Joseph-Marie AMIOT (1718-1793)

LA MUSIQUE DES CHINOIS

Tome VI des Mémoires concernant les Chinois, pp. 1-254, 1779.

 

  • "Les Chinois sont cette nation ancienne chez laquelle non seulement les Grecs mais la nation égyptienne elle-même, ont puisé les éléments des sciences & des arts, qui ont été transmis ensuite aux peuples barbares de l'Occident".

Table des matières - Extraits : Huit sortes de sons, huit corps sonoresD'une utilité des grains de millet
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Table des matières

Première partie. Des huit sortes de sons : de la peau — de la pierre — du métal — de la terre cuite — de la soie — du bois — du bambou — de la calebasse.
Seconde partie. Des lu : Dimensions des lu — Formation du système musical des Chinois — Génération des lu — De la circulation du son fondamental — Génération des lu par les koa ; par les nombres
Dimension des lu, calculés plus rigoureusement par les Chinois modernes — Manière d'éprouver les lu.
Troisième partie. Des tons : Ce que les Chinois entendent par ton — Des sept principes — Si les Chinois connaissent, ou ont connu anciennement, ce que nous appelons contrepoint — Manière dont les anciens accordaient le kin à cinq ou à sept cordes.
Conclusion.
Hymne chinois, en l'honneur des ancêtres
Observations, notes et tables de M. l'abbé Roussier.

Huit sortes de sons, huit corps sonores


Du temps même de Yao & de Chun on distinguait huit sortes de sons, produits par autant de corps sonores différents, & qu'on avait des instruments particuliers, destinés à faire entendre ces huit sortes de sons. Dès ce même temps on avait fait des recherches pour obtenir le ton propre de chacun de ces huit corps sonores, afin de pouvoir en tirer ces modulations ravissantes, seules capables de charmer tout à la fois l'oreille & le cœur.

Les Chinois sont persuadés en général que, quoiqu'on puisse tirer de chaque corps sonore tous les tons de la musique, il est cependant, pour chaque corps particulier, un ton plus analogue aux parties qui le composent, un ton propre que la nature, dans la distribution des choses pour le concours de l'harmonie universelle, lui a assigné elle-même en combinant ces parties.

Cependant, comme les sentiments sont partagés sur la fixation de ce ton propre, je n'entrerai point ici dans une discussion nécessairement longue, & qui ne me conduirait à rien d'utile pour l'objet que je me propose. Il me suffit d'observer que l'ordre le plus anciennement assigné aux huit corps sonores qui rendent les huit sortes de sons, est  1° le métal, 2° la pierre, 3° la soie, 4° le bambou, 5° la calebasse, 6° la terre cuite, 7° la peau tannée des animaux, 8° le bois. Cet ordre a été renversé, dans la suite des temps, par ceux d'entre les lettrés qui ont voulu faire accorder à leur manière les huit trigrammes de Fou-hi avec les huit sortes de sons ; mais cet arrangement ne remonte pas plus haut que les Soung.

Les anciens, comme je l'ai dit, avaient des instruments particuliers, qui faisaient entendre le son propre de chaque corps sonore. Je vais énoncer ici ces instruments, en présentant l'ordre plus moderne que les Chinois donnent aux huit sortes de sons.

1° Le son de la peau était rendu par les tambours ; 2° le son de la pierre par les king ; 3° celui du métal, par les cloches ; 4° celui de la terre cuite, par les hiuen ; 5° celui de la soie, par les kin & les ché ; 6° celui du bois, par les yu & les tchou ; 7° celui du bambou, par les différentes flûtes & les koan ; 8° celui de la calebasse par les cheng.

Le son de la peau était rendu par les tambours

Tsou-kou des Hia
Tsou-kou des Hia

Ceux du temps des Hia, dont le fondateur fut associé à l'empire par Chun, l'an avant Jésus-Christ 2224, étaient appelés tsou-kou ; leur forme était à peu près semblable à celle de nos barils. Une pièce de bois ayant un pied fait en forme de croix, sans aucun ornement, traversait, par le milieu, le corps de l'instrument pour le soutenir.

