Martino MARTINI (1614-1661)

Martino MARTINI (1614-1661) : Sinicae historiae dicas prima. Munich, 1658. — Histoire de la Chine. Barbin & Seneuze, Paris, 1692 (Traduction du latin par Louis-Antoine Le Peletier).

Sinicae historiae dicas prima

HISTOIRE DE LA CHINE

Munich, 1658. — Barbin & Seneuze, Paris, 1692 (Traduction du latin par Louis-Antoine Le Peletier). Tome premier.

  • Avertissement : "Le père Martini, jésuite, auteur de cette première partie de l'histoire des empereurs de la Chine, ne s'est appliqué pendant les dix premières années du long séjour qu'il a fait en ce pays-là, qu'à s'instruire à fond de la langue, & de l'histoire des Chinois. En revenant en Europe par l'ordre de ses supérieurs, il composa cet ouvrage, qui ne contient que la suite des empereurs depuis l'établissement de cette grande monarchie, jusqu'à la naissance de Jésus-Christ. Sa mort a prévenu le dessein qu'il avait de donner le reste de toute cette histoire en deux autres décades, qui auraient fini à l'invasion de ce vaste empire par les Tartares qui le possèdent depuis plus de quarante ans."
  • "Le père Martini fonde la certitude de cette histoire sur les précautions que prennent les empereurs à chercher parmi les mandarins qui sont les gens de lettres, des historiens habiles & qui ne soient susceptibles de passion ni de flatterie : chaque empereur choisit l'historien de son règne, qui doit commencer où celui de son prédécesseur a fini, en sorte qu'il semble que cette longue histoire ne soit l'ouvrage que d'un seul auteur ; ce témoignage devrait préparer les lecteurs à donner créance à plusieurs faits historiques renfermés dans cet abrégé, & les faire recevoir comme très certains malgré leur peu de conformité avec nos idées de vraisemblance."
  • Début du livre premier : "Leurs Annales sont remplies de grandes absurdités, tant à l'égard du long âge des hommes, que de la durée du règne de leurs souverains ; & si l'on ajoutait foi à leurs historiens, il faudrait nécessairement croire, que la naissance du monde a précédé le Déluge de plusieurs milliers d'années... Il n'y a point de nation sur la Terre qui se soit autant appliquée que les Chinois, & qui soit si bien instruite dans la connaissance des temps : ils en sont redevables aux soins que leurs souverains ont toujours eus, & qu'ils ont encore, de choisir les plus savants d'entre leurs philosophes pour faire l'histoire de leurs prédécesseurs ; ce travail est brigué par les plus habiles de l'État comme un emploi très honorable. Chaque empereur nomme celui qui doit écrire tout ce qui s'est passé sous le dernier règne, & lui défend la dissimulation & la flatterie ; c'est par ce moyen que leur histoire est écrite d'un style tellement uniforme qu'on la croirait composée par un seul auteur. Mais ce qui est encore de très singulier, c'est que personne n'oserait travailler sur cette matière ; & comme elle remplit quantité de grands volumes, les particuliers se contentent pour ne pas accabler leur mémoire d'en faire de petits abrégés tel que peut être celui-ci. Mais comme ce serait un travail de plusieurs années de donner cette longue histoire, on s'est contenté de s'étendre sur les endroits dont le détail & les circonstances méritent d'être conservés à la postérité."

Extraits : Vaisseaux d'airain - Proverbes - Mentius - Notes de musique
Feuilleter
Télécharger/Lire aussi

*

Vaisseaux d'airain

pour le meilleur, pour le pire

[~ 2200.] Yuo fit faire neuf grands vaisseaux d'airain, sur chacun desquels on grava par son ordre la carte géographique d'une province. Ce prodigieux ouvrage dont les empereurs font un cas très particulier était non seulement recommandable par la beauté de son invention, mais aussi par le bonheur qu'on croyait attaché à sa possession ; quiconque s'en pouvait saisir était comme assuré de la couronne impériale, & l'on croyait que la sûreté de l'État dépendait de la conservation de ces vaisseaux.


