Camille de Rochemonteix (1834-1923) :
Joseph Amiot et les derniers survivants de la mission française à Pékin
Librairie Alphonse Picard et fils, Paris, 1915, LXIII+564 pages, avec carte.
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Table des matières
Introduction. — Résumé historique : I. Mission portugaise. II. Mission française.
1. — Premières années de Joseph Amiot. — Son entrée au noviciat et son départ pour la Chine.
2. — État du christianisme en Chine à l’arrivée du père Amiot.
3. — Le père Amiot à Pékin en 1751. — La Compagnie de Jésus à Pékin, à son arrivée. — Œuvres diverses.
4. — Le père Amiot, savant et missionnaire.
5. — La mission française à Pékin. — Arrêts des parlements de France contre les jésuites.— M. Bertin et le père Amiot. —Arrivée à Pékin des derniers missionnaires français
6. — Le Bref Dominus ac Redemptor. — La nouvelle de la suppression de la Compagnie de Jésus arrive à Pékin. — Douleur des missionnaires, leur résignation. — Attitude des propagandistes et de
trois jésuites français.
7. — Mgr de Laimbeckhoven, évêque de Nankin ; Mgr de Sylva, évêque de Macao. — Deux grands-vicaires à Pékin, l’un de l’évêque de Nankin, l’autre de celui de Macao. — Le Bref de la suppression de
la Compagnie publié à Pékin. — Mgr de Laimbeckhoven reconnu par Rome seul et vrai administrateur de Pékin.
8. — Biens de la mission française. — M. Bourgeois nommé administrateur par Louis XVI. — Refus par les dissidents de le reconnaître.
9. — Création à Paris d’un établissement destiné à préparer des successeurs aux missionnaires français de Pékin. — Projet d’érection d’un évêché à Mougden, ou d’une préfecture apostolique à
Pékin.
10. — Le père Damascène Salusti nommé évêque de Pékin. — Sa consécration. — Divisions parmi les missionnaires. — Censures prononcées par Mgr Salusti.
11. — Procès intenté à M. Bourgeois par M. de Ventavon. — M. de Grammont nommé administrateur des biens de la mission française.
12. — Mort de Mgr de Salusti. Sa consécration et son administration approuvées par une lettre de la Propagande. — Mgr de Govea nommé évêque. Son arrivée à Pékin.
13. — Les messieurs des Missions Étrangères, proposés par M. Amiot pour remplacer les ex-jésuites de Pékin ; ils ne peuvent accepter. — Les lazaristes acceptent. — M. Raux, premier supérieur. —
Grande union des lazaristes et des ex-jésuites à Pékin.
14. — Les derniers jésuites de la mission française à Pékin. — Messieurs de Ventavon, Bourgeois et Amiot. — Leur mort.
Pièces justificatives.
Extrait : La mission française à Pékin
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Le père de Fontaney nous a raconté, dans une lettre au père de la Chaise , les origines de cette mission : « Ce fut vers la fin de 1684, dit-il, que Dieu fit naître l’occasion d’envoyer des
missionnaires français en Chine. On travaillait alors, en France, par ordre du roi, à réformer la géographie. MM. de l’académie royale des Sciences, qui étaient chargés de ce soin, avaient envoyé
des personnes habiles de leur corps dans tous les ports de l’Océan et de la Méditerranée, en Angleterre, en Danemark, en Afrique et aux îles d’Amérique, pour y faire les observations nécessaires.
On était plus embarrassé sur le choix des sujets qui seraient envoyés aux Indes et à la Chine, parce que ces pays sont moins connus en France, et que MM. de l’académie couraient risque de n’y
être pas bien reçus, et de donner ombrage aux étrangers dans l’exécution de leur dessein. On jeta donc les yeux sur les jésuites, qui ont des missions en tout ce pays-là, et dont la vocation est
d’aller partout où ils espèrent faire plus de fruit, pour le salut des âmes.
« Feu M. Colbert me fit l’honneur de m’appeler un jour, avec M. Cassini, pour me communiquer ses vues. Ce sage ministre me dit ces paroles que je n’ai pas oubliées : « Les sciences, mon Père, ne
méritent pas que vous preniez la peine de passer les mers, et de vous réduire à vivre dans un autre monde, éloigné de votre patrie et de vos amis. Mais comme le désir de convertir les infidèles
et de gagner des âmes à Jésus-Christ, porte souvent vos Pères à entreprendre de pareils voyages, je souhaiterais qu’ils se servissent de l’occasion, et que, dans le temps où ils ne sont pas si
occupés à la prédication de l’Évangile, ils fissent sur les lieux quantité d’observations qui nous manquent pour la perfection des sciences et des arts. »
La mort de Colbert suspendit quelque temps l’exécution de ce dessein. Son successeur, le marquis de Louvois, le reprit et demanda aux supérieurs de la Compagnie six jésuites habiles dans les
mathématiques. Les pères de Fontaney, Gerbillon, le Comte, de Visdelou, Bouvet et Tachard furent choisis. « Ce fut là, dit Abel Rémusat, le premier noyau de cette mission française de la Chine,
si célèbre pendant plus de cent ans, et dont les membres ont tant contribué à faire connaître les contrées orientales de l’Asie » .
