Édouard Chavannes (1865-1918) : Introduction aux Mémoires Historiques de Se-ma Ts'ien
Première édition : Editions Ernest Leroux, Paris, 1895. Tome premier, pages I-CCL.
Extraits :
Un livre d'histoire, un livre chinois, un livre vieux de deux mille ans
Le nom de Se-ma Ts’ien devenu inséparable de celui du peuple chinois
Table des matières
Avant-propos
- Chapitre Premier : Les auteurs des Mémoires Historiques : Se-ma T’an — Vie de Se-ma Ts’ien — De la part que prirent Se-ma T’an et Se-ma Ts’ien à la rédaction des Mémoires Historiques.
- Chapitre II.— Le règne de l’empereur Ou : La politique extérieure — La politique intérieure.
- Chapitre III.— Les sources : Le Chou king et les Mémoires Historiques — Enumération des sources de Se-ma Ts’ien.
- Chapitre IV.— La méthode et la critique.
- Chapitre V.— Fortune des Mémoires Historiques : Les interpolateurs — Commentateurs et critiques.
Conclusion
Appendices : I. Lettre de Se-ma Ts’ien à Jen Ngan — II. Jugement de Pan Piao sur Se-ma Ts’ien — III. Tableau comparatif de chronologies — IV. Table des Mémoires
historiques.
Avant-propos : Un livre d'histoire, un livre chinois, un livre vieux de deux mille ans
Les Mémoires historiques de Se-ma Ts’ien sont, comme leur titre même le donne à entendre, un livre d’histoire ; ils sont de plus un livre chinois ; enfin ils sont vieux de deux mille ans. Il faut
tenir compte de ces trois considérations pour les bien comprendre.
Une œuvre historique est susceptible d’être étudiée à un double point de vue : en premier lieu, on peut en examiner la matière et faire un départ entre ce que l’auteur a vu lui-même, ce que ses
contemporains lui ont appris et ce qu’il a lu chez ses devanciers. Après avoir ainsi dégagé les diverses parties de l’ensemble, on peut en second lieu rechercher quelle forme l’écrivain donne à
ces matériaux ; son cerveau est comme un prisme à travers lequel se réfractent les rayons lumineux qui sont les faits et il importe de déterminer l’indice de réfraction de ce prisme ; on montrera
donc de quelle manière il fait revivre le passé par son imagination, comment il conçoit l’enchaînement des événements par sa méthode, avec quelle précision il sait distinguer le vrai du faux par
son jugement critique.
A vrai dire, il serait téméraire de pousser cette analyse trop loin quand il s’agit d’un écrivain européen ; si l’on prétendait prendre une page d’un de nos historiens et dire : Ce passage est dû
à son génie ; il a emprunté cet autre à tel ou tel auteur ; ce troisième enfin n’est que l’expression d’une idée ou d’un fait connu de toute son époque — on risquerait de tomber dans l’absurde
parce que ces causes multiples agissent simultanément pour produire jusqu’aux moindres parties de ce tout organisé que nous appelons une œuvre littéraire. Visant plus à être une science chez les
modernes, étant plutôt un art chez les Grecs et les Romains, l’histoire n’en a pas moins toujours été pour nous une œuvre éminemment personnelle où l’esprit d’un seul homme repense tous les
documents, les coordonne suivant sa manière de voir, les explique d’après ses « idées de derrière la tête ».
Les Chinois n’ont pas la même conception de l’histoire ; elle est, pour eux, une mosaïque habile où les écrits des âges précédents sont placés les uns à côté des autres, l’auteur n’intervenant
que par la sélection qu’il fait entre ces textes et la plus ou moins grande habileté avec laquelle il les raccorde. Si l’historien est le premier à raconter certains faits ou s’il se permet
quelque réflexion originale, il n’ajoute ainsi qu’une couche d’épaisseur variable aux stratifications déposées par les âges précédents ; la distinction est toujours aisée à faire entre son apport
individuel et ce qu’il doit à ses devanciers. L’œuvre conçue de la sorte se constitue par juxtaposition ; elle est comparable à ces cristaux qu’on peut cliver sans modifier la nature intime de
leurs parties géométriquement additionnées les unes aux autres. Elle est si impersonnelle que, lorsqu’il s’agit d’événements dont l’auteur a pu être le témoin, on est en droit de se demander s’il
parle en son nom, quand il les relate, ou s’il ne fait que copier des documents, aujourd’hui disparus ; quand on est familier avec les procédés de composition de la littérature chinoise, on
adopte la seconde hypothèse dans presque tous les cas où l’écrivain ne dit pas formellement qu’il exprime sa propre pensée.
