Jean-Benjamin de LA BORDE (1734-1794)

Jean-Benjamin de La Borde (1734-1794) : De la musique des Chinois, extrait de : Essai sur la musique ancienne et moderne. Pierres, Imprimeur, Paris, 1780. Tome premier, 20 planches.

DE LA MUSIQUE DES CHINOIS

Extrait de : Essai sur la musique ancienne et moderne,

Pierres, Imprimeur, Paris, 1780. Tome I, pages 125-148, 360-374, 432-435, + 20 planches.

  • "Un manuscrit précieux qui nous a été confié, nous fournira les moyens de parler de cette musique [chinoise], dont l'antiquité remonte, selon les Chinois, à des milliers d'années avant la nôtre... Le révérend père Amiot, missionnaire à Pékin, auteur du Mémoire que contient ce manuscrit, nous apprend dans un discours préliminaire, qu'ayant fait entendre, à plusieurs Chinois, les Sauvages, les Cyclopes & d'autres morceaux qui plaisent généralement à notre nation, ils n'y prirent aucun plaisir, & que l'un d'eux lui dit :
    — Les airs de notre musique passent de l'oreille jusqu'au cœur, & du cœur jusqu'à l'âme. Nous les sentons, nous les comprenons. Ceux que vous venez de jouer, ne font pas sur nous cet effet. Les airs de notre ancienne musique étaient bien autre chose encore. Il suffisait de les entendre pour être ravi. Tous nos livres en font un éloge des plus pompeux ; mais ils ajoutent en même temps que nous avons beaucoup perdu de l'excellente méthode qu'employaient nos anciens, pour produire de si merveilleux effets, &c."
  • "On voit que la fable des merveilleux effets a été de tous les pays, & nous ne croyons pas plus à ceux de la musique chinoise, qu'à ceux de la musique grecque. Cependant, il faut avouer, dit le père Amiot, que la musique, de temps immémorial, a été cultivée en Chine, & elle fait toujours l'un des principaux objets d'attention des magistrats & des souverains. Érigée en science, dès les commencements de la monarchie, elle a joui, chez les anciens Chinois, du double privilège, de pouvoir charmer les cœurs, par les différentes impressions dont elle les affectait à son gré, & de pouvoir faire les délices de l'esprit, par l'évidence des démonstrations exactement déduites des principes qui posent sur l'incontestable vérité."

Extraits : Le manuscrit du père Amiot
Des instruments modernes chinois - Catalogue des nouveaux instruments - Airs chinois
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Le manuscrit du père Amiot

Pien-tchoung. Jean-Benjamin de La Borde (1734-1794) : De la musique des Chinois, extrait de : Essai sur la musique ancienne et moderne. —  Pierres, Imprimeur, Paris, 1780. Tome premier.

On ne peut avoir, dit ailleurs le père Amiot, plus d'estime pour la musique, que n'en ont les Chinois.

Ils la regardent comme le principe, sur lequel ils fondent toutes les sciences. Ils l'appellent la science des sciences, la science universelle, & la féconde source, d'où découlent toutes les autres sciences.

L'antiquité de cette musique est incontestable, & il est prouvé que longtemps avant Pythagore, avant Mercure, & avant l'établissement des prêtres en Égypte, on connaissait à la Chine la division de l'octave en douze demi-tons, qu'on appelait les douze lu, qu'on les distinguait en majeurs & mineurs ; qu'enfin leur formation n'était qu'un simple résultat de la progression triple de douze termes, depuis l'unité jusqu'au nombre 177.147 inclusivement. On ignore pourquoi, dans ce temps-là, les Chinois ne faisaient mention dans leur échelle, que des cinq tons qui répondent à nos syllabes sa sol la ut ré, tandis qu'ils avaient, dans le mi & le si, de quoi compléter leur gamme. Les rapports que les Égyptiens avaient assigné entre les sons de la musique & les planètes, entre les mêmes sons & les lignes du zodiaque, les vingt-quatre heures du jour, les sept jours de la semaine, &c. ne sont qu'une copie informe de ce qui avait été fait par les Chinois, bien des siècles avant que les Égyptiens eussent une division du zodiaque en douze lignes, & les noms de Sabaoth, de Saturne, & d'autres, qui désignent les différents objets de ces rapports.

