnalité de l'empereur. — Celui-ci devra gouverner d'après les circonstances, pour produire la grande harmonie.
— En cas de perplexité insoluble, qu'il en appelle au Ciel, pour obtenir la lumière ; divination officielle, en septième lieu. — Qu'il observe soigneusement les météores atmosphériques, pour
savoir si le Ciel l'approuve ou non ; et qu'il rectifie sa conduite en conséquence, au fur et à mesure. — Neuvièmement, le Ciel qui observe la terre, qui note et rétribue le bien et le mal,
distribue aux hommes les cinq biens et les six maux. — Les huit premiers articles regardent l'empereur, le neuvième concerne le peuple. Quand les huit sont bien observés, le bien afflue ; quand
ils sont négligés, le mal pullule. — — Comparez ceci à ce qui a été dit plus haut, et ne vous étonnez pas des obscurités, divergences et contradictions, en cette matière. La nature du bien et du
mal, l'origine du mal, furent toujours et sont encore des mystères pour les Chinois. Leurs Sages ont fini par adopter le déterminisme le plus absolu. Tels les arbres, de graines en apparence
pareilles, les uns droits, les autres noueux. Avec les droits on fera de jolis objets que l'on conservera ; les noueux serviront au chauffage. Pareillement, des hommes, les uns deviendront des
mandarins qui exécuteront les autres. Les bons ont fait le bien naturellement, sans mérite par conséquent. Les mauvais ont fait le mal naturellement, donc sans démérite. Le gouvernement humain a
employé les bons et supprimé les brutes. Après la mort, pas de survivance. La partie est finie. Les pions de l'échiquier sont mis de côté, sans récompense pour les vainqueurs, sans punition pour
les vaincus. Car c'est le Ciel qui a tout fait. C'est lui qui donne à chacun sa pente et son lot. — Il fallut la venue des Buddhistes, pour que les idées de liberté, de mérite et de coulpe, de
survivance, de sanction d'outre-tombe, devinssent courantes en Chine. Auparavant, dans la pratique, la conscience populaire avait dû suppléer à ce déficit de la théorie nationale.
Pour ce qui est de la distinction qui tourmente le plus les hommes, celle de la vie et de la
mort, ... l'amour de la vie n'est-il pas une illusion ? la crainte de la mort n'est-elle pas une erreur ? Ce départ est-il réellement un malheur ? Ne conduit-il pas, comme celui de la fiancée qui
quitte la maison paternelle, à un autre bonheur ?.. Jadis, quand la belle Ki de Li lut enlevée, elle pleura à mouiller sa robe. Quand elle fut devenue la favorite du roi de Tsinn, elle constata
qu'elle avait eu tort de pleurer. N'en est-il pas ainsi de bien des morts ? Partis à regret jadis, ne pensent-ils pas maintenant, que c'est bien à tort qu'ils aimaient la vie ?. La vie ne
serait-elle pas un rêve ? Certains, tirés par le réveil, d'un rêve gai, se désolent ; d'autres, délivrés par le réveil d'un rêve triste, se réjouissent. Les uns et les autres, tandis qu'ils
rêvent, ont cru à la réalité de leur rêve. Après le réveil, ils se sont dit, ce n'était qu'un vain rêve. Ainsi en est-il du grand réveil, la mort, après lequel on dit de la vie, ce ne fut qu'un
long rêve. Mais, parmi les vivants, peu comprennent ceci. Presque tous croient être bien éveillés. Ils se croient vraiment, les uns rois, les autres valets. Nous rêvons tous, vous et moi. Moi qui
vous dis que vous rêvez, je rêve aussi mon rêve. — L'identité de la vie et de la mort, paraît incroyable à bien des gens. La leur persuadera-t-on jamais ? C'est peu probable. Car, en cette
matière, pas de démonstration évidente, aucune autorité décisive, une foule de sentiments subjectifs. Seule la règle céleste résoudra cette question. Et qu'est-ce que cette règle céleste ? C'est
se placer, pour juger, à l'infini... Impossible de résoudre le conflit des contradictoires, de décider laquelle est vraie laquelle est fausse. Alors plaçons-nous en dehors du temps, au-delà des
raisonnements. Envisageons la question à l'infini, distance à laquelle tout se fond en un tout indéterminé.
