Antonio d'Andrada (1580-1634), George Bogle (1746-1781) et Samuel Turner (1749-1802)

Voyages au Thibet faits en 1625 et 1626 par le père A. D'Andrada, et en 1774, 1784 et 1785, par G. Bogle, S. Turner et Pourunguir ;  traduits par J. P. Parraud et J. B Billecoq.

VOYAGES AU THIBET

faits en 1625 et 1626 par le père A. d'Andrada, et en 1774, 1784 et 1785, par G. Bogle, S. Turner et Pourunguir.

traduits par J. P. Parraud et J. B. Billecoq
Maison, Paris, an IV [1795], XII + 204 pages.

Biographies d'Antonio d'Andrada et George Bogle sur Wikipédia.

  • Léon Feer : "Ce fut seulement en 1624 qu'un jésuite portugais, le père Antonio de Andrada, osa le premier franchir la formidable barrière de l'Himalaya, et exécuta deux fois de suite, en 1624 et en 1625, ce périlleux passage...Il eut dès l'abord des succès assez remarquables...Toutefois, il ne paraît pas que cette mission ait prospéré ; il est certain qu'elle n'a laissé aucune trace."
  • L. F. : "1774. Le premier [ambassadeur britannique] fut George Bogle. Bogle se rendit au monastère de Tashilhounpo, auprès du lama. Pendant un séjour de six mois, il s'attacha à gagner les bonnes grâces de ce personnage, et à jeter les bases d'une union commerciale entre les deux versants de l'Himalaya... La mort simultanée du lama tibétain et de l'ambassadeur anglais vint interrompre cet arrangement."
  • L. F. : "1784/85. A la première nouvelle que le lama défunt était revenu à la vie, c'est-à-dire qu'un enfant choisi entre beaucoup d'autres, comme étant le lama lui-même, avait été désigné pour lui succéder, Hastings résolut de le faire complimenter par un ambassadeur. Samuel Turner suivit le même chemin que Bogle, se rendit au monastère de Tashilhounpo où il fut témoin d'une importante cérémonie, l'installation solennelle du pontife. Après quoi il eut une audience de ce souverain de dix-huit mois, et s'acquitta auprès de lui de sa mission...Peu de temps après, un indigène, le moine indien Pouranghir, qui avait jadis accompagné Bogle, fut chargé à son tour d'une mission."
  • L. F. : "Politiquement, les résultats de ces ambassades ont été nuls."


Extraits : Antonio d'Andrada, 1625. Sur la route, au-delà de Manà. - George Bogle, 1774. La cérémonie de réception par le techou-lama - George Bogle,1774. Quelques traits du Thibet - Samuel Turner, 1783. Entrevue avec le techou-lama, au monastère de Terpaling
Feuilleter
Télécharger

*

Antonio d'Andrada, 1625. Sur la route, au-delà de Manà.

Nous nous arrêtâmes dans le dernier village nommé Manà, pour attendre la fonte des neiges dans un désert qui conduit au Thibet, et par lequel on ne peut passer que durant deux mois de l'année ; pendant les dix autres mois tous les chemins sont obstrués. C'est là que commencent d'énormes montagnes que l'on ne peut franchir en moins de vingt jours. On n'y trouve ni habitations, ni arbres, ni herbes, rien, en un mot, que des rochers presque toujours couverts de neige. Pendant les deux mois où le chemin est praticable, la terre est découverte en certains endroits, et dans d'autres, la neige est si solide qu'on peut marcher dessus. Il ne s'y trouve point de bois, ni même aucun combustible, de manière que les voyageurs ne peuvent manger que de l'orge grillé ; ils le jettent dans l'eau aux heures de repas, et font ainsi un mets dans lequel ils trouvent à boire et à manger : c'est leur unique aliment dans ce désert. Ils en mangent une grande quantité. Tant par le mal aise que par une certaine exhalaison pestilentielle qui sort de la terre, tout-à-coup on éprouve une révolution violente et intérieure qui vous fait périr en un quart d'heure, j'attribue ces morts subites à la cessation de la chaleur naturelle interceptée par le grand froid, et surtout à la mauvaise nourriture.

Quand on présume que le passage est libre et praticable, les gouverneurs des pagodes envoient au roi du Thibet des ambassadeurs avec des présents, pour lui demander la permission d'expédier des caravanes dans ses États. Tandis que nous attendions la réponse, disposés à partir avec la première caravane, le roi de Seranagar envoya des ordres, pour qu'on se saisît de nos personnes et qu'on nous amenât vers lui pieds et mains liés. Alors je résolus de partir secrètement et de traverser ce désert, quoique ce ne fût pas encore le moment. Après avoir pris tous les renseignements nécessaires, je laissai mon compagnon dans le village, avec la certitude qu'on ne lui ferait aucun mal, et me mis en chemin avant le jour, avec deux serviteurs chrétiens et un homme du pays pour nous servir de guide. Nous avions chacun un balandran pour nous couvrir, et une besace où étaient quelques comestibles. Nous marchâmes deux jours et hâtâmes le pas le plus qu'il nous fût possible, les neiges commençant déjà à nous donner bien de la peine.

