Jean de Labrune (?-1743?) ?

Couverture Amsterdam. Jean de Labrune (?-1743?) : La morale de Confucius, philosophe de la Chine Pierre Savouret, Amsterdam, 1688.

LA MORALE DE CONFUCIUS

philosophe de la Chine

Pierre Savouret, Amsterdam, 1688.

  • En 1687 paraît à Paris le Confucius Sinarum philosophus des pères jésuites Couplet, Herdtrich, Intorcetta et Rougemont. Un gros in-folio, en latin. Une référence pour les intellectuels, mais peu pratique au grand public, qui peut avoir envie de découvrir à moindre frais Confucius en français. Deux traducteurs-compilateurs-commentateurs latin-français y travaillent, et éditent l'année suivante deux opuscules : le chanoine Simon Foucher et, peut-être, le journaliste Jean de Labrune. À moins que ce ne soit le président Cousin, dit-on. Ou le père Couplet lui-même, dit-on encore. Le nom de l'auteur aura semble-t-il moins d'importance que le fait de rendre Confucius et une idée de sa morale accessibles pour la première fois en français.
  • L'auteur : "On verra ici des essais de morale, qui sont des coups de maître. Tout y est solide, parce que la droite raison, cette vérité intérieure, qui est dans l'âme de tous les hommes, & que notre philosophe consultait sans cesse, sans préjugé, conduisait toutes ses paroles. Aussi les règles qu'il donne, & les devoirs auxquels il exhorte, sont tels, qu'il n'y a personne qui ne se sente d'abord porté à y donner son approbation. Il n'y a rien de faux dans ses raisonnements, rien d'extrême, nulle de ces subtilités épouvantables qu'on voit dans les traités de morale de la plupart des métaphysiciens d'aujourd'hui."
  • "On peut juger combien le public est redevable aux pères Intorcetta & Couplet, jésuites, qui ont traduit, du chinois en latin, les trois livres de Confucius, dont nous avons tiré cette pièce de morale qu'on voit paraître. Nous avons choisi les choses les plus importantes, & en avons laissé plusieurs qui, quoique bonnes en elles-mêmes, & conformes surtout au génie des personnes pour qui elles ont été dites & écrites, auraient semblé, peut-être, trop vulgaires, & de peu de considération dans notre Europe. Et comme dans l'ouvrage des pères Intorcetta & Couplet, outre la morale de Confucius, il est parlé de l'origine de la nation chinoise & des livres les plus anciens qu'ait cette nation, & qui ont paru plusieurs siècles avant celui de Confucius, nous avons traduit sur ce sujet, ce qu'il est le plus nécessaire de savoir."


Extraits : La Grande science. Cultiver sa raison - Milieu perpétuel. Toutes les extrémités sont nuisibles - Le saint et le sage
Lún yù. Entretien de plusieurs personnes qui raisonnent, & qui philosophent ensemble
Maximes

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Illustration n° 1. Jean de Labrune (?-1743?) : La morale de Confucius, philosophe de la Chine. Pierre Savouret, Amsterdam, 1688.


La Grande science. Cultiver sa raison

Le grand secret, dit Confucius, pour acquérir la véritable science, la science, par conséquent, digne des princes & des personnages les plus illustres, c'est de cultiver & polir la raison, qui est un présent que nous avons reçu du ciel. La concupiscence l'a déréglée, il s'y est mêlé plusieurs impuretés. Ôtez-en donc ces impuretés afin qu'elle reprenne son premier lustre & ait toute sa perfection. C'est là le souverain bien. Ce n'est pas assez ; il faut, de plus, qu'un prince, par ses exhortations & par son propre exemple, fasse de son peuple comme un peuple nouveau. Enfin, après être parvenu, par de grands soins, à cette souveraine perfection, à ce souverain bien, il ne faut pas se relâcher ; c'est ici que la persévérance est absolument nécessaire.

Comme d'ordinaire les hommes ne suivent pas les voies qui peuvent conduire à la possession du souverain bien, & à une possession constante et éternelle, Confucius a cru qu'il était important de donner là-dessus des instructions.