[~ 2150.] Il y eut une célèbre éclipse de soleil sous celui de Chomkang... les peuples attendent ce moment avec de cruelles inquiétudes, & préparent des poêles & d'autres vaisseaux d'airain pour détourner de dessus leurs têtes l'orage dont ils se croient menacés, par le bruit confus qu'ils excitent en frappant sur ces vaisseaux.


[~ 1150.] Cheu [dernier empereur Chang] épousa une femme appelée Takia, la plus belle & la plus méchante de tout l'empire, & qui fut la cause ou l'exécutrice de tous les maux qui le désolèrent... Ils firent préparer un grand vaisseau d'airain au milieu duquel était planté une colonne de même métal enduite de graisse ; on la faisait rougir dans un grand feu quand on voulait exécuter quelqu'un, & on le forçait à élever cette colonne qu'il tenait embrassée jusqu'à ce que sa chair fût consumée jusqu'aux os, & l'empereur & l'impératrice prenaient plaisir aux cris effroyables qu'une si cuisante douleur arrachait à ce malheureux.


[~ 600.] Sous le règne de l'empereur Tingu, le roi de Zu leva une grosse armée sous prétexte de ranger à son devoir Loheni, prince de Cuo, qui s'était révolté contre l'empereur, mais à dessein de détrôner Tingu. Tingu lui envoya Sumoni, homme fier & intrépide, pour le complimenter de sa part, & pour lui ordonner de congédier ses troupes, & de s'en retourner chez lui. Le roi de Zu rendit à Sumoni tous les honneurs que méritait un envoyé de l'empereur, pour lui cacher le véritable sujet de son armement : il lui fit plusieurs questions dans l'entretien qu'ils eurent ensemble sur la grandeur & sur la figure des neuf vaisseaux d'airain de l'empereur Yuo, sur lesquels étaient exactement gravés les plans des provinces de l'empire ; on y voyait encore tous les poids & toutes les mesures dont on se servait alors, & l'on croyait comme on a déjà dit, que la possession de ces vaisseaux était un gage assuré de celle de l'empire. Sumoni comprit par les discours du roi de Zu qu'il en voulait à la couronne impériale, & lui répondit en ces termes avec la liberté dont il avait accoutumé de dire ce qu'il pensait :

— La possession de l'empire ne dépend pas de l'enlèvement des vaisseaux dont tu t'informes si soigneusement, & l'on ne peut s'en assurer la jouissance qu'en faisant profession d'une vertu bien éprouvée, & quand tu les aurais ravis, tu ne passerais toujours que pour un rebelle & pour un usurpateur ; il ne t'importe pas d'en savoir la grandeur ni la figure ; tu dois seulement t'abstenir d'une injustice en faisant un meilleur usage de ton pouvoir ; les destins n'ont pas encore résolu la perte de la race de Cheva, & le Ciel la protège encore assez pour en empêcher la destruction : renonce donc au dessein que tu as de la possession d'une couronne dont la providence seule a droit de disposer.

Le roi de Zu honteux de voir son entreprise découverte ramena ses troupes dans ses États, & le discours de Sumoni eut plus de force que toute une armée.


[~ 425.] Gueliü [Wei Lié] n'eut pas plus tôt succédé à Kahu, son père, que les neuf grands vaisseaux d'airain fondus par l'ordre d'Yuo, furent ébranlés par une force intérieure, dont on ne put deviner la cause, & l'on regarda ce prodige comme le présage du renversement de l'État.


[~ 360.] Hyeni [Hien] hérita de l'empire après la mort de Lieu son frère aîné, qui ne laissa point d'enfants, & régna plusieurs années, si l'on peut appeler régner la vie d'un prince qui n'eût que le nom d'empereur & que les princes tributaires attaquèrent ouvertement, après lui avoir refusé de le reconnaître pour leur souverain : chacun d'eux tâchait de se mettre en possession de ces grands vases d'airain auxquels on croyait que celle de la couronne était attachée ; mais Hyeni, pour leur ôter ce sujet de tentation les fit jeter dans un lac très profond de la province de Su ; le prince de Cin ne fut pas sitôt élevé sur le trône impérial, qu'il employa plus de mille ouvriers pour les en retirer sans en pouvoir venir à bout.