Comme les parties d’un livre historique chinois ne se fondent pas en un ensemble animé d’un souffle unique et décèlent toujours leurs diverses origines, de même aussi la méthode reste extérieure
en quelque sorte à l’œuvre ; elle est un mode de groupement, elle n’est pas un système. Quant à la critique, elle s’exerce par le simple rejet des propositions jugées fausses, par la citation de
celles qui sont estimées exactes ; presque jamais elle ne se traduit par la discussion raisonnée des points douteux ; elle agit à la façon d’un crible qui refuse mécaniquement ce qui est trop
grossier pour lui.
Ces observations préliminaires nous tracent le plan de notre introduction :
Puisque Se-ma Ts’ien est un auteur chinois, nous sommes en droit, pour esquisser la genèse de son œuvre, de la soumettre à l’analyse la plus rigoureuse et d’en désagréger les éléments en montrant
quelles causes ont agi, non pas simultanément, mais successivement, pour les produire : nous dirons d’abord ce que fut la vie de l’auteur et nous pourrons apercevoir quelles pages de son livre
expriment ses idées personnelles ; nous ferons ensuite un tableau de la Chine à l’époque de cet écrivain et nous retrouverons chez lui les récits de ses contemporains ; enfin nous examinerons
quels sont les textes anciens dont il a copié fidèlement de longs passages.
Cependant il ne suffit pas de décomposer une œuvre historique en ses parties, il faut aussi voir sous quelle forme elles sont groupées et quel jugement a présidé à leur choix. Encore que la forme
adoptée par Se-ma Ts’ien, dans ses Mémoires ne soit qu’un moule artificiel et qu’elle ne puisse à aucun titre prétendre dériver d’une philosophie de l’histoire, elle ne laisse pas que d’avoir
joué un rôle considérable dans l’évolution de la littérature chinoise ; encore que son jugement soit bien peu souple, il n’en a pas moins eu à se prononcer sur de graves questions. Sans attacher
à sa méthode et à sa critique la même importance qu’à celles d’un grand écrivain européen, nous devrons donc les étudier pour elles-mêmes.
Enfin puisque les Mémoires historiques sont une œuvre ancienne, nous aurons à indiquer dans quelles conditions d’intégrité ce texte nous est parvenu, à dénoncer les interpolations qui ont pu s’y
introduire, à signaler les commentateurs qui ont travaillé à l’éclaircir et les érudits qui en ont fait le sujet de leurs controverses.
Quand nous aurons terminé cette tâche, nous serons à même d’indiquer quelle importance ce monument littéraire doit avoir à nos yeux.
La méthode
Les cent trente chapitres des Mémoires historiques se divisent en cinq sections ; ce sont les douze pen ki, les dix nien piao, les huit chou, les trente che kia et les soixante-dix lié tchoan.
L’étude des caractères inhérents à chacune de ces parties nous révélera la méthode de Se-ma Ts’ien.
Les pen ki sont les Annales des Fils du ciel. Le mot ki, comme l’a bien expliqué Lieou Tche-ki, signifie réunir en liant avec une corde ; les années des règnes des souverains servent à dater et à
coordonner tous les événements ; elles sont le fil conducteur qui établit la suite chronologique entre les faits ; elles constituent ainsi le principe (pen) sur lequel se construit tout l’édifice
historique ; pen ki peut donc être traduit : « Annales principales. » Se-ma Ts’ien n’est pas l’inventeur de ce titre. Non seulement Lu Pou-wei († 235 av. J.-C.) appelle ki douze des chapitres de
son Tch’oen ts’ieou, mais encore l’expression pen ki apparaît tout entière dans le nom d’un livre, aujourd’hui perdu, que Se-ma Ts’ien connaissait, le Yu pen ki ou Annales principales de
l’empereur Yu.
