Aloys Ko et Pierre-Martial Cibot

Aloys Ko, P.M. Cibot : Remarques sur un écrit de M. P**

REMARQUES SUR UN ÉCRIT DE M. P**

intitulé Recherches philosophiques sur les Égyptiens et les Chinois

Mémoires concernant l'histoire... des Chinois, tome deuxième, pages 365-574. Nyon l'aîné, Paris, 1777.

  • "Nous avons balancé longtemps si nous attaquerions les Recherches philosophiques sur les Égyptiens & les Chinois ; non pas que nous vissions aucune difficulté à pulvériser ce qu'on y avance du ton le plus capable & le plus triomphant ; mais nous n'en sentions ni l'utilité ni la convenance : un livre de cette espèce portant sa réfutation dans les principes d'où il part & dans les conséquences où il mène."
  • "Un missionnaire européen de nos amis n'a pas été de cet avis, & nous a déterminés à prendre la plume. Puisque l'épidémie du philosophisme, nous a-t-il dit, fait tous les jours tant de ravage dans une certaine sphère de lecteurs, il est de la charité chrétienne de sauver de ce danger ceux qui sont encore capables de voir avec leurs yeux & de juger par ce qui leur reste de sens & de raison."
  • "N'ayant rien de solide à opposer à un motif si pressant, nous ne songeâmes plus qu'à nous décider sur la manière dont il convenait de s'y prendre. Plus nous y avons réfléchi sérieusement, plus nous nous sommes confirmés dans la pensée qu'il suffirait de relever les faussetés, les méprises & les fables qui tombent sur des choses qui ne demandent ni science ni critique ; parce que les lecteurs les moins en état de distinguer le vrai du faux, sauront à quoi s'en tenir sur un écrivain qui s'y est pris avec si peu d'art & d'adresse pour surprendre leur bonne foi."
  • "Si les gens de lettres & les savants jugeaient qu'il fût à propos de répondre avec l'appareil de la critique & de l'érudition à quelques articles particuliers, nous nous ferons un devoir de déférer à leurs désirs & de ne pas épargner nos soins."

Remarques diverses
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IVe remarque. On ose nous assurer qu'ils ont porté la morale à un degré de perfection où il n'a jamais été possible d'atteindre en Europe. Je suis fâché de n'avoir pu découvrir la moindre trace de cette philosophie si sublime ; & cependant je ne crois pas avoir MANQUÉ ABSOLUMENT DE PÉNÉTRATION en un point si essentiel (tome I, page 6 des Recherches...).

Quand on avance de pareilles proportions, il faudrait citer ses autorités. Un mot de plus ou de moins les dénature au point de n'être pas reconnaissables. La grande science de la morale renferme la religion, la politique, la jurisprudence, la connaissance de l'homme & le détail de ses devoirs. Nous défions qui que ce soit de prouver la fausseté des propositions suivantes : Qu'on trouve dans les King, dans les livres de Confucius & de son école, des principes, des règles & des détails de morale, dont l'ensemble est infiniment au-dessus de tout ce qui a été dit, écrit & pratiqué par les anciens peuples de la gentilité d'Europe. Le Chou-king, le Chi-king, le Hiao-king, le Ta-hio, le Tchong-yong, le Lun-yu & Mong-tsee sont traduits : qu'on trouve quelques livres des Grecs & des Romains qui puissent être mis en parallèle avec eux, & se soutenir dans la balance. 2° Que si l'on ne peut pas démontrer rigoureusement que la morale des trois premières dynasties était de tout point la morale de la religion naturelle, il est encore plus difficile d'articuler sur des preuves solides & décisives qu'elle s'en éloignait dans des choses graves. 3° Que ce n'est que par la supériorité de la politique & de la jurisprudence de la Chine qu'on peut résoudre le problème de la durée de ce grand empire, le plus ancien de l'univers. Un philosophe est bien court de philosophie, quand il ne sent pas que l'ascendant seul d'une morale nationale & universelle a pu sauver le fonds du gouvernement & de la législation, des naufrages des mauvais règnes & des révolutions générales, subjuguer des conquérants victorieux & barbares, replier un siècle sur l'autre pour réformer les abus. Aussi M. de Mairan, qui n'avait pas manqué absolument de pénétration en un point si essentiel, tirait bien des conséquences en faveur de la morale chinoise, des vingt lustres de paix dont cette grande monarchie avait joui lors de la date d'une de ses dernières lettres. 4° Qu'on a imprimé en Occident, avec la permission expresse ou tacite de la police, des maximes sur les devoirs réciproques du père & du fils du prince & du sujet, du mari & de la femme &c. qui auraient excité des clameurs générales dans les dix-sept provinces de l'empire. Si on les avait laissé passer dans quelque livre, l'empereur eût été effrayé sur son trône des plaintes innombrables qui auraient réclamé sa justice ; & pour apaiser les peuples il eût fallu réparer ce grand scandale par la punition de ceux qui l'auraient causé, ou même de ceux qui ne l'auraient pas prévenu ou arrêté. 5° Qu'il est également absurde, ridicule & impie de mettre la morale de Chine en parallèle avec celle de l'Europe, éclairée de tous les rayons de l'Évangile.

Ve remarque. La fureur de mutiler des milliers de garçons par an (page 7).