Tous ces religieux étaient des hommes distingués, d’un talent supérieur, instruits, zélés, dans la force de l’âge .
Ils partirent de Brest le 3 mars 1685, et n’arrivèrent à Pékin que le 7 février 1688. L’empereur leur fit l’accueil le plus aimable, leur témoigna son grand désir de les garder, et, le 4 juillet
1693, il leur donna, dans la première enceinte de son palais, une maison et un vaste emplacement pour y bâtir une église . Le père de Fontaney, religieux exemplaire et d’un zèle éprouvé, avait
toutes les qualités d’un fondateur de mission ; mais forcé de rentrer en France pour les besoins de la mission, il ne revit la Chine en 1701 que pour la quitter de nouveau au commencement de
1703.
La mission française n’exista pas régulièrement comme distincte et indépendante de la vice-province portugaise, avant 1700. C’est le 3 novembre 1700 que le révérend père général Thyrse Gonzalez
nomma le père François Gerbillon premier supérieur, avec pouvoir de vice-provincial pour tous les jésuites français de Chine. La mission française était dès lors séparée de la mission
portugaise.
Avant cette séparation, un grand événement religieux se passait en Chine. Innocent XII nommait des évêques et des vicaires apostoliques pour chaque province de la Chine. Aucun d’eux, excepté
l’évêque de Nankin , n’appartenait à la Compagnie de Jésus. L’évêque d’Argolis fut nommé à l’évêché de Pékin. « Ces messieurs, écrit le père de Fontaney, allaient se trouver en face de
difficultés insurmontables, dans des pays inconnus, où la défiance et les soupçons sont comme l’âme du gouvernement. Ils s’adressèrent à nous, nous priant d’être leur appui à la cour. » Les
jésuites, qu’on accuse d’être jaloux et exclusifs, s’y employèrent de tout leur pouvoir et réussirent à les faire accepter dans tout l’empire, malgré l’opposition des mandarins.
En 1704, le père de Fontaney arrive en France, où ses supérieurs l’ont appelé pour rendre compte de l’état de la mission française. Fatigué, on l’y retient ; il meurt à la Flèche, le 16 janvier
1710.
Le père Gerbillon, à Pékin, gagne tellement la confiance de Kang-hi, que ce prince le charge d’accompagner ses ambassadeurs en Sibérie, où ils vont traiter de la paix avec le czar de Moscovie.
Les ambassadeurs avaient ordre de l’empereur de ne rien conclure, de ne rien signer d’important sans le consulter. Les plénipotentiaires des deux puissances se réunissent à Nipchou, bourgade de
la Sibérie ; ils ne peuvent s’entendre et se séparent. C’était la guerre déclarée. « Laissez-moi traiter seul avec les Moscovites », dit le père Gerbillon aux ambassadeurs chinois, et il obtient
des Moscovites l’acceptation de toutes les propositions de paix qui leur sont soumises. Dès cette époque, il devient l’interprète indispensable dans les affaires entre la Chine et la
Russie.
De retour à Pékin, il enseigne à l’empereur les éléments d’Euclide, la géométrie pratique et la philosophie ; sur l’ordre du prince, il compose en tartare mandchou, avec la collaboration du père
Bouvet, des traités sur la chimie, l’anatomie et les mathématiques, il construit un laboratoire de chimie et tous les instruments nécessaires pour opérer .
Kang-hi est si charmé des services de ces deux missionnaires, si émerveillé de leur savoir, qu’il ordonne au père Bouvet de retourner en France et de ramener autant de jésuites qu’il
pourra.
Le père Bouvet obéit et revient en Chine avec une quinzaine de missionnaires, parmi lesquels les Pères Dolzé, Pernon, de Broissia, de Prémare, Régis, Parrenin, Geneix, Domenge, Baborier,
d’Entrecolles et Foucquet. Cinq d’entre eux seulement sont appelés à Pékin : Pernon qui y succombe bientôt de fatigue, Régis , Parrenin , d’Entrecolles , et Foucquet . Les autres se
dispersent dans les provinces de l’empire, où ils se livrent à un apostolat actif.
Un mot sur ceux qui furent dirigés sur Pékin, où ils jouèrent, chacun dans sa spécialité, un rôle important :
Le père Régis a laissé un beau témoignage de ses connaissances mathématiques et astronomiques dans son immense travail géodésique sur la Chine. « Le père Régis, dit Abel Rémusat, doit être compté
parmi les savants religieux qui ont fait le plus d’honneur à cette mission de la Chine, si féconde en hommes distingués dans tous les genres de connaissances ». Kang-hi ayant résolu, sous
l’inspiration du père Parrenin, de faire dresser la carte générale de ses États, le père Régis commença ce travail le 4 juillet 1708, avec la collaboration des pères Bouvet, Jartoux ,
Fridelli et Anne-Marie de Moyrac de Mailla .
