J.-R. Chitty
EN CHINE. Choses vues.
Traduit de l'anglais par Lugné-Philipon.
Librairie Vuibert, Paris, 1910, 216 pages + illustrations.
- "J'ai évité, en écrivant ce petit livre sur un pays où j'ai résidé longtemps et qui m'a toujours été familier, de toucher à des points de controverse religieuse ou à des questions d'actualité politique. La raison de cette contrainte que je me suis librement imposée, c'est qu'en dehors des vastes problèmes qui attendent encore une solution il y a tout un monde de sujets dignes et capables d'exciter notre intérêt. S'il apparaissait pourtant que je n'aie rendu qu'un hommage imparfait aux nombreuses et grandes qualités du plus intelligent et du plus remarquable des peuples orientaux, je regretterais d'autant plus mon insuffisance que j'ai contracté une dette de gratitude envers les amis chinois qui ont bien voulu me documenter sur différents aspects de la vie de leur pays."
- "Dès que l'on cherche à ordonner sa conception des choses de Chine, on s'appuie fatalement sur une constatation qui forme comme le noyau de la masse d'impressions rapportées de là-bas : c'est que le Chinois agit d'ordinaire à l'opposé des autres peuples. La Chine regorge, aux yeux d'un Occidental, de contradictions toutes plus grotesques les unes que les autres ; aussi est-il nécessaire de les observer avec soin, de se les assimiler et, pour ainsi dire, d'en digérer la substance, si l'on veut apprécier avec fidélité un pays dont le charme et l'intérêt captivent tout voyageur intelligent, ou se faire une idée juste des nombreuses et admirables qualités d'un peuple que le monde européen ose encore traiter en petit garçon."
Extraits : Chinois des jonques et des sampans - Le mariage pour tous. Les enfants. - Bribes
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On pourrait dire sans exagération que les Chinois des jonques et des sampans forment une
race à part, car ils n'ont d'autres demeures que leurs petites embarcations peu confortables et ils se marient toujours entre eux. Nombreuses sont les femmes de bateliers qui, du jour de leur
naissance à celui de leur mort, ne dorment jamais ailleurs que sur le fleuve. Elles quittent la jonque paternelle pour le sampan marital, où elles élèvent leur famille, où elles vieillissent
entourées des enfants de leur fils aîné, jusqu'à l'heure où elles glissent sans secousse au repos dernier et où on les débarque pour la première fois afin de les porter en terre.
La « grande » barque à passagers indigène sur le Yang-tsé mesure de 25 à 30 pieds de long sur 6 ou 8 de large. La cabine des passagers occupe une bonne partie de cet espace. C'est à l'arrière de
la barque que l'équipage cuisine, travaille, dort, et que l'on entasse les rames et aussi les perches qui servent à la manœuvre. À l'avant se trouve un espace assez étroit où l'on peut hisser une
voile et où se tiennent ceux qui manient les perches. Les hommes couchent en tas et pelotonnés — il leur serait impossible de s'étendre de leur long — dans un trou sous le pont du bateau. Quant
au capitaine, il occupe une cavité pareille, grande à peu près comme la niche d'un chien, à l'autre extrémité de la barque. Et ceci prend, aux yeux de la population fluviale, l'aspect d'un palais
véritable !
Le sampan de pêche commun a environ quinze pieds de long sur quatre de large. Les hommes pêchent, pendant le jour, le poisson qui abonde et, la nuit, le bateau va toujours mouiller l'ancre au
même endroit. Le logis familial est une simple cahute de joncs dressée au milieu. Il y a parfois un autre abri à l'arrière, tandis que l'avant est réservé aux filets. La vie domestique des
pêcheurs ne franchit point ces étroites limites ; la naissance, la maladie, la mort ont pour théâtre cette petite cabane de joncs qui reste habituellement ouverte à tous les regards du matin
jusqu'au soir : le batelier chinois s'inquiète peu de cacher aux importuns les secrets de sa vie intime. Il est assez piquant de constater qu'un grand nombre de ceux qui naissent et vivent sur
les jonques commettent l'erreur, assez rare chez les populations fluviales des autres pays, de ne jamais apprendre à nager. Des centaines d'existences eussent été sauvées, au cours de
l'effroyable typhon qui dévasta Hong-Kong vers 1890, si les Chinois avaient pu surnager assez longtemps pour saisir quelqu'une des nombreuses épaves flottantes. Incapables de se tenir à la
surface, ils se noyèrent sous les yeux des sauveteurs, à quelques mètres seulement du rivage.
