Æneas Anderson (17xx-18xx)

Couverture. Æneas Anderson : Relation de l' ambassade du lord Macartney à la Chine dans les années 1792, 1793 et 1794. Chez Denné le jeune, Bocquillon et Poisson, libraires, à Paris, an 4 (1796), deux volumes 256 et 228 pages.


RELATION DE L' AMBASSADE DU LORD MACARTNEY À LA CHINE

dans les années 1792, 1793 et 1794,
avec la description des mœurs des Chinois, et celle de l'intérieur du pays, des villes, etc. etc.

Chez Denné le jeune, Bocquillon et Poisson, libraires, à Paris, an 4 (1796), deux volumes 256 et 228 pages.

  • "Une ambassade à la Chine est un événement trop extraordinaire dans l'histoire de la diplomatie de ce pays, pour ne pas exciter naturellement la curiosité générale ; car, sans parler des grands objets de commerce qu'elle avait en vue, une relation authentique qui dissipe l'ignorance dans laquelle nous vivions, concernant les parties intérieures de ce vaste empire doit attirer nécessairement l'attention d'une nation éclairée comme la mienne, sur le seul pays civilisé du globe dont le gouvernement jaloux et défiant ait interdit l'entrée à tous les autres peuples."
  • "Je n'ai ni le dessein d'examiner les écrits qui ont précédé le mien sur la Chine, ni celui de relever les contradictions qu'ils renferment, ou d'en détruire les fables ; je me propose uniquement de rapporter ce que j'ai vu dans le cours de cette ambassade, où j'ai eu l'honneur d'accompagner le lord Macartney, que sa majesté britannique avait nommé pour être son représentant à la cour de Pékin."
  • "En trois mots voici notre histoire : nous entrâmes à Pékin comme des mendiants, nous y séjournâmes comme des prisonniers et nous en sortîmes comme des voleurs."


Extraits : Premières impressions - À la voile vers Pékin - Arrivée à Pékin - Espoirs, désillusions
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Premières impressions

Août, mardi 6

Toute la matinée fut employée disposer les jonques frétées pour l'ambassade, par Van tadge-in, un mandarin de la première classe, qui avait été commis par l'empereur pour accompagner l'ambassade, et lui faire fournir tout ce qui pouvait avoir trait à la marche, au logement et aux provisions.

Ce mandarin, qui ne devait point nous quitter pendant tout le temps de notre séjour à la Chine, nous devint des lors très intéressant. Il avait environ 5 pieds 9 pouces de haut. Il était robuste, bien fait, et d'une couleur foncée ; sa contenance ouverte et franche, ses manières polies et sans affectation, le rendaient extrêmement agréable. Le choix d'un homme doué de toutes les qualités nécessaires pour remplir la mission dont il était chargé, nous donna l'opinion la plus favorable du bon sens du gouvernement chinois, et ajouta aux espérances que nous avions conçues de la réussite des importants objets de notre ambassade.

Le bateau du mandarin, accompagné par M. Plumb, interprète du lord Macartney, nous apporta à midi une grande quantité de bœuf avec du pain et du fruit. Le bœuf, quoique point gras, était d'une très bonne qualité ; mais le pain, malgré qu'il fût fait d'une excellente farine, ne flattait nullement notre palais. Comme les Chinois ne se servent point de levain ni de four, leur pain n'est qu'une pâte grossière ; sa forme et sa grandeur répondent à celles d'une savonnette ordinaire coupée en deux. Il n'entre dans sa composition que de la farine et de l'eau. Pour le faire cuire, on le range sur des barreaux qui traversent une chaudière de fer contenant une certaine quantité d'eau, et placée sur un poêle de terre. Quand l'eau est en ébullition, on couvre la chaudière avec une espèce de chapiteau. La vapeur de l'eau reçue pendant quelques minutes est toute la cuisson que le pain reçoit. Ainsi préparé, nous ne pouvions le réconcilier avec notre appétit, qu'en le coupant en tranches pour en faire des toasts ou rôties. Les fruits qui composaient une partie du présent étaient des pommes, des poires, des chadecs, et des oranges d'une saveur délicieuse.

Nous reçûmes dans l'après-dîner un supplément considérable de provisions toutes préparées consistant en bœuf, mouton, cochons entiers et volailles de toute espèce, soit rôtis, soit bouillis.

La viande rôtie avait une très singulière apparence causée par l'huile dont les Chinois font usage, ce qui lui donnait un lustre semblable à celui du vernis. Elle ne flattait pas aussi agréablement notre palais que celle sans apprêt et appétissante de nos cuisines européennes : la viande bouillie exempte de cet assaisonnement, était infiniment préférable.

Tout ce que nous apprîmes de l'indifférence des Chinois pour le choix de leur nourriture, nous servit peu à peu à nous dégoûter de leur cuisine : non seulement ils mangent de tous les animaux sans distinction, mais même de ceux morts de maladies. Cette particularité nous rendit pour la plupart très difficiles sur les aliments qu'on nous envoyait ; dans tout ce qui était hachis, étuvée, beaucoup d'entre nous faisaient le sacrifice de leur portion à la crainte qu'elle ne fût composée de viande malsaines.