Cette sorte de tambour portait encore le nom de pen-kou, comme qui dirait tambour lourd, & c'est sous cette dénomination qu'il en est parlé dans le Ché-king.

Après l'extinction de la dynastie des Hia, la dynastie des Chang monta sur le trône de la Chine. Cette dynastie fit quelques changements aux cérémonies ; comme les tambours

Yn-kou des Chang
Yn-kou des Chang

servaient dans les cérémonies, elle changea aussi quelque chose à leur forme. On les appela yn-kou, & on ne parla plus des tsou-kou sous cette dynastie.

L'yn-kou était, comme le tsou-kou, traversé par une pièce de bois équarrie, mais cette pièce de bois était sans pied ; on l'enfonçait dans la terre assez profondément pour que le tambour ne pût vaciller lorsqu'on le frappait. Cette sorte de tambour portait encore le nom de kao-kou, & c'est sous cette dénomination qu'il en est parlé dans le Ché-king.

Hiuen-kou des Tcheou
Hiuen-kou des Tcheou

L'an 1122 avant l'ère chrétienne, Ou-ouang se trouva, par la mort de Tcheou-sin, seul maître de l'empire, & fonda la troisième dynastie dite des Tcheou. Il laissa subsister l'usage de l'yn-kou ; mais le tambour employé dans les cérémonies particulières de sa dynastie fut le hiuen-kou : sa forme était à peu près la même que celle du tsou-kou des Hia, on y avait joint deux petits tambours suspendus à ses côtés.  

Ces deux petits tambours avaient des noms différents suivant qu'ils étaient placés à l'est ou à l'ouest, c'est-à-dire, à la droite ou à la gauche de celui qui devait en tirer le son. Les uns s'appelaient cho-yng, les autres eulh-pi ; mais ils étaient compris sous le nom du hiuen-kou dont ils formaient l'accompagnement.

Le son de la pierre, par les king

Kieou, ou king, du temps de Yao et de Chun
Kieou, ou king, du temps de Yao et de Chun

Nous lisons dans le Chou-king que du temps même d'Yao & de Chun, les Chinois avaient déjà observé que parmi les différentes sortes de pierres il s'en trouvait qui rendaient un son propre à la mélodie ; que ce son tenait un milieu entre le son du métal & celui du bois ; qu'il était moins sec & moins aigre que le premier, plus éclatant que le second, plus brillant & plus doux que l'un & l'autre ; que déjà ils avaient taillé ces pierres suivant les règles des lu, pour leur faire rendre de véritables tons, en avaient fait des instruments qu'ils appelaient kieou, & auxquels on donne aujourd'hui le nom de king.  

Nous trouvons encore dans le Chou-king que vers ce même temps d'Yao & de Chun, c'est-à-dire plus de 2.200 ans avant l'ère chrétienne, les différentes pierres sonores propres à faire les king, sont spécifiées parmi les tributs qu'Yu le grand avait déterminés pour chaque province. Celle de Su-tcheou devait fournir les pierres dont on serait les fou-king. La province de Yu-tcheou celle pour les king-tsouo, c'est-à-dire, ces king de grandeur indéterminée, grands ou petits, suivant le ton sur lequel on devait les mettre. Enfin la province de Leang-tcheou devait fournir les pierres nommées de Yu dont on faisait les nio-king.

Le son du métal, et les cloches

Le métal tient un rang distingué dans l'ordre que gardent entre elles les productions de la nature. C'est, suivant la physique des Chinois, l'un des cinq éléments que la nature emploie pour constituer l'essence des autres corps. L'art de mettre le métal en fusion par le moyen du feu, de le purifier & de l'employer à divers usages est presque aussi ancien que le monde ; mais l'art de le faire servir à la musique n'a pas été sitôt connu chez les diverses nations. Les Chinois sont peut-être le seul peuple de l'univers qui se soit avisé de fondre d'abord une première cloche pour en tirer ce son fondamental sur lequel ils devaient se régler pour avoir douze autres cloches qui rendissent exactement les douze semi-tons qui peuvent partager l'intervalle entre un son donné & celui qui en est la réplique, l'image, c'est-à-dire, l'octave ; & enfin, de former un assortiment de seize cloches pour en tirer tous les sons du système qu'ils avaient conçu, & servir d'instrument de musique ; car il ne faut pas croire qu'il s'agit ici de cloches comme celles qui sont suspendues à nos tours.