Le matin de la troisième journée, nous vîmes arriver trois hommes envoyés par le gouverneur du lieu d'où nous étions partis. Ils nous dirent que nous n'avions qu'à retourner sur nos pas, si nous ne voulions pas nous exposer aux plus grands châtiments ; et se tournant vers notre conducteur, ils lui annoncèrent que sa femme et ses enfants étaient en prison, qu'ils y mourraient, que sa fortune était déjà confisquée ; ensuite ils m'adressèrent des menaces terribles, et ajoutèrent que je mourrais immanquablement de fatigue au milieu des déserts. On se doute bien que notre guide ne nous fut pas longtemps fidèle ; il rebroussa chemin. Quant à moi, qui savais celui que je devais suivre, je passai outre avec mes deux valets ; et les émissaires n'eurent pas le courage de nous en empêcher.

Alors, nous nous engageâmes dans le désert, avec d'autant plus de difficulté, que de temps en temps nous enfoncions dans la neige, tantôt jusqu'à la poitrine, et tantôt jusqu'aux épaules. Pour l'ordinaire, nous en avions jusqu'aux genoux ; souvent nous fûmes obligés de nous traîner de notre long sur la neige, comme si nous nagions : de cette manière, nous enfoncions infiniment moins. Tels étaient les travaux du jour ; la nuit n'était pas propre à nous reposer. Obligés d'étendre un de nos manteaux sur la neige, nous nous couchions dessus, et nous nous couvrions des deux autres le mieux que nous pouvions. La première journée il neigea si fortement depuis quatre heures après midi jusqu'à la pointe du jour, que nous ne pouvions pas nous voir, quoique nous fussions tous trois côte à côte. Pour ne pas rester ensevelis sous la neige, nous étions obligés de nous lever et de secouer nos manteaux. Nous avions perdu le sentiment dans différentes parties du corps, principalement aux pieds, aux mains, au visage. Une fois en voulant prendre quelque chose, il me tomba un morceau du doigt ; je ne le sentis pas et ne m'en aperçus qu'en voyant le sang couler le long de ma main. Nos pieds s'enflèrent et devinrent si engourdis, que nous n'aurions pas senti un fer chaud. En outre, nous n'avions plus d'appétit et nous manquions d'eau. Il y avait bien quelques fontaines, et la rivière Ganga n'était pas loin, mais tout était couvert ; et pour remédier à notre soif, nous fûmes obligés de manger de la neige. Quand le soleil paraissait, nous la faisions fondre dans un plat d'airain. Nous cheminâmes de cette façon jusqu'à ce que nous arrivâmes au sommet de toutes ces montagnes où se voit le lac d'où sortent la rivière de Ganga et une autre qui arrose les terres du Thibet. Nous avions alors presque perdu la vue ; mais j'avais moins souffert que mes deux valets, par les soins que j'avais pris. Cependant je restai plus de vingt-cinq jours sans pouvoir lire une lettre de mon bréviaire.

Après ces hautes montagnes, on trouve les immenses plaines du Thibet ; mais malheureusement nous ne pouvions plus rien distinguer ; il nous était même impossible de reconnaître les chemins et les passages fréquentés ; nos yeux fatigués et éblouis ne voyaient partout que du blanc. Alors nous perdîmes les marques et points de reconnaissance qui nous avaient jusqu'alors guidés dans notre marche, et nous désespérâmes d'arriver jamais au terme de notre voyage. Cependant nous n'étions qu'à cinq lieues de la ville royale ; mais ne découvrant qu'une plaine couverte de neige, et manquant de provisions et de forces, nous conférâmes sur ce que nous avions à faire. Cette nuit-là, il fut décidé entre nous, que nos serviteurs s'en retourneraient au village où nous avions laissé mon compagnon ; ils pouvaient s'y rendre en six jours. Quant à moi, je devais rester au pied de la montagne, blotti dans un coin où la neige serait fondue et où je trouverais une grande pierre pour me garantir du vent. Le lac dont j'ai parlé, m'aurait fourni amplement de l'eau, et j'avais encore assez de provisions pour six à huit jours, en attendant l'arrivée de mon compagnon ou de quelque voyageur qui pourrait me conduire au Thibet.

Dès le grand matin, j'engageai mes serviteurs à partir, en leur recommandant de presser le pas. Pour les encourager et les déterminer, je leur représentais qu'ils connaissaient déjà la route et qu'ils n'avaient qu'à descendre. Mais bientôt ils fondirent tous en larmes et me dirent qu'ils n'avaient pas le courage de m'abandonner, ni de faire quatre pas sans moi. J'insistai sans rien obtenir, heureusement pour eux, car ils seraient immanquablement morts en route. Je fus donc obligé de retourner sur mes pas avec eux, non sans crainte d'être retenus prisonniers dans ce village. Le chemin me paraissait d'autant plus aisé, qu'il n'y avait qu'à descendre. Cependant mes valets eurent beaucoup de mal ; les ampoules de leurs pieds les empêchaient de marcher. Nous nous traînâmes ainsi durant trois jours et demi consécutifs. Vers la fin du jour, nous entendîmes la voix d'un homme qui criait dans le désert ; et quoiqu'il nous fût impossible de l'apercevoir, nous dirigeâmes nos pas vers l'endroit d'où cette voix partait. Nous rencontrâmes un paysan qui me donna des nouvelles de mon compagnon. Les habitants de Manà, loin de s'opposer à son départ, voulaient qu'il le hâtât ; ils étaient en outre très inquiets sur mon sort et regrettaient beaucoup de m'avoir laissé partir seul, parce que le roi les rendrait responsables des accidents qui pourraient m'arriver. Ces nouvelles, et surtout la convalescence de mon compagnon, me comblèrent de joie. En outre, je ne craignais plus d'être arrêté et retenu prisonnier. Le guide qu'on avait envoyé au-devant de nous, m'assura que les habitants de Manà avaient prié et payé le gouverneur, pour qu'il permît à mon compagnon de venir me joindre. Cet homme était chargé de m'apporter quelques rafraîchissements, de la farine d'orge, du miel et quelques habits pour nous défendre contre le froid.