Ce dégoût ne nous fut pas seulement inspiré par ce que l'on nous dit de la gloutonnerie des Chinois, mais par ce dont nous fûmes témoins nous-mêmes. Les cochons à bord du Lion ayant été attaqués d'une maladie presque toujours mortelle pour ces animaux, nous en jetâmes plusieurs à la mer. Les Chinois des jonques s'en étant aperçus, s'élancèrent sur ces animaux à moitié morts, qu'ils se partagèrent entr'eux, et dont la chair qu'ils firent cuire leur parut un mets très friand, qu'ils assaisonnèrent de mille plaisanteries sur notre mauvais goût.

Nous crûmes dans le principe que cette habitude grossière ne s'étendait pas au-delà des plus basses classes du peuple, à qui leur état général d'indigence pouvait rendre agréables de pareils mets. Nous apprîmes par la suite, que les personnes d'un certain rang et les mandarins même observaient dans leur régime diététique cet usage capable de révolter l'appétit dévorant d'un Européen affamé.

Dans l'été, cette partie du pays est couverte de mosquites, insecte agitateur, qui fait la désolation des habitants des pays chauds.

Mercredi 7

Je montai, le matin, à bord de la jonque occupée par le capitaine Mackintosh de l'Indostan, et l'une de celles destinées à accompagner l'ambassade à Pékin. L'escadre reçut en même temps l'ordre de retourner dans le havre de Chusan, et d'y attendre de nouvelles instructions.

Les jonques ou bâtiments chinois ont une forme que je ne me rappelle pas d'avoir jamais vue dans aucune partie du monde. Elles sont construites de bambous, avec un fond plat. Leur grandeur varie de 30 à 100 pieds ; les plus larges ont de 20 à 30 : cette mesure décroît à proportion pour les autres.

Il y avait dans l'entrepont de la jonque du capitaine Mackintosh une rangée d'appartements très propres, très commodes et ornés de peintures. Ils consistaient en trois chambres à coucher avec une salle à manger, une cuisine et deux chambres pour domestiques. Le plancher se soulevait moyennant des écoutilles placées tout le long ; à chacune d'elles adhérait un anneau de cuivre. Au-dessous était une calle ou espace vide pour contenir des marchandises : la quantité de celles qu'elle pouvait renfermer est presqu'incroyable.

On avait pratiqué sur le tillac 14 ou 15 petites chambres pour les personnes attachées au service du bâtiment, et un appartement pour le capitaine ou le propriétaire.

Les châssis des fenêtres du bas étaient en bois avec de petites ouvertures carrées, recouvertes d'un papier transparent et vernis ; ces châssis se divisaient en quatre parties, qui s'ouvraient pour introduire l'air extérieur dans les appartements. En dehors régnait d'une extrémité de la jonque à l'autre, un rideau peint qu'on déploie lorsque les rayons du soleil sont trop ardents, et qu'on assujettit contre le vent. Il y avait aussi à l'extérieur des volets à coulisses, pour prévenir les effets du froid, ou quelque autre inclémence de la saison.

Un corridor d'environ 30 pouces de large, pratiqué des deux côtés du vaisseau, servait de passage, et évitait par là de traverser les appartements. Quoique la plupart de ces jonques portent de 2 à 300 tonneaux, elles ne tirent cependant que 3 pieds d'eau, de sorte qu'elles peuvent naviguer aisément et sans risque sur les rivières les moins profondes. Quelques-unes ont deux mâts, mais le plus grand nombre un, avec une espèce de gouvernail très pesant. Les jonques de l'élégance de celle dont je viens de donner la description, sont destinées uniquement à voyager sur les rivières, n'étant pas d'une construction assez solide pour résister à la violence du vent et des flots.

Tous les vaisseaux qui naviguent sur les rivières de la Chine ont une lampe attachée à la tête du mât, qu'on allume aussitôt qu'il fait nuit, pour prévenir les accidents qui, sans cela, seraient très fréquents, par la quantité de bâtiments qui se croisent en différents sens. Ces lampes sont faites de papier transparent, sur lequel se lisent, en lettres imprimées, le nom de la jonque, celui des passagers qu'elle porte, ainsi que leur rang. Si ce sont des personnes de distinction, on suspend ordinairement trois de ces lampes. Les autres parties du vaisseau sont éclairées aussi, mais surtout le tillac. Le nombre de ces lumières est toujours proportionné au rang des passagers. Le même service que rendent les lampes pendant tout le temps de l'obscurité, est rempli, le jour, par des pavillons de soie, indiquant pareillement, par des inscriptions, tout ce qui a trait au bâtiment.

D'après le nombre prodigieux de jonques qu'on rencontre sur les rivières, on conçoit facilement l'effet admirable que doit produire sur les ondes une si grande masse de lumières mobiles.

Je ne sais si le peu de progrès des Chinois dans la science de l'architecture navale, doit être attribué à leur prévention en faveur d'antiques usages, ou à leur ignorance des arts mécaniques ; tout ce que je puis assurer, c'est que les jonques du siècle dernier, et celles du siècle présent, se ressemblent parfaitement.


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À la voile vers Pékin

Août, vendredi 9

Nous fûmes réveillés de très grand matin par le bruit des gongs, qui était le signal pour partir.

Le gong est un instrument de forme circulaire, fait de cuivre : il ressemble, en quelque façon, au couvercle d'une large casserole, qui sert en Chine aux mêmes usages que les cloches et les trompettes en Europe. Les sons qu'on en tire au moyen d'un gros maillet de bois recouvert de cuir, se font entendre distinctement à la distance d'une lieue.