Tê-tchoung de moyenne grosseur
Tê-tchoung de moyenne grosseur

On distingue, chez les anciens, trois sortes de cloches ; les po-tchoung, les tê-tchoung & les pien-tchoung, c'est-à-dire, trois espèces désignées par po, tê & pien ; car tchoung signifie cloche.

Les po-tchoung étaient des cloches isolées sur lesquelles on frappait, soit pour donner quelque signal au commencement d'une pièce, soit pour avertir, pendant la pièce même, ou les danseurs ou les joueurs d'instruments lorsqu'ils devaient commencer ou finir. Ces sortes de cloches étaient les plus grosses de toutes ; on les appelait encore du nom de Young, c'est sous ce nom qu'il en est parlé dans le dictionnaire Eulh-ya.

Les tê-tchoung étaient de moyenne grosseur. On employait ces cloches dans l'exécution de la musique, soit pour marquer la mesure, soit pour faire la partie qui leur était propre. Dans plusieurs livres ou dans les monuments anciens elles sont connues sous le nom de piao : elles avaient la forme de celle qu'on voit à la figure 17.

Assortiment de pien-tchoung
Assortiment de pien-tchoung

Les cloches pien-tchoung, appelées autrement tchan, étaient les plus petites, & c'est surtout de celles-ci qu'on formait un assortiment de seize cloches pour joindre à l'assortiment des king ou pierres sonores.
 
Sans m'arrêter ici à décrire les proportions que doivent avoir les cloches pour qu'elles rendent des sons conformes aux règles des lu, je dirai seulement, pour ce qui regarde la matière dont elles étaient composées, qu'un mélange d'étain & de cuivre a été de tout temps celle que les Chinois ont employée pour leurs cloches. Sur six livres de cuivre rouge (dit le Tcheou-ly), il faut mettre une livre d'étain. Quant à la forme, elle n'a pas toujours été la même ; les anciennes cloches n'étaient point rondes, mais aplaties, & terminées en croissant dans leur partie inférieure.

La méthode de proportionner les cloches suivant les règles invariables des lu, fut exactement observée depuis le règne de Chun jusque vers la fin de celui des Tcheou, c'est-à-dire, depuis l'an 2255, avant Jésus-Christ, jusque vers l'an 250 avant l'ère chrétienne.

Le son de la terre cuite et les hiuen

L'on voulait que la terre qui renferme elle-même dans son sein les principes des autres corps, figurât dans la musique d'une manière qui ne fût pas indigne de sa qualité de mère commune de toutes choses : l'on voulait qu'elle pût composer un instrument, dont les sons renfermassent éminemment toutes les qualités des autres sons, & qui par sa matière fût l'allégorie des bienfaits dont cette mère commune comble les hommes.

Après bien des tâtonnements on parvint à faire un instrument à vent, qui, dans son principe, dans sa matière, dans sa forme, dans son action & dans ses effets, remplissait toute l'étendue de ce qu'on s'était proposé. On prit une certaine quantité de terre, la plus fine qu'on pût trouver, on la raffina encore en la lavant dans plusieurs eaux, & on lui laissa prendre la consistance d'une boue encore liquide : voilà la matière. Pour ce qui est de la forme, deux œufs, l'un d'oie, l'autre de poule, furent le modèle de l'instrument. L'œuf de poule donnait les dimensions de sa surface intérieure ; celui d'oie donnait celles de sa surface extérieure ; & l'espace entre l'œuf de poule & celui d'oie, en les supposant l'un dans l'autre, faisait l'épaisseur de l'instrument. On fit une ouverture à la pointe de cette sorte d'œuf de terre, on souffla dans l'ouverture, & il en résulta un son mélodieux & assez grave, qui fut le koung de hoang-tchoung, c'est-à-dire le ton fondamental, le principe des autres tons.