Toutes les cartes particulières dressées de 1708 à 1718 furent alors réunies en une carte générale. « Quand on pense, dit A. Rémusat, qu’une entreprise géographique, plus vaste qu’aucune de
celles qu’on a jamais tentées en Europe, fut achevée par quelques religieux en moins de 10 ans, on ne peut s’empêcher d’admirer cet effort d’un zèle, qui n’était pas uniquement celui de la
science, quoiqu’il en servît si bien les intérêts ». Dans la préface du grand ouvrage du père du Halde, le père Régis explique les méthodes suivies pour la levée des cartes et il ajoute : « Je
puis assurer qu’on n’a rien oublié pour faire un bon ouvrage. On a parcouru soi-même tous les endroits un peu considérables de toutes les provinces... soit en Tartarie, soit en Chine ». Nous
devons reconnaître que le travail géodésique du père Régis et de ses compagnons, admirable pour l’époque, vu surtout les moyens dont ils disposaient, n’est pas sans défauts. Les savants d’Europe
surent gré à leurs auteurs de ce magnifique progrès .
Les occupations multiples du père Régis, ses longs et fatigants voyages ne l’empêchèrent pas de profiter de tous les instants libres, surtout les dimanches, pour jeter çà et là la bonne semence
et même les fondements de nouvelles chrétientés. A ce travail excessif et continu, il perdit la santé et mourut à Pékin, le 24 novembre 1738, après des années passées dans les plus douloureuses
souffrances.
Il avait eu comme supérieur le père François-Xavier d’Entrecolles, deuxième supérieur-général de la mission française de 1706 à 1719, un des apôtres les plus remarquables de cette mission qui en
compta de si dévoués dans la première moitié du 18e siècle. Pour être utile à ses compatriotes en France, il étudia à fond la fabrication de la porcelaine, des fleurs artificielles et des fausses
perles .
Jean-François Foucquet, arrivé avec lui à Pékin, était un missionnaire d’un tempérament bien différent, d’un esprit très subtil, mais aussi très aventureux. En peu de temps, il se rendit habile
dans la langue et les caractères chinois. Malheureusement, original comme il l’était, très systématique et fort entêté, « il se laissa éblouir par l’espérance de retrouver les mystères du
christianisme renfermés dans les caractères symboliques des Chinois. On peut dire qu’il poussa cet égarement jusqu’à un point voisin de l’extravagance » . Cette fâcheuse tendance de son esprit et
ses conceptions erronées lui attirèrent des difficultés si graves qu’il dut rentrer en France (1720) et de là, il fut appelé à Rome, où il remit au pape Innocent XIII « une collection de livres
chinois, la plus considérable et la mieux choisie, dit Rémusat, qui ait jamais été formée par un Européen ». Le pape le nomma évêque d’Éleutheropolis (mars 1725).
Le plus remarquable assurément de tous les jésuites amenés en Chine par le père Bouvet, et peut-être de tous ceux qui ont conquis à Pékin une réputation méritée de savants et d’apôtres, est le
père Dominique Parrenin.
L’auteur de La Mission de Chine a parfaitement résumé en deux pages la carrière de ce religieux, d’après des documents inédits. « L’homme, dit-il, qui, durant les quarante premières années du
XVIIIe siècle, rendit le plus de services à la religion et fit le plus d’honneur au nom français en Chine, c’est évidemment le père Dominique Parrenin. Le père Gaubil dit de lui : Le père
Parrenin n’a écrit que bien tard en Europe quelque chose de ce qu’il savait de Chine. Ses connaissances là-dessus étaient vastes et de bon goût . En effet, c’est dans sa correspondance avec
l’académie des Sciences, c’est-à-dire en 1723, qu’il commença à communiquer au public savant une partie des lumières qu’il avait acquises, soit par l’étude sérieuse des livres, soit par le
commerce familier avec les empereurs, les mandarins et les principaux lettrés de la Chine. Le père Parrenin, écrivait le père Gaubil en 1732, est sans contredit ce que la mission a eu jusqu’ici
de mieux pour les langues tartare et chinoise . Il avait un talent étonnant pour parler le langage qu’il fallait aux personnages même les plus haut placés et les plus instruits du céleste empire
; sa facilité était égale pour tourner un compliment agréable à la manière chinoise ou pour répondre aux empereurs et aux ministres sur les questions les plus ardues et les plus délicates. Aussi
le pouvoir de sa parole était magique. Ce père, écrivait le père Gaubil, en 1729, est admirable pour obtenir des Chinois et Tartares ce qu’on souhaite avoir d’eux ; et ce qui coûterait à d’autres
bien de l’embarras, des présents, etc., pour n’avoir que quelque chose bien mince et souvent peu sûr, ne coûte ordinairement au père Parrenin qu’une prière faite avec esprit et au goût des gens,
et par là il obtient de très bonnes choses, et sur lesquelles on peut compter .
« On sait par la notice que le père Châlier a consacrée au père Parrenin dans les Lettres édifiantes , que ce fut lui qui détermina l’empereur Kang-hi à faire dresser la carte de son empire. Le
père Gaubil affirme la même chose dans plusieurs de ses lettres. Il ajoute que le père Parrenin eut lui-même une grande part au travail dans le Petcheli, le Chantong, le Leaotong et plusieurs
parties de la Tartarie .