L'heptacorde des Grecs, la lyre de Pythagore, son inversion des tétracordes diatoniques, & la formation de son grand système, sont autant de larcins faits aux Chinois, qui sont incontestablement les inventeurs de deux instruments nommés le kin & le chê, lesquels réunissent à eux seuls, tous les systèmes de musique imaginés & imaginables. Les Grecs n'ont fait qu'appliquer aux cordes, ce que les Chinois avaient dit en parlant des tuyaux. Quelques-uns de leurs voyageurs auront pénétré à la Chine, & après s'y être instruits, autant qu'il leur aura été possible, ils auront rapporté, dans leur patrie, tout ce qu'ils avaient appris, & n'auront pas avoué les sources où ils avaient puisé.

Les calculs des Chinois, sur toutes les combinaisons des sons furent immenses, & la géométrie, née chez eux, leur fournit les meilleurs moyens de trouver leur génération, & leurs proportions.

Tchoung. Jean-Benjamin de La Borde (1734-1794) : De la musique des Chinois, extrait de : Essai sur la musique ancienne et moderne. —  Pierres, Imprimeur, Paris, 1780. Tome premier.

Les Chinois ont leurs fables, comme les Grecs avaient les leurs. Orphée, Linus & Amphion, ont bien l'air d'avoir été imités de Ling-lun, de Kouei & de Pin-mou-kia, à qui les Chinois, depuis plus de quatre mille ans, ont attribué les mêmes effets sur les pierres & sur les bêtes féroces ainsi que sur les hommes, quelquefois plus féroces qu'elles.

« Quand je fais résonner les pierres sonores qui composent mon king, les animaux viennent se ranger auteur de moi, & tressaillent d'aise, »
disait Kouei, célèbre musicien, plus de mille ans avant Orphée.

« L'ancienne musique chinoise pouvait faire descendre sur la terre les esprits supérieurs. Elle pouvait évoquer les ombres, elle inspirait aux hommes l'amour de la vertu, & les portait à la pratique de leurs devoirs... »

Voilà les effets attribués à la musique grecque.

« Veut-on savoir si un royaume est bien gouverné, si les mœurs de ceux qui l'habitent sont bonnes ou mauvaises ? qu'on examine la musique qui y a cours... »

Voilà Platon ; & c'est ce qu'a dit Confucius, longtemps avant lui.

On prétend que lorsque Confucius voyageait dans les différentes provinces de la Chine, on lui fit entendre un morceau de musique composé par le fameux Kouei, & que pendant plus de trois mois, il lui fut impossible de penser à autre chose. Les mets les plus exquis & les plus délicatement apprêtés, ne furent pas capables de réveiller son goût ni d'exciter son appétit, &c.

Le père Amiot assure que les Chinois sont les auteurs du système général de musique, d'où tous les autres sont tirés. Il date, dit-il, du commencement de leur monarchie, c'est-à-dire au moins 2.637 ans avant J. C. Et s'il a été tronqué ou altéré dans les siècles postérieurs, c'est que les principes, sur lesquels il est fondé, n'ont pas toujours été connus, & qu'ils ont été négligés pour des raisons très frivoles, tirées, pour la plupart, des faux préjugés, de l'astrologie judiciaire, &c.

Si on voulait, ajoute le père Amiot, donner seulement un abrégé de ce qu'ils ont écrit sur ce système, qu'ils prétendent fondé sur les lois immuables de l'harmonie universelle, il faudrait un grand nombre de volumes. Mais il se contente d'en rapporter les principaux traits, & il les emprunte des monuments les plus authentiques de la nation. D'où ce savant missionnaire conclut, dans son précieux Mémoire, que les Grecs & les Égyptiens, plus anciens qu'eux, ont puisé chez les Chinois les éléments des sciences & des arts. Il assure que cette vérité lui est démontrée par une foule de preuves, qui ne pourraient en être pour nous, à moins de connaître, comme lui, l'histoire de la Chine. Il s'attend à ne pas persuader ses lecteurs. Nous ne voyons pas pourquoi il a autant de défiance ; il est aussi possible, & même plus probable, que les Égyptiens qui voyageaient aient profité des connaissances des Chinois, qu'il ne l'est que ceux-ci, qui ne sortaient jamais de leur pays, aient appris des Égyptiens les sciences & les arts.