[~ 300.] L'empereur Foüs [Nan] vivait toujours dans un repos honteux, n'ayant plus que le titre de sa dignité, & les grands vaisseaux de l'empereur Yuo qu'on ne croyait pas être les véritables. Cependant les princes tributaires ne le pouvaient imaginer qu'on eût jeté cette marque de la possession de l'empire dans le fond d'un lac, vu le respect & la vénération que les peuples avaient pour ces vaisseaux, & ne doutaient pas que ceux qu'on avait voulu dérober à leur convoitise ne fussent contrefaits. Le roi de Zu fortement persuadé de cette supposition, & qui brûlait du désir de s'emparer des véritables, & des autres marques de la souveraineté, se prépara à faire la guerre à Foüs pour les enlever de force ; mais un de ses ministres qui n'approuvait pas cette violence se hasarda de lui en représenter les conséquences.

— À quel dessein veux-tu, lui dit-il, te rendre maître d'un empire qui n'a désormais pas plus de cent stades d'étendue, & de combien cette petite conquête peut-elle augmenter un royaume aussi vaste que le tien ? Les soldats de l'empereur grossiront tes troupes de gens mal disciplinés, & ce petit avantage te déshonorera en te faisant passer pour un rebelle, & pour un usurpateur ; je sais que tu n'en veux qu'aux anciens vaisseaux d'airain & aux autres marques impériales ; mais ces choses valent-elles la peine de se mettre en campagne & de s'attirer tous les autres princes sur les bras ? Il n'y en a pas un qui pour venger l'empereur de l'outrage que tu lui veux faire, ne se jette sur tes États, & ne tâche de s'en rendre le maître. Si donc ils s'acharnent pour disputer un vieux tigre pourri qui ne saurait suffire au moindre de tes repas (c'est l'empire expirant dont ce ministre entendait parler), & s'il ne s'agit que de neuf vaisseaux d'un vil métal, vois ce qu'ils seront capables de faire quand ils te les disputeront, au milieu d'un pays aussi riche, & aussi abondant que le tien, & qu'au lieu de courir après un tigre vieil & languissant, ils se verront à même d'une prodigieuse quantité de bêtes fauves !

Le roi de Zu convaincu par de si fortes raisons abandonna son entreprise.

*

Proverbes

Il fait son palais d'une chaumine pour s'entretenir avec des philosophes.


Le roi de Quei mourut, & Venhu fils de son fils aîné, lui succéda : ce jeune prince était doux & honnête, libéral & fort affectionné aux gens de lettres ; cette inclination attira beaucoup de philosophes à sa cour. S'étant un jour rencontré au retour de la chasse dans une cabane de bergers, il s'y fit servir à manger & fit mettre à table quelques philosophes qui l'avaient suivi : l'air qui s'obscurcit pendant le repas fit craindre quelque grand orage, & obligea le roi de faire atteler son chariot pour regagner son palais avant qu'il tombât de la pluie, mais ces gens de lettres le supplièrent de ne pas hâter son retour, & le plus habile d'entre eux prenant la parole :

— La pluie, lui dit-il, qui tombe lorsque l'on est à table ou lorsque l'on entend un concert de musique est d'un très bon augure, outre que celle-ci te ferme le chemin, & t'ordonne de demeurer ici jusques à ce que le Ciel soit devenu serein ; c'est à quoi tu dois obéir sans répugnance.

Venhu demeura paisiblement dans cette cabane jusques au retour du beau temps, & sa complaisance pour ce philosophe donna lieu à un proverbe dont se servent les Chinois pour louer ceux qui aiment les gens savants : Le roi Venhu, disent-ils, fait son palais d'une chaumine pour s'entretenir avec des philosophes.

Il ne faut pas toujours se servir du peigne pour démêler la jupe du lion.


Iangu [Shang Yang], colao du roi de Cin, ordonna encore aux voyageurs de prendre des certificats des gouverneurs des lieux par où ils passaient, enjoignant expressément à ceux-ci de veiller à la conduite des étrangers...