« Le père Parrenin employa surtout son influence au profit de l’Évangile. Suivant le témoignage du père Gaubil, il a fait estimer et protéger la religion de Kang-hi, dont il a été constamment
aimé et estimé. Au temps de Yong-tching, il a maintenu et sauvé la religion que le prince et son conseil avaient résolu de perdre. C’est le père Parrenin à qui notre mission française doit sa
conservation, la belle maison et l’église qu’elle a dans Pékin. Il ne déploya pas seulement son zèle à la cour et dans la capitale : C’était un excellent missionnaire ; il a procuré le baptême à
plus de dix mille enfants exposés ou moribonds des infidèles, introduit la religion dans les maisons de plusieurs princes et grands, fondé ou conservé plusieurs missions considérables en
Tartarie, le long de la Grande Muraille et dans les montagnes voisines de Péking. Sans flatterie, conclut le père Gaubil, on peut dire que cet illustre missionnaire a fait ici honneur à notre
nation . Pour terminer, disons que « les vertus religieuses les plus solides s’alliaient chez le père Parrenin aux hautes qualités du diplomate et du savant » .
Ce portrait que nous venons de reproduire est bien celui du père Parrenin. Il nous serait difficile d’y ajouter quelque trait saillant. L’auteur de la mission de Chine n’a pas cru devoir parler
de ses relations avec l’empereur Kang-hi, ce côté de la vie du religieux ne rentrant pas dans son sujet ; il n’en est pas de même de notre résumé historique.
Kang-hi, avec sa sagacité ordinaire, devina vite toutes les ressources de cette brillante organisation : il l’aime, l’estima et se l’attacha. Il s’entretenait avec lui souvent et longtemps ,
apprenant à son école, avec les sciences mathématiques, l’anatomie, la botanique, la médecine et la chirurgie ; il l’interrogeait sur les divers intérêts des cours d’Europe, sur leurs mœurs et
leurs coutumes, sur les gouvernements, l’administration, les arts et les sciences des États les plus connus ; il lui demandait de mettre par écrit un précis de ses enseignements, de lui traduire
les passages les plus curieux et les plus intéressants des livres où il avait puisé ses connaissances. Pour l’éducation religieuse du prince, pour le bien et l’avancement de la religion, le père
Parrenin se prêtait à ces entretiens de chaque jour, très assujettissants, mais dont le résultat fut considérable. Tous les ordres religieux, établis en Chine, et ses confrères, français et
portugais, bénéficièrent de l’estime dont l’entourait Kang-hi, de toutes les faveurs dont il jouissait.
Pendant plus de 20 ans, il fut l’interprète à la cour des légats du Saint-Siège, et des ambassadeurs du Portugal et de la Moscovie. Citons seulement les deux ambassades de Clément XI, dont nous
allons parler, la première en 1705, et la seconde en 1720, toutes deux envoyées par le pape et dirigées par les patriarches Maillard de Tournon et Mezzabarba.
L’empereur Kang-hi mourut le 20 décembre 1722 : il était monté sur le trône (1661), à peine âgé de 8 ans, et avait régné un peu plus de soixante ans.
Son règne fut l’âge d’or de la mission française en Chine. Il n’avait guère été troublé que par la fameuse querelle des rites chinois, querelle malheureuse qui causa tant de mal à la religion et
modifia singulièrement les bonnes dispositions de Kang-hi en faveur du christianisme. Les difficultés commencèrent pour la mission de Chine les dix dernières années de son règne.
Cependant, la controverse des rites chinois remontait bien avant l’arrivée au trône de l’empereur Kang-hi ; elle avait éclaté pendant la première moitié du dix-septième siècle. Les dominicains et
quelques franciscains avaient, avec une précipitation dangereuse, accusé à Rome « les jésuites de Chine de permettre aux nouveaux chrétiens de se prosterner devant l’idole de Chiou-Hoam,
d’honorer les ancêtres d’un culte superstitieux, de sacrifier à Confucius ; enfin, ils leur reprochaient de cacher aux néophytes le mystère de la Croix . » Quelques religieux des
frères-prêcheurs, l’archevêque de Manille, l’évêque de Zébu, les papes Alexandre VII, Innocent X et Clément IX, justifièrent, mieux informés, les jésuites du reproche de trahison à leurs devoirs
et d’idolâtrie .
Cette grave question n’était pas pour cela définitivement tranchée. Le 31 décembre 1705, Mgr Charles-Thomas Maillard de Tournon, patriarche d’Antioche, nommé par Clément XI légat du Saint-Siège
en Chine, était reçu en audience solennelle par l’empereur Kang-hi. Ce prince, se doutant que le légat était envoyé pour prohiber les rites aux chrétiens, avait d’abord refusé de le recevoir ;
mais, à force d’arguments et d’instances, les jésuites français, surtout les pères Bouvet et Gerbillon, parvinrent à vaincre sa résistance et usèrent de leur influence auprès de lui pour préparer
à l’envoyé du pape une réception digne de son caractère. L’accueil qui lui fut fait ne laissa, en effet, rien à désirer. Malheureusement, Mgr de Tournon ne connaissait pas les usages de la cour ;
son ton et ses exigences déplurent, il reçut ordre de sortir de Pékin. L’ambassade échoua, et, comme il fallait s’y attendre, on fit retomber sur les jésuites ce déplorable échec .