Grand et petit hiuen
Grand et petit hiuen

...C'est cet instrument qu'on connaît aujourd'hui sous le nom de hiuen. Son antiquité le rend respectable aux yeux des Chinois, il date de plus d'un siècle avant le règne de Hoang-ty, dont la soixante-unième année, comme je l'ai déjà dit, est fixée à l'an 2637 avant l'ère chrétienne ; sa forme & tout ce qu'il représente symboliquement le font admirer des antiquaires.

Le son de la soie : le kin et le chê

Avant que les Chinois eussent inventé l'art de travailler la soie & de l'employer à la fabrication des étoffes, ils avaient trouvé le secret de la faire servir à leur musique, & d'en tirer les plus doux & les plus tendres des sons. Du temps même de Fou-hi, ils firent un instrument qui ne consistait qu'en une simple planche d'un bois sec & léger, sur laquelle ils avaient tendu plusieurs cordes, faites de fils de soie qu'on avait joints ensemble en les tordant entre les doigts. Peu à peu ils façonnèrent la planche ; elle fut courbée en voûte, & on y observa certaines dimensions. Les cordes furent filées plus exactement & avec plus d'art ; les fils de soie qui les composaient furent comptés, & l'on en détermina le nombre selon les différentes grosseurs qu'on vouloir avoir. Ces cordes, pincées légèrement, rendirent ainsi tous les tons, graves, aigus ou moyens, selon le degré de tension qu'on leur donnait, & le nombre des fils dont elles étaient composées.

Telle est en substance l'origine du kin & du chê. Je joins ces deux instruments, parce qu'ils sont de même date, de même nature, & qu'ils rendent l'un & l'autre le son propre de la soie. On en attribue l'invention à Fou-hi.

Kin à sept cordes. Il y a trois sortes de kin, qui ne diffèrent entr'eux que par la grandeur : le grand kin, le kin moyen, & le petit kin. Le corps de cet instrument est fait de bois de toung-mou.
Kin à sept cordes et chê à 25 cordes.

A l'égard du kin, « Fou-hi, dit le Che-pen, employa le toung-mou (sorte de bois), & en fit l'instrument de musique que nous appelons aujourd'hui kin. Il l'arrondit sur sa partie supérieure pour représenter le Ciel ; il l'aplanit dans sa partie du dessous pour représenter la terre. Il fixa à huit pouces la demeure du dragon   pour représenter les huit aires de vent, & donna quatre pouces au nid du foung-hoang, pour représenter les quatre saisons de l'année. Il le garnit de cinq cordes pour représenter les cinq planètes & les cinq éléments, & détermina sa longueur totale à sept pieds deux pouces, pour représenter l'universalité des choses. »

Au moyen de cet instrument, « il régla d'abord son propre cœur, & renferma ses passions dans de justes bornes : il travailla ensuite à civiliser les hommes ; il les rendit capables d'obéir aux lois, de faire des actions dignes de récompense, & de cultiver en paix l'industrie, d'où naquirent les arts. »

Le son du bois

Le bois est une des productions de la nature, dont l'homme retire les plus grands avantages. C'est un présent du ciel, disent les auteurs chinois, qui exige de notre part les actions de grâces les plus sincères, & ce ne fut que pour laisser un monument éternel de sa reconnaissance, que le saint homme (Fou-hi) détermina que dans la musique en l'honneur du ciel, il y aurait toujours quelques instruments propres à rappeler le souvenir de cet insigne bienfait. Ces instruments sont le tchou, le ou & le tchoun-tou.

Le tchou et le ou
Le tchou et le ou

Le tchou représente les avantages que les hommes se procurent les uns aux autres depuis qu'ils sont unis entre eux par les liens de la société. Cet instrument a eu de toute antiquité la forme de cette sorte de boisseau qui sert à mesurer les denrées qui nous font vivre, & au moyen desquelles nous prenons notre accroissement. Il était placé au nord-est des autres instruments, & on le jouait en commençant la musique.

Le ou a la forme d'un tigre couché qui se repose, il est par cette attitude, le symbole de l'empire que les hommes ont sur tous les êtres qui jouissent comme eux de la vie. Il était placé au nord-ouest des autres instruments, & on le jouait en finissant la musique. Anciennement on tirait du ou jusqu'à six tons pleins, au moyen des chevilles qu'il a sur son dos : on ne frappait pas sur la tête, comme on l'a fait dans la suite, sous les Tang & les Soung, on se contentait de racler légèrement les chevilles avec le tchen, ou baguette : on faisait trois fois cette cérémonie en finissant la musique.