Kin, ché. Jean-Benjamin de La Borde (1734-1794) : De la musique des Chinois, extrait de : Essai sur la musique ancienne et moderne. —  Pierres, Imprimeur, Paris, 1780. Tome premier.

Les vérités que le père Amiot affirme ne paraîtront des paradoxes qu'aux yeux de ceux qui ne les entendront pas, & ne chercheront point à les approfondir. On ne peut que lui avoir les plus grandes obligations des peines qu'il s'est données pour nous procurer des recherches aussi savantes, & présentées avec autant de netteté que de jugement. Nous nous joignons à lui pour exhorter M. l'abbé Roussier, si connu par ses excellents ouvrages, à jeter sur la musique des Chinois toute la clarté qu'il a si bien su communiquer à ses écrits, sur la musique des Grecs. Personne n'entend mieux que lui la théorie, ni n'a plus que lui, l'art de la faire entendre aux autres.

Puisse cet essai, tout faible qu'il est, l'engager à prendre encore la plume, & à traiter à fond une matière si vaste & si curieuse.

Les Chinois regardent le son comme un bruit isolé, qui a un éclat plus ou moins fort, plus ou moins clair, de plus ou moins de durée, conformément à la nature du corps qui le transmet ; mais qui n'étant point encore soumis à la mesure & aux règles qui constituent le ton, n'a besoin, pour devenir tel, que d'être circonscrit dans les limites qui sont fixées par les lois immuables du lu.

Ces mêmes Chinois distinguent huit espèces différentes de sons, & ils prétendent que, pour les produire, la nature avait formé huit sortes de corps sonores, sous lesquels tous les autres pouvaient se classer.

Le métal, la pierre, la soie, le bambou, la calebasse, la terre cuite, la peau des animaux, le bois.

Cette division, disent-ils, n'est point arbitraire, on la trouve dans la nature, quand on veut se donner la peine de l'étudier.

Ils sont persuadés que, quoique l'on puisse tirer de chaque corps sonore tous les tons de la musique, il est cependant, pour chaque corps particulier, un ton qui lui est plus analogue que tous les autres, & que la nature, en combinant les parties qui le composent, lui a assigné, dans la distribution des choses, pour le concours de l'harmonie universelle. Cette assertion pourrait nous entraîner à des discussions trop longues pour notre sujet, il nous suffit d'avoir énoncé ces huit corps sonores, dans l'ordre que les Chinois croient qu'ils ont entre eux. Ces huit sortes de sons sont produits par des instruments particuliers, que nous allons nommer, dans le même ordre que celui des sons.

Les cloches, le king, le kin & le chê, les flûtes, ty, siao & koan, le cheng, le hiuen, les tambours, le tchou, le ou & les planchettes.

Notation de la musique chinoise, 1. Jean-Benjamin de La Borde (1734-1794) : De la musique des Chinois, extrait de : Essai sur la musique ancienne et moderne. —  Pierres, Imprimeur, Paris, 1780. Tome premier.
Planche 1.

Nous allons joindre ici un extrait de ce qui concerne la manière de noter la musique, chez les Chinois modernes.

Rousseau, dans son Dictionnaire de musique, n'a pas craint d'assurer, au mot caractères, que ni les Arabes, ni les Chinois, n'avaient point de caractères pour noter les sons. Nous avons en main de quoi détruire une assertion aussi hardie. On verra, ci-après, au chapitre de la musique des Arabes, comment ils notent leurs airs. Quant aux caractères musicaux des Chinois, il n'est pas de notre objet de donner ici les divers exemples qu'on en trouve dans les planches qui accompagnent le Mémoire du père Amiot ; mais nous allons rapporter une partie des détails où ce savant missionnaire est entré à cet égard, dans les manuscrits qu'il avait adressés en 1754 à M. de Bougainville (cahier C, page 53 & suivantes) ; & nous présenterons en original l'air chinois que Rousseau a donné dans son Dictionnaire.