Iangu ne se contentant pas d'avoir établi ces lois admirables, tint sévèrement la main à leur exécution dans les choses mêmes de peu de conséquence. On l'avertit un jour que le fils aîné du roi & déjà déclaré son successeur à la couronne avait négligé de suivre ces nouvelles ordonnances; il en eut un sensible chagrin, & dit « qu'il ne fallait pas s'étonner du mépris que les peuples avaient pour les lois puisqu'ils se conforment à la conduite de leurs souverains » ;
— Il ne m'est pas permis, ajouta-t-il, de châtier le fils du roi qui doit succéder à son père ; mais je ferai châtier son précepteur afin qu'il veille de plus près sur sa conduite, de laquelle il est entièrement responsable.
Il fit effectivement marquer ce précepteur au front avec un fer chaud en punition de la faute de son disciple.

... Mais enfin la rigueur, avec laquelle Iangu punissait les moindres fautes, lui attira la haine publique, l'on ne le regardait plus que comme un tyran. Sitôt que le roi fut mort, les chefs d'un parti qui s'était formé dès son vivant contre ce ministre, l'accusèrent de rébellion, & portèrent leurs plaintes à Hoieü qui venait de succéder à son père. Ce jeune prince qui se souvenait encore du châtiment de son précepteur & des remontrances trop rudes que Iangu avait pris la liberté de lui faire, reçut volontiers ces plaintes. Iangu qui en fut averti, s'enfuit promptement de la cour de crainte que le roi ne se laissât aller à trop de ressentiment ; mais personne ne lui voulut donner retraite, parce qu'il n'avait pas de certificat, sans quoi il était défendu de recevoir des gens de dehors : cette nécessité le contraignit de revenir à la cour ; le roi l'abandonna à la fureur du peuple, qui non content de sa mort, pilla son palais, & massacra toute sa famille. On rapporte qu'il dit en mourant qu'il s'était lui-même creusé cet abîme, voulant faire entendre que la loi établie contre les voyageurs avait été cause de son malheur, qui justifia la vérité de ce proverbe, qu'il ne faut pas toujours se servir du peigne pour démêler la jupe du lion.

Quatre bons gouverneurs éclairent à mille stades à la ronde.


Les rois de Ci & de Quei s'étaient donné un rendez-vous sur les frontières de leurs États, sous prétexte de chasser ensemble, pour prendre des mesures de concert, & pour unir leurs forces contre le roi de Cin dont la puissance leur devenait formidable : la convention étant par hasard tombée sur les pierreries, le roi de Quei demanda à son allié s'il avait de beaux diamants ; le roi de Ci lui répondit qu'il n'en avait point du tout, & qu'il ne faisait pas grand cas de ces sortes de richesses :

— & moi lui repartit le roi de Quei, quoique ma principauté n'ait pas beaucoup d'étendue, j'en ai dix de la grosseur d'un œuf, qui jettent un si grand éclat qu'ils éclairent à douze stades à la ronde.

— Les miens, repartit le roi de Ci, sont bien différents des vôtres, car ils vivent & respirent : ce sont quatre gouverneurs, qui ont chacun soin d'une province & qui s'en acquittent avec tant de vigilance & de fidélité, que le repos & l'union qu'ils entretiennent entre mes sujets, font éclater leur réputation à plus de mille stades de leur gouvernement.

Le roi de Quei comprit avec chagrin qu'il se devait faire beaucoup plus d'honneur de la sagesse de ses ministres, que de la beauté de ses pierreries ; & la répartie du roi de Ci donna lieu à un proverbe dont on se sert encore aujourd'hui, quand en veut parler avantageusement du mérite d'un gouverneur : quatre bons gouverneurs éclairent à mille stades à la ronde.

L'opinion des trois oreilles.


Sunlong, célèbre sophiste, était alors en grande réputation, quoiqu'il eût plus d'éloquence & d'adresse que de véritable doctrine : il eut la hardiesse de soutenir dans une nombreuse assemblée de philosophes, que les hommes avaient trois oreilles & que celle qui était le vrai organe de l'ouïe était différente des autres ; il appuya cette proposition de raisons si vraisemblables, & qu'il débita avec tant d'esprit, que personne n'osa lui soutenir le contraire ; d'où vient que quand quelqu'un veut persuader une chose très difficile à croire, on dit encore aujourd'hui comme une manière de proverbe, c'est l'opinion des trois oreilles.