Il dit qu'après qu'on a connu la fin à laquelle on doit parvenir, il faut se déterminer & tendre sans cesse vers cette fin, en marchant dans les voies qui y conduisent ; en confirmant tous les jours dans son cœur la résolution qu'on a formée d'y parvenir, & en la confirmant si bien, qu'il n'y ait rien qui la puisse ébranler tant soit peu.

Quand vous aurez affermi de la sorte votre esprit dans ce grand dessein, adonnez-vous, ajoute-t-il, à la méditation ; raisonnez sur toutes choses, en vous-même ; tâchez d'en avoir des idées claires ; considérez distinctement ce qui se présente à vous ; portez-en, sans préjugé, des jugements solides ; pesez tout, examinez tout avec soin. Après un examen & des raisonnements de cette nature, vous pourrez aisément parvenir au but où il faut que vous vous arrêtiez, à la fin à laquelle vous vous devez tenir attaché, savoir à une parfaite conformité de toutes vos actions avec ce que la raison suggère.

À l'égard des moyens qu'un prince doit employer, pour purifier & polir sa raison, afin que sa raison étant ainsi disposée, il puisse conduire ses États, & redresser & polir la raison de ses peuples, le philosophe propose de quelle manière les anciens rois se conduisaient.

Ils tâchaient, dit-il, pour être un jour en état de bien gouverner tout leur empire, de bien conduire un royaume particulier, & de porter ceux qui le composaient à cultiver leur raison, & à agir comme des créatures douées d'intelligence. Pour produire cette réformation dans ce royaume particulier, ils travaillaient à celle de leur famille, afin qu'elle servît de modèle à tous les sujets de ce royaume. Pour réformer leur famille, ils prenaient un soin extraordinaire de polir leur propre personne, & de composer si bien leur extérieur, qu'ils ne dissent rien, qu'ils ne fissent rien qui pût choquer tant soit peu la bienséance, & qui ne fût édifiant, afin qu'ils fussent eux-mêmes une règle & un exemple exposé sans cesse aux yeux de leurs domestiques & de tous leurs courtisans. Pour parvenir à cette perfection extérieure, ils travaillaient à rectifier leur esprit, en réglant & domptant leurs passions ; parce que les passions, pour l'ordinaire, éloignent l'esprit de sa droiture naturelle, l'abaissent, & le portent à toutes sortes de vices. Pour rectifier leur esprit, pour régler & dompter leurs passions, ils faisaient en sorte que leur volonté se portât toujours au bien, & ne se tournât jamais vers le mal. Enfin, pour disposer ainsi leur volonté, ils s'étudiaient à éclairer leur entendement, & à l'éclairer si bien, qu'ils n'ignorassent rien, s'il était possible. Car enfin, pour vouloir, pour désirer, pour aimer, pour haïr, il faut connaître ; c'est la philosophie de la droite raison.

C'est ce que proposait Confucius aux princes pour leur apprendre à rectifier & polir, premièrement leur raison, & ensuite la raison & la personne de tous leurs sujets. Mais afin de faire plus d'impression, après être descendu par degrés de la sage conduite de tout l'empire, jusqu'à la perfection de l'entendement, il remonte, par les mêmes degrés, de l'entendement éclairé jusqu'à l'état heureux de tout l'empire. Si, dit-il, l'entendement d'un prince est bien éclairé, sa volonté ne se portera que vers le bien ; sa volonté ne se portant que vers le bien, son âme sera entièrement rectifiée, il n'y aura aucune passion qui lui puisse faire perdre sa rectitude ; l'âme étant ainsi rectifiée, il sera composé dans son extérieur, on ne remarquera rien en sa personne qui puisse choquer la bienséance. Sa personne étant ainsi perfectionnée, sa famille se formant sur ce modèle, se réformera & se polira ; sa famille étant parvenue à cette perfection, elle servira d'exemple à tous les sujets du royaume particulier ; & ceux qui composent le royaume particulier, à tous ceux qui composent le corps de l'empire. Ainsi, tout l'empire sera bien réglé ; l'ordre & la justice y régneront ; l'on y jouira d'une paix profonde, ce sera un empire heureux & florissant. Confucius avertit ensuite que ces enseignements ne regardent pas moins les sujets que les princes ; & après, s'adressant précisément aux rois, il leur dit qu'ils doivent s'attacher particulièrement à bien régler leur famille, à en avoir soin, à la réformer.