Nous reçûmes notre quantité de provisions ordinaire, à laquelle on ajouta, pour la première fois, du vin du pays dans une jarre de pierre. Sa couleur est presque celle du vin qu'on appelle en Angleterre vin de Lisbonne, et est pareillement peu foncé ; mais il est plus fort, et d'un goût désagréable, à cause de son âpreté ; en un mot, c'est plutôt du vinaigre que du vin. La jarre dans laquelle il était renfermé pouvait contenir trois gallons d'Angleterre ; son ouverture était fermée par une large feuille de plantain enduite d'une espèce, de mastic en terre, et recouverte d'un parchemin rouge, sur lequel étaient tracés des caractères chinois qui indiquaient sans doute le contenu du vase.

Nous passâmes entre plusieurs villes très peuplées, situées des deux côtés de la rivière mais à une certaine distance. L'ambassadeur reçut les honneurs militaires de la part de leur garnison, qui s'était portée sur la bord de la rivière contigu à leur cantonnement : les deux rives étaient couvertes d'un peuple immense.

L'uniforme des soldats chinois consiste en un pantalon de nankin noir très large, avec des bas de coton piqué, faits en forme de bottes. Avant de chausser ces espèces de bottes et de les relever sur leurs pantalons, ils enveloppent leurs pieds d'un duvet de coton. Ils portent aussi de gros souliers faits de coton, dont les semelles ont au moins un pouce d'épaisseur, et sont très larges à la pointe. Leurs pantalons n'ont point de ceinture ; ils les ferment avec un simple ruban, auquel est suspendu un petit sac de cuir, leur servant de bourse pour serrer leur argent. Ils ne font usage ni de chemises, ni de camisoles, ni de cols ou cravates ; mais ils portent un large manteau de nankin noir, dont les manches très amples se terminent en un parement de nankin rouge. Ils ont au milieu du corps une ceinture, ornée dans le centre d'une pierre brillante de la grandeur d'une demi-couronne que l'on était tenté de prendre pour un diamant, malgré que ce ne fût qu'une substance dure ou pâte faite de riz. À cette large ceinture sont suspendus d'un côté une pipe et un sac à tabac, et de l'autre un éventail : ces objets leur sont fournis annuellement aux frais de l'empereur, ainsi qu'une portion journalière de tabac, dont la plante est très commune dans toute la Chine.

Les troupes chinoises que j'ai vues étaient toujours placées sur un rang, avec un grand nombre de drapeaux de différentes couleurs, presque tous d'une étoffe de soie verte, bordés en rouge, et ornés d'inscriptions en lettres d'or. Les soldats portent leur épée du côté gauche, mais la poignée est placée en arrière, et la pointe en devant, de sorte que lorsqu'ils la veulent tirer du fourreau, ils passent leurs mains derrière le dos, et retirent leur arme sans être aperçus, et avec une telle dextérité, qu'un ennemi qui ne connaîtrait pas cette manœuvre, aurait déjà reçu le coup avant de s'être mis en défense. Un arc traverse leur bras gauche, et de leurs épaules pend un carquois qui contient ordinairement douze flèches. Quelques-uns sont armés d'instruments de fer rouillé.

Leur tête est rasée tout entièrement à l'exception d'une petite partie sur le derrière, où les cheveux qu'ils entretiennent avec soin pour les faire grandir, forment une tresse qui leur tombe sur le dos, et dont l'extrémité est attachée avec un ruban. Ils sont couverts d'un chapeau de paille peu profond, et très joliment fait, qu'ils retiennent au moyen d'un cordon noué sous leur menton, et qu'ils ornent d'une touffe de poils de chameaux peints en rouge.

Dans toutes les occasions pareilles à celle qui avait amené ces troupes sur les bords de la rivière pour rendre les honneurs militaires à l'ambassadeur, on place à chaque extrémité de la ligne un dais de soie, sous lequel s'asseoient les mandarins, jusqu'à l'apparition de la personne que l'on veut saluer, et d'où ils sortent et se montrent alors. Près de ces dais sont fixés en terre trois mousquetons d'environ 30 pouces de long dont l'ouverture est pointée en l'air. On les décharge au moment où le personnage qu'on salue passe devant le mandarin à l'extrémité de la ligne. Les Chinois disent qu'ils ne font usage de cette manière de tirer, dans les saluts qu'ils font, que pour prévenir tout accident, et qu'un canon chargé ne doit jamais être braqué que contre ses ennemis. Il n'est pas à supposer qu'en fait d'artillerie et d'armes à feu, les Européens puissent apprendre quelque chose des Orientaux ; mais l'expérience nous a appris néanmoins que, faute de la sage précaution des Chinois, nos canons et nos fusils ont occasionné bien des accidents malheureux dans nos jours de réjouissances publiques.

Les maisons répandues sur les bords de la rivière étaient bâties principalement en terre. Il s'en présentait rarement en pierre. Leur extrême propreté nous offrait un coup d'œil très agréable à notre passage devant elles.

Les femmes, dont nous vîmes un très grand nombre, avaient généralement la cheville du pied serrée avec un cordon rouge, pour empêcher leurs pieds, comme on nous le confirma, de s'étendre suivant leur grandeur naturelle. Ce cordon est si serré, qu'elles ne marchent qu'avec la plus grande difficulté. Lorsqu'on réfléchit que cette pratique extraordinaire commence des leur enfance, on est bien plus surpris qu'elles puissent même marcher. À l'exception de cette étrange habitude ou plutôt folie, et de la coiffure, il y a peu de différence entre le costume des hommes et celui des femmes de la Chine.