*
L'alternance de la vie et de la mort, est prédéterminée, comme celle du jour et de la nuit,
par le Ciel. Que l'homme se soumette stoïquement à la fatalité, et rien n'arrivera plus contre son gré. S'il arrive quelque chose qui le blesse, c'est qu'il avait conçu de l'affection pour
quelque être. Qu'il n'aime rien, et il sera invulnérable. Il y a des sentiments plus élevés, que les amours réputés nobles. Qu'au lieu d'aimer le Ciel comme un père, il le vénère comme le faîte
universel. Qu'au lieu d'aimer son prince jusqu'à mourir pour lui, il se sacrifie pour le seul motif abstrait du dévouement absolu. Quand les ruisseaux se dessèchent, les poissons se rassemblent
dans les trous, et cherchent à se tenir humides en se serrant les uns contre les autres. Et l'on admire cette charité mutuelle ! N'eût-il pas mieux valu, que, de bonne heure, ils eussent cherché,
chacun pour soi, le salut dans les eaux profondes ?.. Au lieu de toujours citer comme exemple la bonté de Yao, et comme épouvantail la malice de Kie, les hommes ne feraient-ils pas mieux
d'oublier ces deux personnages, et d'orienter la morale uniquement sur la perfection abstraite du Principe ? — Mon corps fait partie de la grande masse (du cosmos, de la nature, du tout). En
elle, le soutien de mon enfance, l'activité durant mon âge mûr, la paix dans ma vieillesse, le repos à ma mort. Bonne elle m'a été durant l'état de vie, bonne elle me sera durant l'état de mort.
De tout lieu particulier, un objet déposé peut être dérobé ; mais un objet confié au tout lui-même, ne sera pas enlevé. Identifiez-vous avec la grande masse ; en elle est la permanence.
Permanence pas immobile. Chaîne de transformations. Moi persistant à travers des mutations sans fin. Cette fois je suis content d'être dans une forme humaine. J'ai déjà éprouvé antérieurement et
j'éprouverai postérieurement le même contentement d'être, dans une succession illimitée de formes diverses, suite infinie de contentements. Alors pourquoi haïrais-je la mort, le commencement de
mon prochain contentement ? Le Sage s'attache au tout dont il fait partie, qui le contient, dans lequel il évolue. S'abandonnant au fil de cette évolution, il sourit à la mort prématurée, il
sourit au commencement, il sourit à la fin ; il sourit et veut qu'on sourie à toutes les vicissitudes. Car il sait que tous les êtres font partie du tout qui évolue. Commentaire. Or ce tout est
le Principe, volonté, réalité, non-agissant, non-apparent. Il peut être transmis mais non saisi, appréhendé mais pas vu. Il a en lui-même, son essence et sa racine. Avant que le ciel et la terre
ne fussent, toujours il existait immuable. Il est la source de la transcendance des Mânes et du Souverain des Annales et des Odes. Il engendra le ciel et la terre des Annales et des Odes. Il fut
avant la matière informe, avant l'espace, avant le monde, avant le temps ; sans qu'on puisse l'appeler pour cela haut, profond, durable, ancien (l'absolu n'admettant pas d'épithètes
relatives).
*
— Comme il se rendait dans le royaume de Tch'ou, Tchoāng-tzeu vit, au bord du chemin, un
crâne gisant, décharné mais intact. Le caressant avec sa houssine, il lui demanda :
— As-tu péri pour cause de brigandage, ou de dévouement pour ton pays ? par inconduite, ou de misère ? ou as-tu fini de mort naturelle, ton heure étant venue ?..
Puis, ayant ramassé le crâne, il s'en fit un oreiller la nuit suivante. — A minuit, le crâne lui apparut en songe et lui dit :
— Vous m'avez parlé, dans le style des sophistes et des rhéteurs, en homme qui tient les choses humaines pour vraies. Or, après la mort, c'en est fait de ces choses. Voulez-vous que je vous
renseigne sur l'au-delà ?
— Volontiers, dit Tchoāng-tzeu.
Le crâne dit :
— Après la mort, plus de supérieurs ni d'inférieurs, plus de saisons ni de travaux. C'est le repos, le temps constant du ciel et de la terre, Cette paix surpasse le bonheur des rois.
— Bah ! dit Tchoāng-tzeu, si j'obtenais du gouverneur du destin (le Principe), que ton corps, os, chair et peau ; que ton père, ta mère, ta femme, tes enfants, ton village et tes connaissances te
fussent rendus ; je crois que tu n'en serais pas fâché ?