A côté des Fils du ciel existaient, au temps des Tcheou, les seigneurs féodaux ; chacun de ces vassaux était maître tout-puissant dans ses États et ses sujets comptaient les années d’après celles
de son règne. Par exemple c’est sur la succession des ducs de Lou qu’est établie la supputation des temps dans le Tch’oen ts’ieou. Comme pour les Fils du ciel, ainsi pour les seigneurs c’était
l’hérédité dans la transmission du pouvoir qui créait la continuité des chroniques. Se-ma Ts’ien appelle donc che kia, c’est-à-dire Maisons héréditaires, les chapitres qu’il consacre aux
principautés seigneuriales. Il trouvait cette désignation déjà adoptée dans la tradition littéraire: Mencius nous dit qu’un certain Tchong-tse appartenait à la maison héréditaire de Ts’i ; bien
plus, Se-ma Ts’ien lui-même nous avertit à la fin d’un de ses chapitres qu’il a lu, pour le composer, ce qui est rapporté par le che kia ; ce terme était donc employé avant lui pour désigner les
histoires des États vassaux.
Les pen ki et les che kia ont au fond beaucoup d’analogie ; les che kia sont pour les seigneurs ce que les pen ki sont pour les Fils du ciel : de simples annales. Ces chapitres sont la partie la
moins originale des Mémoires historiques ; ils offrent un grand intérêt pour nous parce que les écrits d’après lesquels ils ont été rédigés sont aujourd’hui perdus en majeure partie ; mais ces
écrits existaient autrefois et Se-ma Ts’ien n’a que le mérite de les avoir réunis et copiés ; la méthode dans les pen ki et les che kia est celle même de la chronique ; on ne saurait en faire
honneur à Se-ma Ts’ien.
Les dix nien piao ou tableaux chronologiques sont au contraire l’œuvre propre du grand historien. Peut-être en avait-il trouvé l’embryon dans les listes généalogiques de l’époque des Tcheou. Mais
il est le premier qui ait tenté de présenter l’ensemble des synchronismes de l’histoire depuis les âges les plus reculés jusqu’à l’empereur Ou. On peut discuter la valeur absolue des résultats
auxquels il est arrivé ; on ne saurait méconnaître du moins l’effort personnel qu’il a dû faire pour localiser d’une manière précise dans le temps tous les événements du passé.
Les huit chou ou traités sont un autre genre de systématisation fondé, non sur l’ordre chronologique, mais sur l’unité de nature que possèdent certains ordres de faits. Se-ma Ts’ien a su
reconnaître le grand intérêt que comporte l’étude des institutions ou des connaissances humaines ; c’est pourquoi il traite séparément des rites et de la musique, des mesures et du calendrier, de
l’astrologie et de la religion, des canaux destinés à favoriser le commerce et de l’économie politique. Sans doute il n’invente rien ; il se contente le plus souvent de grouper d’une manière
nouvelle des textes dispersés dans les Annales et qui s’éclairent d’un jour inattendu par leur simple rapprochement. Cependant on ne saurait nier qu’il a fait preuve d’un esprit profond et
pénétrant quand il a entrepris cette refonte de la matière historique ; le point de vue auquel il s’est placé en écrivant les traités est celui-là même que la critique européenne la plus récente
a bien mis en lumière quand elle a montré l’importance des faits sociaux.
Si les idées générales ont un singulier attrait pour les esprits philosophiques, l’histoire doit aussi tenir compte d’un autre besoin non moins impérieux de notre désir de savoir. Nous voulons
connaître ce qu’ont été ceux qui ne sont plus, parce que rien d’humain ne nous est étranger ; nous demandons qu’on évoque à nos yeux leur image, qu’on fasse revivre la poussière des morts. Cette
curiosité sympathique est amplement satisfaite par les lié tchoan ou Monographies qui forment, dans les Mémoires historiques, un ensemble plus considérable que toutes les autres sections réunies.
Les Chinois lisent ces chapitres comme nous, Français, lisons notre riche littérature de mémoires, pour y retrouver la personnalité de ceux qui ont joué quelque rôle dans la grande comédie aux
cent actes divers. Se-ma Ts’ien est le premier qui ait eu l’idée d’insérer dans le corps même de l’histoire les vies des hommes illustres et il est le créateur du terme lié tchoan ; avant lui, on
appelait tchoan les enseignements traditionnels comme ceux qui sont attribués aux commentateurs Tso K’ieou-ming, Kong-yang et Kou-leang ; Se-ma Ts’ien a élargi le sens du mot ; il lui a fait
signifier tout ce que le souvenir des hommes se transmet (tchoan) de génération en génération sur des sujets distincts (lié) les uns des autres.