Les habitants des jonques qui sillonnent les fleuves, les lacs et les ports forment une race
gaie et d'humeur riante. Ils ont, à un degré éminent, le sentiment de la famille, car neuf fois sur dix ils accueillent avec joie et chérissent même les filles que leur accorde le hasard des
naissances.
Ceux qui fréquentent le cours supérieur du Yang-tsé, en remontant vers Ichang, ont toutes les qualités propres à l'homme qui, entouré de périls continuels, passe sa vie à lutter contre la nature.
Le Yang-tsé, qui est ailleurs si vaste qu'une seule rive demeure visible et que toutes deux s'effacent parfois, coule ici dans des gorges resserrées, ayant à peine trois ou quatre cents mètres de
largeur ; entre les hauts rochers dressés sur chaque bord, ses eaux, que déchirent d'énormes pierres pointues ou des quartiers de rocs tombés des sommets, rugissent dans un bouillonnement sans
fin. Si la « barque des rapides » vient à heurter l'un de ces écueils, ses infortunés passagers sont voués à une mort certaine et immédiate. Tandis qu'elle s'élance dans une gorge sombre, ne
semble-t-il pas qu'elle va tenter en vain d'échapper aux aiguilles innombrables qui surgissent menaçantes parmi l'écume des flots ? La vigie placée à la proue, type élégant de cette race superbe,
est là debout, balançant d'une main sûre la longue perche avec laquelle elle dirige le frêle esquif entraîné à tout instant un peu trop à gauche ou à droite ; et, cependant, d'autres s'apprêtent
à manœuvrer la grande rame, aussi longue que la barque, dont ils useront, en cas d'extrême péril, comme d'un levier formidable pour résister au courant qui les attire vers quelque roche
saillante. La scène est alors indiciblement belle, et la majesté en est rehaussée par le grondement immense des eaux entre ces rives surplombantes et par le sifflement de l'écume sur les affreux
rochers qui encombrent le lit du fleuve.
Les bateliers obligés de franchir gorges et rapides ne tiennent leur adresse merveilleuse que de la seule expérience, mais il est juste de rendre hommage à l'intrépidité dont ils font toujours
preuve ; ils ont ce rare courage qui distingue surtout le marin britannique, plein d'une audace froide et tendue vers l'effort.
La manière dont les indigènes du Yang-tsé fabriquent leurs barques fait l'admiration des experts en matière de construction maritime. Les planches sont d'un bois souple et ajustées de telle sorte
qu'elles rebondissent comme des ressorts sous le choc des eaux bouillonnantes ; et c'est grâce uniquement à cette élasticité que l'on peut, d'une poussée brusque, écarter l'esquif de tel obstacle
périlleux. Si la barque était construite de la manière habituelle, un mouvement brutal la mettrait aussitôt sens dessus dessous.
Les hommes se marient jeunes. À l'exception des prêtres, des ermites et autres personnages
de ce genre, il n'y a point de célibataires. On peut assigner à cette coutume, il est vrai, un autre motif que le louable souci des convenances : chaque homme ne sent-il pas l'impérissable besoin
d'une descendance qui, lui mort, accomplira certains rites d'une nature urgente et rendra à sa « tablette » les honneurs prescrits par le culte ?
La forme habituelle du mariage est la monogamie, mais les hommes ont le droit d'héberger autant d'épouses secondaires qu'il leur plaît et, chose qui complique assez grandement la vie de ménage,
les enfants sont tous traités sur un pied d'égalité. L'épouse légale vient-elle à mourir, le veuf peut prendre de nouveau une « première épouse » ; quant à la femme, il lui est interdit de se
marier plus d'une fois. Dans les familles ordinaires, l'épouse est l'esclave non seulement de son mari, mais de la mère de son mari ; aussi la vie commune n'est-elle pour la malheureuse qu'une
suite d'épreuves cruelles. Si l'homme n'use de violence envers sa femme qu'en de très rares occasions, la belle-mère en revanche, soucieuse de parachever une éducation qui, sous le toit paternel,
n'a dû connaître que d'assez douces sévérités, ne se fait pas faute de battre comme plâtre la nouvelle venue. Seule la naissance d'un fils — événement d'une importance énorme — améliore dans une
très grande mesure la condition de l'épouse. Si son premier enfant, par contre, est une fille, les insinuations les plus perfides ne cessent d'attaquer son honneur et ses ancêtres. La stérilité
est l'une des sept raisons pour lesquelles un homme peut répudier son épouse ; à moins cependant qu'il ne soit poussé au divorce par un autre motif, il n'invoque pas à l'ordinaire celui-ci, parce
qu'il lui faudrait rendre aux parents la dot avec la dame. Il préfère prendre une épouse secondaire pour tâcher d'en avoir « des fils », ou encore adopter un garçon qu'il choisit autant que
possible parmi ses parents. Le docteur Parker nous apprend que « l'adoption d'agnats est obligatoire », c'est-à-dire que tout homme de plus de seize ans qui meurt sans descendance mâle est pourvu
automatiquement d'un héritier dans la personne d'un neveu « adopté », car il n'est pas bon pour la famille qu'aucune de ses branches mâles vienne à périr. Cet usage légal met bien en relief la
puissance de l'esprit d'association en Chine : dans les calculs des habitants du Céleste Empire, ce n'est pas l'individu, mais la famille, qui est l'unité. Quand le chef de la famille veut
adopter un étranger, il achète d'habitude un de leurs enfants à des gens que leur pauvreté empêche de nourrir une progéniture trop nombreuse.