Le crâne le regarda fixement avec ses orbites caves, fit une grimace méprisante, et dit :
— Non ! je ne renoncerais pas à ma paix royale, pour rentrer dans les misères humaines.
*
La femme de Tchoāng-tzeu étant morte, Hoei-tzeu alla la pleurer, selon l'usage. Il trouva
Tchoāng-tzeu accroupi, chantant, et battant la mesure sur une écuelle, qu'il tenait entre ses jambes. Choqué, Hoei-tzeu lui dit :
— Que vous ne pleuriez pas la mort de celle qui fut la compagne de votre vie et qui vous donna des fils, c'est déjà bien singulier ; mais que, devant son cadavre, vous chantiez en tambourinant,
ça c'est par trop fort.
— Du tout ! dit Tchoāng-tzeu. Au moment de sa mort, je fus un instant affecté. Puis, réfléchissant sur l'événement, je compris qu'il n'y avait pas lieu. Il fut un temps, où cet être n'était pas
né, n'avait pas de corps organisé, n'avait même pas un peu de matière ténue, mais était contenu indistinct dans la grande masse. Un tour de cette masse lui donna sa matière ténue, qui devint un
corps organisé, lequel s'anima et naquit. Un autre tour de la masse, et le voilà mort. Les phases de mort et de vie s'enchaînent, comme les périodes dites quatre saisons. Celle qui fut ma femme,
dort maintenant dans le grand dortoir (l'entre-deux du ciel et de la terre), en attendant sa transformation ultérieure. Si je la pleurais, j'aurais l'air de ne rien savoir du destin (de la loi
universelle et inéluctable des transformations). Or comme j'en sais quelque chose, je ne la pleure pas.
*
Tcheu-li et Hoa-kie (personnages fictifs) contemplaient ensemble les tombes des anciens,
éparses dans la plaine au pied des monts K'ounn-lunn, là où Hoang-ti se fixa et trouva son repos. Soudain tous deux constatèrent qu'ils avaient chacun un anthrax au bras gauche (mal souvent
mortel en Chine). Après le premier moment de surprise, Tcheu-li demanda :
— Cela vous fait-il peur ?
— Pourquoi cela me ferait-il peur ? répondit Hoa-kie. La vie est chose d'emprunt, un état passager, un stage dans la poussière et l'ordure de ce monde. La mort et la vie se succèdent, comme le
jour et la nuit. Et puis, ne venons-nous pas de contempler, dans les tombes des anciens, l'effet de la loi de transformation ? Quand cette loi nous atteindra à notre tour, pourquoi nous
plaindrions-nous ?
Quand Tchoāng-tzeu fut près de mourir, ses disciples manifestèrent l'intention de se cotiser pour lui faire des funérailles plus décentes.
— Pas de cela ! dit le mourant. J'aurai assez du ciel et de la terre comme bière, du soleil de la lune et des étoiles comme bijoux (on en mettait dans les cercueils), de la nature entière comme
cortège. Pourrez-vous me donner mieux, que ce grand luxe ?
— Non, dirent les disciples, nous ne laisserons pas votre cadavre non enseveli, en proie aux corbeaux et aux vautours.
— Et, pour lui éviter ce sort, dit Tchoāng-tzeu, vous le ferez dévorer, enseveli, par les fourmis. En priver les oiseaux, pour le livrer aux insectes, est-ce juste ?
*
— Par ces paroles suprêmes, Tchoāng-tzeu montra sa foi dans l'identité de la vie et de la
mort, son mépris de toutes les vaines et inutiles conventions. A quoi bon vouloir aplanir, avec ce qui n'est pas plan ? A quoi bon vouloir faire croire, avec ce qui ne prouve rien ? Quelle
proportion ont, avec le mystère de l'au-delà, les rites et les offrandes ? Les sens ne suffisent que pour l'observation superficielle, l'esprit seul pénètre et fait conviction. Cependant le
vulgaire ne croit qu'à ses yeux, et n'use pas de son esprit. De là les vains rites et les simulacres factices, pour lesquels le Sage n'a que du dédain.
Ouvrage numérisé grâce à l’obligeance des Archives et de la
Bibliothèque asiatique des Missions Étrangères de Paris. http://www.mepasie.org