Après avoir marché trois jours sous sa conduite, nous arrivâmes à trois journées de Manà dans un endroit où il était tombé très peu de neige, et où l'on trouvait plusieurs cabanes pour se mettre à couvert. Nous nous y reposâmes, quelques jours ; et pendant notre séjour, mon compagnon arriva avec la caravane. Il ne me reconnut que lorsque je lui sautai au col pour l'embrasser. Cependant je me portais alors mieux que jamais, et je n'avais d'autre incommodité qu'une grande faiblesse d'yeux qui ne me permettait pas de supporter la lumière. Mais les naturels même du pays qui nous accompagnèrent, n'étaient pas beaucoup mieux. Ils souffraient infiniment, malgré les instruments dont ils se servent pour se garantir de la réverbération du soleil sur la neige. Nous restâmes un mois et demi dans cet endroit pour attendre la fonte des neiges, ensuite nous prîmes le chemin par lequel j'avais déjà passé ; mais il était alors praticable.

Le roi du Thibet était déjà informé de notre arrivée, et sachant que nous venions d'un pays très éloigné, il avait donné ordre aux chefs de la caravane de prendre soin de nous, et qu'on me fît entendre qu'il me procurerait tout ce que je voudrais dans son empire. Trois jours avant notre arrivée, nous reçûmes de sa part trois chevaux, pour moi, pour mon compagnon et notre valet. Ils ne pouvaient venir plus à propos ; car à notre arrivée dans la ville, le peuple se précipitait en foule autour de nous, et toutes les femmes étaient aux fenêtres pour nous voir comme des objets extrêmement rares et curieux.

*

George Bogle, 1774. La cérémonie de réception par le techou-lama

Voyages au Thibet faits en 1625 et 1626 par le père A. D'Andrada, et en 1774, 1784 et 1785, par G. Bogle, S. Turner et Pourunguir ;  traduits par J. P. Parraud et J. B. Billecoq.
A Déchéripgay, le techou-lama reçoit George Bogle, envoyé de la Compagnie des Indes Orientales. Peint par Tilly Kettle, 1775.


Arrivée à Déchéripgay


Aussitôt après notre arrivée à Déchéripgay où le lama résidait alors [le lama avait fixé sa résidence à Déchéripgay, à cause de la petite vérole, qui avait fait des ravages dans sa capitale, Techou-Loumbo], nous entrâmes dans le palais, nous nous promenâmes dans la cour, et parvînmes dans nos appartements au moyen des échelles.

Déchéripgay est située dans une vallée étroite et au pied d'une montagne escarpée et couverte de rochers. Le palais est petit ; il n'a que deux étages ; des rangs de petits appartements l'environnent de trois côtés, ainsi qu'une galerie de bois qui en fait le tour, ce qui forme une petite cour qui est pavée de marbre. Tous les escaliers sont de larges échelles. Les toits sont décorés d'ornements en cuivre doré, et sur le front de la maison, sont placées trois assiettes rondes d'airain, emblème de Om-ham-hong. L'appartement du lama est au faîte. Il est petit, et tout tapissé d'étoffes de soie de différentes couleurs, et de vues de Potalla, de Techou-Loumbo, etc.

Dans l'après-midi, j'eus ma première audience du lama, j'ai rendu compte ailleurs de l'entretien : je ne parlerai ici que des cérémonies.

Cérémonie de la réception faite par le lama

Le lama était sur son trône de bois, sculpté et doré, avec quelques coussins, sur lesquels il était assis les jambes croisées. Son habillement était un bonnet en forme de mitre, d'un large drap jaune, avec de longues oreilles, doublées de satin ; une jaquette de drap jaune, sans manches, et un manteau de satin de la même couleur, jeté sur ses épaules. À l'un de ses côtés se tenait son médecin, avec un paquet de parfums et des branches de bois de sandal qui brûlaient dans sa main. De l'autre, était son sopon-chombo ou porte-coupe. Je plaçai devant lui le présent du gouverneur, lui remis dans les mains mes lettres de créance et un collier de perles, ainsi qu'un mouchoir blanc pour mon compte, suivant la coutume du pays. Il me reçut de la manière du monde la plus obligeante, j'étais assis sur un tabouret élevé couvert d'un tapis. On mit devant moi et devant M. Hamilton, qui m'accompagnait, des assiettes de mouton bouilli, de riz bouilli, de fruits secs, de confitures, de sucreries, de paquets de thé, des moutons entiers desséchés, etc.

Le lama but deux ou trois tasses de thé avec nous, mais sans faire aucune prière. Il nous invita deux ou trois fois à manger ; et, lorsque nous nous retirâmes, il nous jeta sur le cou des mouchoirs blancs. Après deux ou trois visites, il nous reçut, excepté les jours de fêtes, sans aucune cérémonie, la tête découverte, vêtu d'une simple jupe de serge rouge que portent tous les gylongs, en bottes de cuir de Bulgarie, avec une veste de drap jaune, les bras nus et un morceau de gros drap, jaune, jeté en travers sur les épaules. Son siège était, tantôt une chaise, tantôt un banc, couvert de peaux de tigre. Le seul sopon-chombo était présent. Quelquefois il se promenait avec moi dans la chambre, m'expliquait les diverses peintures, ou m'entretenait de quelque sujet indifférent ; car, bien qu'il soit révéré, par toutes les montrées orientales de l'Asie, comme le substitut de Dieu, doué d'une portion de la science infinie, et de plusieurs autres attributs divins, il met de côté, dans ses conversations, tout ce que son caractère a d'auguste, s'accommode à la faiblesse des mortels, s'attache plus à gagner l'amour qu'à inspirer la crainte, et se conduit de la manière la plus affable avec tout le monde, surtout avec les étrangers.