Cela vaut au moins quinze villes.


Le roi de Chaü avait une pierre très rare que les Chinois appellent yu, & c'est sur ces sortes de pierre que l'on grave les sceaux de l'empire ; elle se trouve dans le royaume de Cascar qui fait partie de l'ancienne Mauritanie, & ressemble à l'albâtre, & à l'agathe, mais son prix consiste principalement dans sa grandeur, & si elle est d'une figure carrée, & qu'il ne s'en faille qu'un demi-quart que ses côtés ne soient égaux alors elle est inestimable & l'empereur est le seul prince qui soit digne de la posséder. Le roi de Cin ayant découvert ce trésor envoya un ambassadeur à celui de Chaü, lui offrir quinze villes en échange de cette pierre. Le roi de Chaü crut que ce trafic n'était qu'un prétexte à lui déclarer la guerre, & voulut savoir sur cette proposition le sentiment de Siangu, le plus éclairé de ses ministres, & celui qui avait le plus de part en ses affaires, avant que de répondre à l'ambassadeur du roi de Cin.

— Tu feras ce qu'il te plaira, lui dit Siangu ; mais quelque parti que tu prennes, je crains que tu n'en reçoive du chagrin. Tu offenseras le roi de Cin en lui refusant une chose pour l'acquisition de laquelle il se met fort à la raison, & s'il ne te livre pas les places qu'il t'offre en échange, il te donnera un juste sujet de te plaindre de sa mauvaise foi. Si tu me veux confier cette pierre, je te réponds de te la remettre entre les mains, ou de rapporter une cession en bonne forme des quinze places qu'il te fait offrir.

Le roi de Chaü approuva fort cet expédient, & envoya Siangu chargé de la pierre au roi de Cin pour conclure ce traité ; mais il la laissa sur la frontière à des gens fort sûrs qui avaient ordre d'y attendre de ses nouvelles, & s'en alla trouver le roi de Cin : il lui déclara qu'il ne lui aurait pas si tôt livré ses places qu'il lui donnerait le trésor dont il témoignait avoir tant d'envie. Le roi de Cin qui s'était toujours flatté qu'on lui donnerait gratuitement fut quelque temps sans lui rien répondre, & Siangu piqué de ce mépris, envoya ordre à ceux qu'il avait laissés sur la frontière de reporter incessamment leur dépôt au roi de Chaü, il fit ensuite avertir le roi de Cin que son silence l'ayant persuadé qu'il n'avait pas dessein d'exécuter sa parole, il avait renvoyé ce précieux trésor au roi son maître. Le roi de Cin irrité de ce procédé le menaça du dernier supplice ;

— Il me sera très glorieux, lui répondit Siangu, de mourir innocent & fidèle à mon roi, tu es maître de ma vie, disposes-en à ta volonté.

Ce prince touché de cette intrépidité le renvoya chargé de présents, & la belle action de ce ministre donna lieu au proverbe donc on se sert encore aujourd'hui quand en veut louer une chose très précieuse, & très rare : Cela, disent-ils, vaut au moins quinze villes.

*

Mentius

Mentius [IVe s. av. J. C.], fameux philosophe qui ne cédait en sagesse ni en doctrine qu'au seul Confucius, fleurissait en ce temps-là. Sutius petit-fils de ce grand personnage, l'avait instruit dans la philosophie. Mentius lui ayant un jour demandé en quoi consistait la bonne administration d'un royaume, ce vieillard lui répondit, que c'était dans l'augmentation des biens du peuple :

— Eh quoi, repartit Mentius, je croyais qu'un véritable philosophe ne voyait rien de plus nécessaire à la conservation d'un État, que la justice & la charité, & qu'il faisait de ces deux vertus les principes de toute morale ; c'est pourquoi j'ai peine à comprendre que tu commences par inspirer aux hommes l'envie d'augmenter leur fortune, & que tu leur enseignes les moyens d'y réussir.