Le 25 janvier 1707, le légat publia un mandement interdisant aux chrétiens les cérémonies en l’honneur de Confucius ou des ancêtres, et défendant de saluer le vrai Dieu des noms de Changi et de
Tien.
Clément XI approuva ce mandement, et, le 19 mars 1715, la bulle Ex illa die condamna les rites chinois et imposa aux jésuites un serment solennel les forçant de rompre avec des pratiques qui
jusque-là leur avaient paru tolérables ou indifférentes.
Les jésuites adhérèrent avec une entière soumission aux volontés du Saint-Siège, persuadés peut-être qu’ils signaient en partie la ruine de leurs chrétientés. Les événements leur donnèrent raison
: à Pékin, un millier de chrétiens et la plupart des mandarins et des lettrés, dans les provinces, plus de cent mille néophytes ne voulurent pas renoncer aux rites et cessèrent de fréquenter
l’église .
L’empereur, profondément blessé des condamnations portées contre les rites, enjoignit aux missionnaires, sous les peines les plus graves, de ne rien enseigner contre les cérémonies chinoises. «
Il fit, dès lors, épier les missionnaires dans leurs voyages et leurs rapports avec les Chinois ; et après son appel au pape, des actes du légat, en 1706, il prescrivit à tout missionnaire de se
procurer un diplôme, dit piao, sans lequel il lui était interdit d’exercer son ministère. Ce diplôme lui imposait, sous peine d’expulsion, d’emprisonnement ou de mort, certaines manières d’agir,
qui entravaient la liberté de la prédication évangélique. Tous les missionnaires ne purent l’obtenir, bien que Mgr Tournon leur eût permis de s’y soumettre . »
Cette mesure vexatoire n’empêchait pas l’empereur de vivre dans l’intimité de quelques jésuites de Pékin, en souvenir des services qu’ils avaient rendus et qu’ils rendaient encore à la
cour.
La congrégation de la Propagande crut voir, dans cette attitude de Kang-hi à l’égard de ces jésuites, des dispositions bienveillantes, et « se confiant trop à ces dispositions, elle envoya en
1720, à Pékin même, quelques missionnaires non jésuites, zélés sans doute, mais un peu dépourvus des qualités spéciales exigées par le Louis XIV de la Chine. Celui-ci s’aperçut bien vite de leur
faible, et fort offensé de la hardiesse qu’ils avaient eue de s’offrir à son service, ne se contenta pas de les renvoyer, il ordonna encore aux mandarins de Canton, de ne laisser partir désormais
aucun étranger pour Pékin, sans une permission expresse de Sa Majesté .
Que se passait-il après ce renvoi des propagandistes ? Rendit-on les jésuites responsables de cette mesure ? Ce qu’il y a de certain, c’est qu’une explosion de haines et de calomnies éclata
aussitôt contre les religieux français.
« On les accusa à Rome, écrit le père Gaubil, en 1726 : 1° De n’observer pas les décrets du pape et d’avoir violé le serment qu’on avait fait (de les observer) ; 2° D’avoir porté l’empereur à
rejeter les décrets du pape ; 3° D’avoir fait emprisonner des missionnaires de la Propagande. J’omets plusieurs autres points. On se disculpa par serment, en 1724... L’année suivante, nous
écrivîmes d’ici (de Pékin) une lettre commune au pape et une autre aux cardinaux de la Sacrée-Congrégation... On demanda justice contre nos accusateurs qui sont cachés. Je souhaite qu’on rende
publiques nos deux lettres... Nous apprenons que le révérend père général a fait faire une apologie qu’on dit être bien faite, mais qu’on ose à peine produire. Nous apprenons aussi qu’on fait de
nouvelles accusations contre les jésuites de Chine . »
Le P Gaubil dit dans cette même lettre : « Le père Parrenin a sauvé les restes de la mission en 1723 et en 1724, cela est notoire ; et on l’accuse à Rome de mal servir la religion... Qu’on juge
de notre douleur : Nous voyons ici la religion perdue, nous faisons des efforts incroyables pour la soutenir, presque seuls, et nos ennemis, simples spectateurs de nos travaux, trouvent le moyen
de nous rendre odieux à Rome ».
Le père Gaubil ajoute : « Nos ennemis ont porté leur aveuglement si loin qu’ils assurent à Rome que les jésuites de Chine sont des ignorants et des ignorantissimes, qu’ils ne disent presque
jamais la messe, etc. »
Quel fut le résultat de cette campagne de mensonges odieux, de calomnies invraisemblables ? A Rome, trompé par de faux rapports, on signifia au révérend père général, M. Tamburini, d’avoir à
rappeler en Europe le père Parrenin et trois de ses confrères, les pères Hervieu, supérieur-général, Joseph de Mailla et Louis Porquet. L’ordre eût été exécuté, si le père Hinderer, visiteur, qui
l’avait reçu du révérend père Tamburini, n’en eût suspendu l’exécution, en attendant la réponse aux apologies envoyées à Rome. Ces apologies eurent pour effet d’empêcher le rappel .
Ajoutons qu’à la nouvelle du rappel des Pères, le ministre de la Marine en France et le directeur de la Compagnie des Indes, l’abbé Raguet, s’émurent et écrivirent, au mois de décembre 1727, au
nonce du Saint-Siège pour le prier de faire des représentations à qui de droit.