Lama actuel

Le techou-lama actuel est âgé d'environ quarante ans, de petite taille, et quoiqu'il n'ait pas beaucoup de corpulence, il paraît avoir des dispositions à l'embonpoint. Son teint est plus beau que celui de la plupart des habitants du Thibet, et ses bras sont aussi blancs que ceux d'un Européen. Ses cheveux, noirs comme du jais, sont coupés très court ; il ne laisse jamais croître sa barbe et ses moustaches plus d'un mois ; il a les yeux petits et noirs ; il y a, dans sa physionomie, une expression de bienveillance et de sérénité. Son père était un Thibétain, sa mère, une parente très proche du rajah de Ladack. C'est d'elle qu'il a appris la langue de l'Indostan, dont il n'a qu'une connaissance médiocre, et qu'il aime singulièrement à parler. Son caractère est ouvert, franc et généreux ; il est d'une grande gaîté dans sa conversation, qui est très agréable ; il conte une anecdote plaisante avec beaucoup d'enjouement et de vivacité. Je cherchai à découvrir, dans son caractère, ces défauts qui sont inséparables de l'humanité ; mais il est si généralement aimé, que ce fut sans succès, personne ne trouvant dans son cœur de quoi mal parler de lui.

Attouchement du lama

Une immense multitude de peuple vint pour rendre ses hommages respectueux au lama, et pour recevoir sa bénédiction. Il était assis sous un dais, dans la cour du palais. Les fidèles étaient tous rangés en cercle. Les laïcs vinrent les premiers. Chacun faisait son offrande suivant ses moyens ; l'un donnait un cheval, l'autre une vache ; quelques-uns apportaient des moutons entiers desséchés, des sacs de fleur de farine, des pièces de drap, etc., et ceux qui n'avaient rien autre chose donnaient un mouchoir blanc. Toutes ces offrandes étaient reçues par un domestique du lama, qui mettait un morceau de drap avec un nœud fait, ou supposé fait, par les mains du lama, autour du cou de ses pieux fidèles. Après cela, ils s'avançaient jusques au lama, qui était assis, les jambes croisées, sur un trône formé de sept coussins, et leur touchait la tête avec ses mains, ou avec une touffe de soie suspendue à un bâton, selon leur rang et leur caractère. Sur les gylongs ou sur les laïcs de distinction, il imposait les mains. Les annies, ou nonnes, et les laïcs d'une classe moins relevée, avaient un morceau de drap placé entre sa main et leur tête ; et il ne touchait le bas peuple, à mesure qu'il passait, qu'avec cette touffe de soie qu'il tenait dans les mains. J'ai souvent admiré sa pénétration à distinguer les différents ordres du peuple, surtout les jeunes prêtres d'avec les nonnes, quoiqu'ils soient vêtus de même, et quelquefois confondus et mêlés ensemble.

Charité du lama, surtout envers les fakirs

Entr'autres bonnes qualités que possède le lama, on remarque la charité. Il a de fréquentes occasions d'exercer cette vertu envers les fakirs, qui viennent de l'Inde ici. Il y a, dans le pays, un nombre infini de gens de cette profession, et le lama, qui parle assez bien leur langue s'entretient tous les jours avec eux de ses fenêtres, et recueille, par ce moyen, des connaissances sur les divers pays et gouvernements de l'Indostan.

Il leur donne par mois une certaine provision de thé, de beurre, de fleur de farine, etc., et, en outre, de l'argent. Souvent il leur fait, à leur départ, quelque présent considérable. Les pèlerins hindous, ainsi entretenus aux dépens du lama, peuvent être au nombre de cent cinquante, sans y compter environ trente fakirs musulmans ; car, quoique le génie de la religion de lama soit opposé à celui du mahométisme, il est doué d'une charité universelle, et il se montre exempt de ces préjugés, de ces idées étroites qui, voisines de l'ambition et de la cupidité, ont fait naître une source intarissable de maux pour les hommes. Sa charité envers ces pèlerins vient, j'imagine, en partie de la bonté naturelle de son caractère, en partie du désir qu'il a de s'instruire et de satisfaire sa curiosité sur l'Indostan, l'école de la religion du Thibet. Ces fakirs, quoiqu'il en soit, ne se font point scrupule de violer leurs vœux dans toutes les occasions si ce n'est pour manger du bœuf ; c'est une race d'hommes non seulement très incommodes, mais encore pétris de toutes sortes de vices.