Ces dernières portent leurs cheveux tressés sur le devant de la tête, et enduits d'une espèce de pommade ; elles les rattachent avec beaucoup d'art au sommet, et les ornent de fleurs artificielles et de grandes épingles d'argent. Leurs cheveux de derrière sont crêpés fortement, et relevés presque jusqu'en haut. Sur tous les autres points, leur habillement correspond à celui des hommes ; il ne diffère de celui des soldats, dont j'ai déjà parlé, qu'en ce qu'il ne comporte pas d'armes ni de bordures rouges, et de touffes de poils au chapeau.

Autant que j'ai pu calculer, le trajet que nous fîmes sur la rivière dans la journée, n'excéda pas 24 milles. Plus de 600 jonques passèrent auprès de nous, et je puis assurer sans la moindre crainte d'exagération, que nous en vîmes le double mouillé à l'ancre. Je ne craindrai pas non plus d'ajouter, d'après les calculs les plus modérés, que nous aperçûmes au moins un demi-million d'individus.

La rivière, outre la variété et l'étendue de sa navigation, offre par elle-même un superbe spectacle, enrichi également de scènes magnifiques et pittoresques. Elle forme dans son cours les plus belles sinuosités. Ses deux rives sont ornées de maisons de campagne charmantes et de jardins délicieux, tandis que le fond de la perspective offre la plus riche culture et les paysages les plus agréables.

La flotte mouilla près du rivage à 8 h. du soir.

Samedi 10

Les gongs, d'après l'usage, donnèrent le signal du départ, et nous continuâmes notre trajet. Le temps était extrêmement chaud et pesant. Nulle interruption dans l'apparence de fertilité que le pays nous avait montrée jusque-là.

Nous vîmes pour la première fois des plantations de thé, objet bien intéressant pour les naturels d'un pays, qui, quoique privés par la nature de l'arbre qui le porte, en ont fait d'un besoin du luxe, une nécessité de la vie.

Le thé provient d'un arbuste dont la feuille étroite ressemble à celle du myrte : c'était le temps de sa fleuraison. Ses fleurs, que les Chinois recueillent et font sécher, donnent le thé le plus agréable, surtout lorsqu'elles ne font que d'éclore.

Nous remarquâmes comme une singularité extraordinaire que, quoique le pays abonde en thé, il en existe à peine pour la consommation des classes inférieures du peuple. En effet, les Chinois qui appartenaient à nos jonques ne manquaient jamais, lorsque nous avions fini de déjeuner, de demander les feuilles qui avaient servi à faire notre thé. Après en avoir exprimé toute l'eau, ils les étendaient au soleil pour les faire sécher ; ils les faisaient bouillir ensuite pendant un certain temps, et les versaient avec l'eau dans une jarre de pierre, pour en former leur boisson journalière. À mesure que la liqueur diminuait, ils y ajoutaient de l'eau bouillante, et par ce procédé les mêmes feuilles leur servaient pendant plusieurs semaines. Dans quelques occasions particulières, ils mettaient de nouvelles feuilles dans un vase qu'ils recouvraient après y avoir jeté de l'eau bouillante ; quelques minutes après, ils buvaient ce thé sans sucre, car les Chinois n'en mettent jamais dans cette boisson.

Nous trouvâmes plusieurs villages très peuplés, composés de jolies maisons d'un étage, et bâties en briques. Chacun de ces villages s'empressa de rendre à l'ambassadeur les honneurs dont il a déjà été question. La foule de peuple qu'attira un spectacle aussi nouveau que celui d'une flotte portant une ambassade européenne, est au-dessus de toute énumération et de toute croyance. Elle nous confirma ce que nous avions entendu dire de l'immense population de la Chine. Le spectacle que nous offrait la rivière, n'était pas moins étonnant, car le nombre des jonques que nous rencontrions à chaque instant était quelquefois si grand, que la rivière en était couverte.

La flotte jeta l'ancre, comme à l'ordinaire, à 8 heures du soir.


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Arrivée à Pékin

Pékin. Août, mercredi 21

La distance de la porte du Midi par laquelle nous entrâmes, à celle de l'Est par laquelle nous sortîmes, comprend, suivant l'estimation la plus modérée, un espace de 10 milles. Les rues principales sont aussi spacieuses que propres : elles ont 140 pieds de large, et une longueur proportionnée ; mais il n'y a que les côtés de pavés pour les personnes à pied. L'administration de police n'épargne ni argent ni soins pour en tenir le milieu toujours propre et sec ; elle entretient à cet effet des compagnies nombreuses de boueurs, qui sont aidés et surveillés en même temps par des détachements de soldats postés dans chaque quartier, soit pour faire observer les lois de police, soit pour maintenir l'ordre et la tranquillité parmi les habitants de cette immense cité. Je remarquai, en la traversant, un grand nombre d'hommes occupés à en arroser les rues, pour abattre la poussière qui, sans cette précaution, serait non seulement très incommode dans les temps secs, pour les passants, mais encore très nuisible aux boutiques.