La femme stérile peut donc sans trop de peine se tirer d'embarras. Celle qui pèche par «
l'excès de bavardage » s'expose plus sûrement aux inconvénients du divorce. On ne saurait concevoir l'existence d'une « Madame Claude » chinoise, car le mari ne tarderait point à la renvoyer chez
ses parents sous cette étiquette : « Too muchee bhoberry » (trop jacassière, trop bruyante). La dame n'a qu'un seul moyen d'acquérir — et encore dans une très faible mesure — le droit aux
remontrances doucement persuasives et pleines de tact que s'arroge l'épouse occidentale soucieuse de plier à ses caprices un époux revêche. Si, le jour de son mariage, la jeune femme chinoise a
réussi à s'asseoir sur un coin du vêtement de l'époux à l'instant précis où, la cérémonie nuptiale à demi accomplie, ils s'asseoient pour la première fois côte à côte, on admet généralement —
c'est là, d'ailleurs, une convention des plus fragiles — qu'elle sera maîtresse chez elle. L'imagination se refuse en effet à concevoir cette idée qu'un Chinois puisse accepter même le reproche
le plus voilé de l'insignifiante créature qui, en se prosternant aux pieds de l'époux au début de la cérémonie nuptiale, a proclamé par un éclatant symbole l'infériorité passive où la réduisent
la loi et les usages. Sans doute, l'homme serait tenu de tout souffrir de sa mère, fût-ce une vigoureuse bourrade, mais il ne faut pas oublier qu'une vie tout entière de renoncement et de
soumission à l'autorité masculine ne dispose guère la Chinoise à de violents accès d'humeur. Il n'est, en Chine, que la belle-mère pour avoir toujours le dernier mot, et elle n'a pas besoin d'une
longue expérience pour atteindre à une maîtrise consommée.
Dans toutes les classes de la société — sauf chez les gens très pauvres, dont la misère a des exigences qui triomphent des ridicules contraintes imposées par la coutume à la vie familiale —
l'étiquette qui régit les ménages révèle clairement la condition de la femme. L'homme et son épouse ne prennent point leurs repas en commun. La femme ne doit jamais suspendre ses vêtements au
même crochet que ceux du mari, ni occuper la chaise où il s'asseoit à l'ordinaire. Les garçons âgés de plus de sept ans ne mangent pas avec leurs petites sœurs, et il n'est pas rare qu'un père,
en faisant le total des membres de sa famille, passe les filles sous silence. Les femmes des hautes classes mènent une vie de recluses ; elles sont d'ailleurs en partie condamnées à l'isolement
par l'usage barbare qui veut que leurs pieds soient comprimés dès leur bas âge. Quand les dames vont dans la rue, elles montent dans une chaise à porteurs pour s'abriter contre les regards d'une
curiosité gênante. (Les dames mandchoues, toutefois, ne compriment point leurs pieds et jouissent d'une somme de liberté beaucoup plus grande que la plupart des femmes orientales.) Les femmes
chinoises des autres classes vont partout sans contrainte ; dans la Chine méridionale, elles prennent même part aux gros travaux manuels, portent des briques, cultivent les champs. Mais pourquoi
une amah (servante) refuse-t-elle toujours de s'abaisser jusqu'à pousser une voiture d'enfant ? Cela, dit-elle, est « l'affaire des coolies » ; aussi voit-on, dans les ports régis par les
traités, la nourrice marcher avec nonchalance à côté de la voiture où un homme promène le bébé de race blanche.