*

George Bogle,1774. Quelques traits du Thibet

Le Thibet commence proprement à la croupe de la grande chaîne du Caucase, et s'étend de là en largeur jusqu'aux confins de la grande Tartarie, et peut-être jusqu'à quelques-uns des pays qui sont sous la dénomination des Russes. Lorsqu'on a une fois atteint le sommet des montagnes du Boutan, on ne descend point dans une égale proportion sur le côté du Thibet ; mais, marchant encore sur un terrain fort élevé, on traverse des vallées qui sont aussi larges et moins profondes que les premières, et des montagnes qui ne sont ni aussi escarpées, ni aussi hautes ; d'ailleurs, c'est le pays le plus nu et le plus sauvage que l'on puisse voir. Les bois qui couvrent partout les montagnes du Boutan, sont inconnus au Thibet ; et, excepté quelques arbres éparpillés auprès des villages, on n'y voit aucun de ces grands végétaux. Le climat est extrêmement rude et âpre. À Kamnanning, où M. Bogle passa l'hiver, quoiqu'il soit sous le 31ème degré 39 minutes de latitude, 8 degrés seulement au nord de Calcutta, il trouva souvent dans sa chambre le thermomètre de Fahrenheit au 29e degré au-dessous de la glace ; et au milieu d'avril, les eaux stagnantes étaient toutes gelées, et de grands flocons de neige tombaient continuellement. Cet effet est dû sans doute à la grande élévation du pays et à la vaste étendue de glace sur laquelle le vent du nord souffle continuellement, à travers les déserts de la Sibérie et de la Tartarie, avant de parvenir à cette formidable barrière.

Habitants

Les Thibétains sont d'une plus petite taille que leurs voisins méridionaux, et moins robustes : leur teint est plus beau ; et plusieurs d'entr'eux ont même un coloris inconnu aux autres climats de l'Orient.

Ceux que j'ai vus à Calcutta ont le visage entièrement tartare. Leur caractère est doux et joyeux, et ceux d'un rang supérieur sont polis et intéressants dans la conversation, où ils ne mêlent jamais ni compliments, ni flatteries. Les gens du commun, dans le Boutan et dans le Thibet, sont habillés d'étoffes grossières de laine de leurs propres manufactures, doublées de peaux d'animaux, qu'ils peuvent se procurer ; mais les personnes de distinction portent des habits de drap d'Europe, ou de soie de la Chine, doublés des plus belles fourrures de Sibérie. L'ambassadeur de deb-rajah, dans son habit d'été à Calcutta, ressemblait exactement à ces figures que nous voyons dans les peintures chinoises, avec le chapeau conique, la tunique de soie brochée, et des bottes légères. Le Thibétain qui porta la première lettre du lama, était enveloppé de fourrures de la tête aux pieds. La principale nourriture des habitants est le lait de leurs troupeaux, dont ils font du fromage et du beurre, ou qu'ils mêlent avec la farine de pois, et d'orge grossier, seuls grains que le sol produise ; et même, ils sont en petite quantité ; mais ils ont du riz et du froment, qu'ils tirent du Bengale, et d'autres pays voisins. Leurs rivières, et celles des États voisins, leur fournissent du poisson que l'on sale et envoie dans l'intérieur. Ils ne manquent pas de viande de mouton et de cochon, dont ils élèvent des troupeaux sur leurs montagnes ; et ils ont aussi du gibier, mais pas en abondance. Ils ont une singulière méthode de préparer le mouton, qui consiste à exposer l'animal entier, après en avoir ôté les intestins et autres viscères, au soleil et aux vents froids du nord, qui soufflent dans les mois d'août et de septembre sans gelée, exposition qui fige les sucs et dessèche la peau, de manière que la viande se conserve toute une année. Ils la mangent généralement crue, sans autre préparation. M. Bogle fut souvent régalé de ce mets, qui lui parut d'abord fort désagréable, dit-il, mais qu'il préféra ensuite à leur mouton tué fraîchement, qui était en général sec, dur et coriace. C'était aussi l'ordinaire, que les principaux habitants des villages par lesquels il passait, lui faisaient présent de moutons ainsi préparés, qu'ils mettaient devant lui sur leurs pieds, comme s'ils eussent été en vie, spectacle étrange à la première vue.