Les maisons, quoique basses, peu étendues, mal distribuées dans l'intérieur, et à peine meublées, présentent à l'extérieur une très belle et très agréable apparence, par l'orgueil singulier que mettent les Chinois à en orner les devants, ainsi que leurs boutiques. Le dessus de celles-ci est couvert d'inscriptions en lettres d'or, tandis que les toits des maisons sont accompagnés de galeries richement peintes et décorées, où les femmes tiennent leurs assemblées et sont vues du public. Les piliers placés au-devant des portes des boutiques, sont dorés et peints, avec un pavillon en forme d'enseigne, où sont écrits le nom et le genre de commerce du propriétaire. L'intervalle de ces piliers est garni de tablettes et de cordons servant à étaler les marchandises.

Je remarquai un grand nombre d'étaux ressemblant parfaitement à ceux de nos bouchers pour la coupe et l'exposition des viandes. Les boucheries de Londres ne sont pas mieux approvisionnées que celles de Pékin. La curiosité me porta à m'informer du prix de ces viandes. En entrant dans une des boutiques, j'aperçus un gril de fer placé sur une espèce de braisière. Tandis que je tâchais par signes d'obtenir les renseignements que je désirais, le boucher retira de dessus le gril de la viande coupée par tranches de la largeur à peu près d'une couronne, et qui me parut assez bien cuite. Je pris une douzaine de ces tranches, qui pouvaient peser ensemble 7 à 8 onces. Je lui présentai alors un de ces cordons à travers lesquels sont enfilés des caxies ou petits billons, seule monnaie courante du pays ; il en détacha un conderon ou dix caxies, que je supposai être la valeur de la viande qu'il m'avait fournie. Je vis, en passant devant d'autres étaux, beaucoup de personnes qui se régalaient de ces tranches de bœuf et de mouton.

Les magasins de porcelaine attirent principalement les regards ; elles sont rangées dans un ordre et avec un art admirables, sur des tablettes élevées les unes au-dessus des autres sur le devant de ces magasins.

Outre le grand nombre de marchands établis en boutiques, il y en a des milliers qui parcourent les rues en criant leurs marchandises comme dans les villes de l'Europe. Ils portent en général un bambou qui traverse leurs épaules, et d'où pend à chaque extrémité un panier garni de poissons, de légumes, d'œufs, ainsi que d'autres comestibles. Pékin est rempli aussi de colporteurs ou petits merciers qui marchent avec une espèce d'havresac sur le dos, lequel contient différentes sortes d'étoffes dont les échantillons sont exposés à la vue. Ces étoffes se mesurent avec une aune de 16 pouces. Des essaims de barbiers vont et viennent dans les rues, tenant à la main les instruments employés dans le pays pour raser et nettoyer les oreilles. Il portent en outre une chaise, un réchaud et un petit vase rempli d'eau. Le passant qui désire se faire faire une des opérations ci-dessus, s'asseoit dans la rue ; la besogne achevée, l'opérateur reçoit une mace. Pour distinguer leur profession, ces barbiers sont armés d'une paire de grandes pincettes d'acier qu'ils ouvrent avec leurs doigts, et qui, lorsqu'ils les referment un peu fortement, produisent un son aigu qu'on entend à une distance considérable. Il n'est pas douteux que ce genre de commerce ne soit très lucratif à la Chine ; car tous les hommes y ont une partie de la tête rasée, et cette opération exige une main étrangère.

Je rencontrai dans plusieurs rues des ventes à l'enchère. Le crieur était établi sur une plateforme, entouré de toutes les marchandises qu'il avait à vendre. Il gesticulait avec force, et criait à tue-tête ; mais la contenance du public, qui était la seule chose que je pouvais interpréter, paraissait exprimer le plaisir qu'il avait à l'entendre.

Chaque rue principale aboutit à une grande porte ; car il n'y a pas de place dans Pékin. Ces portes, ainsi que le toit élevé au-dessus, sont richement peintes et vernies ; chacune porte le nom de sa rue écrit en caractères d'or. Toutes ces rues, qu'elles partagent en plusieurs divisions, perdent au delà leur dénomination ; sans cela, quelques-unes d'entr'elles auraient au moins cinq milles de long. Ces rues sont très belles, et occupent le centre de la ville : le milieu est séparé des trottoirs par une balustrade.

Les rues étroites sont terminées par de petites portes en treillis, qui se ferment chaque soir. Toutes les rues principales sont gardées, soit la nuit, soit le jour, par des détachements de soldats qui portent une épée à leur côté, et un long fouet à leur main, pour empêcher le peuple d'obstruer le passage, et châtier en même temps ceux qui contreviennent à la décence et au bon ordre.

Malgré la vaste étendue de Pékin, il y a peu ou même point de variété parmi les maisons, si ce n'est relativement aux couleurs dont elles sont peintes, comme je l'ai déjà observé. Ce ne sont exactement que de jolies loges, construites uniquement pour la vue, et sans aucune solidité. Il est rare d'en trouver qui aient plus d'un étage, à l'exception de celles qui appartiennent à des mandarins ; encore ces dernières ne s'élèvent-elles pas au-dessus de la muraille qui domine tous les bâtiments de Pékin, hormis cependant une très grande pagode et le palais impérial.

On ne trouve point, comme à Londres, de voitures publiques dans les rues. Les classes supérieures du peuple ont des palanquins, les autres des chariots couverts tirés par un cheval ou un mulet.