Le tchoung-tou, ou les planchettes.
Le tchoung-tou, ou les planchettes.

Le tchoung-tou, ou les planchettes, tiennent un rang distingué parmi les instruments représentatifs, moins parce qu'on en tire le son du bois, que parce qu'à leur occasion on rappelle le souvenir de l'invention merveilleuse au moyen de laquelle les hommes se sont communiqué mutuellement leurs idées sans le secours de la parole.
 
Avant qu'on eût trouvé l'art de faire le papier, on écrivait sur des planchettes comme sur autant de feuilles ; on les joignait les unes aux autres en les liant ensemble, & l'on en composait les livres. Cet usage qui est de temps immémorial en Chine, n'a cessé d'avoir lieu que du temps des Han. Les auteurs ne sont pas d'accord sur la matière dont on faisait les planchettes dans leur première institution. Les uns croient qu'elles étaient uniquement de bambou, les autres assurent qu'elles étaient indifféremment ou de bambou, ou de quelque espèce de bois que ce fût. Quoi qu'il en soit, l'usage d'admettre les planchettes dans la musique est très ancien, puisqu'il est dit dans le Tcheou-ly que « le maître du cheng doit l'être aussi du tchoung-tou ».

Le son du bambou

Il paraît d'abord que le bambou, qui est une espèce de roseau, ne devrait pas être distingué du bois. Il y a cependant, selon les Chinois, une très grande différence entre le bambou & le bois. Le bambou, disent-ils, n'est proprement ni un arbre, ni une simple plante ; mais il peut être regardé comme étant l'un & l'autre tout à la fois. C'est un végétal p.064 singulier & unique dans son espèce, qui réunit en soi les principales propriétés des arbres des plantes : c'est celui de tous les végétaux que l'homme peut employer à un plus grand nombre de besoins, & qui est, en général, d'une utilité plus universelle pour les différents usages de la vie civile ; mais il semble que la nature en le produisant, l'a destiné en particulier à l'usage de la musique. Le vide qui se trouve dans l'intérieur d'un nœud à l'autre ; la distance & la proportion entre ces nœuds ; cette dureté & cette espèce d'incorruptibilité qui assurent au bambou une si longue durée ; tout, en un mot, semble inviter l'homme à essayer si en soufflant dans des tuyaux que la nature elle-même à pris soin de préparer, il ne pourrait pas en tirer des sons propres à l'harmonie. C'est ce que firent les premiers habitants de la Chine, & ce qui les conduisit à l'invention de leur musique.

Quelques hommes plus éclairés que les autres s'aperçurent que plus le tuyau dans lequel on soufflait était long, plus le son qu'on en tirait était grave ; mais que quand les longueurs de divers tuyaux de même calibre, étaient ou doubles, ou la moitié les unes des autres, les sons se confondaient de manière qu'ils paraissaient ne faire entr'eux qu'un seul & même son, & n'étaient en effet que la représentation, l'image, & proprement la répétition à l'aigu ou au grave les uns des autres.

Koan-tsee
Koan-tsee

Dans des forêts de bambous, ils coupèrent des tuyaux de toutes les longueurs, ils comparèrent les uns aux autres tous les sons qu'ils en tiraient, & après plusieurs expériences, ils trouvèrent que tous les sons intermédiaires, depuis un son donné jusqu'à celui qui en était la répétition au grave ou à l'aigu, & que nous nommons octave, se réduisaient au nombre de douze comme celui qui donnait le plus exactement tous les intervalles sensibles. Ils choisirent des tuyaux pour exprimer ces intervalles & leur donnèrent le nom de koan-tsee, avant qu'ils leur eussent donné celui des lu qu'ils représentaient.

Les koan-tsee, ou tuyaux, furent rangés sous trois classes, composées chacune de douze tuyaux. Ceux de la première classe, donnaient les sons graves ; ceux de la seconde, les sons moyens, & ceux de la troisième les sons aigus. Chaque classe avait ses douze tuyaux, liés les uns aux autres avec une simple ficelle.