Gouvernement. Religion. Lamas

La religion et la constitution politique de ce pays, qui sont intimement liées l'une à l'autre, fourniraient la matière d'un chapitre considérable dans son histoire. Il me suffit de dire, qu'aujourd'hui, et depuis l'expulsion des Tartares Eluths, le royaume du Thibet est regardé comme dépendant de l'empire de la Chine, que les habitants appellent Cathay ; à présent même deux mandarins, avec une garnison de mille Chinois, résident à Lahassa, la capitale, pour protéger le gouvernement ; mais leur pouvoir ne s'étend pas fort loin : et dans le fait le lama, dont l'empire est établi sur les plus fermes fondements, l'affection personnelle et le respect religieux, gouverne à l'intérieur avec une autorité sans bornes. Chacun sait que le délaï-lama est le grand objet de l'adoration des diverses hordes de Tartares païens, errantes dans la vaste étendue de pays qui s'étend des bords du Volga à la Corée sur la mer du Japon, domination religieuse la plus étendue peut-être qui existe sur la surface du globe. Il est non seulement le souverain pontife, le vicaire de la divinité sur la terre ; mais comme la superstition est toujours plus forte là où elle est plus éloignée de son objet, les Tartares les plus lointains le regardent absolument comme la divinité même. Ils le croient immortel, et lui attribuent toutes les connaissances et toutes les vertus. Chaque année, ils viennent des différents pays qu'ils habitent, pour adorer sa chasse, et lui faire de riches offrandes ; et même l'empereur de la Chine, qui est un Tartare Mantchou, ne manque pas de lui rendre ses hommages sous ce point de vue religieux, et il entretient actuellement, à grands frais, dans son palais à Pékin, un lama inférieur, député du Thibet, comme nonce du délaï-lama. On rapporte même que plusieurs des chefs tartares reçoivent de lui, en présent, certaine chose qui, en toute autre personne, est toujours regardée comme la plus humiliante preuve de l'humanité, et de la sujétion à ses lois, et qu'ils la conservent avec le plus grand respect dans des boîtes d'or, pour la mêler, dans l'occasion, avec leurs aliments. Cependant c'est une justice de dire que M. Bogle assure positivement que le lama n'a jamais fait de pareils présents ; mais qu'il distribue souvent de petites boules de farine consacrée, comme le pain béni des catholiques, que la superstition et l'aveugle crédulité de ses dévots tartares peuvent ensuite convertir en tout ce qu'il leur plaît. L'opinion orthodoxe est que lorsque le grand lama semble mourir, soit de vieillesse, soit de maladie, son âme ne fait que quitter sa demeure actuelle qui est ruinée, pour en chercher une autre plus jeune ou meilleure, et qu'on la découvre de nouveau dans le corps de quelqu'enfant, à certains signes connus seulement des lamas, dans l'ordre desquels il paraît toujours. Le délaï-lama actuel est un enfant, et a été découvert, il n'y a que quelques années, par le techou-lama, qui, quant à l'autorité et à la sainteté du caractère, est immédiatement après lui, et conséquemment agit comme chef, durant sa minorité. Les lamas, qui forment le plus nombreux comme le plus puissant corps de l'État, ont dans leurs mains toute la classe des prêtres, et de plus remplissent plusieurs ordres monastiques, qui sont en grande vénération parmi ces peuples. Le célibat n'est pas enjoint positivement aux lamas ; mais il est regardé comme indispensable aux hommes et aux femmes qui embrassent la vie religieuse ; et, en effet, leur célibat, leur vie en commun, leur clôture, leurs services dans les chœurs, leurs chapelets, leurs fêtes et leurs austérités, leur donnent tant de ressemblance aux moines chrétiens, qu'il n'est pas surprenant qu'un capucin ignorant les appelle ses frères r et croie qu'il peut trouver chez eux l'institut de saint François. C'est une ancienne opinion, que la religion du Thibet est un christianisme corrompu ; et même le père Desideri, jésuite (mais non de la mission de la Chine), qui voyagea dans ce pays vers le commencement de ce siècle, croit pouvoir réduire tous leurs mystères à ceux de la religion chrétienne et il assure, avec une pénétration vraiment mystique, qu'ils ont certainement quelqu'idée de la trinité, puisque, dans leurs prières à la divinité, ils disent aussi souvent konciocsum, dieu trois, que konciokcik, dieu un ; et prononcent sur leur chapelet ces mots, om, hu, hum. La vérité est que la religion du Thibet, quelle que soit son origine, est pure et simple dans sa source ; qu'elle donne des idées très sublimes de la divinité, et un système de morale qui n'est point à mépriser ; mais que dans ses progrès, elle a été grandement altérée et corrompue par les inventions des hommes ; sort que nous ne devons pas être étonnés qu'ait éprouvé un système d'erreur, puisque nous savons que celui de la vérité en a subi un semblable.

Étrange polygamie

La polygamie n'a point lieu parmi eux, au moins dans le sens que nous prenons communément ce mot ; mais elle existe d'une manière encore plus répugnante aux idées européennes ; je veux dire dans la pluralité des maris, qui est fermement établie, et singulièrement respectée. Dans un pays où les moyens d'entretenir une famille ne se trouvent pas aisément, il ne paraît pas impolitique de permettre que les frères s'accordent à en élever un qui doit être maintenu par leurs efforts réunis. En un mot, c'est l'usage dans le Thibet, que dans une famille les frères ont une seule femme en commun, et ils vivent généralement avec beaucoup d'harmonie entr'eux et avec elle ; quoiqu'il puisse quelquefois s'élever de petites dissensions, comme cela arrive même dans les familles établies sur des principes différents. M. Bogle en donne un exemple dans le cas d'une femme modeste et vertueuse, épouse de six neveux du techou-lama, qui se plaignait à lui de ce que les deux plus jeunes de ses maris ne mettaient pas dans l'union commune cette part d'amour et de bienveillance que le devoir et la religion exigeait d'eux. Quelqu'étrange que cette coutume puisse nous paraître, c'est un fait avéré qu'elle a lieu au Thibet.

Manière d'ensevelir les morts

La manière d'ensevelir leurs morts est aussi singulière : ils ne les enterrent pas comme les Européens, ni ne les brûlent comme les Indiens, mais ils les exposent sur le froid sommet de quelque montagne voisine, pour y être dévorés par les bêtes féroces et par les oiseaux de proie, ou consumés par le temps et les vicissitudes des saisons. On voit des carcasses mutilées et des os blanchis, dispersés sur les lieux où se fait cette exposition ; et, au milieu de ce spectacle dégoûtant, de malheureux vieillards, hommes et femmes, étrangers à tout autre sentiment, qu'à ceux de la superstition, établir là leur demeure, pour remplir le désagréable emploi de recevoir les morts, d'assigner à chacun sa place, et d'amonceler leurs tristes restes, lorsqu'ils sont trop dispersés.