L'opinion que les femmes chinoises sont exclues de la vue des étrangers a très peu de fondement, si même elle en a ; car dans la foule immense de peuple qu'attirait notre cortège à son passage, il y avait au moins un quart de femmes, proportion infiniment plus grande que celle qui existe dans les réunions du peuple en Angleterre. Il faut convenir que si la curiosité est le partage des femmes d'Europe, elle l'est aussi des beautés de l'Asie, à en juger par l'empressement des Chinoises à nous voir passer.

Les femmes que nous vîmes en traversant Pékin, avaient de très jolis traits et une belle peau. Il nous parut cependant qu'elles n'étaient pas assez satisfaites de cette faveur de la nature, car elles y ajoutent du blanc : elles emploient aussi le rouge, mais d'une manière absolument différente de celle de nos dames européennes. En effet, elles ne l'appliquent que sur le milieu de leurs lèvres en une raie très foncée, ce qui, suivant moi, animait davantage encore leurs traits. Leurs yeux sont fort petits, mais extrêmement brillants. Elles ont les bras singulièrement longs et minces. La seule différence que nous aperçûmes entre le costume des femmes de Pékin, et celui des Chinoises que nous avions déjà rencontrées, consiste en ce que les premières portent un bonnet de velours ou de soie noir, orné de pierreries, qui se termine en pointe, et leur descend presque sur les yeux, et que leurs pieds, libres de toute entrave, avaient leur grandeur naturelle.

Après que nous eûmes passé la porte orientale de la ville, il se mit de la confusion parmi les voitures de nos bagages, ce qui nous obligea de faire halte un moment. Je profitai de cette occasion pour mettre pied à terre, et dégourdir mes membres de la gêne où les avait tenus la voiture. Je m'approchai en même temps des femmes réunies en assez grand nombre dans la foule qui nous environnait, et je me hasardai à leur adresser le mot chou-au, expression chinoise, qui veut dire belle. Elles parurent extrêmement flattées du compliment et m'entourant alors avec un air de modestie et de politesse, elles examinèrent la forme de mes vêtements, et la qualité de leur étoffe. Lorsque les voitures commencèrent à se remettre en route, je pris congé de mes honnêtes Chinoises en leur prenant la main, qu'elles me tendirent de l'air le plus affable. Les hommes qui étaient présents, loin de se fâcher de ma conduite, me parurent au contraire très satisfaits, du moins autant que j'en pus juger, de la marque d'attention que je venais de témoigner publiquement à leurs femmes. On peut donc conclure, de là, que les femmes de Pékin jouissent d'une portion raisonnable de leur liberté, et qu'ainsi la jalousie qu'on attribue si généralement aux Chinois n'est pas le caractère dominant, au moins de ceux qui habitent la capitale de l'empire.

Parmi les autres objets qui se présentèrent sur notre chemin, et qui fixèrent nos regards, nous rencontrâmes un enterrement, vraiment remarquable par la pompe de son cortège. Le cercueil, recouvert d'un dais orné de rideaux de satin, et garni de riches broderies et d'écussons, était placé sur un large brancard que portaient 50 à 60 hommes, à l'aide de longs bambous qui se croisaient sur leurs épaules. Ces hommes marchaient huit de front, et d'un pas grave et lent. Ils étaient suivis immédiatement d'une troupe de musiciens exécutant des airs funèbres qui n'étaient pas sans intérêt. Les parents et les amis du mort, vêtus de noir et de blanc, fermaient la marche.

Après avoir traversé les faubourgs de Pékin situés à l'est, nous entrâmes dans un pays fertile et beau, qui nous conduisit, au bout d'environ 4 milles de marche, à un des palais de l'empereur, nommé Yeumen-manyeumen, où nous arrivâmes sur les 5 heures de l'après-dîner. Nous étions accablés de l'extrême chaleur du jour, et de la fatigue d'un voyage à travers un peuple immense qui nous pressait de ses flots, et qui, sans exagérer, remplissait l'intervalle qui existe entre Tong-tchew et ce palais, c'est-à-dire, 30 milles.

Peu de temps après notre arrivée, nous reçûmes une très grande abondance et variété de provisions. Toute l'ambassade s'étant rafraîchie, chacun chercha à se délasser de ses fatigues dans les bras du sommeil.


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Espoirs, désillusions

Jéhol. Septembre, dimanche 15

L'ambassadeur, accompagné des premières personnes de sa suite, mais sans gardes ni domestiques, partit à une heure du matin, pour faire une seconde visite à l'empereur. Il se proposait, par ce que nous apprîmes, d'entamer la négociation dont il était chargé par la Compagnie des Indes Orientales, relativement à l'extension de son commerce.

Son excellence ne revint qu'à près de trois heures de l'après-dîner, et nous parut avoir l'air très satisfait. Ce que rapporta l'interprète M. Plumb, de la tournure que prenait la négociation, servit encore à augmenter nos espérances. Il nous dit que l'empereur, par l'entremise du Grand choulaa, était entré en matière avec le lord Macartney, et avait accédé aux demandes qui lui avaient été faites. Un second envoi de présents de la part de sa majesté impériale parut venir à l'appui de ce rapport favorable. Ces nouveaux présents consistaient dans une très grande quantité de magnifiques étoffes de velours, de satin et de soie, ainsi qu'en de belles lampes chinoises et des porcelaines superbes. Il y avait aussi un grand nombre de boîtes à mouches d'un travail parfait, dont l'extérieur était tacheté de mouches de la plus grande délicatesse sur un fond écarlate ; l'intérieur, peint en noir, reluisait comme le vernis du Japon.