Les caractères musicaux des Chinois ne diffèrent de ceux de leur écriture, ni pour la forme, ni pour la manière de les écrire, qui est par colonnes, & en commençant à droite. Voici les noms des sept premiers caractères qui représentent les sept sons différents d'une gamme, du grave à l'aigu : ho, see, y, chang, tché, koung, fan. Viennent ensuite les deux caractères lieou & ou, qui représentent les octaves des deux premières notes ho & see. Quant aux octaves des autres notes, elles sont exprimées par les mêmes caractères que les sons graves, avec cette différence, qu'on y ajoute à côté le caractère gin, qui désigne l'octave supérieure. Voyez l'exemple 1 de la planche première.

Outre ces caractères, les Chinois en ont encore d'autres qui se placent au-dessous des premiers, & expriment différentes modifications du son. Voyez l'exemple 2.

Le signe du n° 1, placé sous une note, augmente sa valeur du double.
Le signe n° 2 marque qu'il faut répéter la note.
Le signe n° 3 exprime une espèce de tremblement, & marque qu'il faut tenir la note.
Le signe n° 4 marque qu'il faut jouer trois fois la même note ; le signe n° 5, qu'il faut la jouer quatre fois.
Le signe n° 6 exprime ou un repos, ou la fin de l'air.

Voyez l'application de ces différents signes, exemple 3.

Enfin le tambour & les castagnettes, dont les Chinois se servent pour marquer la mesure, ont encore leurs signes particuliers, & qui se placent au côté droit des notes. Voyez les ex. 4 & 5.

Le signe n° 1 exprime qu'il faut frapper sur un des côtés du tambour ; le signe n° 2, qu'il faut frapper sur le milieu ; & lorsque le premier signe revient, on frappe sur l'autre côté du tambour. Le double signe, n° 3, exprime que le joueur de castagnettes & le tambour doivent frapper ensemble, le plus souvent pour marquer la fin de la mesure.

Notation de la musique chinoise, 2. Jean-Benjamin de La Borde (1734-1794) : De la musique des Chinois, extrait de : Essai sur la musique ancienne et moderne. —  Pierres, Imprimeur, Paris, 1780. Tome premier.
Planche 2.

À l'égard de la manière d'exprimer la valeur des notes, on peut dire que la mesure est comme notée chez les Chinois. Voici leur manière de la peindre aux yeux.

La valeur des notes se connaît, dit le père Amiot, page 55, par l'espace que cette valeur occupe. Le compositeur, un compas à la main, ou simplement à vue d'œil, détermine d'abord tout l'espace que doit occuper une mesure entière, ou encore mieux une demi-mesure; il assigne ensuite à chaque note la partie de cet espace qui lui convient, selon qu'il veut qu'on la tienne ou qu'on la passe rapidement. Voyez la planche 2, où les lignes tracées horizontalement, représentent, de l'une à l'autre, une demi-mesure.

Voici le rapport de la valeur des notes à ces lignes.

Si d'une ligne à la suivante il n'y a qu'un caractère, ce caractère vaut une blanche, s'il y en a deux, ils valent deux noires. S'il y en a quatre, ils valent quatre croches, &c. De même, si de deux caractères, placés entre deux lignes, le second est plus rapproché de la ligne inférieure, le premier vaudra alors une noire pointée, & le second une croche, puisqu'il est placé à l'extrémité du temps, & ainsi du reste. Mais il faut observer que la musique des Chinois est une musique grave, majestueuse, & par conséquent, lente dans ses mouvements, telle qu'elle a été chez tous les anciens peuples dans son institution.