Du son de la calebasse

Dans le cheng que présente cette figure, les 24 tuyaux sont distribués en six ordres de grandeurs différentes, chaque ordre étant composé de quatre tuyaux, de même longueur.
Cheng de 24 tuyaux

Je l'ai déjà dit, & je le répète avec plaisir, les anciens Chinois, ces hommes qui les premiers donnèrent des lois dans cette portion de la terre, qu'on appelle la Chine, ont été les inventeurs de cette musique, qui a eu cours de tout temps chez la nation qu'ils formèrent. Le premier usage qu'ils en firent fut pour chanter des hymnes en l'honneur du Ciel & en l'honneur des ancêtres. Ces deux sortes de cultes, quoique très différents entr'eux, & rendus dans des lieux séparés, n'ont jamais été à la Chine l'un sans l'autre. Par le premier, les anciens Chinois rendaient grâce au Ciel de tous les bienfaits dont il ne cessait de les combler ; & par le second, ils remerciaient leurs ancêtres de leur avoir donné la vie, & les avoir mis ainsi en état de pouvoir jouir de tous les dons du Ciel. En s'acquittant de ce double devoir, ils voulaient, dans la musique qui accompagnait l'une & l'autre cérémonie, avoir sous leurs yeux les différentes matières qui pouvaient exciter leur reconnaissance, en leur rappelant le souvenir de ce qui servait à leur nourriture, à leur entretien, & à leur bien-être dans l'usage ordinaire de la vie.

Déjà, dans leurs instruments de musique, ils employaient la peau & la soie, comme un signe de leur supériorité sur les animaux, & de leur prééminence sur ce qu'il y a de plus précieux dans la nature. Déjà d'autres instruments de terre, de pierre & de métal, étaient l'emblème, & de la terre qu'ils habitaient, & de l'usage qui leur avait été accordé de tout ce que cette même terre contient sur sa surface, ou de ce qu'elle renferme dans son sein. Déjà le son des instruments de bois, & celui des tuyaux de bambou, leur rappelaient les avantages sans nombre qu'ils retiraient de toutes les productions des forêts & de la campagne. Il leur manquait un huitième son pour compléter le nombre, qui selon eux, est fixé par la nature, & que désignent les huit koa ou trigrammes de Fou-hi. Sans s'écarter de leurs habitations, ils le trouvèrent, ce son particulier, dans l'enceinte de leurs jardins.

Parmi ces plantes annuelles qui pourvoient aux besoins de la vie, il en est une de la classe des courges, dont le fruit a une écorce mince, lisse & dure, qui par la direction, l'arrangement & le tissu des fibres qui la composent, nous fait assez connaître que la nature ne l'a ainsi travaillée, que pour la mettre au rang des corps sonores. Ce fruit, auquel nous donnons, en français, le nom de calebasse, est appelé pao par les Chinois ; sa figure est comme celle de nos gourdes de pèlerins. C'est cette espèce que choisirent les anciens Chinois pour représenter dans leur musique les légumes & les herbages dont le Ciel a accordé à l'homme la connaissance & l'usage libre ; & c'était pour accompagner les hymnes qu'on chantait en reconnaissance d'un pareil bienfait, qu'ils se servaient d'un instrument, dont la partie principale était faite avec le pao, c'est-à-dire la calebasse.

Cette partie était le corps même de l'instrument ; différents tuyaux de bambou étaient adhérents à ce corps, & c'est ce corps même qui, recevant immédiatement le souffle de l'homme, le distribuait aux tuyaux, & leur faisait produire divers tons, selon les règles des lu. J'ose le dire, les anciens Égyptiens, avec leurs hiéroglyphes, n'ont été que des enfants, en comparaison des anciens Chinois. Dans le seul instrument dont il s'agit ici, que de merveilles n'aurions-nous pas à découvrir ! Son origine, son antiquité, sa matière, sa forme, son usage, tout est allégorie, tout est mystère.