Son excellence observa, pour la distribution de ces présents, et le dépôt de ceux qui étaient adressés à leurs majestés britanniques, la même marche qu'elle avait tenue pour les premiers.

Nous passâmes la soirée dans les transports de joie que venait de nous causer la nouvelle de l'heureuse issue de notre importante ambassade.

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Mercredi 18

L'ambassadeur, accompagné d'une suite peu nombreuse, fut dans la matinée au palais de l'empereur, pour avoir son audience de congé, le temps fixé pour notre séjour étant prêt d'expirer.

Son excellence se proposait en même temps de clore ses négociations. Voici ce que les gentilshommes d'ambassade laissèrent transpirer dans le temps à ce sujet.

D'abord l'empereur de la Chine refusa de signer, et même de faire un traité par écrit avec la cour d'Angleterre, pour ne pas dérober aux anciens usages et aux lois constitutionnelles de l'empire ; et il les eût respectés de même avec tout autre gouvernement. Il protesta ensuite de sa grande estime pour sa majesté et la nation britannique. Il se sentait très disposé à nous accorder des privilèges plus étendus qu'aux autres puissances de l'Europe dont les sujets commerçaient avec les siens ; et il était même prêt à sanctionner les nouveaux arrangements relatifs aux droits à acquitter par les navires anglais arrivant à Canton, article qui paraissait former le principal objet des négociations ; mais il déclara en même temps que les vrais intérêts de son peuple lui étaient trop chers pour en sacrifier un seul, et que conséquemment il ne se prêterait à rien de ce qui pourrait les blesser ; qu'il ne balancerait jamais à retirer ses faveurs à quelque nation étrangère que ce fût, aussitôt qu'il s'apercevrait de leur opposition avec le bien de ses sujets, et que c'était au commerce anglais à se comporter de manière à ne pas mériter de perdre les avantages que son cœur le portait à lui accorder de préférence à celui des autres peuples qui trafiquaient en Chine. Il conclut en disant que dans son opinion et le fort de sa conscience, il ne voyait nullement un traité par écrit ou une signature nécessaire à l'observation de sa parole.

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Vendredi 20

Il nous fut notifié, dans la matinée, l'ordre de quitter Jéhol le lendemain, pour nous rendre à Pékin, où l'on mettrait la dernière main aux négociations.

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Pékin. Octobre, jeudi 3

L'ambassadeur, en conformité de l'invitation qu'il avait reçue la veille, se rendit sans le moindre cérémonial au palais de l'empereur, où il fut question du traité entre son excellence et les ministres d'État ; et s'il faut en croire le bruit qui courut parmi nous, je ne sais trop sur quel fondement, les demandes de l'ambassadeur furent renvoyées par-devant le conseil impérial. Ce qu'il y a de certain, c'est que l'audience dura deux heures, que le résultat en fut tenu secret, et que rien n'indiquait qu'il nous fût défavorable.

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Vendredi 4

On conçoit facilement que les personnes qui ne formaient que la suite de l'ambassade n'étaient pas initiées dans le secret des négociations. Elles ne pouvaient donc juger de leurs progrès que par les arrangements qu'elles voyaient prendre relativement à notre établissement. Quoi qu'il en fût, nous ne vîmes pas sans une satisfaction particulière les ordres émanés de l'ambassadeur dans la journée pour la distribution de nos tables. Ils semblaient annoncer une continuation d'espoir de la part de son excellence, au sujet de la prolongation de notre séjour à Pékin, et en même temps une intention bien positive, de la part de la cour de Pékin, de nous donner tout le temps nécessaire pour l'heureux achèvement de notre traité.

... Comme nous ne doutions plus que l'ambassade résiderait quelque temps à Pékin, on déballa les superbes selles qui avaient été apportées pour son excellence et sir George Staunton, et on s'empressa de les mettre en état de servir, ainsi que leur bel équipage.

On reçut de la part de l'empereur une très grande quantité de présents pour leurs majestés britanniques. Ils étaient accompagnés d'autres pour l'ambassadeur et sa suite, à qui on les distribua comme ci-devant.

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Octobre, lundi 7

Les charpentiers furent employés à renforcer les caisses qui contenaient les présents de l'empereur de la Chine à leurs majestés britanniques.

Le bruit de la veille fut confirmé dans l'après dîner par un ordre de l'ambassadeur, qui nous enjoignait de nous préparer à partir de Pékin le mercredi suivant. On peut juger de notre surprise à cette nouvelle inattendue. La mortification qu'elle nous causa lui fut pour le moins égale ; car tous nos plans de bonheur et de repos, toutes les dispositions que nous avions faites en conséquence, et qui nous avaient coûté tant de peines, se trouvaient renversés dans un instant. Aux fatigues renaissantes de notre long pèlerinage, allaient se joindre l'humiliation qui accompagne toujours la soumission à un ordre tyrannique, et le découragement qui suit la douce espérance trompée. Mais les complaintes de l'intérêt personnel firent bientôt place à des regrets plus vifs. Nous ne sentîmes plus que le tort fait à notre pays, dans la rupture d'une négociation entreprise et suivie avec des travaux, une constance et des dangers infinis, qui avait en outre coûté des sommes énormes, et à la réussite de laquelle l'Angleterre attachait la plus grande importance, dans la vue de l'agrandissement de son commerce. Mais le coup était porté et le mal sans remède. Il ne s'agissait plus maintenant que de tâcher de faire différer notre départ, afin de nous donner le temps de nous préparer à quitter Pékin d'une manière convenable, et que l'ambassadeur n'eût pas l'air d'être chassé de la capitale d'un empire où il avait représenté le souverain de la Grande-Bretagne.