La traduction de l'air, noté à la manière des Chinois, que présente cette planche, se trouve à la planche première. C'est le même air que Rousseau a donné dans son Dictionnaire, planche N, mais qui y est étrangement défiguré :

Musique chinoise. Extrait du Dictionnaire de musique de J. J. Rousseau

1° D'un morceau de musique chinoise, très lent & très grave, on a fait dans le Dictionnaire, une sorte d'air de danse, & certainement de très mauvais goût, en y exprimant par des croches, & d'une mesure légère, ce que le père Amiot traduit par des noires d'une mesure lente.

2° Presque tous les repos de cet air s'y trouvent à contre-sens, pour ne l'avoir pas fait commencer en levant, comme il aurait fallu le faire, dès qu'on réduisait à une demi-mesure ce qui, dans la construction de l'air chinois, forme une mesure entière.

3° À la mesure 3 de l'air, donné par Rousseau, on trouve deux fa ; sur quoi il faut observer que cet air chinois, ainsi que plusieurs autres morceaux de musique chinoise, n'est composé que de cinq notes, & n'a pour éléments que ce que les Chinois appellent les cinq tons, & qui sont ici sol la si ré mi, dans lesquels il n'y a ni fa, ni ut.

4° Enfin il y a, dans l'air défiguré, du Dictionnaire de Rousseau, quelques autres fautes dans les notes, qu'on pourra rectifier, soit sur l'original chinois que nous donnons ici, soit sur la traduction qui est à la planche première.

Nous avons transporté à côté de la première colonne de la planche 2, la traduction des caractères chinois que contient cette colonne ; il sera aisé aux amateurs de comparer le reste de l'air avec la traduction de la planche première. Nous avons marqué, sur cette traduction, l'endroit précis où commence chaque colonne de la planche 2, afin de faciliter davantage cette comparaison.

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Des instruments modernes chinois

Le kou. Jean-Benjamin de La Borde (1734-1794) : De la musique des Chinois, extrait de : Essai sur la musique ancienne et moderne. —  Pierres, Imprimeur, Paris, 1780. Tome premier.

Dans notre premier livre, page 125, nous avons essayé de donner une idée de l'ancienne musique des Chinois ; nous entreprenons dans celui-ci d'examiner celle qu'ils cultivent aujourd'hui ; & nous ne craindrons point d'assurer, d'après le père Amiot, qu'ils sont moins avancés qu'ils ne l'étaient il y a deux ou trois mille ans, à en juger par la comparaison des monuments anciens, avec ceux qu'ils ont érigés de nos jours.

L'empereur Kang-hi avait entrepris de faire adopter les principes de la musique européenne, qu'il goûta beaucoup dès qu'on lui en eut expliqué les premiers éléments. Il employa pour cela le père Pereira, jésuite portugais, & ensuite M. Pedrini, missionnaire de la Propagande, assez instruits pour pouvoir réduire en préceptes les principes de l'harmonie. Ils s'en acquittèrent si bien, que l'Empereur approuva tout ce qu'ils avaient fait, & ne dédaigna pas de se dire le compagnon de leurs travaux, & de publier qu'il avait eu grande part à leur ouvrage sur la musique.

Le livre fut imprimé dans l'enceinte même de son palais. Tout en était beau, papier, caractères, figures, impression. Sa Majesté en distribua des exemplaires à tous les grands de son Empire.

Quelques-uns, pour lui faire leur cour, se donnèrent la peine d'étudier les différentes combinaisons de nos sept notes & d'apprendre par cœur quelques airs qu'ils jouaient assez bien sur des instruments, à la manière européenne.

Mais, comme dès leur plus tendre enfance, ils étaient accoutumés à entendre parler de lu, de tiao, du son de la pierre, &c. — Qu'ils avaient entendu faire des applications des tons aux vertus morales, & aux qualités physiques de presque toutes les choses de la nature ; que d'ailleurs les principes de la musique européenne ne leur présentaient pas des idées aussi magnifiques, ils n'hésitèrent point à préférer intérieurement leur ancienne musique. Le figuré l'emporta sur le réel, & les préjugés firent taire la conviction.

