OU Itaï
LE ROMAN CHINOIS
Éditions Véga, Paris, 1933.
- "L'origine du roman chinois est fort ancienne et prend place bien avant celle du théâtre, mais c'est seulement quand celui-ci eut déjà atteint son apogée que le roman réussit à se créer une place distincte dans la littérature chinoise. En effet, quoique dans les ouvrages des grands philosophes comme Tchouang-tseu, nous voyions déjà des passages qui sont des œuvres de pure imagination, cependant les grands romans tels que le Chouei-hou-tchouan (Histoire des Rivages), le San-kouo-yen-yi (Histoire populaire des Trois Royaumes), le Si-yeou-ki (Le Voyage vers l'Occident), etc., ne firent leur apparition que lorsque le théâtre, sous la dynastie mongole, eut déjà dépassé son époque la plus glorieuse et après que les longues pièces de théâtre connues sous le nom de Tch'ouan-k'i eurent paru."
- "Contrairement à ce qui se fait en Europe, où les différents genres des œuvres d'imagination portent chacun un nom spécial, et sont appelés, suivant la longueur du récit : romans, nouvelles, contes ou anecdotes, en Chine on les désigne actuellement sous l'appellation unique et générale de Siao-chouo, en y ajoutant un qualificatif suivant le genre dont on veut parler. C'est ainsi qu'on nomme Pi-ki-siao-chouo, les anecdotes ou contes ; Touan-p'ien-siao-chouo les nouvelles ; Tch'ang-p'ien-siao-chouo les œuvres de longue haleine. Ces derniers sont aussi nommés Tchang-houei-siao-chouo (Romans à chapitres ou épisodes) car il n'existe pas, en Chine, de longues œuvres sans divisions."
-
"Dans le présent essai, au cours duquel nous allons examiner une vingtaine de romans intéressants, soit au point de vue bibliographique, soit au point de vue
littéraire, afin de nous faciliter notre tâche, nous avons classé les romans de la façon suivante :" [Romans de magie, semi-historiques, sentimentaux, de mœurs, de parade, satiriques, de cape
et d'épée ; Recueils de nouvelles et de contes].
"Nous pensons consacrer un chapitre à chaque genre, en suivant l'ordre ci-dessus, et, enfin, dans un dernier chapitre, nous tâcherons d'exposer quelques généralités sur le roman chinois et d'examiner ses rapports avec les autres branches de la littérature chinoise."
Extraits : Romans de magie : les deux Si-yeou-ki — Romans semi-historiques. Le San-kouo-yen-yi — Romans de mœurs. Le
Kin-p'ing-mei — Conclusion
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Le roman Si-yeou-ki, le plus connu de nos jours, est l'œuvre de WOU TCH'ENG-NGEN. Il est
basé sur le voyage que fit, en l'année 629 après J.-C., le bonze Hiuan-tchouang dans l'Inde, afin d'en rapporter les livres bouddhiques. Le fait est historique, et il existe un ouvrage intitulé
Le Si-yu-ki (Mémoires sur les contrées occidentales) qui parle de ce voyage. Longtemps on crut que l'auteur de ce roman était le prêtre taoïste TS'IEOU TCH'OU-KI (surnommé
Tch'ang-tch'ouen-tchen-jen), qui vivait à l'époque où gouvernait la dynastie de Youan. TS'IEOU TCH'OU-KI avait fait effectivement un voyage dans l'Inde, et LI TCHE-TCH'ANG en avait fait la
relation dans un ouvrage intitulé Tch'ang-tch'ouen-tchen-jen-si-yeou-ki (Le voyage vers l'Occident de Tch'ang-tch'ouen-tchen-jen) ; mais cet ouvrage, à l'exception du nom, n'a absolument aucun
rapport avec le roman. Longtemps, cependant, on confondit les deux ouvrages, et, au début des Ts'ing, des éditeurs ajoutèrent au roman, comme préface, la relation du voyage de TS'IEOU TCH'OU-KI,
ce qui contribua encore à augmenter la confusion.
Cependant, à la fin du règne de l'empereur K'ien Long, KI YUN, le bibliothécaire impérial, affirmait que ce roman était l'œuvre d'un contemporain des Ming, car plusieurs noms de fonctions qu'on
voit dans le Si-yeou-ki n'ont existé que sous cette dynastie, — sans pouvoir pourtant préciser qui en était l'auteur ; ce ne fut que plus tard, après de nombreuses recherches, que TING YEN et
JOUAN K'OUEI-CHENG purent se convaincre que le roman fut écrit par WOU TCH'ENG-NGEN.
D'après le Houai-ngan-fou-tche (Annales de Houai-ngan-fou), WOU TCH'ENG-NGEN, surnommé Jou-tchong et portant comme nom de plume CHÖ-YANG-CHAN-JEN (le montagnard de Chö-yang), avait composé
beaucoup de « tsa-ki » (œuvres diverses), parmi lesquelles se trouvait le Si-yeou-ki. D'une intelligence très vive, il avait, de plus, énormément lu, et pour tout ce qu'il écrivait, en poésie
comme en prose, « il l'avait nettement et pleinement conçu dès le moment où son pinceau atteignait le papier ». En l'année Kia-tch'en du règne de l'empereur Kia-king (1544), déjà bachelier, il
fut recommandé spécialement à l'empereur qui le nomma hien-tch'eng de la sous-préfecture de Tch'ang-hing. Il ne tarda d'ailleurs pas à donner sa démission et mourut au commencement du règne de
Wan-li (App. 1510-1580).