Les Chinois, comme la plupart des Orientaux, soignent les jeunes enfants avec beaucoup de tendresse. Des rites particuliers marquent la naissance d'un garçon et, dans la Chine méridionale, d'une
fille. Les rites diffèrent selon les provinces, mais il en est un qui est répandu dans tout l'empire : c'est celui qui veut que, pour annoncer une naissance dans la maison, on suspende un gros
morceau de gingembre au-dessus de l'entrée principale. Lorsque l'événement est imminent, la belle-mère brûle de l'encens devant le ou les dieux familiers (c'est d'habitude une statuette de la
déesse de miséricorde ou de Bouddha, mais il peut y en avoir d'autres) ainsi que devant la « tablette des ancêtres », tout en priant pour la prompte délivrance de la mère et la santé de
l'enfant.
Le nouveau-né est emmailloté pendant un mois dans les vieux habits des membres plus âgés de la famille, et il ne connaît point d'autres vêtements jusqu'au jour où on lui rase la tête. Les parents
s'imaginent, à l'aide de ce détestable artifice, assurer à leur enfant une partie tout au moins des nobles qualités de ses aînés ; il en est même qui croient trouver dans cet usage une promesse
de longue vie, surtout si les vêtements sont ceux d'une personne âgée.
À l'âge d'un mois, le bébé est solennellement rasé, reçoit son « nom de lait », est lavé et habillé de vêtements à lui, qu'on choisit généralement rouges. Aux diseurs de bonne aventure est
confiée la mission d'indiquer un « jour heureux », mais il faut avoir soin de ne pas attendre plus d'un mois après la naissance. Si l'enfant est un garçon et si c'est le premier-né, on donne
ordinairement un festin où figurent, comme principaux plats, des œufs teints en rouge et du gingembre relevé de vinaigre : d'où le nom du festin, qu'on appelle « dîner au gingembre ». Suivant M.
Ball, on prie ses amis à cette fête en leur envoyant un œuf rouge accompagné d'un message verbal. Les rites qui ornent la cérémonie de la tonsure n'ont rien de précis ni de fixe, mais en règle
générale on brûle de l'encens devant les dieux familiers, on adresse des prières aux « tablettes des ancêtres », et les gens pieux se plaisent même à faire quelques visites au temple le plus
proche. C'est l'indispensable belle-mère qui se charge d'amener l'enfant au temple, que le père visite rarement, la mère jamais.
On néglige de célébrer, au cours des années suivantes, l'anniversaire de la naissance ; et
pourtant, par une contradiction naturelle aux Célestes, l'anniversaire est rehaussé après le mariage du jeune homme par l'éclat de certaines formalités traditionnelles. Des cadeaux sont envoyés
par les beaux-parents, par les amis et les inférieurs, plus rarement par les personnes de la famille. On offre à l'ordinaire des victuailles et des vêtements, bien qu'à l'occasion du « grand
anniversaire » — le jour de la tonsure, à l'âge d'un mois — on offre aussi des cadeaux en espèces.
Nous avons fait allusion au « nom de lait » qui est donné à l'enfant quand il atteint l'âge de quatre semaines. Nombreuses sont les appellations qui s'attacheront plus tard à la personne d'un
Chinois ; mais son nom de famille seul subsiste à travers toutes les vicissitudes de l'existence. Au moment où commencent ses études, il reçoit un « nom de collège » ; on lui donne un autre nom à
l'époque de son mariage ; à ceux-ci s'ajoutent souvent un « nom de rang » et toujours un nom spécial dont on se servira pour le désigner après sa mort. C'est néanmoins le nom de famille qui vient
toujours en premier. Une aussi étonnante complication paraît chose très naturelle aux Chinois, qui voient un certain manque de décorum dans l'habitude que nous avons de simplifier la
nomenclature. La fantaisie de ce peuple se donne surtout libre carrière dans les « appellations commerciales ». Il est peu de marchands de quelque importance qui s'appellent par leur nom
véritable. Ils inventent un « titre commercial » qu'ils affichent au-dessus de la boutique pour éviter l'emploi répréhensible de leurs vrais noms. Ce « titre commercial » sonne haut parfois comme
une fanfare de trompettes. M. Li Wa Chang, par exemple, prendra très bien comme nom de commerce celui de « Clair-de-lune éternel ». Les étrangers qui commettent habituellement l'erreur de se
servir, en parlant à des boutiquiers chinois, de leur nom commercial paraissent néanmoins quelque peu ridicules aux habitants de l'intérieur, qu'une longue pratique n'a point familiarisés avec
les usages occidentaux. Les filles n'ont que des « noms de lait », connus seulement de leurs proches ; mais au jour de leur mariage elles font précéder leur nom de famille de celui de
l'époux.