La totalité des eunuques qui sont dans le palais de l'empereur, dans ceux des princes du sang & dans leurs sépultures, ne va pas à huit mille ni même à sept. La plupart des eunuques ont été mutilés dans leur première enfance, ils vivent aussi longtemps au moins que le reste des hommes, peut-être plus. Si des milliers de garçons en augmentaient le nombre chaque année, que deviendraient-ils ? La philosophie de notre auteur en est encore à quelqu'une des anciennes dynasties, & n'est pas arrivée à la dynastie régnante des Tartares. Si ces connaissances étaient moins en retard, il saurait que l'empereur Kang-hi introduit des filles tartares du Poi dans le palais, pour y faire le service domestique, puis des femmes encore qui servent par quartier, comme les soldats, & qu'il réduisit les eunuques, dont il diminua beaucoup le nombre, à balayer les cours du palais, ainsi qu'il le raconte aux princes ses enfants, en leur recommandant de ne les jamais tirer de l'abaissement où il les a mis. Du reste la morale n'est responsable nulle part des abus qu'elle condamne. Aucune loi n'ordonne ni ne permet même la mutilation, & tout le monde sait qu'elle est positivement flétrie par la doctrine sacrée de la piété filiale.

VIe remarque. Jamais leurs législateurs n'ont eu la moindre idée des bornes du pouvoir paternel (page 7).

Le recueil qu'on a envoyé en France depuis peu sur la piété filiale anéantira une calomnie si mal imaginée, & réfutée d'avance par la louange que tous les peuples ont donnée au respect & à l'amour des Chinois pour leurs pères & mères depuis Chun jusqu'à Kien-long, actuellement sur le trône ; car les bons fils supposent les bons pères, comme les bons citoyens les bons princes. La piété filiale répond de la douceur des mœurs domestiques, comme la pudeur du sexe de la chasteté des mœurs publiques. Si un de nos lettrés avait à discourir sur le philosophisme d'Occident, il tirerait de terribles conséquences contre lui de ses propos sur la piété filiale ; & un censeur de l'empire croirait trahir la patrie, s'il ne le dénonçait pas avec éclat.

VIIe remarque. On n'a pu jusqu'à présent, concevoir en Europe pourquoi les marchands de la Chine sont si fripons (page 7).

L'acheteur & le vendeur ont chacun leurs balances, nous dit-on, à quoi servirait donc d'en avoir de fausses ? Si les marchands chinois sont tyriens, carthaginois & grecs sur l'article de la bonne foi, c'est que le seul frein de la conscience & de la religion peut contenir la cupidité dans les bornes de la justice. Mais cette remarque dont bien des Remarqueurs ne voudraient probablement pas, une fois supposée, nous disons tout bonnement : fripon avec fripon, corsaire avec corsaire font mal leurs affaires. Le vendeur perdrait sur le faux carat de l'argent ce qu'il gagnerait sur la contrefaction de sa marchandise. Reste donc à dire que les marchands chinois friponnent avec les étrangers. Or, toutes les nations commerçantes conviennent que les gros négociants de Canton portent dans le commerce toute la bonne foi qui y est nécessaire pour l'utilité réciproque du vendeur & de l'acheteur. Il serait aisé d'innocenter les petits marchands, & de mettre en question, soit par qui a commencé la friponnerie, soit qui la poussée plus loin. Si les représailles étaient moins indignes d'un honnête homme, nous en aurions beaucoup à dire sur les barriques qu'on remplissait d'eau de mer, en disant : Cette eau-de-vie sera bonne de reste pour les Chinois.

VIIIe remarque. Partout où l'empereur de la Chine passe, il faut bien, sous peine de mort, se renfermer dans sa maison, de peur de le voir (page 8).

1° On a dû voir à Paris, dans les peintures & gravures de Ouen-cheou, que le peuple est admis, par députés, à se tenir sur les deux côtés du chemin par où passe l'empereur avec l'impératrice sa mère & toute son auguste famille, lorsqu'ils font leur entrée à Pe-king. Si on y joint les princes du sang, dont le nombre est si grand, les députés des tribunaux, les envoyés des provinces, les vieillards qui ont soixante ans, &c. il y a bien à rabattre de la proposition de notre auteur. 2° Lors du dernier voyage que fit Sa Majesté avec l'impératrice sa mère dans les provinces du Midi, il était permis au peuple non seulement de se tenir sur les bords du chemin, mais encore de présenter à son gré des requêtes & des placets. 3° Toutes les fois que l'empereur revient de quelque voyage, les grands tribunaux de Pe-king vont tous au-devant de lui par députés, & se tiennent sur son passage à la suite des princes & des grands de l'empire. Les missionnaires européens sont admis à cette grande cérémonie, où ils ont leur rang. L'empereur leur a fait souvent l'honneur de leur adresser la parole & de leur dire des choses pleines de bonté, à la face, pour ainsi dire, de tout l'empire. Il est de fait que les vieillards, les femmes & les enfants des villages se trouvent par pelotons sur les bords du chemin où doit passer Sa Majesté, & voient à leur aise le père & mère de l'empire, sans que personne les en empêche. 4° Quand l'empereur va de Pe-king à son Versailles, ou vient de son Versailles à Pe-king, toutes les boutiques sont ouvertes, & le marchand doit se trouver sur le seuil de la porte. Les inconvénients seuls du grand nombre ont fait modifier la permission donnée à tout le peuple de border les rues. 5° La cour de Moscovie ayant remercié l'empereur, il y a quelques années, de ce qu'il avait permis à un courrier qu'elle avait envoyé, de voir Sa Majesté à son passage lors de son retour de Go-ho-eulh, l'empereur fit répondre que ce n'était point une grâce, & que le moindre paysan avait droit de le voir ainsi.