Voici la lettre du ministre :
« Le feu roi Louis XIV, du consentement de l’empereur de la Chine, et suivant que ce prince l’avait désiré, a fondé, il y a longtemps, un établissement de jésuites français, mathématiciens de Sa
Majesté à Pékin, que le roi régnant continue d’entretenir, tant pour y planter la foi et étendre la religion C. A. R., perfectionner les sciences et les arts en France, que pour faire fleurir
notre commerce par les découvertes que font ces religieux, des services desquels, Sa Majesté a été jusqu’à présent très satisfaite. Ve Srie Illime a été sans doute informée que la congrégation de
la Propagande a voulu obliger, il y a plus de deux ans, le général des jésuites a rappeler en Europe le père Parrenin et les autres jésuites français établis à Pékin, ce qui priverait le roi et
son royaume des avantages que Sa Majesté s’est proposés de cet établissement, si ce rappel avait lieu. D’ailleurs, les jésuites français établis à Pékin, par leurs avis et par leur crédit, ne
sont pas inutiles à la Compagnie française des Indes.
« Ve Srie Illime ne jugerait-elle pas à propos de représenter à la congrégation de la Propagande que son procédé est non seulement préjudiciable aux vues du roi, au commerce général de son
royaume et en particulier à celui de la Compagnie française des Indes, mais encore à elle-même, afin qu’elle cesse d’employer son autorité à faire rappeler les jésuites français de Pékin et de
détruire une œuvre si pieuse, qui a coûté tant de soins, de temps et d’argent.»
L’intervention du ministre et du directeur de la Compagnie des Indes ne fut pas non plus étrangère, croyons-nous, au retrait de l’ordre de la Propagande contre les jésuites de Pékin.
Cependant, le Saint-Siège désirant se rendre un compte exact de la situation religieuse dans le céleste empire, députa à cet effet, auprès de l’empereur le patriarche d’Antioche, Ambroise
Mezzabarba, qui fut reçu en audience le 31 décembre 1720. Rentré à Macao, le légat adressa aux missionnaires un mandement pour les exhorter à observer et à faire observer les décisions de Rome.
En même temps, il modifiait la bulle Ex illa die par huit permissions qui concernaient les honneurs usités envers Confucius et les ancêtres.
Ces permissions ne calmèrent pas l’empereur et ne ralentirent pas la persécution déchaînée depuis des années sur tout l’empire. En 1722, le père Antoine Gaubil écrivait : « En arrivant en Chine,
j’ai été bien ému de voir le triste état où se trouve une mission qui donnait, il n’y a pas longtemps, de si belles espérances. Des églises ruinées, des chrétientés dispersées, des missionnaires
exilés, et confinés à Canton, sans qu’il leur soit possible de pénétrer plus ayant dans l’empire ; enfin la religion sur le point d’être proscrite : Voilà ce que je rencontre en arrivant en Chine
» .
Cette lettre était écrite six mois avant la mort de Kang-hi. Son fils, Yong-tching lui succéda. Son premier soin fut de proscrire dans tout l’empire, par l’édit de 1724, les lois et le culte de
l’Église catholique. Tous les missionnaires, à l’exception de ceux de Pékin, sont chassés de leurs chrétientés et relégués à Canton ; parmi eux, 37 jésuites et 18 religieux de différents ordres.
Dans les provinces, les mandarins pourchassent, molestent, expulsent les fidèles. On les emprisonne, on les traduit devant les tribunaux, on les applique à la question, on les condamne à mort. On
s’empare des maisons des missionnaires, elles sont saccagées, incendiées. Plus de 300 églises sont changées en temples payens ou en magasins. « La résidence des jésuites de Nankin est transformée
en un grenier public, et celle des missionnaires de la Propagande devient une pagode dédiée à l’esprit du feu .
Le 8 août 1732, les missionnaires, à qui on avait permis jusque-là de rester à Canton, reçoivent l’ordre de partir pour Macao ; mesure rigoureuse qui leur rend désormais plus difficile l’entrée
dans l’intérieur de l’empire, où, de Canton, ils pouvaient se rendre déguisés, à l’insu des mandarins.
Yong-tching mourut subitement le 7 octobre 1735. Il avait fait un mal irréparable au christianisme. Le christianisme aurait peut-être succombé sous l’effort de la persécution, sans l’intervention
du père Parrenin : « Au temps de Yong-tching, écrira le père Gaubil en 1741, le père Parrenin a maintenu et sauvé la religion que le prince et son conseil avaient résolu de perdre . »
Des quatre religieux, partis de France sous la conduite du père Bouvet et appelés à la cour de Pékin, le père Parrenin était le dernier survivant. Il mourut le 27 septembre 1741 ; D’autres
Français vinrent les remplacer et continuer leur œuvre, et parmi eux, des hommes du premier mérite et d’un grand esprit apostolique. Nous avons déjà nommé Pierre Jartoux et Joseph-Marie-Anne de
Mailla. A ces noms ajoutons Pierre-Vincent du Tartre, né à Pont-à-Mousson (22 janvier 1669), mort à Pékin le 25 février 1724, qui dressa en 1712, avec le père Jean-François Cardoso, les cartes
des provinces du Chan-si et du Chen-si, puis celles du Kiang-si et des deux Kouang ; le père Cyr Contancin, né à Issoudun le 25 mai 1670, devenu supérieur de la résidence de Pékin, et décédé le
13 novembre 1732 à Cadix, en retournant en Chine, après avoir revu en Europe, avec un soin si minutieux, la Description de la Chine que préparait alors pour l’impression le père du Halde ; enfin
le père Antoine Gaubil, qu’Alexandre de Humbold appelle le plus savant des missionnaires jésuites . Il en a été plusieurs fois question dans les pages précédentes ; nous en reparlerons dans le
courant de cet ouvrage.