D'une utilité des grains de millet


Hoang-ty, dit l'histoire, ordonna à Lyng-lun de travailler à régler la musique. Lyng-lun se transporta dans le pays de Si-joung, dont la position est au nord-ouest de la Chine. Là est une haute montagne, au nord de laquelle croissent des bambous d'une très belle venue. Chaque bambou est partagé, dans sa longueur, par plusieurs nœuds qui, séparés les uns des autres, forment chacun un tuyau particulier.

Lyng-lun, muni d'un bon nombre de ces tuyaux de différentes longueurs, vint les étaler devant son souverain, en présence de tous les sages qui composaient sa cour. Il avait déjà fait la découverte que l'intervalle que nous nommons octave était divisible, d'une manière sensible, en douze demi-tons ; il sépara des autres tuyaux ceux qui donnaient ces demi-tons, les fit sonner l'un après l'autre, & reçut les applaudissements qu'il méritait.

Il fallait donner un nom à chacun de ces tuyaux ; il fallait en fixer les proportions réciproques ; il fallait en mesurer toutes les dimensions. La fécondité de son génie lui fournit un expédient facile pour venir à bout de tout cela.

Parmi les différentes sortes de grains que la nature produit pour la nourriture & les autres besoins de l'homme, il en est d'une espèce, qui presque tous semblables entr'eux & par leur forme, & par leur poids, & par leurs dimensions, sont désignés par un caractère qui se lit, chou. Je crois que nous pourrions l'appeler du nom de gros millet ; mais laissons-lui son nom chinois pour ne pas nous tromper. C'est aux grains de chou que s'attacha Lyng-lun pour exécuter ce qu'il avait imaginé.

Il s'en fit apporter de toutes les couleurs ; car il y en a de jaunes, de noirs, de cendrés, & de presque rouges. Il choisit les noirs préférablement aux autres, parce qu'ils lui parurent en général d'une figure plus régulière, plus uniformes entre eux, plus durs & moins sujets à être altérés, soit par les insectes, soit par les variations & les intempéries de l'air. Il en rangea l'un contre l'autre, se touchant par le plus petit diamètre, autant qu'il fut nécessaire pour égaler la longueur du tuyau, dont il avait tiré le son primitif & fondamental ; il les compta, & trouva que le nombre était exactement de cent.

Il les rangea ensuite dans un autre sens, de manière qu'ils se touchaient par leur plus grand diamètre, & il ne lui fallut plus que quatre-vingt-un grains pour égaler la longueur des cent, rangés dans le premier sens. il s'en tint à ce nombre de quatre-vingt-un pour fixer la longueur du tuyau qui donnait le son primitif. Il fallait donner un nom à ce son primitif, il fut conclu qu'on l'appellerait koung. Ce mot, pris dans le sens littéral, signifie palais impérial, maison royale, &c ; mais dans le sens figuré, il signifie le foyer dans lequel se réunissent tous les rayons de lumière qui éclairent le gouvernement, & le point central de toutes les forces qui le font agir, &c. Par conséquent le nom de koung, donné au premier des sons, exprime, dans le sens figuré, le son sur lequel est fondé tout le système musical.

Il fallait encore donner un nom au tuyau dont on tirait ce son primitif ; on l'appela hoang-tchoung, nom qui veut dire, à la lettre, cloche jaune, mais qui dans le sens figuré signifie : principe inaltérable de tous les instruments dont on peut tirer les différents sons. Le hoang-tchoung fut ainsi nommé, disent ceux qui ont glosé sur l'histoire, par allusion à la couleur jaune de cette terre primitive, qui est l'un des principes de tous les corps, & à la qualité invariable de la matière qu'on fait entrer dans la composition de la cloche.

Après avoir donné un nom au tuyau fondamental, & déterminé sa longueur, il restait encore à en mesurer le diamètre, & à connaître sa capacité. Les grains de chou servirent encore pour ces deux opérations. Trois de ces grains, rangés de suite, l'un touchant l'autre, dans le même sens que lorsqu'ils mesuraient la longueur, mesurèrent exactement le diamètre ; & 1.200, qui furent le nombre juste de ceux qui remplirent tout le vide du tuyau, en déterminèrent la capacité.

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