La vie de famille en Chine, dans les basses classes et la population fluviale, est
généralement heureuse, et même dans les autres rangs de la société il ne manque pas de femmes d'un naturel gai et affectueux. Malgré tout, les joies doivent être rares dans nombre de ces ménages,
où la triste et banale routine des besognes journalières ignore cet amour qui est si nécessaire à la femme, à quelque race qu'elle appartienne. Sans doute les enfants sont là pour réchauffer sans
cesse le cœur de la mère ; mais les garçons se marient bientôt après avoir atteint l'âge viril, c'est-à-dire leur seizième année, et les filles ordinairement vers l'âge de quatorze ou quinze ans.
La venue de l'épouse du fils aîné confère, il est vrai, à la femme l'autorité suprême afférente au titre de belle-mère ; dès lors elle occupe dans la maison, jusqu'à la naissance d'un petit-fils,
une position unique, et même après elle en reste la véritable maîtresse. Rien de plus morne que la vie d'une veuve sans enfants ou d'une femme divorcée ; mais le nombre doit en être des plus
restreints, car il est très rare qu'on en rencontre dans aucune partie de la Chine.
Pour achever cette brève peinture de la vie domestique en Chine, nous dirons quelques mots d'une institution des plus pitoyables : il s'agit de la coutume qui permet aux familles nombreuses
d'abandonner dans une tour isolée les petites filles que leur indigence les empêche de nourrir.
Un triste édifice, dépourvu de fenêtres et quelquefois de toiture, se dresse souvent dans la campagne solitaire aux environs d'une ville indigène. Une ouverture carrée, avec un large rebord placé
plus haut que la tête d'un homme de grande taille, troue la muraille nue et lugubre. C'est sur cette saillie que le Céleste dépose le rejeton qu'il veut sacrifier. Celui qui vient après lui
pousse le malheureux bébé dans l'orifice et met son propre fardeau en son lieu et place. On épargne ainsi au père la peine de tuer lui-même son enfant ; il est entendu que les intempéries et la
chute au fond de la tour auront vite raison de la frêle existence.
Arts.
Le théâtre chinois offre un divertissement redoutable. Ses auteurs paraissent avoir résolu le mystérieux problème de l'éternité : impossible de voir le début ou la fin d'une pièce, on arrive
toujours au milieu. Le dramaturge ne vise point aux effets de scène, il ne se préoccupe de la vraisemblance que dans une mesure très restreinte. Les Célestes veulent surtout des tirades immenses,
une action violente et, ceci est essentiel, du bruit. Un auditoire chinois a toujours l'air de s'amuser au spectacle ; bien que les acteurs partagent avec les barbiers le peu enviable privilège
d'être mis au ban de la société, le théâtre n'en est pas moins l'un des passe-temps les plus chers au peuple.
La musique chinoise vous déchire sans pitié les oreilles. Il ne semble pas que le Chinois ait la moindre idée de ce qu'est la mélodie ; mais si les concerts ne figurent point parmi ses
récréations habituelles, le bruit des tam-tams et d'autres instruments égaie presque toutes les représentations théâtrales.
Jeux.
Le Chinois a la passion des cerfs-volants, et la solennité coutumière de son attitude s'oppose, en un contraste risible, à la puérilité de ce jeu. L'Européen ne manque pas de s'étonner à la vue
d'un père de famille qui, avec d'autres hommes de son âge, se divertit à enlever un cerf-volant qu'il a lui-même fabriqué avec du papier ou de la soie et qui flotte dans les airs, poursuivi par
les regards jaloux des concurrents. Il est indéniable toutefois que ce jeu procure à notre Chinois des joies énormes.
Les jeux d'argent de toute espèce comptent aussi parmi les passe-temps favoris des Célestes. Ce « divertissement » tente les hommes de tout âge et de toute condition. Les jeux les plus communs
sont le fan-tan et une sorte de roulette, mais les variétés sont trop nombreuses pour qu'on puisse se les rappeler et, à plus forte raison, les énumérer. Ils exigent rarement de l'adresse ; c'est
ainsi qu'un des jeux d'argent typiques consiste à jongler avec un bâton et des anneaux : le croupier lance en l'air les anneaux avec son bâton, et les joueurs parient sur le nombre des anneaux
qui resteront enfilés sur la baguette.
Véhicules. Il est presque impossible de peindre une foule chinoise sans y mettre un grouillement de
véhicules divers : rickshas, chaises, brouettes. La ricksha, importée de Ceylan, est une espèce de fauteuil roulant à deux roues ; elle est légère et pourvue d'une capote, mais le devant reste
ouvert. Un coolie court entre les brancards, et un autre pousse la voiture par derrière quand il faut monter de fortes rampes. Le traîneur de rickshas chinois est probablement le meilleur qui
soit au monde : son allure est plus rapide que celle du Japonais, plus soutenue que celle du Cingalais, et son tarif est des plus modestes. Les maladies de cœur en font périr chaque année un
grand nombre.