La méthode de Se-ma Ts’ien consiste donc essentiellement à juxtaposer des notices individuelles aux Annales soit impériales, soit seigneuriales. Un système chronologique en dix chapitres et huit
traités d’une portée plus générale complètent l’œuvre. On le voit, cette méthode elle-même manque d’unité et porte encore la marque de l’esprit chinois plus analytique que synthétique. Elle n’en
a pas moins eu de très brillantes destinées, car elle a été adoptée par tous les historiographes officiels de l’empire du Milieu. C’est pourquoi Se-ma Ts’ien a été considéré comme leur père à
tous ; il a été placé le premier sur la liste de ces historiens, quoiqu’il y ait entre eux et lui de très importantes différences qu’il importe de signaler.
Conclusion : Le nom de Se-ma Ts’ien devenu inséparable de celui du peuple chinois
Dans les pages qui précèdent, nous avons considéré les Mémoires historiques de Se-ma Ts’ien comme un fait et nous avons cherché à expliquer ce fait par ses causes. Nous avons reconnu que, si la
nature intellectuelle, comme la nature physique, a des lois, celles-ci sont variables suivant les races. Pour emprunter une comparaison à la chimie, l’œuvre d’un historien occidental pourrait
être appelé une combinaison, tandis que celle d’un auteur chinois n’est qu’un mélange. L’esprit de Se-ma Ts’ien agit à la manière d’un aimant qui groupe autour de lui la poussière disséminée des
textes. Les règles de critique ne sont donc pas les mêmes pour lui que pour un Thucydide, un Tite Live ou un Tacite : nous n’avons guère à tenir compte de la constitution psychologique de Se-ma
Ts’ien ou de Se-ma T’an et, à vrai dire, il importe peu que l’un ait pris une part plus large que l’autre à la rédaction de l’œuvre, car ni le père ni le fils n’y ont empreint leur personnalité.
Ils ne sont que la cause secondaire des Mémoires historiques ; les causes véritables sont tous les antécédents représentés par les documents d’âges très divers qui s’y trouvent rassemblés. A
travers leur longue succession, un œil exercé distingue les phases d’une évolution qui a peu à peu profondément modifié l’art d’écrire l’histoire ; à chacune de ces périodes correspond un état
d’âme qu’il faut étudier pour comprendre ce qu’il a produit. Rapporter chaque fragment des Mémoires historiques à son époque, puis évaluer l’indice d’aptitude scientifique de cette époque, telle
sera la tâche de la critique lorsqu’elle voudra déterminer la valeur absolue des renseignements fournit le livre de Se-ma Ts’ien.
Si les Mémoires historiques sont une compilation, leur importance n’est point, pour cela, diminuée.
En premier lieu, ils sont datés d’une manière sûre et servent de point de repère pour résoudre une foule de questions qui, sans eux, resteraient indécises. Ainsi, le problème des origines donne
lieu, chez les hommes, à des légendes diverses ; mais ces fables ne prennent pas naissance toutes à la fois ; elles se succèdent et souvent prétendent se compléter mutuellement ; il en résulte
que, par une contradiction apparente, ce sont les textes les plus anciens qui nous font remonter le moins haut, tandis que des écrivains plus modernes peuplent la nuit des temps de leurs
hypothèses hardies. Se-ma Ts’ien peut servir à démasquer ces faux savants ; il ne nous parle pas des trois souverains humains, antérieurs aux cinq empereurs et il ignore le démiurge P’an-kou.
C’est une forte présomption pour croire que les trois souverains et P’an-kou sont sortis tout armés du cerveau d’un auteur relativement récent, Se-ma Ts’ien nous aide encore à vérifier
l’exactitude des livres réputés anciens ; la fidélité avec laquelle il les reproduit nous permet de dénoncer les interpolations qui s’y sont introduites plus tard ; nous en avons donné un exemple
en comparant le Chou king traditionnel à celui dont les Mémoires historiques supposent l’existence.