IXe remarque. Dans l'intérieur des provinces, il n'y a presque aucune ombre de culture (page 8).

En 1761, vingt-sixième année du règne de l'empereur Kien-long, qui est aujourd'hui sur le trône, on comptait dans l'empire, d'après le dénombrement légal qui avait été fait dans toutes les provinces, 198.214.555 personnes. Reste à concilier ce fait public & notoire avec un intérieur des provinces où il n'y a presque aucune ombre de culture.

XVIIe remarque. Les Chinois peuvent associer à leurs premières épouses des concubines (page 50).

Cette proposition, prise dans le sens général, est absolument fausse. La décision de la loi ne permet des concubines qu'à l'empereur, aux princes & aux mandarins: elle les défend au peuple sous des peines afflictives & pécuniaires, à moins que la femme ne soit stérile & n'ait quarante ans, auquel cas elle décerne à cette femme le choix d'une concubine pour donner des enfants à son mari. Le précepte de la loi ne permet qu'à l'empereur d'avoir des concubines, & défend à tous les autres d'en avoir plusieurs. La tolérance & l'épikie de la politique font fermer les yeux sur le nombre des concubines des grands & sur celles des riches qui n'ont pas droit d'en avoir ; mais cette tolérance & épikie laissent à la loi toute sa force dans le cas d'une accusation, & la justice n'écoute qu'elle.

XVIIIe remarque. Une fille qui ne conserve pas sa virginité jusqu'au moment de son mariage est irrémissiblement vendue au marché, quelquefois pour vingt taëls ou deux mille sous (page 55).

Nos mœurs chinoises sont présentées ici d'une manière également imposante & fausse. Les discussions & les détails nous mèneraient trop loin. Nous nous bornerons à articuler des faits auxquels nous défions l'auteur de répliquer. 1° Selon le Li-ki, à sept ans on sépare les filles des garçons, on ne leur permet pas de s'asseoir sur la même natte, ni de manger ensemble. Voilà d'où il faut partir pour raisonner sur cette partie de nos mœurs. Quoiqu'on soit moins sévère aujourd'hui sur cet article qu'on ne l'était dans l'antiquité, il a cependant prévalu dans tout l'empire, chez les derniers citoyens comme chez les citoyens les plus distingués, que les filles s'enferment après sept ans dans l'appartement des femmes, & n'en sortent qu'à leur mariage. Or, comme aucun chapeau ne peut entrer dans ces appartements, comme elles n'en sortent jamais, comme elles y sont toujours sous les yeux & en la compagnie de leur mère, grand'mère & sœurs, il est visible que leur innocence n'a pas besoin, pour ainsi dire, de leur vertu, & qu'il est difficile à une fille, pour ne rien dire de plus, de ne pas conserver sa virginité jusqu'au moment de son mariage. Pour se mettre au niveau de la matière, il faut rayer des idées d'Europe toutes les visites, tous les entretiens, toutes les parties de plaisir, &c. qui rapprochent un sexe de l'autre. À faire droit sur cet exorde, il s'ensuit qu'il y aurait peu de filles vendues. Si quelque fille chinoise, qui ne serait point aidée contre la séduction des sens & le malheur d'une surprise par le vif sentiment de la crainte du déshonneur & du crime, venait à avoir le malheur de s'oublier, n'aurait-elle pas l'adresse de cacher sa faute ? Si sa faute était sue de sa famille, sa famille, qui en partagerait la honte & la confusion, ne trouverait-elle pas moyen d'empêcher qu'elle ne perçât dans le public ? Si le public venait à être instruit de la faute de cette fille, ne serait-ce pas sans éclat, en sorte que peu de personnes en parleraient, n'en parleraient que quelques jours, & ne se chargeraient pas ni de la divulguer, ni de répondre à ceux qui en traiteraient la nouvelle ou de soupçon hasardé ou même de calomnie ? 3° Dans le cas où le méfait d'une fille est porté en justice par une accusation légale & prouvée, comme il est ordonné aux pères & mères de veiller sur l'innocence de leurs filles, & d'empêcher qu'on ne les corrompe, ils sont punis de cent coups de bâton, ainsi que les proches parents & les voisins, s'ils ne les ont pas dénoncés. Pour la fille, dans le cas où elle est prouvée consentante & ses parents complices, elle est vendue pour esclave par l'officier public de la justice, à moins que le galant n'étant pas marié, ne veuille l'épouser en réparation de son honneur, & pour éviter lui-même la punition corporelle & infamante à laquelle il serait condamné. S'il était marié, il est condamné à cent coups de pan-tsée, & à porter la toque dans les carrefours. Ces sortes d'affaires sont terribles & font beaucoup de fracas ; aussi sont-elles très rares. 4° Il est absolument faux qu'il y ait des marchés publics pour vendre ni hommes, ni femmes, ni filles. Les seules ventes publiques de cette espèce sont des encans de justice ; savoir, en exécution d'une sentence infamante contre une fille surprise en fornication, une femme adultère, &c. ou d'une confiscation légale. Quant à cette dernière, il est remarquable que les concubines des mandarins & des plus grands seigneurs sont vendues, comme n'étant que des esclaves, pour le prix de taxe, qui est dix taëls ou onces d'argent. Les femmes légitimes des esclaves, au contraire, ne sont jamais séparées de leur mari. 5° Toute vente de fille libre est prohibée & défendue par la loi. Quiconque est acheteur, vendeur, entremetteur, est punissable corporellement, s'il est dénoncé. La vente d'une fille libre n'est tolérée par la loi que dans la seule circonstance où le père & la mère sont dans un besoin extrême ; encore alors est-ce la fille qui est censée se vendre elle-même, du consentement de son père & de sa mère, pour faire l'acquit de sa piété filiale. Mais une pareille vente par un oncle ou une tante, un frère ou un proche parent, est nulle par elle-même & punissable ; à plus forte raison par des étrangers.