Les chaises à porteurs ressemblent à de vastes bergères en osier garnies de brancards devant
et derrière ; elles ont quelquefois une capote et des jalousies destinées à protéger et à isoler le voyageur, dont les pieds reposent fort à l'aise. Les porteurs, qui sont tantôt deux, tantôt
trois ou même quatre, avancent d'un pas allongé, régulier et rapide. Ces chaises sont beaucoup plus confortables que les kangs japonais.
La brouette, de même que la charrette pékinoise, est un véhicule caractéristique de la Chine, et l'usage en est répandu dans le pays presque tout entier. De chaque côté d'une grande roue centrale
est placé un siège étroit, sur lequel peut s'asseoir une personne, très malaisément d'ailleurs, mais qui en reçoit bien souvent deux. L'homme pousse la machine par derrière, comme on fait pour la
brouette d'Europe, et, disons-le à son honneur, il lui arrive rarement de jeter à terre ceux qu'il transporte.
Cependant la rue inégale et glissante d'un village peut faire pencher la brouette d'un côté
; alors les voyageurs, auxquels manque un point d'appui pour se retenir, piquent une tête dans la boue, et leur chute ayant détruit l'équilibre de tout l'édifice, ceux qui sont assis de l'autre
côté culbutent souvent à leur tour. Parfois encore, dans les villes où la ricksha fait son apparition, elle se heurte contre la brouette, ou bien le goût des brouettiers pour les concours de
vitesse provoque des accidents sérieux.
Une charrette pékinoise n'a ni ressorts ni siège. Le conducteur s'asseoit généralement tant bien que mal sur les brancards, et les voyageurs s'accroupissent sur le plancher de la voiture ; mais
l'on tend de plus en plus à réserver ce véhicule au transport des marchandises.
Petits
marchands. Parmi les petits marchands les plus drôles et les plus curieux, citons les colporteurs que l'on rencontre dans chaque ville, et même en pleine campagne, où il ne semble
point qu'abondent les occasions de gagner de l'argent. Ils portent une ahurissante collection d'objets ; les sucreries voisinent avec de misérables oiseaux en cage, le gingembre avec le vieux
poisson cuit, les étoffes de coton avec la « boîte à chaleur ». Pour quinze sous et moins, vous pouvez acheter, outre un rouleau de vingt-cinq cigares de charbon entourés d'un papier spécial, une
boîte en fer-blanc grande comme un étui à cigares et dont une extrémité porte un coulisseau perforé et garni de gaze métallique. Mettez dans la boîte un cigare allumé : vous aurez une bouillotte
dont la chaleur très vive va ranimer toutes les parties de votre corps où il vous plaira de la poser ; l'appareil est si peu gênant qu'un Chinois le suspend volontiers à son cou ou l'enfouit,
enveloppé d'un papier, au creux de ses larges manches. Le « cigare » brûle lentement et dure plusieurs heures ; c'est donc un luxe peu coûteux.
Travaux
publics. On voit, dans les villes, beaucoup de marchands de soupe et de thé : ils font cuire, sur un petit brasero à charbon de bois, la soupe et le thé qu'ils vendent à tout
venant pour quelques sous.
L'écrivain public, le barbier public, le pédicure public sont aussi des types familiers de la rue chinoise. Pourtant les plus huppés d'entre eux ont de minuscules boutiques ouvertes à tous les
vents, où le client, s'il n'est guère plus isolé qu'en pleine rue, a la joie d'être servi par un fournisseur « chic ». Un barbier non seulement rase la figure et le crâne, mais coupe, graisse et
peigne la queue de cheveux, fait la toilette des oreilles et des narines ; il va même jusqu'à nettoyer la face interne des paupières, et c'est là une coutume qui explique la fréquence des
maladies inflammatoires de l'œil en Chine. Ces multiples opérations se font au vu et au su de tous les passants, qu'elles ne choquent ni ne dégoûtent en aucune manière.
L'écrivain public se charge de rédiger une lettre sous la dictée de celui qui veut envoyer de ses nouvelles, mais qui en est empêché par la paresse ou l'ignorance. Il n'est pas rare que les gens
s'attroupent pour écouter les paroles que l'écrivain met sur le papier ; celui qui dicte ne semble pas, du reste, trouver gênante l'attention d'un auditoire plus ou moins sympathique.