Son roman comprend, en tout, cent épisodes, et les principaux personnages sont, outre le bonze San-tsang, titre de Hiuan-tchouang, ses quatre disciples : Souen Wou-k'ong, Tchou Pa-kiai, Cha-seng,
qui sont respectivement un singe, un sanglier et un lion personnifiés, et Po-long-ma, un cheval. Des quatre personnages précités, seul le cheval garde sa physionomie et son caractère naturels et
sert de monture à San-tsang ; quant aux trois autres, qui sont plus ou moins versés dans les sciences occultes et surtout la magie, ils aident leur maître à surmonter les nombreuses difficultés
ou obstacles auxquels il se heurtera tout au long de sa route.
Au voyage de Hiuan-tchouang dans l'Inde, WOU TCH'ENG-NGEN a ajouté mille péripéties, les unes plus fantastiques que les autres. Voici comment le sujet est traité :
Une nuit, l'empereur Ming-houang voit, en songe, un dragon qui, sous la figure d'un jeune bachelier, vient lui demander secours et protection. Ce dragon, en faisant tomber la pluie, s'était
trompé sciemment sur la quantité et avait été condamné de ce fait par le Yu-houang ou empereur de Jade, qui règne sur les divinités, à avoir la tête tranchée par le ministre du souverain régnant
Ming-houang et appelé Wei Tcheng. En effet, l'âme de ce dernier peut, à sa volonté, sortir de son enveloppe charnelle pour aller exécuter les ordres célestes. Ming-houang promet son appui au
dragon coupable, mais ne réussit pas à empêcher Wei Tcheng d'accomplir sa mission. Le dragon décapité porte plainte contre l'empereur par-devant le tribunal de l'Enfer, mais sa plainte ayant été
jugée mal fondée, l'âme de Ming-houang, après un court séjour dans l'empire des morts, est reconduite sur la terre. Ming-houang se réveille alors à la vie et, pour secourir les âmes damnées qu'il
a vues en enfer, il veut envoyer quelqu'un dans l'Inde pour y chercher et en rapporter les livres bouddhiques. À cette fin, il fait apposer des affiches demandant un homme de bonne volonté pour
faire ce long voyage ; Hiuan-tchouang se présente à son appel et, muni des instructions impériales, se met en route.
En chemin, il rencontre d'abord Souen Wou-k'ong, singe connaissant à fond la magie, et qui, après avoir volé les p'an-t'ao (pêches de longévité) dans le séjour des dieux, puis révolutionné
l'Olympe chinois par ses « singeries », a été vaincu et emprisonné sous la montagne des Cinq Éléments. Bouddha le délivre à la condition qu'il aidera Hiuan-tchouang dans son voyage. Celui-ci
rencontre successivement ses autres disciples et, après de multiples et redoutables aventures, où il risque quatre-vingt-une fois la mort, arrive enfin au séjour de Bouddha, d'où il retourne en
Chine avec les livres sacrés.
Ce roman est écrit dans un style souple et facile, mais ce qui le place au premier rang des œuvres similaires, c'est surtout la richesse d'imagination prodiguée par l'auteur. Les quatre-vingt-une
aventures de San-tsang auraient pu facilement tomber dans l'inconvénient des redites, mais WOU TCH'ENG-NGEN les a imaginées chacune avec ses péripéties propres, et ces aventures, pourrait-on
dire, se suivent mais ne se ressemblent pas. Les personnages qu'il met en scène sont aussi très vivants ; non seulement San-tsang, Wou-k'ong, Pa-kie, Cha-seng ont chacun leur physionomie propre,
leur manière distincte de parler, leur caractère, mais encore chaque démon, chaque sorcier a son individualité nettement marquée et, malgré qu'ils soient tous des monstres imaginaires, sont
véritablement humains. L'on peut, sans exagération, affirmer que chaque épisode de ce roman, pris à part, fournirait à lui seul un joli conte qu'on peut facilement comparer à certaines fables de
La Fontaine.
Le voyage de Hiuan-tchouang avait déjà inspiré des romanciers bien avant WOU TCH'ENG-NGEN.
Sous la dynastie des Song, il avait paru le Ta-t'ang-san-ts'ang-k'iu-king-che-houa (Histoire poétique de la recherche des sûtras par San-tsang des T'ang). Chaque chapitre comprenait plusieurs
poésies intercalées ; c'est de là d'ailleurs que provient le titre d'« histoire poétique ». L'auteur en est anonyme, et le texte original est conservé au Japon ; c'est, sans doute, le premier
roman chinois divisé en épisodes. Quoique le sujet soit le même que celui traité dans le Si-yeou-ki, il existe tout de même une grande différence entre ces deux œuvres, non seulement au point de
vue du style, mais encore du fait de la dissemblance des aventures décrites.
Plus tard, également sous la dynastie des Ming, mais avant le Si-yeou-ki de WOU TCH'ENG-NGEN, parut un roman portant le même nom mais ne comprenant que quarante et un chapitres et œuvre de YANG
TCHE-HO. On ne connaît rien sur cet auteur ; quant à son roman, il est identique comme plan au roman de WOU TCH'ENG-NGEN, et il est fort probable que ce dernier s'en est servi pour écrire son
ouvrage.
Mais seul le plan des deux ouvrages est identique, car le roman le premier paru n'est qu'une sorte de canevas, écrit en un style dur et sans vie, avec des aventures à peine esquissées, tandis que
WOU TCH'ENG-NGEN, en reprenant le sujet, l'a énormément développé en l'embellissant, et cela dans un style plein de vie et de mouvement, avec des descriptions d'une richesse incomparable.