— Si tu comprends bien ma pensée, lui répliqua Sutius, tu verras que nous sommes de même sentiment, car le profit dont j'entends parler n'est légitime, qu'autant qu'il est conforme à la justice & à la charité ; mais il faut premièrement que ces deux vertus soient bien pratiquées par ceux qui sont chargés du gouvernement public : un souverain sans charité ruinera ses sujets, & se détruira par conséquent lui-même, & s'il ne garde que les apparences de la justice, on commettra impunément des crimes, on fera sous de faux prétextes des vols & des brigandages qui désoleront ses sujets, quoique la perte du bien des particuliers ne soit pas le plus grand malheur qu'il doive appréhender. Il s'ensuit donc que la justice & la charité font toutes les richesses d'un royaume ; d'où vient que le profit est appelé dans un ouvrage intitulé Yeking, le compagnon de la justice ; ainsi nous ne devons amasser du bien que pour mener une vie plus tranquille, & pour acquérir de la vertu ; & c'est enfin ce que l'union de la justice & du profit doit produire en nous de plus parfait.

Mentius alla trouver Hoieü roi de Quei l'an trente-troisième de ce règne, & commença dès lors un bel ouvrage de philosophie en forme de dialogue, rempli de grandes maximes pour l'instruction des souverains. Il ne s'est pas renfermé dans cette seule matière, il fait d'assez fréquentes digressions sur quantité d'autres sujets, qu'il traite avec une égale capacité : voici quelques-unes de ses maximes qui donneront une légère idée du génie & de la discipline des Chinois, & de leur exactitude sur les moindres choses qui concernent le bien public. Il recommande principalement aux rois, de ne point détourner les laboureurs du travail de l'agriculture, en quelque saison ni sous quelque prétexte que ce soit, & prétend qu'il n'y a que ce moyen d'entretenir l'abondance ; il veut qu'on pêche dans les lacs & dans les rivières avec des filets dont les mailles soient assez grandes pour laisser échapper les petits poissons, afin de leur donner par ce moyen le loisir de devenir plus gros; il ne permet d'abattre des arbres sans nécessité ; il faut, dit-il, les laisser tomber de vieillesse ou par la violence des vents ; il défend aussi de couper ceux qui sont trop jeunes, & dont les fruits ne sont pas encore mûrs pour quelque usage que ce soit : si un prince tient soigneusement la main à l'exécution de ces ordonnances, ce philosophe prétend que ses peuples s'en trouveront bien pendant leur vie, & qu'ils auront de quoi honorer leurs funérailles après leur mort ; mais il doit sur toutes choses prendre connaissance de leurs démêlés, & tâcher de les assoupir dès leur naissance. Ce philosophe recommande la conservation des arbres parce qu'on s'en sert beaucoup dans les édifices qui sont presque tous soutenus sur des colonnes de bois, & que leurs cercueils ne sont faits que de cette matière. Les Chinois font consister une partie de leur bonheur à s'assurer d'un bois très dur, & très solide pour se faire des cercueils, la plupart des gens riches en achètent à ce dessein qui leur coûtent près de deux mille écus, ce sont des ais d'un bois incorruptible, qu'ils font venir d'un pays très éloigné, & il n'y a point de ville considérable où l'on n'en fasse un fort grand débit ; ils les achètent de fort bonne heure afin de les garder plus longtemps chez eux avant leur mort. Mentius défend encore « de planter des arbres dans les terres labourables, de crainte d'ombrager les moissons, il ordonne de mettre des mûriers le long des murailles pour nourrir des vers à soie dont le travail est destiné aux vêtements des vieillards ; il défend de tuer des chiens, des pourceaux, des poules & plusieurs autres sortes d'animaux, à moins qu'ils ne soient déjà grands, de crainte d'en ruiner les espèces », & cette pratique s'est toujours conservée depuis ce temps-là. Ils se moquent des Européens qui mangent des cochons de lait & des poulets, & ne souffrent pas qu'on en vende dans les marchés publics. Ce même législateur veut encore, que les rois prennent soin de faire instruire la jeunesse, & que « tous les enfants apprennent dès leur bas âge à rendre obéissance à ceux qui sont plus âgés qu'eux ; il prétend que cette déférence les accoutumera à soulager les vieillards, & à les décharger des fardeaux qui les incommoderaient en faisant voyage. Il ne veut pas même que ces jeunes gens attendent qu'on leur demande ce service ; & leur enjoint de s'offrir de bonne grâce à le rendre à leurs anciens. Un prince qui prend soin d'inspirer de pareils sentiments à ses sujets & qui les élève dans le respect qu'ils doivent à leurs pères, & dans l'amitié que des frères & d'autres parents se doivent les uns aux autres, aura des peuples sages, modestes, & fidèles, & régnera fort heureusement ; mais si d'un autre côté il ne remédie au désordre que causent tous les animaux destinés à ses plaisirs, comme les chiens, les chevaux, & ceux que nourrissent les grands seigneurs de sa cour, attirail inutile dans le dedans de son palais, & au-dehors embarrassant & ruineux pour le public ; il aura beau dire que c'est la stérilité & non pas lui qui désole son royaume, c'est comme s'il s'excusait d'être auteur d'un meurtre dont il aurait chargé des assassins, car ce n'est pas sur la disette des fruits de la terre qu'il faut rejeter ces malheurs, mais sur le mauvais régime du souverain. »