Mais ce n’est encore là qu’une utilité en quelque sorte négative. Les Mémoires historiques ne sont pas seulement une pierre de touche pour déceler le faux ; ils sont précieux aussi et surtout
parce qu’ils ont conservé un nombre incalculable de notions positives qui auraient en majeure partie disparu s’ils ne les avaient recueillies. Sans doute Se-ma Ts’ien présente ces notions avec
peu d’art. Il encastre assez maladroitement les pierres dans la mosaïque immense qu’il étale à nos yeux ; mais, pour la science pure, il semble que cette gaucherie même soit une qualité
supérieure à toute autre. Tite Live compte parmi les plus beaux historiens de notre race ; cependant, au regard du critique, son talent d’écrivain est son principal défaut ; il couvre de trop de
fleurs la rude antiquité ; il fait trop bon marché des débris frustes des premiers âges ; dans notre soif de connaître, nous serions presque tentés, avec M. Taine, de donner ses plus élégants
discours pour quelque chant populaire, quelque formule de vieux droit, quelque prière rituelle, où retentirait comme un écho des voix qui se sont tues. Cette préférence est légitime : nous avons
reconnu que l’histoire parfaite est irréalisable ; il y a de l’infini dans les événements humains ainsi que dans toutes les manifestations de la nature et chaque point de vue nouveau nous révèle
des horizons inattendus ; pour comprendre un fait, il faut le considérer sous des faces diverses, car il est la résultante de causes multiples et ses effets se propagent dans plusieurs directions
; il n’existe donc pas une histoire, mais plusieurs histoires, histoire politique, histoire économique, histoire sociale et d’autres encore sans compter celles que révélera l’avenir. La vérité
n’est ici qu’une approximation, et le progrès se traduit par la convergence toujours plus prononcée de lignes de pensée toujours plus nombreuses vers un but qui échappera sans cesse à nos prises
parce que l’idée ne peut jamais être adéquate à la vivante réalité. Si cette conception de la science historique est exacte, nous pourrons admirer les merveilleux historiens de la Grèce et de
Rome, mais ils ne satisferont pas nos exigences intellectuelles ; nous chercherons à dégager de tout l’art avec lequel ils les ont dissimulés les matériaux qui leur ont servi, car c’est dans
l’expression nue des faits que nous trouverons la base de spéculations illimitées. Se-ma Ts’ien nous évite presque toujours ce travail puisque son intervention n’a point altéré les textes
originaux. Grâce à lui et à ses successeurs qui ont imité sa méthode, si nous n’avons pas une histoire de Chine éloquente ou philosophique, nous possédons du moins et nous pouvons exploiter la
plus riche carrière qu’il y ait jamais eu pour édifier les assises de la science que nous rêvons de plus en plus complexe, de plus en plus grande comme le monde éteint dont elle est le dernier
reflet.
Enfin le mérite qu’on ne saurait dénier à Se-ma T’an et à Se-ma Ts’ien, c’est d’avoir les premiers conçu le plan d’une histoire générale. Jusqu’à eux, on n’avait eu que des chroniques locales ;
après eux, il s’écoule deux siècles avant que Pan Kou embrasse dans un livre toute une dynastie, douze siècles avant que Se-ma Koang écrive des Annales d’ensemble. Si les Mémoires historiques
n’existaient pas, notre connaissance de l’antiquité chinoise serait à tout jamais restée fragmentaire et incertaine. Il n’est guère possible de s’enthousiasmer pour Se-ma Ts’ien : collectionneur
patient de vieux documents, il nous étonne par son érudition plus qu’il ne nous séduit par son génie ; mais son œuvre est devenue grande par la grandeur de son sujet ; elle participe de l’intérêt
immortel qui est inhérent à la jeunesse de la civilisation en Extrême-Orient et devient ainsi un monument pour l’éternité. Suivant une comparaison chère aux écrivains de l’empire du Milieu,
certains hommes ont une réputation durable pour avoir attaché leur destinée à celle d’un personnage illustre, comme le moucheron parcourt des espaces immenses en se posant sur la queue du
coursier rapide ; c’est ainsi que le nom de Se-ma Ts’ien est devenu inséparable de celui du peuple chinois ; aussi longtemps que vivra la mémoire de cette nation quarante fois séculaire, aussi
longtemps durera la gloire de Se-ma Ts’ien.