Pour donner une idée de la ressemblance et, en même temps, de la différence qui existent entre les deux Si-yeou-ki, voici, par exemple [ci-dessous à gauche], un passage du sixième épisode du
roman de YANG TCHE-HO, décrivant le combat de Souen Wou-k'ong avec le génie Eul-lang ;... le même épisode, par WOU TCH'ENG-NGEN [ci-dessous à droite].
« Tous deux se transformèrent en géants hauts de dix mille tchang, s'éloignèrent de la
grotte et s'élevèrent parmi les nuages en combattant. K'ang, Tchang, Yao et Li ordonnèrent aux soldats à tête de paille de lâcher les faucons et les chiens, de charger les arbalètes, de tendre
les arcs, et entrèrent dans la grotte d'où les singes poursuivis n'avaient même pas de chemin pour fuir. Ta-cheng, au plus fort du combat, voyant les singes de sa montagne qui se dispersaient en
proie à la plus grande frayeur, recula et fit demi-tour. Tchen-kiun, à grands pas, se lança à sa poursuite ; plus la fuite était rapide, plus l'était la poursuite. Ta-cheng s'alarma, et, se
secouant, il se métamorphosa, puis plongea dans l'eau.
— Ce singe, en entrant dans l'eau, dit Tchen-Kiun, s'est sans doute changé en poisson ou en écrevisse ; je vais me transformer en loutre pour le poursuivre.
Le voyant à sa poursuite, Ta-cheng se transforma en oiseau et s'envola sur un arbre. Tchen-kiun tendit son tan kong et, d'une balle, le fit tomber sur la pente gazonnée. Il s'approcha, mais ne le
trouva pas. Il retourna donc dans le camp de Li T'ien-wang et lui raconta la défaite du singe, et comment il avait perdu sa trace. Li T'ien-wang regarda dans son miroir et dit précipitamment
:
— Ce singe est à Kouan-keou, ton fief !...
« Ils firent plus de trois cents passes sans pouvoir distinguer le victorieux du vaincu.
Tchen-kiun, secouant son énergie, se métamorphosa en géant avec une taille de dix mille tchang ; des deux mains tenant son sabre à trois pointes et deux tranchants, il semblait être la cime la
plus haute de la montagne Houa. La figure verte, les dents pareilles aux défenses du sanglier, les cheveux d'un rouge éclatant, férocement il frappe vers la tête du Grand Sage. Celui-ci,
employant sa science de la magie, se transforma aussi en un géant de même taille que Eul-lang ; tenant son bâton aux cerceaux d'or, il ressemblait à la poutre qui, sur la montagne K'ouen-louen,
supporte le ciel, et sans fléchir tint tête au génie. Autour d'eux, c'était l'effroi. Le général Ma Lieou, tout tremblant, ne pouvait secouer les drapeaux ; les deux officiers Pong et Pa,
angoissés, ne pouvaient employer leurs sabres et épées. Cependant, dans les rangs, K'ang, Tchang, Yao, Li, Kouo-Chen et Tche Kien donnèrent l'ordre de disperser les soldats à tête de paille et,
se dirigeant vers la grotte au rideau d'eau, lâchèrent les faucons et les chiens, armèrent les arbalètes, bandèrent leurs arcs, et, tous ensemble, s'élancèrent en avant. Que les malheureux singes
faisaient pitié ! Abandonnant les lances, se débarrassant des armures, jetant les épées, lâchant les piques, les uns s'enfuyaient, les autres criaient, certains grimpaient sur la montagne,
pendant que d'autres retournaient dans leurs cavernes.
Ta-cheng, voyant les singes de son camp se disperser, en fut tout alarmé. Renonçant à sa métamorphose, retirant son bâton, il recula et battit en retraite sans plus attendre. Tchen-kiun le
rattrapa et lui cria :
— Où vas-tu ? Soumets-toi au plus vite, j'épargnerai ta vie !
Ta-cheng, n'osant livrer combat, ne put que fuir. Près de la grotte, il rencontra justement Tchang, K'ang, Yao et Li, les quatre officiers supérieurs, Kouo Chen et Tche Kien, les deux généraux,
qui l'empêchèrent de passer, disant :
— Où vas-tu, méchant singe ?
Ta-cheng, troublé, rendit son bâton pas plus grand qu'une aiguille à broder, le cacha dans son oreille, puis, se secouant, se transforma en un moineau et s'envola sur la cime d'un arbre dont il
ne bougea plus. Les six frères jurés s'empressèrent de le chercher devant, derrière, sans le trouver, et s'écrièrent :
— Il s'est échappé, ce singe ! Il s'est échappé, ce singe !
Comme ils étaient en train de crier, Tchen Kiun arriva et leur demanda à quel moment de leur poursuite avaient-ils perdu la trace du singe. Les génies répondirent :
— Tout à l'heure nous l'avions encerclé, ici, quand il disparut.
Eul-lang ouvrit alors tout grands ses yeux de phénix et vit que Ta-cheng s'était posé sur un arbre sous la forme d'un moineau ; il mit de côté son grand sabre, se débarrassa de son arc et, se
secouant, se transforma en un faucon affamé qui, étendant ses ailes, se précipita pour frapper le moineau. Ta-cheng, le voyant arriver, d'un coup d'aile s'envola et monta au ciel, métamorphosé en
héron. Eul-lang se dépêcha d'agiter ses plumes, se secoua et prit la figure d'une grande cigogne de mer qui s'enfonça dans les nuages pour lui donner des coups de bec. Ta-cheng descendit alors
dans le torrent, se changea en poisson et plongea au fond de l'eau. Eul-lang le poursuivit jusqu'au bord du torrent, puis, ne voyant pas de trace du singe, se dit :
— Il est sans doute descendu dans l'eau, transformé en poisson, je vais aussi me transformer pour m'en emparer.