Mentius entretenant un jour le roi sur cette matière :

— Je comprends, lui dit ce prince, par les belles choses que tu me dis, que les États s'augmentent par la sagesse de ceux qui sont nés pour les gouverner & qu'au contraire ils se détruisent par leur paresse & leur négligence : or quoique je ne me puisse vanter d'être fort vertueux & que je mérite trop justement le nom de güngin (c'est-à-dire un homme de peu de considération), cependant après m'être assez bien examiné, je me trouve sur plusieurs chefs beaucoup meilleur que les autres rois mes voisins, & je sais sans vanité bien plus exactement qu'eux rendre la justice ; d'où vient donc que leurs États s'augmentent, que le mien n'en a pas plus d'étendue ? J'éprouve de plus de continuelles disgrâces, j'ai perdu mon fils aîné, le roi de Ci a défait mon armée, l'on m'a forcé de demander la paix, & de rendre pour l'obtenir tout ce que j'avais conquis sur mes ennemis.

— Je sais, lui repartit Mentius, que tu fais ton plus sensible plaisir de la guerre, c'est pourquoi je te prie d'écouter attentivement une comparaison tirée de l'art militaire qui t'éclaircira merveilleusement cette difficulté : n'est-il pas vrai qu'une armée surprise s'effraie au bruit imprévu des tambours, des trompettes, & des armes d'une autre armée, qu'elle se met d'abord en désordre & que la peur qui s'empare du cœur des soldats leur fait jeter leurs armes pour s'enfuir avec plus de vitesse ; les uns courent jusqu'à la longueur de dix stades, les autres à cinq, d'autres à deux, & quelques-uns à une seulement ; ceux qui n'ont fui que pendant cinq stades se moquent de ceux qui se sont retirés à dix, ceux qui n'ont couru que l'espace de deux traitent de même ceux qui sont allés à cinq, & celui qui s'est arrêté au bout d'une stade reproche à tous les autres leur frayeur & leur lâcheté : que penses-tu de tous ces fuyards ?

— Ils ont tous lâché le pied, répondit le roi, & celui qui n'a fui que la longueur d'une stade, n'a guère eu moins de peur que les autres ;

— Si cela est ainsi, reprit Mentius, tu ne dois pas être surpris que ton royaume ne soit pas plus florissant que ceux de tes voisins, tu te dois regarder auprès d'eux comme ces soldats dont la fuite n'a pas été la plus honteuse, mais qui cependant ne sont guère plus assurés que les autres, & ce malheur est commun dans le siècle à tous les souverains de la terre.

Il recommande encore trois choses essentielles selon lui, au bonheur de la vie civile : le respect envers les potentats, la vénération pour la vieillesse, & de grands honneurs à la vertu en quelque lieu qu'elle se trouve.