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Milieu perpétuel. Toutes les extrémités sont nuisibles

Illustration n° 2. Jean de Labrune (?-1743?) : La morale de Confucius, philosophe de la Chine. Pierre Savouret, Amsterdam, 1688.

[Confucius] dit que l'homme parfait tient toujours un juste milieu, quoiqu'il entreprenne ; mais que le méchant s'en éloigne toujours, qu'il en fait trop, ou qu'il n'en fait pas assez. Lorsque la droite raison venue du Ciel, ajoute-t-il, a montré une fois à un homme sage le milieu qu'il doit tenir, il y conforme ensuite toutes ses actions en tout temps, aussi bien dans l'adversité que dans la prospérité ; il veille continuellement sur lui-même, sur les pensées, sur les mouvements les plus cachés de son cœur, afin de se régler toujours sur ce juste milieu, qu'il ne veut jamais perdre de vue ; mais les méchants n'étant retenus, ni par la crainte, ni par la pudeur, ni par l'amour de la vertu, leurs passions déréglées les portent toujours dans les extrémités.

Ce philosophe ne peut assez admirer cette heureuse médiocrité ; il la regarde comme la chose du monde la plus relevée, comme la chose du monde la plus digne de l'amour & de l'occupation des esprits les plus sublimes, comme le seul chemin de la vertu ; et il se plaint de ce que, de tout temps, il y a eu si peu de personnes qui l'aient gardée ; il en recherche même la cause. Il dit, que pour le regard des sages du siècle, ils la négligent, & n'en font point de cas, parce qu'ils s'imaginent qu'elle est au-dessous de leurs grands desseins, de leurs projets ambitieux ; & que, pour les personnes grossières, elles n'y parviennent que difficilement, ou parce qu'ils ne la connaissent point, ou parce que la difficulté qu'il y a à y parvenir les étonne & les décourage ; & tout cela, ajoute Confucius, arrive faute d'examen : car, si l'on examinait avec exactitude ce qui est bon en soi, l'on reconnaîtrait que toutes les extrémités sont nuisibles, & qu'il n'y a que le milieu qui soit toujours bon & utile.

Il allègue sur tout ceci l'exemple de l'empereur Xun. Que la prudence de l'empereur Xun a été grande, s'écrie-t-il ! Il ne se contentait pas, dans l'administration des affaires de l'État, de son seul examen, de son jugement particulier, de sa prudence ; il se servait encore des conseils du moindre de ses sujets. Il demandait même conseil sur les moindres choses, & il se faisait un devoir & un plaisir d'examiner les réponses qu'on lui donnait, quelque communes qu'elles parussent. Lorsqu'on lui proposait quelque chose, & qu'après un mûr examen il s'était convaincu que ce qu'on lui proposait n'était pas conforme à la droite raison, il n'y acquiesçait point, mais il représentait avec un cœur ouvert ce qu'il y avait de mauvais dans le conseil qu'on lui donnait. Par ce moyen, il faisait que ses sujets prenaient de la confiance en lui, & qu'ils s'accoutumaient à lui donner, de temps en temps des avertissements avec liberté. Pour les conseils bons & judicieux, il les suivait, il les louait, il les exaltait ; &, par là, chacun était encouragé à lui déclarer ses sentiments avec plaisir. Que si, parmi les conseils qu'on lui donnait, il s'en trouvait qui fussent entièrement opposés les uns aux autres, il les examinait attentivement ; & après les avoir examinés, il prenait toujours un milieu, surtout lorsqu'il s'agissait de l'intérêt public.

Confucius déplore ici la fausse prudence des gens de son temps. En effet, elle avait fort dégénéré de la prudence des anciens rois. Il n'y a dit-il, à présent personne qui ne dise, j'ai de la prudence, je sais ce qu'il faut faire, & ce qu'il ne faut point faire. Mais parce qu'aujourd'hui on n'a devant les yeux que son profit & sa commodité particulière, il arrive qu'on ne pense point aux maux qui en peuvent provenir, aux périls auxquels ce gain & ce profit exposent, & que l'on ne s'aperçoit point du précipice. Il y en a qui connaissent parfaitement la nature & le prix de la médiocrité, qui la choisissent pour leur règle, & qui y conforment leurs actions ; mais qui ensuite, venant à se laisser surmonter par la paresse, n'ont pas la force de persister. Que sert à ces sortes de gens la connaissance & les résolutions qu'ils ont formées ? Hélas ! il n'en était pas de même de mon disciple Hoeî : il avait un discernement exquis, il remarquait toutes les différences qui se trouvent dans les choses, il choisissait toujours un milieu, il ne l'abandonnait jamais.