Affinité de la religion du Thibet avec celle des brahmes de l'Inde

La religion du Thibet, quoiqu'entièrement opposée, dans plusieurs de ses principaux dogmes, à celle des brahmes de l'Inde, a pourtant beaucoup d'affinité avec elle, dans d'autres points. Ainsi, par exemple, les Thibétains ont une grande vénération pour la vache ; mais ils ne l'ont pas dans le même degré pour cette espèce à queue dont je parlerai ci-après. Ils vénèrent aussi les eaux du Gange, dont ils croient que la source est dans le ciel. Le premier résultat du traité entre le gouverneur du Bengale et le lama, fut la demande que fit ce dernier, de lui permettre de bâtir un temple sur les bords de cette rivière. On peut juger qu'elle ne fut point refusée ; et lorsque je quittai le Bengale, un terrain avait été assigné pour cela, à deux ou trois milles de Calcutta. D'un autre côté, les sanniassis, ou pèlerins indiens, visitent souvent le Thibet comme une terre sainte, et le lama en entretient toujours, à ses frais, deux ou trois cents.

*

Samuel Turner, 1783. Entrevue avec le techou-lama, au monastère de Terpaling

Le 3 décembre 1783, j'arrivai à Terpaling, situé sur le sommet d'une haute montagne, et il était midi lorsque j'entrai dans le monastère, bâti, depuis fort peu de temps, pour recevoir et élever le techou-lama. Il habite dans un palais, au milieu du monastère, qui occupe environ un mille de circonférence, et est entouré d'un mur. Les divers bâtiments qui le composent servent à l'habitation de trois cents gylongs, destinés à remplir les fonctions religieuses auprès du techou-lama, jusqu'à ce qu'il soit transféré au monastère et au musnud de Techou-Loumbo. Ce n'est pas l'usage ici, ni au Boutan, de faire visite le jour de l'arrivée : nous passâmes donc tout le reste de la journée à recevoir et à envoyer des messages de compliments.

Le 4, dès le matin, il me fut accordé de faire ma visite au techou-lama : je le trouvai placé en grande pompe sur son musnud ; à sa gauche étaient son père et sa mère ; à sa droite, les officiers établis particulièrement pour veiller sur sa personne. Le musnud est une espèce de lit composé de coussins de soie, empilés l'un sur l'autre, jusqu'à la hauteur de quatre pieds au-dessus du plancher. Le dessus était couvert d'une étoffe de soie en broderies, et les côtés étaient ornés d'étoffes de soie de diverses couleurs, qui descendaient jusqu'au bas. À la demande du père du techou-lama, M. Saunders et moi nous revêtîmes de nos habits anglais.

Je m'avançai, et comme c'est la coutume je présentai un mouchoir blanc, et je remis en même temps entre les mains du lama un cordon de perles et de corail ; les autres présents du gouverneur furent placés devant lui. Après la cérémonie de l'échange des mouchoirs avec le père et la mère, nous nous assîmes à la droite du techou-lama.

Une multitude de personnes, et tous ceux qui avaient ordre de m'escorter, furent admis en sa présence, et il leur fut accordé de faire leurs prosternations. L'enfant lama tourna les yeux vers eux, et les regarda d'un air de bonté et de complaisance très expressif. Alors le père me dit, en langue thibétaine, qui m'était expliquée par un interprète, que le techou-lama avait coutume de dormir jusqu'à cette heure du jour, mais qu'il s'était réveillé ce matin de bonne heure, et qu'on n'avait pu le faire rester plus longtemps au lit ; « car, ajouta-t-il, les Anglais étaient arrivés, et il ne pouvait plus dormir. » Pendant le temps que nous restâmes dans la salle, je remarquai que les yeux du lama étaient presque toujours fixés sur nous, et lorsque nos tasses étaient vides de thé, il paraissait inquiet, et tournant la tête et fronçant les sourcils, il faisait du bruit, (car il ne pouvait parler) jusqu'à ce qu'elles fussent de nouveau remplies. Il prit une tasse d'or, qui contenait de la confiture et du sucre brûlé, et étendant le bras, il fit signe à ses domestiques de me la donner. Il envoya aussi quelque chose à M. Saunders, qui était avec moi.

Je me trouvais, quoique visitant un enfant, dans la nécessité de dire quelque chose ; car il était censé que, quoiqu'il ne pût répondre, il pouvait fort bien entendre. Cependant cette impossibilité de répondre, m'autorisant à ne pas faire un long discours, je dis, en peu de mots : que le gouverneur général, ayant reçu la nouvelle de son décès à la Chine, il en avait été accablé de tristesse et de douleur, et qu'il avait gémi de son départ de ce monde, jusqu'à ce que ce nuage qui troublait le bonheur de sa nation eut été dissipé par son retour, et qu'alors, au vif chagrin que ces mauvaises nouvelles lui avaient causé, une joie plus vive encore avait succédé ; que le gouverneur désirait qu'il pût longtemps éclairer le monde par sa présence, et qu'il espérait que l'amitié qui avait existé entr'eux, ne recevrait aucune altération ; qu'elle deviendrait au contraire encore plus intime qu'auparavant et qu'en continuant à montrer de la bienveillance à mes compatriotes, il pourrait étendre les relations entre ses peuples et ceux qui étaient sous la domination anglaise. La petite créature se tourna vers moi, me regarda fixement avec un air d'attention pendant que je parlais, et fit plusieurs signes de tête très vifs, comme pour indiquer qu'il entendait et approuvait ce que je disais, mais qu'il ne pouvait répondre. Les parents, qui étaient debout pendant tout ce temps, regardaient leur enfant avec un air de satisfaction, et un sourire expressif de la joie qu'ils éprouvaient en voyant le jeune lama se comporter si bien. En effet, ses regards étaient tournés vers nous ; il ne disait mot, restait tranquille, et ne jeta pas une seule fois les yeux sur ses parents. Quelque soin qu'on ait pu prendre pour former ses manières, je dois avouer que sa conduite dans cette occasion m'a paru naturelle, et qu'elle ne fut nullement dirigée par des gestes ou des signes d'autorité.