En effet, il se métamorphosa en cormoran qui se mit à planer à l'aval du torrent au-dessus de l'eau.
(Ta-cheng se transforme successivement en serpent d'eau, en outarde, tandis que Eul-lang se métamorphose en cigogne grise, et à la fin, reprenant sa figure naturelle, d'une balle le fait tomber à
terre. Le singe se transforme alors en un petit temple.)
...La bouche grande ouverte devint la porte, les dents remplacèrent ses vantaux ; la langue représenta l'image de Bouddha, les yeux furent deux fenêtres. Seule la queue était difficile à placer ;
la dressant derrière lui, Ta-cheng en fit un mât. Quand Eul-lang arriva sous la falaise, il ne vit point l'oiseau qu'il avait fait tomber à terre ; il n'y avait qu'un petit temple. Ouvrant ses
yeux tout grands, il l'examina attentivement et se mit à rire :
— Ça, c'est le singe ! s'exclama-t-il, et il est encore en train de me tromper ! J'en ai vu, des temples, jamais je n'en ai vu avec un mât dressé derrière au lieu d'être devant ! C'est sûrement
cet animal qui me joue encore un tour ; si j'y entre, d'un coup de dents il me tiendrait ; mais comment pourrai-je avoir envie d'y entrer ? Avec mes poings, je vais d'abord lui crever les
fenêtres ; ensuite je donnerai quelques coups de pied aux vantaux de la porte.
Ta-cheng, en l'entendant, se dit, tout alarmé :
— Quelle cruauté ! Les vantaux de la porte sont mes dents, les fenêtres sont mes yeux. S'il me défonce les dents et me crève les yeux, que faire alors ?
Et, d'un bond pareil à celui d'un tigre, il monta dans l'espace et disparut. Tchen-kiun le chercha de tous côtés ; il vit les quatre officiers et les généraux venant à sa rencontre, disant
:
— Notre frère a-t-il pris Ta-cheng ?
Tchen-kiun répondit en riant :
— A l'instant ce singe s'est transformé en temple pour me tromper. J'allais justement crever ses fenêtres et défoncer sa porte, quand, d'un bond, il disparut sans laisser de traces : vraiment
c'est extraordinaire !
Tous, interdits, regardèrent à l'entour, sans même voir l'ombre du singe. Tchen-kiun dit alors :
— Mes frères, montez la garde ici, pendant que je vais voir en haut pour le chercher.
Il s'empressa de sillonner l'air ; voyant Li, le roi céleste, tenant élevé le tchao-yao-king, et son fils No-tch'a qui se tenaient parmi les nuages, il leur demanda :
— T'ien-wang, avez-vous vu le roi des singes ?
— Il n'est pas remonté ici, répondit Li-t'ien-wang, je suis en train de le mirer dans mon miroir.
Tchen-kiun lui fit alors le récit de leur lutte de métamorphoses, de la capture des nombreux singes et ajouta :
— Il s'était transformé en temple, j'allais le frapper quand il s'est enfui.
Li T'ien-wang, après avoir entendu son récit, mira successivement les quatre points cardinaux avec son miroir et se mit à rire :
— Tchen-kiun, allez vite, dit-il, ce singe, après s'être rendu invisible, est sorti du camp qui l'entoure, il est allé à ton Kouan-k'eou...
Le San-kouo-tche-t'oung-sou-yen-yi (Histoire populaire des trois royaumes est un roman que «
tout Chinois a lu, lit, et lira autant que durera la Chine », et dont le « sujet est pris dans l'histoire d'une guerre civile qui dura près d'un siècle, depuis l'an 168 jusqu'à l'an 265 de notre
ère ». L'auteur en est LO KOUAN-TCHONG, surnom de LO PEN, originaire de la sous-préfecture de Ts'ien-t'ang. De même que pour CHE NAI-NGAN, les opinions sur cet auteur sont très partagées ; les
uns disent que son nom était LO KOUAN et non LO PEN ; d'autres, qu'il était un disciple de CHE NAI-NGAN. Quoique des auteurs affirment qu'il naquit au temps de la dynastie des Ming, LOU SIUN
croit qu'il naquit plutôt sous la dynastie précédente, et qu'il vivait encore au début de la dynastie des Ming (1330-1400). Il écrivit plusieurs romans, plusieurs dizaines, d'après le
Si-hou-yeou-lan-tche-yu (paru sous les Ming) mais il ne nous a été transmis que le San-kouo-tche, le Souei-t'ang-yen-yi (Histoire populaire des dynasties Souei et Tang) et le
San-souei-p'ing-yao-tchouan (Pacification des démons par les trois Souei). Cependant, le San-kouo-tche-yen-yi qui circule de nos jours a été, tout comme le Chouei-hou-tchouan, corrigé par des
auteurs postérieurs, et la physionomie véritable de l'œuvre de Lo ne peut être aperçue maintenant.
Des récits sur l'époque des Trois Royaumes existaient déjà à l'époque des Song, et c'étaient un des genres dans lesquels s'étaient spécialisés les Chouo-houa-jen. Le grand poète SOU CHE
(1036-1101), dans son Tche-lin (kiuan 6) dit :
« Quand les enfants du peuple étaient turbulents, leurs parents excédés leur donnaient de l'argent et leur ordonnaient de s'asseoir ensemble pour écouter des histoires. Quand on arrivait aux
récits des Trois Royaumes, en entendant parler de la défaite de Lieou Siuan-tö, ils fronçaient leurs sourcils, et il y en avait qui pleuraient ; quand ils entendaient dire que Ts'âo Ts'ao était
vaincu, ils étaient contents, ils chantaient joyeusement.