Au reste, ajoute Confucius, ce n'est pas une chose fort facile à acquérir que ce milieu que je recommande tant. Hélas ! il n'y a rien de si difficile ; c'est une affaire qui demande de grands soins & de grands travaux. Vous trouverez des hommes qui sont capables de gouverner heureusement les royaumes de la terre. Vous en verrez qui auront assez de magnanimité pour refuser les dignités & les avantages les plus considérables ; il y en aura même qui auront assez de courage pour marcher sur des épées toutes nues ; mais que vous en trouverez peu qui soient capables de tenir un juste milieu ! Qu'il faut d'adresse, qu'il faut de travail, qu'il faut de courage, qu'il faut de vertu pour y parvenir !

Ce fut à l'occasion de cette morale, qu'un de ses disciples, qui était d'une humeur guerrière & fort ambitieuse, lui demanda en quoi consistait la valeur, & ce qu'il fallait faire pour mériter le nom de vaillant. Entendez-vous parler, répondit Confucius, de la valeur de ceux qui sont dans le midi, ou de la valeur de ceux qui sont dans le septentrion, ou bien de la valeur de mes disciples, qui s'attachent à l'étude de la sagesse ? Agir avec douceur dans l'éducation des enfants & des disciples, avoir de l'indulgence pour eux, supporter patiemment leurs désobéissances & leurs défauts, voilà en quoi consiste la valeur des habitants du midi. Par cette valeur, ils surmontent leur tempérament violent, & soumettent à la droite raison leurs passions, qui sont ordinairement violentes. Coucher sans crainte dans un camp, reposer tranquillement au milieu du terrible appareil d'une armée, voir devant ses yeux mille morts sans s'effrayer, ne s'ennuyer point même de cette sorte de vie, s'en faire un plaisir, voilà ce que j'appelle la valeur des hommes du septentrion. Mais comme d'ordinaire, il y a en tout cela beaucoup de témérité, & que le plus souvent on ne s'y règle guère, sur ce milieu que tout le monde devrait rechercher, ce n'est point cette sorte de valeur que je demande de mes disciples. Voici quel doit être leur caractère :

Un homme parfait (car enfin il n'y a que les hommes parfaits qui puissent avoir une véritable valeur), un homme parfait doit toujours être occupé à se vaincre lui-même ; il doit s'accommoder aux mœurs & à l'esprit des autres. Mais comme il doit toujours être maître de son cœur & de ses actions, il ne doit jamais se laisser corrompre par la conversation ou les exemples des hommes lâches & efféminés, il ne doit jamais obéir, qu'il n'ait examiné auparavant ce qu'on lui commande ; il ne doit jamais imiter les autres sans discernement. Au milieu de tant d'insensés & de tant d'aveugles, qui marchent à travers champs, il doit marcher droit & ne pencher vers aucun parti, c'est la véritable valeur. De plus, si ce même homme est appelé à la magistrature dans un royaume où la vertu est considérée, & qu'il ne change point de mœurs, quelque grands que soient les honneurs auxquels il est élevé, s'il y conserve toutes les bonnes habitudes qu'il avait lorsqu'il n'était que particulier, s'il ne se laisse pas emporter à la vanité & à l'orgueil, cet homme-là est véritablement vaillant. Ah ! que cette valeur est grande ! Que si, au contraire, il est dans un royaume où la vertu & les lois sont méprisées, & que dans la confusion & le désordre qui y règnent, il soit lui-même pressé de la pauvreté, affligé, réduit même à perdre la vie, mais que cependant, au milieu de tant de misères, il demeure ferme, il conserve toute l'innocence de ses mœurs & ne change jamais de sentiments. Ah ! que cette valeur est grande & illustre ! Au lieu donc de la valeur des pays méridionaux, ou de celle du septentrion, je demande, & j'attends de vous, mes chers disciples, une valeur de la nature de celle dont je viens de parler.