XIXe remarque. Ils n'ont pas compté ceux qui avaient été écrasés à Pe-king sous les pieds des chevaux (page 58).

Il y a cette différence entre notre police des rues & celle d'Occident, qu'ici, quoique les rues soient très larges & fort droites, ce sont ceux qui sont à cheval ou en voiture qui doivent éviter de heurter les gens de pied, & non les gens de pied qui doivent faire la pirouette tantôt à gauche, tantôt à droite, pour éviter d'être éclaboussés ; police d'autant plus singulière, que l'on ne peut ni galoper, ni aller au grand trot dans les rues. Or, comme les soldats des rues, distribués en corps-de-garde çà & là, ont grand soin de faire observer cette police, & n'épargnent pas les coups de fouet à ceux qui la négligent, l'auteur doit entrevoir que cela doit empêcher qu'il n'y ait beaucoup d'enfants écrasés sous les pieds des chevaux. D'ailleurs, comme les trois sectes idolâtriques des Tao-sée, des bonzes, des lama, croient chacune à sa manière la doctrine de la métempsycose, il est tout simple que ceux qui se font un mérite de soigner la santé des animaux & de sauver la vie à un insecte, écartent au moins du chemin où ils seraient écrasés, des êtres de l'espèce humaine. Ces raisons nous paraissent suffisantes pour calmer les soupçons de notre auteur. Quant aux lecteurs qui sont hommes & pensent en hommes, nous nous bornons à leur dire que nos Chinois sont un peu hommes aussi, & que, ce qu'on ne pourrait peut-être pas dire de bien d'autres villes, non seulement aucun enfant n'a jamais été abandonné au milieu de la rue de manière à y pouvoir être écrasé par les chevaux, mais, en un siècle, à peine arrive-t-il qu'un ou deux soient écrasés par accident ; & il ne faut avoir aucune idée de nos mœurs & de notre justice criminelle, pour ignorer que ce sont des affaires terribles, même pour un prince.

XXIe remarque. Ils laissent l'intérieur des provinces absolument inhabité & absolument inculte (page 58).

Une proposition de cette espèce ne mérite certainement aucune attention, animadversion, ni réfutation de notre part. Nous ne sommes plus au quinzième siècle, où il fallait prouver l'existence de la Chine par la possibilité des antipodes. Cependant, comme notre auteur revient souvent à ses mensonges, nous placerons ici quelques observations, pour en faire sentir l'absurdité à ceux dont les connaissances n'ont pas doublé le cap de Bonne-Espérance. La carte de la Chine leur dit au premier coup d'œil qu'un empire si vaste & si immense compte bien des climats différents ; que sa patrie occidentale est la plus élevée & entrecoupée de montagnes dont les longues chaînes se cherchent & se fuient ; que, quoiqu'à parler en général, toutes les provinces soient bien arrosées, il y a des cantons considérables qui le sont peu. Cette première observation conduit naturellement à songer que les pays montagneux ou arides étant peu propres à l'agriculture, il n'y a qu'un besoin extrême qui puisse y faire chercher des moissons, & que, quand les colons chinois n'auraient pas entrepris d'y lutter contre les épargnes ou les disgrâces de la nature, si toutes les bonnes terres étaient bien cultivées, on ne pourrait pas dire que la Chine fût un pays inculte. De cette première observation il faut passer à une autre. Le fleuve Jaune, les fleuves Kiang, Han, Ouei, &c. sont sujets à de longs débordements à cause des fontes des neiges & des grandes pluies : en conséquence il a fallu leur abandonner en bien des endroits les deux bords de leur canal, & ne chercher à les y contenir que de loin par des levées : en conséquence toutes les terres qui sont entre ces levées & le lit de ces fleuves sont perdues pour l'agriculture, ou ne l'occupent que casuellement. Ce n'est pas tout : autant la partie méridionale de la Chine est arrosée par de fréquentes pluies, autant la partie du Nord l'est peu ; en sorte que dans le Pe-tche-li, par exemple, on est quelquefois sept à huit mois sans pluie. Ces dispositions climatériques doivent faire abandonner, dans la partie méridionale, les terres trop basses & trop enfoncées, & dans celle du Nord, les terres élevées : les premières, parce qu'elles sont noyées ; les secondes, parce qu'elles sont d'une sécheresse invincible. Un voyageur ne tient point compte de tout cela, & en impose en disant les choses comme il les a vues. Nous nous en fions de reste aux réflexions du lecteur sur les conséquences qu'il faut tirer : mais nous le prions de ne pas les déduire trop vite ; nous avons encore quelques petites observations à lui faire. Dans le passage d'une dynastie à l'autre, comme dans celui de celle des Ming à la dynastie régnante, les troubles & les guerres, les désolations & les ravages qui précèdent de semblables catastrophes attentent en une infinité de manières à la population & à l'agriculture. Quand la paix remet enfin toutes choses dans l'ordre, il est tout simple que les colons, diminués d'un tiers, & quelquefois de deux, comme cela est arrivé & démontré par la comparaison des dénombrements, s'attachant de préférence à cultiver les terres d'un rapport plus sûr, plus abondant & plus commode, aient négligé les autres. Or voilà précisément où en étaient plusieurs provinces de l'empire, lorsque les missionnaires y furent envoyés par la cour pour en faire la carte. Ainsi leurs témoignages ne valent que pour les temps dont ils parlent. Quand la Description de la Chine, de Duhalde, parut, tout avait déjà changé de face. Si on avait lu nos Annales en Occident, si on y avait quelque idée de notre histoire agraire, qui y est si bien traitée, on saurait que cela est arrivé ainsi à différentes reprises ; que, quand les Han, les Tang, les Song, les Ming eurent pacifié l'empire, plus de la moitié des terres était abandonnée & que ce ne fut que peu à peu qu'on vint à bout de leur redonner des cultivateurs. Mais voici de quoi fixer encore mieux les pensées de l'Occident sur l'état de notre agriculture actuelle. Cent vingt années de paix ont tellement augmenté la population, que le besoin pressant de subsistance a fait entrer la charrue dans toutes les terres où il y avait la moindre espérance de récolte. L'industrie s'est surpassée elle-même, & est venue à bout de faire des amphithéâtres de moissons sur le penchant des montagnes, de changer des marais submergés en rivières, & de récolter jusqu'au milieu des eaux par des inventions dont l'Europe n'a encore aucune idée. Mais tout cela lui sera exposé & raconté en détail dans l'ouvrage qu'on fait sur notre agriculture, qui, embrassant l'histoire, la théorie & la pratique, sera une ample réfutation des Recherches philosophiques. Nous y renvoyons d'avance le lecteur, pour voir au long toutes les pièces du procès. Finissons notre propos par copier la rédaction générale des terres cultivées dans tout l'empire en 1745, telle qu'on la trouve dans la dernière édition du Hoei-tien, imprimé au palais.