Le théâtre des époques Kin et Yuan avait souvent aussi pour sujets des aventures du temps des Trois Royaumes, et ceci prouve suffisamment que ces récits circulaient déjà beaucoup parmi la masse,
bien avant que Lo eut écrit son roman.
Celui-ci est basé sur le San-kouo-tche (Histoire des Trois Royaumes) de TCH'EN CHEOU, œuvre qui fait partie de la collection des « 24 histoires », et sur les commentaires de P'EI SONG ; aussi
l'édition faite sous le règne de Kia-king des Ming porte-t-elle la mention « Histoire transmise par TCH'EN CHEOU, marquis de P'ing Yang des Tsin, composée par LO KOUAN-TCHONG », mais certains
passages ont été empruntés aux récits populaires et d'autres enfin, imaginés par l'auteur. Par suite de ce mélange d'histoire et de fiction, l'œuvre ne vaut pas le Chouei-hou-tchouan, car
l'auteur, ne voulant pas trop s'écarter de l'histoire, ne peut donner libre cours à sa fantaisie dans les descriptions qui ne sont cependant pas toujours conformes, non plus, aux faits
historiques. On peut dire que c'est une œuvre hybride, et SIE TCHAO-TCHE des Ming, dans son Wou-tsa-tsou lui reproche d'être « pédant parce que trop historique », tandis que TCHANG HIO-TCH'ENG
des Ts'ing, dans son Ping-tch'en-tcha-ki, lui reproche « d'induire les lecteurs en erreur par ses sept dixièmes de vérité et trois dixièmes de fiction ».
Le texte primitif de ce roman est introuvable aujourd'hui ; celui qui a cours maintenant a été revu, corrigé et commenté par MAO TSONG-KANG, sous le règne de l'empereur K'ang-hi des Ts'ing
(1162), en imitant la manière de KIN JEN-JOUEI pour le Chouei-hou-tchoan et la pièce de théâtre le Si-siang-ki. Il prétendait avoir trouvé un ancien texte qu'il aurait gravé après l'avoir revu et
commenté, et après que cette édition eut paru, l'ancien texte ne tarda pas à disparaître. Mais ce qui est singulier, c'est qu'il nomma son édition « Cheng-t'an-wai-chou » (Œuvre extérieure de KIN
JEN-JOUEI, celui-ci ayant surnom CHENG-T'AN), ce qui fit que longtemps les critiques crurent que c'était l'œuvre de ce dernier.
Le Kin-p'ing-mei est sans contredit le premier en date parmi les romans chinois pouvant être
qualifiés de romans de mœurs. Parlant de cet ouvrage, M. Abel Rémusat l'apprécie comme suit :
« Le Kin-p'ing-mei est un roman célèbre, qu'on dit au-dessus ou, pour mieux dire, au-dessous de tout ce que Rome corrompue et l'Europe moderne ont produit de plus licencieux. Je ne connais que de
réputation cet ouvrage, qui, quoique flétri par les cours souveraines de Pékin, n'a pas laissé de trouver un traducteur dans la personne d'un des frères de l'empereur Ching-tsou, et dont la
version que ce prince en a faite en mandchou passe pour un chef-d'œuvre d'élégance et de correction.
La réputation de cet ouvrage n'a pas été surfaite à M. Abel Rémusat, et pour ce qui est de la condamnation de ce livre par la cour de Pékin, nulle part chez les auteurs chinois nous n'avons pu en
retrouver une trace. Cette condamnation nous paraît assez douteuse, car les romans, comme nous l'avons déjà dit, étaient considérés comme choses sans importance par les lettrés, et si
quelques-uns parmi eux ont blâmé le Kin-p'ing-mei pour sa licence, la cour avait bien d'autres choses à faire que de s'occuper d'un roman. Par ailleurs, il est vrai que ce livre fut interdit
plusieurs fois par des magistrats locaux, car il est incontestable qu'il contient d'assez nombreux passages dont la lecture n'est pas à conseiller à toutes personnes, et, de nos jours encore,
beaucoup de gens ne veulent voir dans le Kin-p'ing-mei qu'un livre licencieux, mais en réalité il est un miroir fidèle de la société et de la famille chinoises de condition moyenne.
Le titre de cet ouvrage, a-t-il été dit au commencement de cet essai, est formé des noms de ses trois héroïnes, soit : P'an Kin-lien, Li P'ing-eul et Tch'ouen-mei. Dans le Choei-hou-tchouan,
chapitres 23 et 24, il est question des amours adultères de Si Men-k'ing et de P'an Kin-lien, la belle-sœur de Ou Song, qui empoisonna son mari, et que Ou Song tua plus tard pour venger son
frère. Le Kin-p'ing-mei s'inspire de ce sujet en y apportant quelques modifications :
Si-men K'ing, natif de Ts'ing-ho, a déjà, au moment où débute l'histoire, une femme et trois concubines ; cela ne l'empêche pas de faire la connaissance de la femme de Ou Ta et, sur son
instigation, celle-ci empoisonne son mari et Si-men K'ing la prend comme cinquième femme. Ou Song, frère de Ou Ta, vient venger sa mort ; il tue par erreur Li Wai-fou, est condamné à la
déportation, tandis que Si-men K'ing, ayant échappé par miracle à la mort, donne libre cours à ses mœurs dissolues. En effet, il entretient des rapports coupables avec Tch'ouen-mei, la servante
de P'an Kin-lien, et encore avec Li P'ing-eul, la femme d'un de ses amis, qu'il prend également comme concubine à la mort de son mari. En même temps, il s'enrichit par des moyens plus ou moins
honnêtes. Bientôt Li P'ing-eul donne le jour à un fils, tandis que Si-men K'ing obtient un poste de « sous-chef de mille familles », grâce à l'appui du premier ministre Ts'ai King. Ayant
descendance, richesse et honneurs, Si-men K'ing donne libre cours à ses débauches ; ses femmes et concubines ne lui suffisant pas, il court encore à droite et à gauche. Mais P'an Kin-lien,
jalouse de ce que Li P'ing-eul a un fils, fait ce qu'elle peut pour nuire à l'enfant : grâce à ses soins (?), l'enfant meurt, suivi de près par sa mère qui ne peut résister à son chagrin. P'an
Kin-lien en profite pour cajoler encore plus son mari ; mais un soir, lui ayant administré un aphrodisiaque en trop grande quantité, celui-ci meurt subitement.