Cette scène était trop nouvelle et trop extraordinaire, quoique triviale, sinon absurde, comme elle le paraîtra peut-être à quelques personnes, pour ne pas exiger de ma part une grande attention, et conséquemment quelques remarques minutieuses.

Le techou-lama est âgé d'environ dix-huit mois. Son teint est brun ; ses traits sont beaux ; ses yeux, noirs, sa physionomie, animée et expressive ; c'est un des plus beaux enfants que j'aie vus.

J'ai eu quelque conversation avec le père. Il me dit qu'il avait ordre de m'entretenir trois jours pour le techou-lama, et il me pressa si fort d'en passer un quatrième pour lui-même, que je ne pus le lui refuser. Il nous invita ensuite, pour le lendemain matin, à une entrevue qui devait avoir lieu à quelque distance du monastère. Nous acceptâmes, et après avoir pris congé, nous nous retirâmes.

Dans l'après-dîner, je reçus la visite de plusieurs officiers de la maison du lama, attachés immédiatement à sa personne. Ils s'assirent et conversèrent avec moi, me demandèrent des nouvelles de M. Bogle, qu'ils avaient vu pendant son voyage ; ensuite ils me dirent que c'était une chose fort heureuse que le lama nous eût regardé avec une attention particulière ; que le précédent techou-lama avait eu les plus grands égards pour les Anglais, et que le plus jeune que nous venions de voir avait souvent essayé de prononcer le mot anglais. Je leur répondis que je l'avais aussi remarqué, et que j'espérais qu'ils l'entretiendraient dans ces bonnes intentions à mesure qu'il grandirait. Ils m'assurèrent que quand même il aurait oublié le nom d'Hastings, lorsqu'il commencerait à parler, ils lui apprendraient de bonne heure à le répéter.

Le 6 au matin, j'allai de nouveau rendre visite au techou-lama pour lui offrir quelques curiosités que j'avais apportées du Bengale. Il fut frappé à la vue d'une petite montre ; il l'examina longtemps, observant le mouvement des aiguilles ; il la regardait avec admiration, mais avec gravité, et sans émotion enfantine. Cette visite n'eut rien de particulier. Le père et la mère étaient présents. Je restai environ une demi-heure, et je me retirai pour revenir prendre congé dans l'après-dîner.

Les dévots du techou-lama commençaient à arriver en foule pour lui rendre leurs adorations. Quelques-uns seulement sont admis en sa présence. Tous ceux qui viennent s'estiment heureux s'il se montre à eux seulement d'une fenêtre, et s'ils peuvent faire leurs prosternations avant qu'il se soit retiré. Il vint ce jour-là une bande de Tartares Calmoucks pour faire leurs offrandes au lama. En me retirant je les vis debout, à l'entrée de la place qui est devant le palais, tous ayant la tête découverte, les mains jointes et élevées sur le front. Ils restèrent plus d'une demi-heure dans cette attitude, les yeux fixés sur l'appartement du lama, et l'anxiété peinte sur le visage. À la fin il se montra à eux ; alors ils commencèrent à élever, au-dessus de leur tête, leurs mains toujours jointes, puis les abaissèrent vers la face, ensuite vers la poitrine, enfin, ils les séparèrent ; pour pouvoir se prosterner plus facilement, ils se mirent à genoux, frappèrent la tête contre la terre. Ces prosternations et ces mouvements des mains furent répétées neuf fois. Ils s'avancèrent ensuite pour remettre leurs présents, qui consistaient en pièces d'or et d'argent, en productions de leur pays, à l'officier préposé, lequel les ayant reçus, ils se retirèrent très satisfaits.

Ayant fait des perquisitions à ce sujet, j'appris que ces sortes d'offrandes ne sont point rares, et qu'elles font une des plus abondantes sources des richesses des lamas du Thibet.

Personne ne se croit déshonoré en rendant un pareil hommage au lama. Les Calmoucks dont je viens de parler, étaient à la suite d'un homme d'un rang supérieur, qui paraissait plus affectionné que les autres dans l'exercice de cet hommage religieux. Il avait un riche habillement de satin doublé de peau de renard, et un chapeau avec des glands de soie écarlate qui flottaient du centre de la couronne sur les côtés, et bordé d'une large bande de fourrures de Sibérie.

Selon qu'il était convenu, je fus, l'après-dîner, faire ma dernière visite au techou-lama. Je reçus ses dépêches pour le gouverneur général ; et de ses parents, deux pièces de satin pour le même gouverneur, et beaucoup de compliments.

Ils me présentèrent un habit doublé de peau d'agneau, en m'assurant plusieurs fois qu'ils se souviendraient longtemps de moi, et en m'observant qu'à présent le techou-lama est un enfant, et incapable de converser ; mais qu'ils espéraient de me voir de nouveau lorsqu'il serait devenu grand. Je répondis qu'avec la permission du lama je pourrais, de nouveau, visiter ce pays ; que j'attendais avec impatience le temps où il monterait sur le musnud, et que je serais très heureux si je pouvais alors lui présenter mes respects. Après des protestations réciproques d'amitié, ma visite finit, je reçus les mouchoirs et je pris congé.

Je continuerai ma route pour le Bengale demain à la pointe du jour.

*

Téléchargement

bogle_thibet.doc
Document Microsoft Word 498.0 KB
bogle_thibet.pdf
Document Adobe Acrobat 641.3 KB