Terres des bannières tartares : 1 ouan, 3.838 king.
Terres du peuple : 708 ouan, 1.142 king, 88 mou.
Terres militaires : 25 ouan, 9.418 king, 42 mou.
Terres des miao & pagodes : 3.620 king.
Terres des lettrés ou littéraires : 1.429 king & quelques mou.

Nous avons traduit le texte à la lettre, pour aller au-devant de toutes les défiances, méfiances & soupçons. Comme cependant on pourrait ne pas savoir la valeur des mots en Europe, en voici la signification exacte. Ouan signifie dix mille, king est le conglobatif de cent mou, & le mou est l'arpent chinois, qui est de deux cent quarante pas de long, sur un pas de largeur ; le pas est de dix pieds, & le pied est, à un millième près, comme celui de Paris.

XXIIe remarque. Coutume des Chinois d'écraser les pieds aux filles (page 59).

Nous nous bornons à dire que la manie de s'étreindre les flancs, pour se donner une taille fine & légère, est absolument aussi absurde que celle de se serrer les pieds pour les avoir petits & mignons, & qu'elle est incomparablement plus dangereuse à tous égards. Nous ne savons pas si l'histoire d'Occident s'est chargée de raconter quand & comment cette coutume a commencé ; celle de Chine ne dit rien de celle d'écraser les pieds aux filles. Il est probable que le malentendu & l'incommodité des habits inférieurs des personnes du sexe en Europe, les auront conduites à s'étreindre le corps à la ceinture, pour que le haut du corps ne fût pas transi & gelé par le froid. Des idées de bonne grâce, de bel air & de parure feront survenues après ; & comme le sexe les reçoit sans les examiner, elles auront conduit peu à peu un soin de santé à devenir un attentat contre la santé & contre la vie même. Il en a été de même en Chine. Tous les bas, dans l'antiquité, ne descendaient que jusqu'à la cheville, & étaient faits en cône, comme disent les glosateurs. On enveloppait le pied avec un ou plusieurs doubles de toile qu'on pliait dessus, qu'on faisait arriver sur le bas, & qu'on fixait par des bandelettes assez longues pour faire tous les tours que besoin était pour assujettir la toile, la cacher au-dessus du col du pied, & venir se nouer à mi-jambe. Le goût de la parure fit le reste chez les personnes du sexe, d'abord dans le palais, puis dans toutes les conditions, & l'a conservé. Ce que nous disons de la chaussure des anciens est un fait dont la preuve subsiste encore dans celle des soldats qui gardent les chemins. Peut-être même que les antiquaires d'Occident la trouveraient aussi dans ce qu'ils ont conservé de l'antique chaussure des Grecs & des Romains. Il nous en a coûté vraiment de nous arrêter à une niaiserie de cette espèce ; mais il y a des imaginations si susceptibles de travers & si proches du délire, qu'il faut en avoir pitié. Du reste, nous en avons en Chine qui sont aussi étreintes & peinées de la finesse de la taille des personnes du sexe d'Occident, & qui conçoivent moins qu'elles puissent vivre, être mères, respirer, digérer, en voyant le diamètre du bas d'un corset, qu'on ne conçoit qu'elles puissent marcher ici en voyant leurs souliers en Occident.