Après sa mort, P'an Kin-lien et sa servante Tch'ouen-mei nouent des relations avec son
gendre T'chen Tsing-tsi ; leur intrigue ayant été découverte, P'an Kin-lien est renvoyée, Tch'ouen-mei est vendue. La première, en attendant de se remarier, va habiter chez une vieille femme
Wang, mais son beau-frère Ou Song, qui a bénéficié d'une amnistie, revient à l'improviste et la tue. Quant à Tch'ouen-mei, elle est achetée comme concubine par un général nommé Tcheou ; elle lui
donne un fils, et bientôt est élevée au rang de femme légitime. Peu après les Barbares envahissent la Chine ; partout règnent le désordre et la confusion et, au moment où les envahisseurs vont
atteindre Ts'ing-ho, la femme de Si-men K'ing emmène son fils Siao-ko, né peu de temps après la mort de son mari, pour tâcher de se réfugier dans la ville de Tsi-nan. En route ils s'arrêtent dans
un monastère ; pendant la nuit, Wou Yueh-niang, la femme de Si-men K'ing, voit en songe la vie passée de son mari ainsi que la rétribution céleste qu'il est en train de recevoir ; elle comprend
en même temps que, par un phénomène de métempsychose, c'est son mari qui revit en la personne de son fils. Le lendemain, pour lui permettre de racheter ses péchés passés, elle le fait entrer
comme bonze sous le nom de Ming-wou (Qui comprend clairement), dans le monastère où elle a passé la nuit.
Ce roman lui aussi n'existait tout d'abord qu'à l'état de manuscrit ; ce n'est qu'en 1610 qu'il parut imprimé et divisé en 100 épisodes, dont les 53 au 57, qui manquaient primitivement, furent
complétés au moment de la gravure. Le Ye-hou-pien (livre 25) le dit ; mais on s'en aperçoit facilement à la lecture, car non seulement le style de ces cinq chapitres détonne au milieu des autres,
mais encore on y trouve nombre d'expressions du dialecte de la province du Kiang-sou, tandis que tout le roman est écrit en langage du Chan-tong.
L'auteur du Kin-p'ing-mei est inconnu : CHEN TE-FOU dit seulement que c'était un grand lettré bien connu sous le règne de Kia-king (début du XVIe siècle) ; aussi, croit-on communément que ce fut
WANG CHE-TCHEN, quoique quelques-uns supposent que ce fut plutôt un de ses disciples. De ce mystère naquirent — c'était inévitable — des légendes plus ou moins ingénieuses disant que WANG
CHE-TCHEN écrivit ce roman pour s'en servir comme moyen de vengeance. Certains racontent que, le roman terminé, son auteur imprégna les feuillets du manuscrit d'un poison violent et le présenta à
Yen Che-fan, le fils du premier ministre. Celui-ci le lut en mouillant ses doigts de salive pour tourner les pages ; aussi, le roman fini, mourut-il empoisonné. D'autres disent que la victime de
cette ruse ne fut pas Yen Chen-fan, mais bien un nommé T'ang Chouen-tche, sur la dénonciation de qui le père de Wang Che-tchen aurait été condamné à mort. On ne peut guère accorder crédit à ces
légendes ; cependant, sous le règne de l'empereur K'ang-hi (au XVIIe siècle), quand TCHANG TCHOU-P'O fit paraître le Kin-p'ing-mei après l'avoir commenté, il y ajouta une préface intitulée : « De
la piété filiale difficile à pratiquer ».
À cause de ses nombreux passages trop licencieux, le Kin-p'ing-mei a été toujours considéré
comme un livre pornographique ; c'est seulement il y a une dizaine d'années que des critiques l'ont réhabilité, car on s'est aperçu que, les passages incriminés mis à part, ce roman était un très
bon roman de mœurs, décrivant d'une manière frappante la vie quotidienne, les mœurs et les défauts de toute une classe de la société. Le style en est riche et varié ; il raconte les choses tantôt
d'une manière directe, tantôt d'une manière détournée ; tantôt c'est clair et brutal, tantôt c'est caché et sous-entendu ; d'ailleurs, c'est à cause de la beauté de son style que ce roman a été
attribué à WANG CHE-TCHEN, celui-ci étant considéré comme la seule personne de son temps capable de faire une telle œuvre. Quant à l'opinion commune disant que le Kin-p'ing-mei ne décrit que des
personnages plus ou moins débauchés, parasites, pique-assiettes, gens de basse extraction, elle n'est pas tout à fait juste, car non seulement Si-men K'ing appartenait, d'après l'auteur, à une
grande et vieille famille, mais encore il avait de fort belles relations et, quoique droguiste de son métier, les lettrés même ne dédaignaient pas de nouer des relations avec lui. Tout en le
prenant pour héros, l'auteur avait fait entrer dans son roman toutes les classes de la société et ne s'était pas contenté d'en dépeindre une seule.