Kang-hi connaissant parfaitement le génie de la nation qu'il gouvernait, vit bien qu'il lui serait impossible de l'engager à adopter une musique étrangère. Il savait combien de ruisseaux de sang ses ancêtres avaient fait couler pour contraindre les Chinois à se faire raser les cheveux à la manière des Tartares.

Il ne voulut point renouveler ces horribles tragédies, en exposant ses sujets à la désobéissance, pour une chose qui, au fond, n'en valait pas la peine.

Cependant comme c'est un point essentiel dans le gouvernement, que chaque dynastie ait sa musique particulière, il voulut que celle des Tartares Mantchoux eût aussi la sienne.

Il la fit composer suivant les principes adoptés dans l'Empire, les mêmes précisément que ceux dont nous avons donné le détail dans notre premier livre. Le seul changement qu'il se permit, fut dans la construction des instruments, auxquels il conserva cependant leurs anciens noms, leur forme & leur usage.

Le pai-siao. Jean-Benjamin de La Borde (1734-1794) : De la musique des Chinois, extrait de : Essai sur la musique ancienne et moderne. —  Pierres, Imprimeur, Paris, 1780. Tome premier.

La musique des Chinois est donc absolument la même qu'elle était vers les premiers temps de leur monarchie ; du moins quant aux principes, dont l'époque est fixée à l'année 2637 avant J. C. selon le père Amiot.

La musique, en usage sous la dynastie Tay-tsing, actuellement régnante, est la musique Chao-yo, dont on attribue l'invention à Chun. On l'emploie principalement dans les sacrifices. Le chef, ou surintendant, de cette musique, a l'inspection sur tous les musiciens, & porte le titre de tay-tchang-sée, c'est-à-dire, conservateur des cinq vertus capitales, & absolument nécessaires à l'homme, comme membre de la société. Ces cinq vertus sont l'amour universel pour l'humanité, la justice, la politesse ou les manières, le sage discernement, & la droiture du cœur. Il y a un tribunal particulier, & un nombre déterminé de mandarins, pour avoir soin de ce qui concerne la musique.

Lorsque des rois étrangers ou leurs ambassadeurs, viennent rendre hommage à l'empereur ; lorsqu'il tient son lit de justice, ou qu'il est assis sur son trône pour régler les affaires de l'Empire, on emploie la musique Chaya-ya. Chaque cérémonie a ses airs propres, que des mandarins particuliers font exécuter. Le surintendant préside en personne lorsque la musique se fait pour les sacrifices.

Dans la huitième année du règne de Kang-hi, on fit des règlements sur la musique, & on détermina la méthode à suivre, tant pour la théorie que pour la pratique. L'Empereur changea l'épithète de tranquille qu'on donnait à la musique de Chun, en celle d'amie de la concorde ; & c'est de ce beau nom qu'il décora la musique propre à sa dynastie.

Dans la cinquante-deuxième année du même règne, on changea les instruments de musique, & on en fit faire d'une nouvelle construction ; nous allons rapporter le règlement de l'Empereur à ce sujet.

Édit de l'empereur Kang-hi

« Le chef de la musique de mon Empire m'a représenté que les nouveaux instruments pour la construction desquels j'avais donné mes ordres, étant achevés, il était à propos de les faire insérer dans mon Livre des grands usages.

Les instruments dont on se servait sous mes prédécesseurs, étaient à la vérité d'une très bonne construction, mais ils étaient vieux & ne rendaient plus que des sons sourds & altérés ; c'est ce qui m'a engagé, après les avoir examinés moi-même avec beaucoup d'attention, à en faire construire de nouveaux, sur le modèle de ceux qu'on avait déjà, car je ne suis pas en état de donner rien de mieux en ce genre, que ce qui avait été fait sous la dynastie précédente, & tous les éloges que me donne le tay-tchang-sée, en me faisant auteur d'un nouveau système, & d'une nouvelle invention pour la musique & pour les instruments, doivent être regardés comme un effet de son zèle pour mon service & pour la gloire de mon règne.