Ces apôtres de mérite ayant disparu, d’autres les remplacèrent. Inutile de les nommer, puisque nous aurons occasion d’en parler plus loin. Dans les provinces de l’empire, d’autres religieux
français du même ordre s’illustrèrent également par leurs travaux apostoliques et scientifiques, par une connaissance approfondie des langues chinoise et tartare ; mais il n’entre pas dans notre
plan d’étudier leur vie et leurs œuvres. Nous ne sortirons de Pékin que contraints et forcés par les exigences de notre sujet.
Il importait de donner un résumé succinct et rapide des événements qui précèdent, pour mieux comprendre ce que nous avons à raconter sur le père Joseph Amiot et la mission française à la fin du
XVIIIe siècle. Cependant, avant de clore cette introduction, une question se pose, à laquelle nous devons brièvement répondre : Les jésuites français envoyés à Pékin par Louis XIV ont-ils répondu
à ce que la religion et la France attendaient de leur zèle et de leur science ?
La réponse à cette question est facile : elle est connue du monde savant et de l’Église.
D’abord, suivant le désir qui leur en avait été exprimé par l’académie des Sciences, les jésuites français résidant à Pékin, aidés de quelques-uns de leurs confrères, missionnaires dans les
provinces de l’empire chinois, ont procuré aux savants d’Europe une infinité de connaissances sur les pays de l’Asie orientale et centrale, sur la géographie de la Chine, de la Tartarie, des pays
compris entre le fleuve Amour, la mer du Nord et la mer orientale, de la Sibérie et de la Russie jusqu’à Saint-Pétersbourg, et des provinces formant frontière entre la Russie d’une part, et la
Turquie d’Asie, la Perse et la Tartarie, de l’autre. Ces cartes, qui n’ont ni les détails, ni la précision que souhaitent nos géographes modernes, constituaient alors, telles qu’elles sont, un
progrès considérable, une œuvre scientifique. Elles fixaient assez bien la véritable étendue du vieux continent et corrigeaient, en ce point, les énormes erreurs de la géographie de
Ptolémée.
Là ne s’arrêtèrent pas les services rendus à la science par les jésuites de Chine. L’histoire des Chinois, des Tartares et des peuples orientaux, leur gouvernement, leur police, leurs mœurs,
leurs usages, leurs coutumes, leurs arts et métiers, leurs sciences, leurs cérémonies religieuses, leurs châtiments civils et militaires, leurs langues, leurs livres historiques et classiques,
leurs divers monuments, tout fut examiné, étudié par les missionnaires, tout fut l’objet de communications importantes à leurs confrères de France, les Pères Étienne Souciet, Berthier et autres,
ainsi qu’aux membres de l’académie des Sciences, principalement à J.-N. de l’Isle, à Mairan, à Bertin et à Fréret. Ils leur adressèrent aussi les observations les plus intéressantes sur
l’astronomie, le calendrier et la chronologie, enfin des traductions et des commentaires sur les anciens livres chinois. Nous abrégeons. Ceux qui veulent se rendre un compte exact des travaux de
toutes sortes des jésuites français de Pékin, et de la variété infinie de leurs découvertes et de leurs communications, sans parler de leurs inventions artistiques et de leurs œuvres littéraires,
n’ont qu’à parcourir nos bibliothèques et nos archives nationales ; ils n’ont qu’à lire, dans la Bibliothèque de la Compagnie, à la suite des noms de nos Pères écrivains de Chine, la longue liste
de leurs ouvrages ; ils seront étonnés de tout ce que ces religieux ont produit en toutes sortes de matières, durant les quinze dernières, années du XVIIe siècle et les soixante premières du
XVIIIe.
Cependant, nous devons dire que le collège et la résidence des Pères portugais, qui existaient à Pékin, sous le patronat de la cour de Portugal , ont compté de 1680 à la fin du XVIIIe siècle, des
hommes illustres, d’une haute valeur scientifique et littéraire, et qu’ils ont puissamment aidé les Français dans leurs recherches et leurs travaux. Ces religieux de la mission portugaise, en
dehors de ceux que nous avons cités dans la première partie de cette introduction, s’appellent : Xavier-Ehrenbert Fridelli, Antoine Thomas, Kiliam Stumpf, Antoine de Magalhaès, Romain Hendërer,
Jean-François Cordoso, François Thillisch, Ignace Kôgler, André Pereyra, Charles Slavizcek, Dominique Pinheyro, Florian Bahr, Augustin de Hallerstein, Antoine Gogeisl, Félix da Rocha, Joseph
d’Espinha, André Gomez, Ignace Sichelbarth. La vie de ces religieux et de quelques autres moins connus a été mêlée à celle des jésuites français ; souvent ils ont travaillé ensemble, ils se sont
communiqué leurs lumières, ils se sont prêté une aide fraternelle.