Ce qu'il y a encore de remarquable dans ce roman, c'est que le premier en date (puisqu'il est de beaucoup antérieur au Hong-leou-meng) il a très bien réussi ses personnages féminins. Dans les
romans chinois, tels que le Choei-hou-tchouan et autres, ces personnages sont toujours assez sommairement traités, tandis que le Kin-p'ing-mei en diffère totalement à ce point de vue. Ainsi, P'an
Kin-lien, dans le Choei-hou-tchouan, n'est qu'un personnage décrit identiquement à celui de la femme de Yang Hiong ; mais, dans le roman qui nous occupe, il est un des personnages principaux et
chacun de ses gestes, chacune de ses paroles, tout contribue à lui donner une personnalité bien définie. Quant aux autres personnages féminins du roman, tels que Wou Yue Niang (la femme de Si-men
K'ing), Mong Yue-leou, Tch'ouen-mei (ses concubines), etc., tous sont également dépeints d'une manière bien originale, chacun avec son caractère propre.
Enfin, quoique dans le Choei-hou-tchouan l'histoire de Si-men K'ing n'occupe que deux chapitres, le Kin-p'ing-mei, qui n'en est que le développement, ne montre cependant aucune trace de lourdeur
et, pour donner une idée de ce roman, en voici deux passages parmi les plus typiques :
« La femme (P'an Kin-lien) s'écria :
— Justement, je viens de me rappeler quelque chose : je voulais en parler, mais je l'avais oublié.
Elle ordonna alors à Tch'ouen-mei :
— Apporte le brodequin pour le lui montrer (à Si-men K'ing) ! Sais-tu à qui appartient ce brodequin ?
Si-men K'ing répondit :
— Je ne sais à qui c'est !
— Regardez-le donc ! Il ment encore ! Tu me trompes comme un chat jaune à queue noire ! Un belle chose que tu as faite ! Un sale sabot de la femme de Lai-wang, et comme une perle de ta paume tu
le conserves dans la grotte de T'sang-tch'ouen-wou, dans un coffret, avec des papiers et du parfum ! Est-ce donc une chose si rare que tu en prennes tellement soin ! Je ne serais pas étonnée si
après sa mort cette dévergondée tombait dans l'enfer Ha-pi !
Et, désignant Ts'ieou-kiu, elle ajouta :
— Cette idiote, croyant que c'était un brodequin à moi, l'a sorti de sa cachette. Je l'ai bien battue pour cela !
À T'chun-mei :
— Jette-moi ça vivement dehors !
T'chouen-mei jeta le brodequin par terre et dit en regardant Ts'ieou-kiu :
— Je t'en fais cadeau, tu pourras le mettre !...
...Ts'ieou-kiu s'en alla, emportant le brodequin, mais Pan Kin-lien la rappela, disant :
— Apporte-moi un couteau, pour que je fasse quelques morceaux du brodequin de cette dévergondée et les jette aux cabinets, pour que cette p..., derrière la montagne des Enfers, ne puisse jamais
renaître à la vie !
S'adressant alors à Si-men K'ing, elle ajouta :
— Plus tu auras de peine en voyant cela, plus menu je le hacherai !... » (Épisode 28.)
Et voici le deuxième passage, extrait de l'épisode 49 :
« ...Au moment où les lampes allaient être allumées, le censeur Ts'ai dit :
— Toute une journée je vous ai troublé profondément ; arrêtez, je vous en prie, le vin !
Et il se leva et quitta la table. Ses serviteurs voulaient déjà allumer les lanternes ; Si-men K'ing dit :
— N'allumez pas les lanternes pour le moment ; je prie mon vieux maître d'aller à l'intérieur pour se changer...
Alors... il le fit entrer dans le pavillon du Jade ; la porte de communication fut fermée ; on vit alors deux chanteuses en toilettes luxueuses, qui se tenaient debout au pied du perron et qui,
s'avançant, saluèrent en se prosternant quatre fois, comme si elles piquaient des chandelles dans des chandeliers. Le censeur Ts'ai, en les voyant, ne pouvait s'avancer tout en le désirant, mais
ne se résignait pas à partir tout en voulant reculer ; alors il dit :
— Sse-t'siouen, pourquoi donc me gâter tellement ? Je crains que ce ne soit faisable !...
Alors ils entrèrent dans le pavillon et le censeur demanda du papier et un pinceau, ayant l'intention de faire une poésie pour la laisser en souvenir à son hôte. Si-men K'ing ordonna
immédiatement au petit domestique chargé de la bibliothèque de faire de l'encre bien épaisse sur la pierre à encre du ruisseau Toan-ts'i, et d'étaler du papier de brocart. Ce censeur Ts'ai, après
tout, avait bien le talent de Tchoang-yuan ; prenant le pinceau en main, sans prendre le temps de ponctuer sa littérature, faisant des caractères tels des serpents et des dragons, sous la clarté
de la lampe, d'un seul jet il termina une poésie...
Ces deux passages, quoiqu'un peu courts, montrent assez bien, croyons-nous, le talent de l'auteur du Kin-p'ing-mei. Car le premier, en quelques lignes, nous fait voir d'une manière saisissante
une femme sans éducation, jalouse à l'excès, tandis que le second nous montre la vénalité d'un grand fonctionnaire, sa soif de plaisirs qui fait qu'il ne se résigne pas à partir en voyant que son
hôte avait appelé des chanteuses, mais aussi, en même temps, nous montre qu'il a bien conservé son caractère de lettré.