D'après ces considérations qui, l'on ne peut en disconvenir, étaient très fortes, notre mandarin fut chargé de représenter au Premier ministre qu'il nous était impossible de partir au terme fixé, que son espace trop circonscrit ne permettait pas d'emballer les effets de l'ambassadeur et de sa suite, de manière à les faire voyager sans risques ; qu'enfin ce terme était non seulement inconvenable, mais encore offensant pour l'ambassade. Le mandarin s'empressa d'exécuter sa commission, et il revint avec la permission du Grand choulaa de différer notre départ jusqu'au vendredi, délai que ce ministre trouvait suffisant pour nos préparatifs.

Mardi 8

Notre satisfaction fut de courte durée. Le même mandarin nous apporta dans la matinée un contre-ordre de l'empereur même, qui révoquait la permission de la veille, et enjoignait expressément à l'ambassadeur et à toute sa suite, de quitter Pékin le jour suivant. Cette nouvelle contrariété nous rejeta dans un état d'abattement et de confusion que je n'entreprendrai pas de décrire.

Les Chinois qui fréquentaient notre palais, nous rapportèrent que l'empereur considérant la négociation comme terminée entre les deux cours, avait témoigné sa surprise de ce que l'ambassadeur anglais, au lieu de se hâter de retourner dans son pays, cherchait à faire un séjour inutile à Pékin ; que sa majesté impériale était alarmée du nombre de nos malades, et craignait que la contagion ne se mît parmi ses sujets ; qu'enfin, lorsque les mortiers furent essayés en sa présence, elle admira l'invention de ces instruments de mort, mais qu'elle ne put cacher l'espèce d'inquiétude et surtout l'éloignement qu'ils lui inspiraient pour une nation qui en faisait usage ; nation dont il était était bien difficile de concilier les grands progrès dans l'art de la destruction, avec cet esprit d'humanité qu'elle disait être le principe fondamental de sa religion.

On nous fit beaucoup d'autres rapports de cette nature ; mais la raison alléguée par le gouvernement chinois, pour presser ainsi le départ de l'ambassadeur, portait sur les approches de l'hiver, qui, en faisant geler les rivières, rendrait le voyage à Canton, à travers les provinces du Nord, sinon impossible du moins difficile et long.

Quelle que fût la politique qui dirigea dans cette circonstance le gouvernement chinois, soit qu'il craignît que les propositions de la Grande-Bretagne ne blessassent les intérêts de ses sujets, ou qu'il eût à se plaindre de l'ambassade en elle-même, il est certain que la manière dont il fit partir l'ambassadeur de Pékin, était à la fois désagréable et mortifiante à l'excès. Dans la supposition même que ce gouvernement eût pour principe de n'admettre d'ambassadeurs étrangers que dans de certaines occasions, et de les renvoyer aussitôt leur mission remplie, il ne pouvait pas en faire l'application au lord Macartney ; car sa négociation ne paraissait nullement avancée. Fût-il entré d'ailleurs dans tous les arrangements qui concernaient notre établissement domestique, s'il ne s'était cru assuré de passer l'hiver à Pékin ? Il devait donc être fondé à penser que son séjour serait non seulement toléré, mais même agréé par l'empereur, et qu'il existait dans son conseil une disposition favorable au traité qui avait pour objet d'étendre le commerce entre les deux nations.

La défiance du gouvernement chinois n'avait pu tenir contre la tentation de recevoir une ambassade de la part de la Grande-Bretagne. La puissance de l'Angleterre, ses possessions dans l'Inde, la manière dont elle les y a acquises, l'état politique de l'Europe enfin, ne sont point des sujets étrangers à la cour de Pékin. Elle n'a pas oublié non plus l'établissement formé par les Anglais à l'île de Chusan, ni comment il fut détruit. L'empereur avait non seulement manifesté sa considération pour l'ambassade britannique, par tous les honneurs et les marques d'attentions qu'elle avait reçus en traversant ses États, mais il avait encore laissé entrevoir une très grande impatience de la posséder, en l'invitant à se rendre dans le lieu de sa résidence, en Tartarie lorsqu'il devait lui-même retourner bientôt à Pékin. En un mot, il n'y avait point de raison, du moins apparente, pour que l'ambassadeur une fois reconnu, il ne lui fût pas permis de poursuivre l'objet de sa mission. Quand on continuerait même de supposer que quelque changement survenu dans les dispositions de l'empereur soit par un motif d'intérêt national, soit par des indiscrétions de la part de l'ambassade, fut la cause de ce renvoi subit, les plus simples règles de l'étiquette et de la bienséance, ainsi que les premiers principes de la justice et de l'humanité ne permettaient pas de congédier sans la moindre formalité un ambassadeur de l'importance du lord Macartney, ni de lui ordonner non seulement de partir sans lui laisser le temps nécessaire pour les préparatifs les plus indispensables de son voyage, mais même de refuser un délai de deux jours à ses pressantes sollicitations. En trois mots voici notre histoire : nous entrâmes à Pékin comme des mendiants, nous y séjournâmes comme des prisonniers et nous en sortîmes comme des voleurs.


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