École. Ce qui frappe et confond dès l'abord, dans une école purement chinoise, c'est l'absence de classes. Chaque élève forme une unité isolée ; la tâche de l'un n'ayant aucun lien avec celle de l'autre, il s'ensuit que le principe d'émulation n'existe pas. L'Européen ressent une impression bizarre quand il pénètre dans une école indigène où tous les élèves, quels que soient leur nombre et leur âge — les hommes mûrs coudoient les adolescents qui sont entrés à l'âge normal dans la carrière, — récitent, en des monologues discordants, leurs leçons respectives, sans avoir souci, sans peut-être avoir conscience des réalités extérieures. Cet infernal tapage oblige les élèves à des efforts incessants et salutaires pour concentrer leur attention.
Examens. Le système des examens, vers lesquels toute l'instruction chinoise tend comme vers un but nécessaire, est un sujet trop compliqué pour qu'on puisse le traiter ici ; et puis,
n'est-il pas décrit tout au long dans des centaines de manuels dignes de foi ?
Il est néanmoins amusant de constater que, en dépit des précautions prises par les autorités, les fraudes sont possibles même dans les grandes épreuves « finales ». Chaque étudiant est d'abord
enfermé à clef dans une toute petite cellule. S'il arrive qu'il meure, et le lieu de sa détention est assez malsain pour que le cas se présente parfois, on ne pourra retirer son corps de la
cellule qu'en perçant un trou dans le mur, les scellés ayant été apposés sur la porte qu'on n'ouvre que les examens finis. On a beau fouiller avec soin les candidats dès la première heure, pour
s'assurer qu'ils ne dissimulent point quelque document utile à consulter, il en est qui réussissent quand même à tricher.
La pierre d'achoppement, c'est presque toujours la dissertation — c'est à peu près le seul effort personnel qu'on leur impose ; — d'où la nécessité de passer en contrebande et de copier un traité
rédigé par un plus habile. L'auteur de ce livre a vu un soulier de feutre dont l'épaisse semelle, creusée avec art, devait contenir le précieux papier sur lequel on presserait une nouvelle couche
de feutre. Ce stratagème a réussi des centaines de fois. Une autre ruse consiste à cacher dans sa bouche une plume d'oiseau qui renferme un document transcrit en caractères d'une extrême
finesse.
Journaux. Les Célestes se piquent de posséder, outre le plus long de tous les romans, le journal le plus ancien qui soit au monde, à savoir la Gazette de
Pékin. Le journalisme indigène, sincère et pur de tout mélange européen, est la chose en vérité la plus drôle. Les feuillets du journal, pliés comme du papier à lettres, avec les bords retournés
vers le centre, de telle sorte qu'on tourne deux feuillets à la fois, forment une petite brochure d'environ vingt-cinq centimètres de long sur dix ou onze de large. Au commencement, ou encore à
la fin, paraissent trois pages de signes imprimés ; le reste se compose d'images et de quelques annonces illustrées. La couverture est ordinairement de couleur rouge, parfois bleue, jaune, ou
brune.
La profession de journaliste n'est guère lucrative, car un seul exemplaire passe de main en main et charme les loisirs de toute une rue ou de tout un canton, l'écrivain public se chargeant de le
lire à haute voix pour quelques pièces de cuivre. La perte, à vrai dire, est peut-être moins grande qu'on ne le pense, parce que les numéros paraissent d'une façon irrégulière. Souvent même un
journal ne paraît qu'une fois. L'individu ayant une rancune tenace à satisfaire loue les services d'un scribe qui attaque l'ennemi à l'aide de dessins injurieux ; il sera toujours possible, au
demeurant, de nier l'intention malveillante en piquant un doigt sur le joli petit conte moral imprimé dans la gazette et que les gravures sont censées illustrer. Une diffamation, cela ! Foin
d'une aussi indigne pensée ! Les feuilles de ce genre ne se rencontrent plus guère que dans les provinces éloignées ; on les cache jalousement aux regards des Européens, mais on peut s'en faire
une idée suffisante en feuilletant les collections qui datent d'une trentaine d'années.
Fleurs et
jardins. Les Chinois ont l'amour extrême des fleurs. Non seulement ils en ornent leurs logis à la campagne, mais ils les cultivent avec passion dans leurs jardinets.