Les romans de l'époque Ming étaient souvent des romans à clef, écrits dans un but diffamatoire, chacun des personnages fictifs cachant une personnalité du temps. Naturellement, on pensa que le
Kin-p'ing-mei ne faisait pas exception, et un écrivain, CHEN TÖ-FOU, identifia même les principaux personnages de ce roman. Cependant, M. TCHENG TCHEN-TOUO pense que ces personnages sont purement
fictifs, tandis que LOU SIUN, quoique ne voulant se prononcer d'une manière définitive, croit pourtant que le héros du roman, Si-men K'ing, cache un personnage de l'époque, sans vouloir préciser
son affirmation.
Quoique les romans soient assez nombreux en Chine, et ici nous ne voulons parler que des
romans en quelque sorte classiques, parus avant la naissance du mouvement néo-littéraire, en dehors de ceux que nous avons étudiés dans les pages précédentes et de quelques autres que nous avons
omis, très peu sont vraiment remarquables. La comparaison est impossible entre la production de la littérature romanesque chinoise et celle des pays d'Occident.
La rareté des bons romans est due, croyons-nous, au mépris que le lettré chinois a toujours professé pour toute la littérature légère en général, et pour le roman en particulier. On nous dira que
bon nombre de poètes ont écrit des pièces de théâtre, surtout sous les Yuan et les Ming ; mais ce théâtre ancien était réservé à une classe seulement de la population, et relevait plus de la
poésie que de la littérature populaire ; on ne peut le comparer au roman destiné à être écouté, puis lu par le peuple. Les romans n'étaient pas considérés comme formant une branche de la
littérature, mais comme des œuvres de qualité médiocre, dénuées de toute valeur artistique ou littéraire. Les lettrés étaient d'avis qu'ils constituaient tout au plus un passe-temps agréable, et
s'ils les lisaient et surtout les critiquaient, relevant leurs moindres imperfections, ils jugeaient que, pour un homme qui se respecte, c'est gâcher son temps et son talent que d'y consacrer
plus que ses moments perdus. Ils se gardaient surtout de citer des passages de romans dans leurs écrits, que ce fût de la prose ou de la poésie, car c'était là déchoir, et ils seraient devenus la
risée de tous. Ainsi lisons-nous dans le Siuan-yuan-che-houa :
« L'académicien Ts'ouei Nien-ling a un très beau talent de poète ; il est regrettable qu'il ait composé une poésie à l'antique en vers de cinq caractères, blâmant Kouan Yu d'avoir laissé
s'échapper Ts'âo Ts'ao au défilé de Houa-jong. Ce sont là des faits de roman ou d'histoire romancée ; comment peut-on les faire entrer dans une poésie ? Ho Tchan, en écrivant une lettre, y
introduisit la phrase : « Le Ciel fit naître Yu... fit naître Liang » ; Mao Si-ho se moqua de lui en disant que c'étaient là des paroles sans fondement ; Ho Tchan en eut honte toute sa vie. Un
tel, licencié, en composant une inscription en phrases symétriques (Touei-lien) pour un temple du seigneur Kouan, employa la phrase : « Tenant la chandelle jusqu'à l'aube » ; c'est vraiment
commun et grossier. D'après ces exemples, comment les gens peuvent-ils ne pas avoir d'instruction ?
On voit par ceci que si les lettrés pouvaient se permettre de lire les romans, il leur était interdit d'en parler dans leurs compositions, puisque c'est le cas même pour le San-kouo-tche-yen-yi,
qui passe pourtant pour le roman le plus littéraire et le plus proche de l'Histoire. C'est là une des meilleures preuves de la piètre estime dans laquelle on tenait ces œuvres, et un lettré ayant
conscience de sa dignité se serait cru déshonoré d'en avoir écrit autrement que pour se distraire.
Puisque le plus souvent les lettrés chinois ne daignèrent pas employer leur talent à composer des romans, ceux-ci furent laissés aux gens du métier, les conteurs. Or, parmi ceux-ci, la plupart
étaient des gens sans grande instruction ; si leurs œuvres sont parfois bien composées, elles sont souvent déparées par des citations faites mal à propos, ou par des poésies informes qui en
enlèvent tout le charme et les rendent d'une lecture pénible.
Cela ne veut pas dire que les lettrés n'aient jamais écrit de romans ; mais ce n'était pas alors avec l'idée d'en faire des œuvres durables, destinées au public et susceptibles d'être mises en
vente ; leurs auteurs s'en servaient pour exhaler leurs rancœurs, ou pour faire étalage de toutes leurs connaissances. Ainsi en fut-il pour le Hong-leou-meng, le Jou-lin-wai-che, le
King-houa-youan, etc. Dans d'autres cas, les romans étaient écrits pour occuper les loisirs de leurs auteurs, et c'est ainsi que fut composé le Eul-niu-ying-hiong-tchouan, avec par surcroît un
but didactique. Ce n'est qu'au début des Ts'ing que des œuvres romanesques furent composées dans un but de lucre.
Il est infiniment heureux que, ces dernières années, le monde littéraire chinois ait pris conscience de la valeur du roman, tant au point de vue social que du point de vue littéraire ; on a
compris que les romans même les plus mal écrits ou d'une moralité toute relative présentent parfois un intérêt au point de vue étude de mœurs ou au point de vue linguistique. De cet éveil, datent
la réhabilitation et la renaissance des vieux romans chinois ; on s'est mis à les étudier, on les a ponctués à l'européenne — souvent un peu à tort et à travers — et, chose inconcevable il y a
seulement cinquante ans, on a introduit des cours sur le roman dans le programme des écoles chinoises. C'est là un mouvement dont on ne peut que se féliciter et il est à souhaiter que la
littérature en général, et non pas seulement celle de la Chine, puisse en tirer des éléments de renouvellement et un certain profit.