Si l'on mettait en question si les peuples & les nations gagnent ou perdent à s'étudier réciproquement & à chercher à se connaître, nous pencherions beaucoup pour l'avis de nos anciens sages, qui ont soutenu que la multitude y gagne peu, & que, tout compensé, il en résulte beaucoup d'inconvénients & très peu d'avantages. Qui y regarderait de près trouverait peut-être que les idées publiques de l'Europe ne sont devenues si bigarrées, si flottantes & si inconséquentes sur les choses les plus graves, comme sur les plus frivoles, que depuis qu'on y a porté la prétendue connaissance des peuples & des nations du reste de l'univers. Chaque erreur & chaque ignorance, chaque vice & chaque travers a pris acte de ce qu'on débite sur les pays étrangers, souvent très faux, communément défiguré, presque toujours outré ou surfait, & s'en est prévalu pour se défendre contre les anciennes idées & persuasions. Le vrai répand des rayons qui dissipent enfin tous les nuages, mais il lui faut du temps pour remporter la victoire, & une génération entière est la victime des erreurs que la suivante persiflera. Selon Confucius il ne faut apprendre à la multitude, sur les pays étrangers, que ce qui peut augmenter son amour pour la vérité & son mépris pour le mensonge, son estime pour la vertu & sa haine pour le vice. Cette règle pourvoit à tous les inconvénients ; mais comment serait-elle observée, puisqu'un faiseur de recherches philosophiques, au lieu de parler aux dames d'Europe de la modestie de celles de Chine, de leur application continuelle aux soins de leur ménage, de leur humble soumission & docilité, s'amuse à leur débiter des rêves sur la coutume d'écraser les pieds aux filles ?

XXXIIIe remarque. Le thé fait pâlir la plupart des Chinoises (page 173).

Mais qui a vu des Chinoises, parmi les Européens qui se sont émancipés d'en parler ? La condition de marchand est la dernière en Chine, & la qualité d'étranger ne l'anoblit pas pour ceux qui abordent à Canton ou viennent avec les caravanes de Moscovie, jusqu'à les faire admettre dans les maisons des honnêtes gens, où tout le monde sait d'ailleurs qu'un sexe ne voit pas l'autre. Que ceux qui ont prétendu avoir vu des Chinoises disent, s'ils l'osent, quelle espèce de Chinoises c'était. Fable, fiction & mensonge que la terre dont parle notre auteur. Les infidèles qui usent de rouge n'en mettent que sur leurs lèvres ; autant leur vaudrait prendre un masque, que d'en plaquer leurs joues comme les dames d'Occident. Ce goût s'étend jusqu'aux tableaux. Quand nos peintres veulent peindre une Hélène, une Cléopâtre, & en exprimer toute la beauté, il faut que les roses de ses joues se fondent si tendrement dans le lis de son teint, qu'elles n'y forment qu'une nuance légère. Un amateur n'y verrait qu'une Phryné ou une Mégère, si le vermillon y perçait. Qu'on ne se méprenne pas à cette remarque ; elle ne se trouve ici sous notre plume que pour avertir les personnes charitables & zélées, qui envoient des images enluminées aux missionnaires, de se tenir bien pour averties qu'on ne peut pas en présenter un grand nombre aux néophytes, à cause des placards de cinabre dont la plupart ont les joues balafrées d'une manière encore plus révoltante pour nos idées que ridicule en peinture, ce qui, joint à des pieds nus & à un sein découvert, choque toutes les bienséances, & change un objet de piété en objet de dérision pour les infidèles & de scandale pour les fidèles. Du reste, les missionnaires-artistes du palais qui ont peint les reines, princesses & dames de la cour, ont dit avant nous qu'ils avaient bien rabattu de leurs préjugés contre les figures chinoises, & convenaient que, parmi les personnes qu'ils avaient peintes, plusieurs auraient pu disputer le prix de la beauté aux plus belles Européennes. Voici une observation qui regarde les peintres. Un artiste-missionnaire nous a avoué qu'il avait été humilié pour l'Europe de voir que la peinture chinoise fut aussi attentive à éviter le nu que celle d'Europe est empressée à le chercher, & que plus il y réfléchissait, plus il était forcé de convenir que c'était pécher contre le costume, & dès là contre une des premières règles de l'art, que de peindre des vierges, des martyrs, des veuves & des pénitentes chrétiennes, avec des pieds, des bras nus & un sein plus que découvert.

« Les idées pittoresques dont on nous remplit la tête en Occident, ajoutait-il, sont si folles sur cet article, que j'y tiendrais encore probablement, si la nécessité de les abandonner, dans nos peintures pour l'empereur n'avait pas mis ma raison au large, & ne lui avait pas fait prendre le dessus. »

Du reste, pour revenir au thé, que nous avons trop perdu de vue, il est constant, par un édit de l'empereur Te-tsong, de la dynastie des Tang daté de l'année 780, qu'il s'en faisait alors une si grande consommation dans tout l'empire, qu'on le soumit à un impôt pour l'entretien des greniers publics & des gens de guerre. Le thé arrivé en Europe a un parfum & une force qu'il n'a pas ici. Quelque chemin qu'on prenne dans les raisonnements qu'on fait sur ses qualités, vertus & propriétés, il serait à propos, avant tout, d'en distinguer les différentes espèces & préparations.

XXXIVe remarque. L'usage continuel que les Chinois font du gin-cheng (page 175).