Après avoir communiqué mon projet à mon Premier ministre, aux chefs des neuf principaux tribunaux de ma Cour, & à d'autres officiers de mon Empire, je leur ordonnai de me dire naturellement ce qu'ils en pensaient. Ils m'ont fait, d'une commune voix, la réponse suivante.

Les instruments de musique faits sous la dynastie précédente, sont fort imparfaits. Ils ne sauraient exprimer ni les délicatesses, ni les agréments, ni même les véritables tons de la musique, suivant le principes de laquelle on voit bien qu'ils n'ont pas été construits. Mais Votre Majesté a trouvé, par ses profondes réflexions, le moyen de corriger ce qu'ils avaient de défectueux, & d'en faire qui pussent rendre des tons justes & véritablement harmonieux. Nous croyons donc, & nous sommes pleinement convaincus que Votre Majesté rendra un service essentiel à l'Empire, si elle veut bien donner ses ordres pour qu'on grave tous ces instruments, & qu'on les insère dans le Livre des grands usages de l'Empire, avec la méthode de les construire, leurs dimensions & tous les moyens qu'on a employés pour les rendre tels qu'ils sont. Il serait à craindre, sans cette précaution, qu'on en perdît peu à peu la mémoire & que dans la suite des temps notre musique ne retombât dans l'état d'imperfection d'où Votre Majesté l'a tirée. Nous croyons donc qu'il est à propos qu'en les insérant dans le Livre des grands usages de l'Empire, on marque non seulement la méthode, & toute la théorie de leur construction, mais encore la lune, où par ordre de Votre Majesté, on commencera à s'en servir, &c.

Kou et fang-hiang. Jean-Benjamin de La Borde (1734-1794) : De la musique des Chinois, extrait de : Essai sur la musique ancienne et moderne. —  Pierres, Imprimeur, Paris, 1780. Tome premier.

Dans la cinquante-cinquième année du règne de Kang-hi, ce prince ordonna au gouverneur de la province de Petchely, de faire jouer la nouvelle musique dans la salle de Confucius, & de n'employer, pour l'exécution de cette musique, que les instruments de la nouvelle construction.

Dans la seconde année de son règne, l'empereur Young-tcheng ordonna que le chef de la musique des descendants de Confucius viendrait prendre du tay-tchang-sée les ordres & les instructions nécessaires pour l'exécution de la nouvelle musique dans la famille de Confucius. Sa Majesté donna les mêmes ordres pour tous les autres musiciens de l'Empire qui avaient soin de la musique des temples, salles & autres lieux où se font les cérémonies publiques. Il fut établi aussi une musique particulière pour la cérémonie du labourage de la terre, qui se fait une fois chaque année, & une autre pour le festin qui la suit.

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Catalogue des nouveaux instruments

Yu-king et kin-tchoung. Jean-Benjamin de La Borde (1734-1794) : De la musique des Chinois, extrait de : Essai sur la musique ancienne et moderne. —  Pierres, Imprimeur, Paris, 1780. Tome premier.

1. Le hoei. C'est une espèce de banderole, avec des figures mystérieuses en broderie d'or. Elle sert à rassembler dans un instant tous les musiciens, & demeure toujours à leur tête dans le lieu où s'exécute la musique que l'on fait pour l'empereur.

2. Le kou, espèce de tambour. La figure le représente avec tout son attirail. Sur ses pieds sont quatre animaux fabuleux accroupis, & l'espèce de dais, qui le couvre est de soie brodée d'or.

3. Le tchou, autre espèce de tambour. On voit la forme de la petite baguette dont on se sert pour le frapper. Le son est beaucoup plus sombre que celui de nos tambours.

4. Le po-fou, autre espèce de tambour qu'on frappe avec la main.

5. Le tchoung ou le jeu de cloches, est composé de seize petites sonnettes de métal, qui ont chacune un ton particulier. Nous en avons donné la division. On frappe dessus avec une petite baguette de bois, représentée dans la figure.

6. Le king est composé de deux rangs de pierres, taillées en forme d'équerre. Chaque rang est composé de huit. On frappe de même que sur le tchoung. Ces pierres sont calcaires, & de différentes espèces.