Il dit encore des choses très rares sur la manière de régler les mouvements de l'âme, & sur les fonctions des sens extérieurs : lorsqu'il traite de la valeur & de la constance, il divise la première en intérieure & extérieure ; l'intérieure consiste dans une intrépidité à l'épreuve de toute sorte de crainte, & dans une entière confiance dans la victoire ; & l'extérieure à ne rien faire d'injuste ni de déraisonnable, & nomme faiblesse le défaut qui lui est opposé.

Il a fait encore un traité de la nature, dans lequel il rapporte les raisons dont il appuya son opinion contre celle du philosophe Cautius dans une dispute célèbre qu'ils eurent ensemble sur cette matière, Cautius revenait toujours à l'essence de la nature, & Mentius se renfermait dans son inclination au bien & dans ses effets ; c'était dans le fonds la même chose, mais différemment expliquée. Mentius soutenait que la nature avait autant d'inclination au bien, que l'eau a de disposition à couler en bas, & qu'elle ne se ferait pas moins de violence à mal faire que l'eau souffrirait de répugnance à couler en haut.

*

Notes de musique

Fohius [Fo-hi] inventa un instrument de musique monté de trente-six cordes, pour adoucir l'humeur farouche de ses sujets, & pour les accoutumer aux honnêtes divertissements, qui entretiennent la société parmi les hommes, ne croyant pas les pouvoir faire vivre dans l'union nécessaire au repos & à l'agrandissement d'un État sans le secours de la musique.

Le ministre [de Hoangti] inventa la musique, mais elle n'est pas aujourd'hui beaucoup estimée parmi eux ; quoique leurs anciens livres aient amplement traité de son excellence, les grands seigneurs ont peine à la souffrir ailleurs que dans les comédies, mais ceux qui la regrettent sont d'autant plus touchés du mépris qu'on a pour elle, que le philosophe Confucius pour lequel ils ont une singulière vénération, en parle avec éloge en plusieurs endroits de ses ouvrages, & qu'il soutient qu'on ne saurait bien gouverner un État sans le secours de cette science. Ils ont en revanche plusieurs instruments avec des cordes de soie, de fer, d'airain. Ils ont des cloches de différentes figures & grosseurs, qui toutes ensemble rendent un son fort agréable, & qui ressemblent assez aux carillons des églises de Flandres. Ils ont outre cela des sonnettes, des cymbales, des tambours, assez approchants des nôtres, & de certaines lames de pierres fort minces qui entrent aussi dans leur symphonie. Ils joignent aussi de petits ais qu'ils touchent avec les doigts comme des cliquettes, & en ont de plusieurs espèces. Entre leurs instruments où le vent est nécessaire, comme la trompette, les hautbois, & les flûtes, ils ont d'excellentes orgues faites à peu près comme les nôtres, mais beaucoup plus petites ; elles sont composées de plusieurs différents tuyaux pareils à ceux que les poètes donnent aux satyres & aux faunes, dans lesquels ils soufflent avec la bouche, & en tirent une harmonie beaucoup plus agréable que celle de tous les autres instruments de la même espèce.

Ce fut sous le règne de Kingu [544-519] que le roi de Ou, qui se voulait soumettre à l'empire, envoya des ambassadeurs au roi de Lu, pour prendre une entière connaissance de ses lois & de son gouvernement ; on dit qu'ils eurent ordre d'aller apprendre la musique chez un prince de la famille de Cheva, parce que le mot de musique signifie dans les familles royales & impériales, la science des lois civiles & politiques, qu'ils considèrent comme un concert très juste, quand ces lois sont exactement observées : c'est en suivant cette idée qu'ils chantent de certains vers composés sur les lois & sur les ordonnances, en présence de leurs souverains, pour les instruire dans l'art de régner, parce que les princes se rebutent ordinairement du travail de l'étude, quoiqu'il n'y ait rien qu'il leur soit si nécessaire : c'est le premier de leurs devoirs ; c'est d'où dépendent le repos & le bonheur de leurs peuples, & ce n'est enfin qu'à cette condition qu'ils ont le droit de porter les couronnes.


*

Téléchargement

martini_histochine.doc
Document Microsoft Word 2.2 MB
martini_histochine.pdf
Document Adobe Acrobat 2.2 MB