Il nous semble entendre le nègre qui disait qu'il avait vu des perles grosses comme des citrouilles. Puisque notre auteur se donne pour un homme à recherches, & dès là instruit, comment est-il à savoir que cette racine célèbre est rare, & se vend plus que le poids de l'or quand elle est de la première espèce & bien choisie ? S'il le sait, comment en supposer l'usage continuel ? Tout le reste de cet article est un pot-pourri d'idées qui ne tiennent à aucun fait. On a surfait les vertus du gin-cheng comme celles de tous les autres remèdes. On veut le décrier : c'est un autre excès. Voici un fait notoire de cette année. Une reine, appelée au tombeau par une étisie, a vécu plus de quinze jours par-delà le terme où sa faiblesse extrême marquait sa mort, parce qu'on lui donnait, plusieurs fois le jour, une bouillie fort claire de riz, où l'on avait mêlé du gin-cheng. Nous-mêmes, nous avons vu, à l'île de France, un miraculé de cette célèbre racine. Ayant été abandonné des médecins, à cause de la faiblesse extrême où l'avait laissé une fièvre maligne des plus violentes, un chirurgien de vaisseau, qui venait de Canton & y avait vu des effets du gin-cheng, proposa d'en donner à ce mourant, & le rétablit parfaitement en peu de jours. Le gin-cheng, quoi qu'en dise notre auteur, n'est jamais entré que bien secondairement dans le breuvage de l'immortalité. La plante suréminente & essentielle de ce fameux breuvage était une espèce de li-tching ou agaric ramifié & ayant toutes les couleurs de l'arc-en-ciel. Nous lui apprendrons encore que ce n'est pas un pur préjugé qui a fait donner la préférence au gin-cheng du Leao-tong, puisqu'il avait toute sa réputation plus de mille ans avant qu'il y eût des Manchoux, & lorsque cette province appartenait à nos empereurs. Le gin-cheng même de Corée ne peut pas lui être comparé. Quoiqu'il dise que cette plante croît dans plusieurs endroits de l'empire, dans le Chen-si en particulier & le Chan-si, le public ne se serait pas obstiné à l'acheter si cher, si le local & le climat ne lui avaient pas donné une force & des vertus qu'elle n'a pas ailleurs.

XLXVe remarque. Cependant les arts sont restés à la Chine comme dans la plupart des autres peuples de l'Orient, dans une espèce d'enfance éternelle (page 232).

Quoi ! l'auteur n'admet aucune exception, distinction, ni modification dans une sentence si dure & si écrasante ! Il faut que la connaissance profonde qu'il a de l'état où sont tous les ans dans notre empire l'ait forcé à se départir de sa modération ordinaire. Ce n'est sûrement qu'à regret qu'il s'est déterminé à solliciter pour toute notre Chine, avec tant de chaleur, le mépris & la dérision de l'Europe : mais qu'il nous permette d'observer que pour les arts de besoin, comme l'agriculture la tissanderie, la navigation dans les rivières, &c., il y a plus de deux mille ans que toutes les nations de l'Orient en viennent prendre des leçons chez nous. L'Europe elle-même envoie sans cesse ici des questions pour participer aux innombrables découvertes que l'enseignement des siècles nous y a fait faire. Tandis qu'elle n'a pas regardé ces arts utiles comme un objet d'étude & de réflexion, elle n'a point songé à s'informer par quelles méthodes nous en obtenions des secours si faciles, si abondants & si continuels. Mais, depuis qu'elle a vu qu'ils étaient dans l'organisation politique ce que sont les grands viscères de la digestion & nutrition dans le corps humain, elle a d'autant plus cherché à se procurer des connaissances, que ses lumières s'étaient plus accrues & plus épurées. Pour les arts utiles, c'est-à-dire, qui augmentent la quantité des choses nécessaires, en perfectionnent la qualité, en multiplient, en généralisent, en simplifient l'usage, il est difficile de les porter plus loin que les Chinois ne l'ont fait. Toute espèce de grains, légumes, herbages, fruits & racines qui peuvent croître en Chine, y sont cultivés avec succès. Outre la soie, le coton, le chanvre, de combien d'autres racines & écorces ne faisons-nous pas des toiles ? Notre métallurgie, notre charpenterie, maçonnerie, menuiserie, faïencerie, poterie, briqueterie, teinturerie, papeterie, charronnerie, &c. n'ont plus rien à apprendre d'important. La théorie & la pratique de tous ces arts sont si simples & si aisés, qu'ils ne pourraient que perdre à chercher des mieux qui ne pourraient qu'être pris sur leur utilité. Avant de répondre maintenant sur les arts d'agrément, de luxe, de fantaisie, de mollesse & de caprice, nous voudrions qu'on commençât par examiner, avec la politique & la morale, s'il est expédient ou même s'il n'est pas nuisible qu'ils prennent leur essor si haut, occupent tant de bras, usent tant de vies & parviennent à faire de vrais besoins de leurs misérables frivolités. Car enfin la somme totale des choses qui sont nécessaires dans un grand empire, calculée sur la totalité de ses habitants, sur la casualité des bonnes & des mauvaises années, sur la quantité de travail qu'il faut pour les obtenir, & sur le nombre de ceux sur lesquels il doit être réparti, afin qu'ils n'en soient pas accablés & ne deviennent pas comme les bêtes de charge de leurs semblables ; la somme totale, dis-je, des choses nécessaires ainsi appréciée, nous ne voudrions pas garantir qu'il n'y eût bien à rabattre dans les listes de ceux qui, à dire la chose le plus honnêtement qu'il se peut, ne sont dans la société que pour augmenter les vices des riches & la misère des pauvres. Hélas ! quel calcul, puisqu'on parle tant de calcul, que le calcul des journées, des semaines, des mois, des années, des vies entières qui ont été employées & usées à conduire à son aise, du berceau au cercueil, un de ces hommes, une de ces femmes qui n'ont été dans la société que pour y jouir de toutes sortes de biens, & n'ont rien fait pour elle ! Mais, pour donner plus de relief à ce calcul, il faudrait le commenter par le journal comparé de la vie de cet homme & de cette femme avec celui de la vie du colon, du soldat, du marin, de l'artisan, des domestiques & de tous les hommes publics. Du reste, qui a lu nos Annales y a vu que notre Chine a passé & repassé plusieurs fois par toutes les révolutions qui ont enterré & ressuscité les arts & les sciences en Occident. Il n'y a eu que trop de siècles malheureux où la frivolité du goût public a poussé le génie & l'émulation des artistes loin de l'espèce d'enfance éternelle où on leur reproche d'avoir laissé nos arts. Si le récit que nous pourrions faire de leurs raffinements, subtilités & délicatesses, pouvait n'être pas un piège pour l'Europe, on verrait qu'elle a encore bien du chemin à faire avant de porter aussi loin qu'on l'a fait ici, jadis, les dangereuses & pitoyables inutilités du luxe. Il nous en reste même encore un bon nombre dont on n'a pas même idée en Occident ; témoin les pierres yu, les jardins de cabinet, la sculpture de la brique, les tuiles vernissées, les bas-reliefs d'une seule pierre de différentes couleurs, &c. &c.