7. Le chê est le plus ancien des instruments, on prétend qu'il existait du temps de Fou-hi.
Il a trente-six cordes de soie crue ; ces cordes sont bien plus éclatantes que les cordes à boyau.

8. Le kin est à peu près du même genre & aussi ancien.

9. Le cheng, instrument à vent, est composé de plusieurs tuyaux, dont chacun a un ton propre. On souffle dedans, & on en tire un son fort mélodieux & très doux.
Une petite lame ou languette de cuivre fort mince & fort déliée, collée à chaque tuyau par un de ses bouts, fait que cet instrument a l'avantage de donner les mêmes tons, soit qu'on pousse l'air hors de soi, ou qu'on l'attire pour prendre haleine, ce qui procure des tenues aussi longues que l'on veut.

10. Le ty, flûte semblable à la nôtre, excepté qu'elle n'a point de clef, & qu'entre le trou de l'embouchure & celui qui donne le second ré dans nos flûtes, il y a dans la flûte chinoise un trou qu'on bouche avec une pellicule. De plus, il y a quatre autres trous dans la partie d'en-bas, deux sur les côtés & deux en ligne droite avec les six qui se trouvent à nos flûtes. Cette pellicule est celle qui couvre la moelle de bambou, & est aussi fine que notre pelure d'oignon ; il suffit de la mouiller pour qu'elle tienne.

11. Le pai-siao est un instrument dans le goût de celui que le père Mersenne appelle syringa panos. Il est composé de quatorze tuyaux arrangés l'un contre l'autre.

Instruments chinois au nom inconnu. Jean-Benjamin de La Borde (1734-1794) : De la musique des Chinois, extrait de : Essai sur la musique ancienne et moderne. —  Pierres, Imprimeur, Paris, 1780. Tome premier.

12. Le hiun est un instrument à vent fait de terre cuite & verni en dehors : il a un son grave, & est percé de cinq trous, sans compter l'embouchure.

13. Le siao est une espèce de flûte dont le son est mélodieux, & plus grave que celui des autres flûtes. Son embouchure n'est qu'une petite échancrure dans la partie d'en haut.

14. Le tché est un instrument à vent de bambou, d'ivoire ou d'ébène, & se joue transversalement.

15. Le ou est un tigre de bois creux en dedans, sur le dos duquel il y a de petites lames de cuivre, par le moyen desquelles on tire le son de cet instrument lorsqu'on passe par dessus une espèce de balai. Quelquefois ces lames de cuivre ont la forme de tuyaux.

16. Le kou est le tambour dont on se sert dans les représentations des comédies.
Il est attaché contre quatre colonnes, & on monte sur un escabeau pour pouvoir le battre.

17. Le fang-hiang composé de seize pièces de bois plus ou moins épaisses, pour l'accord. On frappe dessus comme sur le king.

18. Le yun-lo est composé de dix petits bassins de cuivre de différentes épaisseurs, pour avoir des sons différents.

19. Le koan est un instrument à vent qu'on joue avec une anche ; c'est une espèce de hautbois d'ivoire ou d'ébène ; l'anche est d'un roseau fort tendre, & toute d'une pièce.

20. Le pan n'est autre chose que deux bâtons plats que l'on met entre ses doigts, & que l'on fait frapper l'un contre l'autre, comme nous faisons avec nos castagnettes.

21. Le kin-tchoung, jeu de cloches, composé de seize, qu'on frappe avec une petite baguette de bois.

22. Le yu-tsing, composé de dix-huit pierres sonores, qui ressemblent beaucoup à la pierre d'agate.

23. Le kou ou tambour avec tout son attirail.

24. Le yo, instrument semblable à nos fifres.

25. Le tchang-kou est une espèce de tambour fait en forme de salière ; on monte ou on baisse le ton par le moyen d'un bâton transversal A, B.

On peut voir dans le manuscrit du père Amiot, envoyé à feu M. de Bougainville en 1754, les détails & les proportions de tous ces instruments mesurés avec la plus scrupuleuse attention, par pieds, pouces, lignes ; dixièmes, centièmes de lignes.

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Airs chinois


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