L'arrière-cour d'une maison londonienne est d'une étendue grandiose si on la compare aux tertres minuscules qu'un Chinois sait transformer en un coquet paysage. Chose bizarre, il créera une
merveille au centre de détritus infects, sans paraître le moins du monde choqué par le contraste. Il y a là de quoi confondre l'observateur : pourquoi l'individu qui s'ingénie à changer un tas de
fumier en un prodige de beauté ne prend-il pas aussi la peine de mettre l'entourage en harmonie avec sa création ? Mais non ; il élèvera une grotte microscopique en rocaille, d'où il fera couler
des ruisselets ; il fera jaillir, au prix d'efforts considérables, des jets d'eau pour maison de poupée ; il fichera en terre des plantes menues et des arbustes nains, disposés de manière à
produire un pittoresque effet général ; il occupera tous ses loisirs à cette tâche, goûtant une joie enfantine à contempler son chef-d'œuvre ; mais d'autre part il montrera la plus parfaite
indifférence à l'égard d'un chemin jonché d'ordures et couvert de mauvaises herbes, qui longe son jardinet et qui offense la vue et l'odorat. Décidément, les Chinois ne font rien comme les autres
!
Lorsqu'il opère sur une étendue supérieure à celle d'une courette, le Céleste devient le jardinier le plus étonnant du monde. Il se fait de la beauté d'un jardin une idée bien différente de la
nôtre. Il veut un dessin précis, des arbres nains, des arbustes aux formes étranges. C'est ainsi qu'il taillera les buis des haies et les autres arbustes au feuillage serré de manière à leur
donner l'aspect de figures grotesques, d'une vache ou d'un porc, par exemple. Le jardinier, sans nul doute, admire ces monstres pour eux-mêmes ; mais cette coutume n'est peut-être que la
survivance d'une superstition antique : l'intention primitive n'était-elle point d'effrayer et de chasser les démons ? Les figures baroques en papier, en bois ou en pierre qui se dressent devant
les maisons ou à l'entrée des lieux de plaisir sont bien plutôt destinées à jouer ce rôle utile qu'à servir d'ornements.
Cuisinier. Le cuisinier chinois, quand il quitte une maison, a recours à l'humble casserole pour éclairer son successeur sur le caractère et la valeur
des maîtres. Si l'ustensile est posé à plat sur le plancher et clos de façon normale, c'est que la place est bonne. Si le couvercle est renversé, c'est que le serviteur qui s'en va se propose de
revenir au plus tôt, après avoir terminé une affaire urgente. Le couvercle ne bouche-t-il la casserole qu'à moitié, cela signifie que le dernier cuisinier n'est point parti par la faute des
maîtres, et qu'il est parti satisfait. Y a-t-il du riz au fond de la casserole, cela veut dire qu'il est très difficile de faire de la « gratte » et qu'il faut craindre la ladrerie du chef de la
maison. Le couvercle gît-il sur le plancher à côté de la marmite, alors la place est dure et les domestiques ne sont jamais assurés du lendemain. La casserole mise sens dessus dessous annonce un
N° 1 bhoberry master (un maître très coléreux), et la casserole posée sur le flanc, une famille où tout le monde est exigeant. La marmite se trouve retournée sur le poêle chaque fois qu'il y a
doute quant au paiement régulier des gages. Enfin, si l'habitude de la maison est de faire payer la casse aux serviteurs, le fond de l'ustensile est frotté avec de la craie.
Doctrines religieuses. Les Chinois partagent les adeptes du christianisme en trois groupes auxquels ils
donnent des noms qui ne manquent pas de saveur : largee wash (grand lavage), smallee wash (petit lavage), et no wash (pas de lavage). Le « grand lavage » désigne les sectes qui pratiquent
l'immersion totale ; le « pas de lavage » indique celles qui n'admettent pas la cérémonie du baptême ; enfin, le « petit lavage » comprend toute la masse de celles qui pratiquent l'affusion
partielle. On aurait pu croire, à première vue, que le blanchissage avait dans la pensée d'un Chinois quelque rapport occulte avec la théologie !
Pour en revenir à la question des doctrines : celui qui voyage en Chine et qui fréquente les indigènes ne tarde pas à s'apercevoir que, en dépit des nombreux temples, pagodes et maisons d'idoles,
en dépit des émeutes contre les étrangers (le récit en est toujours grossi par les journaux européens, qui les attribuent à la haine du christianisme), le Chinois est loin d'être le fanatique que
l'on croit. Les vrais Chinois montrent une extrême tolérance à l'égard de tous les cultes — si excentriques qu'ils soient — pour la bonne raison que, n'ayant point de religion propre, celle du
prochain les inquiète peu. Ils ne commencent à se fâcher, tel le citoyen de Londres que gêne le mauvais état des égouts proches de sa maison, que quand leur voisin immédiat risque, par des
pratiques malséantes, d'attirer l'attention des méchants esprits et de faire pénétrer cette affreuse clique dans les logis contigus. On ne saurait, après tout, lui en vouloir de ce qu'il se garde
des gêneurs.