LXIVe remarque. Nous avons ouï parler de ces housses si riches dont on couvre les éléphants des empereurs de Chine... mais qui a jamais entendu parler des tableaux & des statues des empereurs de la Chine ? (page 276).

Comme l'on sait en Europe, que l'empereur, qui est si modeste dans ses habits ordinaires & dans toute sa dépense domestique, se fait gloire d'en user comme Saint Louis dans les dépenses qui concernent la magnificence de politique & de représentation, personne ne songera à soupçonner le récit de M. P** d'exagération, vu même que ces housses sont en petit nombre, & que servant à peine trois ou quatre fois dans une année pendant un demi-jour, celles d'un règne durent encore le suivant. Si des lecteurs chagrins lui reprochaient d'avoir gardé un profond & continuel silence sur nos lois, qui ont tellement circonscrit la forme, la couleur, la richesse & les ornements de tous les habits des hommes publics & des grands, que le luxe n'y a plus prise, il est tout simple qu'il s'en justifie en protestant que sa pénétration n'en a rien soupçonné, non plus que de bien d'autres choses dont il ne dit mot. Comment veut-on qu'il sache que l'empereur a des peintures plus anciennes que toutes celles d'Europe, & des tableaux en particulier qui ont été portés en Chine par des Français du temps des dernières Croisades ? Nous n'oserions pas même garantir qu'il sache que l'empereur est excédé, depuis quelques années, des amours des Dieux de la Grèce, des nudités plus que cyniques qui arrivent de Canton ; mais nous comprenons à merveille que, s'il le sait, sa pénétration lui a montré qu'il devait à ceux pour qui il écrit de s'en taire. Mais où allons- nous nous égarer à propos de statues & de tableaux ! Nos sculpteurs ont trouvé moyen de tirer parti de nos pierres tendres & dures pour faire des bas-reliefs sur le fonds de l'ouvrage de la nature, de manière qu'il semble qu'elle en avait médité le dessein dans la distribution des couleurs différentes qu'elle y a mises. Ces sortes de morceaux en pierres rares & fines sont trop rares & d'un trop haut prix, pour qu'on puisse en envoyer en Occident. Les petites pièces qu'on y a fait passer peuvent donner quelque idée de celles du cabinet de l'empereur, où l'on en voit un si grand nombre. Aux bas-reliefs il faut ajouter des vases, des urnes, des fleurs dans le même goût sur des agathes & autres pierres rares. Pour les statues, comme nous n'avons proprement en ce genre que des magots, quoique les dormeurs, les rieurs, les méditatifs, les grondeurs, &c. parlent aux yeux & plaisent toujours, ils sont trop au-dessous de la haute sculpture, que nous n'avons pas, pour que nous osions en parler. Quant au talent & au génie propres de cet art, nous croyons que nos Chinois en montreraient plus que dans la peinture, s'ils avaient l'occasion de s'exercer. Les artistes européens eux-mêmes en ont jugé ainsi en voyant avec quelle facilité des ouvriers fort ordinaires exécutaient les dessins qu'ils leur avaient donnés pour la décoration des églises.

LXXXVIe remarque. Comme les lettrés savent que leur pays a été peuplé par des colonies venues des hauteurs de la Tartarie (tome II, page 4).

Il est tout à fait réjouissant de voir comment l'auteur s'y prend pour persuader ses imaginations. C'était d'abord lui qui avait découvert, par la descente du mercure, que nos Chinois descendent des Scythes. C'est maintenant nos lettrés qui le savent. Ils n'en ont jamais soufflé mot, ni écrit une syllabe.

LXXXVIIIe remarque. Un jour le clocher de Nan-king succomba sous le seul poids de la cloche (page 6).

Mais quelle cloche ? la plus grande, la plus pesante qu'il y ait au monde.


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