N’oublions pas, parmi les frères coadjuteurs de l’une et l’autre mission, les frères Frapperie, Brocard, Stadlin, Castiglione, da Costa, Rousset, Moggi, Attiret, Thébault, de Brossard et de
Mathos, qui tous travaillaient au palais, souvent ensemble et sous les yeux de l’empereur. Peintres, horlogers, mécaniciens, médecins, pharmaciens, sculpteurs et ciseleurs, ils ont rendu aux
jésuites français et portugais les services les plus signalés, auprès des empereurs du céleste empire.
La mission française donna encore très largement ce qu’on attendait de son zèle apostolique.
« La religion chrétienne, dit l’auteur de la Mission de Chine, dut au zèle des jésuites français et à l’influence qu’ils prirent dès l’abord, une situation telle qu’elle ne l’avait jamais eue.
L’édit de 1692, qui proclama la liberté du christianisme, fut en bonne partie le fruit de leurs efforts, surtout de ceux du père Gerbillon. Plusieurs missions nouvelles furent fondées par eux
dans les provinces et enrôlèrent chaque année de nombreux néophytes . » Ces missions furent établies dans les provinces du Pé-tchi-li, du Kiang-nan, du Tché-kiang, du Fou-kien, du Kiang-si, du
Hou-kouang, du Chen-si, du Ho-nan et de Nan-kin. De leur côté, les Portugais avaient des missions dans ces mêmes provinces, ainsi qu’au Sé-tchuen, au Chan-si et au Koei-tcheou.
Enfin, les Français et les Portugais eurent une résidence à Canton.
Il serait difficile d’évaluer le chiffre des chrétiens en Chine. Il semble que le chiffre le plus élevé aurait été vers 1710. La controverse des rites chinois en diminua considérablement le
nombre à partir de cette époque. Quinze ans plus tard, il était cependant encore très beau. Voici, en effet, ce que nous lisons dans une lettre du 6 novembre 1726, adressée par le père Gaubil au
père Magnan, à Paris :
« Autant que je puis conjecturer par les confessions et les communions, il y a à Péking trois mille chrétiens qui fréquentent les sacrements, et il y en a bien quatre mille qui ne les fréquentent
pas . » Ces chrétiens non pratiquants, parmi lesquels se trouvaient la plupart des mandarins et des lettrés, étaient ceux qui refusaient de se soumettre aux décrets du Saint-Siège concernant les
cérémonies chinoises.
Le père Gaubil écrit encore dans la même lettre : « Les lettrés et gens de place, qui voudraient se faire chrétiens, nous quittent dès lors que, selon les ordres du souverain pontife, nous leur
publions les décrets, même avec les permissions que laissa M. le patriarche Mezzabarba. » D’après cette même lettre, le nombre total des chrétiens en Chine, s’élevait à trois cent mille, dont
cent mille au moins dans le Kiang-nan et cinq ou six mille en Tartarie.
Ces chiffres n’augmentèrent pas jusqu’en 1750, soit à cause des persécutions dont nous parlerons dans la suite, soit à cause de l’expulsion des missionnaires dans toutes les provinces de
l’empire.
Terminons cette longue introduction par une page extraite de La Mission de Chine et qui nous montre au milieu de quelles difficultés les jésuites de Pékin remplirent la mission que la France leur
avait confiée. « Trop souvent, dit l’auteur, dans la lutte inégale qu’ils eurent à soutenir, nous les voyons livrés à leurs seules forces ; bien plus, demandant en vain à l’Europe et surtout à
leur patrie les secours les plus indispensables. Cependant, cette poignée d’hommes intrépides ne représentait pas seulement le catholicisme et la Compagnie de Jésus, mais aussi la France. En même
temps qu’ils soutenaient, qu’ils sauvaient, comme nous croyons, le christianisme chinois, les jésuites français de Pékin ne travaillaient pas moins à maintenir le renom, l’influence de notre pays
dans l’extrême-orient. Mais ce que le grand roi avait si bien senti, alors qu’il dotait royalement la première mission française de Pékin, Louis XV et ses ministres à courte vue ne le
comprenaient pas. La Compagnie de Jésus, réduite dans ses ressources et déjà obligée de lutter en Europe pour son existence, ne put toujours trouver à cet établissement lointain les renforts
d’hommes ni même de subsides matériels dont il aurait eu besoin. Et puis, le zèle des missionnaires pour les études scientifiques fut peu encouragé par les sociétés savantes du temps. Cette
situation pesa lourdement sur la vie de la mission française de Pékin durant la première moitié du XVIIIe siècle. Il y a d’autant plus lieu d’admirer ce que nos compatriotes ont su faire, malgré
tant de difficultés, pour la conservation et le développement du christianisme, ainsi que pour le progrès des sciences et la gloire du nom français ».