Voici quelque chose que dit Confucius qui n'est pas moins remarquable. Il y a, dit-il, des gens qui passent les bornes de la médiocrité, en affectant d'avoir des vertus extraordinaires. Ils veulent que dans leurs actions il y ait toujours du merveilleux, afin que la postérité les loue & les exalte. Certes, pour moi, je ne m'entêterai jamais de ces actions éclatantes où la vanité & l'amour-propre ont toujours plus de part que la vertu. Je ne veux savoir & pratiquer que ce qu'il est à propos de savoir & de pratiquer partout.

Il y a quatre règles, sur lesquelles l'homme parfait se doit conformer :
1° Il doit pratiquer lui-même à l'égard de son père, ce qu'il exige de son fils.
2° Il doit faire paraître dans le service de son prince la même fidélité qu'il demande de ceux qui lui sont soumis.
3° Il doit agir à l'égard de son aîné de la même manière qu'il veut que son cadet agisse à son égard.
4° Enfin, il en doit user envers ses amis comme il souhaite que ses amis en usent envers lui.

L'homme parfait s'acquitte continuellement de ses devoirs, quelque communs qu'ils paraissent. S'il vient à s'apercevoir qu'il ait manqué en quelque chose, il n'est point en repos qu'il n'ait réparé sa faute ; s'il reconnaît qu'il n'a pas rempli quelque devoir considérable, il n'y a point de violence qu'il ne se fasse pour le remplir parfaitement. Il est modéré & retenu dans ses discours, il ne parle qu'avec circonspection ; s'il lui vient une grande affluence de paroles, il ne l'ose pas étaler, il s'arrête : en un mot, il est à lui-même un si rigoureux censeur, qu'il n'est point en repos que ses paroles ne répondent à ses actions, & ses actions à ses paroles. Or, le moyen, s'écrie-t-il, qu'un homme qui est parvenu à cette perfection n'ait une vertu solide & constante !

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Le saint et le sage

Pour bien entendre la morale de Confucius, il est nécessaire de dire ici un mot de la distinction qu'il établit entre le saint & le sage. Il attribue à l'un & à l'autre, en commun, certaines choses, mais aussi il donne au saint des avantages & des qualités, qu'il dit que le sage n'a point. Il dit que la raison & que l'innocence ont été également communiquées au sage & au saint, & même à tous les autres hommes ; mais que le saint ne s'est jamais détourné, tant soit peu, de la droite raison, & qu'il a conservé constamment son intégrité ; au lieu que le sage ne l'a pas toujours conservée, n'ayant pas toujours suivi la lumière de la droite raison, à cause des divers obstacles qu'il a rencontrés dans la pratique de la vertu, & surtout, à cause de ses passions, dont il s'est rendu l'esclave ; de sorte qu'il est nécessaire qu'il fasse de grands efforts, qu'il emploie de grands travaux & de grands soins, pour mettre son cœur dans un bon état, & se conduire selon les lumières de la droite raison & les règles de la vertu.

Cusu raisonnant là-dessus pour faire encore mieux entendre la doctrine de son maître, compare ceux qui ont perdu leur première intégrité, & qui désirent la recouvrer, à ces arbres tout secs & presque morts, qui ne laissent pas pourtant d'avoir, dans le tronc & dans les racines, un certain suc, un certain principe de vie, qui fait qu'ils poussent des rejetons. Si, dit-il, on a soin de ces arbres, si on les cultive, si on les arrose, si on en retranche tout ce qui est inutile, il arrivera que ces arbres reprendront leur premier état. De même, quoique l'on ait perdu sa première intégrité, & son innocence, l'on n'a qu'à exciter ce qui reste de bon, qu'à prendre de la peine, qu'à travailler, & infailliblement l'on parviendra à la plus haute vertu. Ce dernier état, dit Cusu, cet état du sage s'appelle gintao, c'est-à-dire le chemin, & la raison de l'homme, ou bien, le chemin qui conduit à l'origine de la première perfection. Et l'état du saint, s'appelle tientao, c'est-à-dire la raison du Ciel, ou la première règle que le Ciel a donnée également à tous les hommes, & que les saints ont toujours observée, sans s'en détourner ni à droite ni & gauche.

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Lún yù. Entretien de plusieurs personnes qui raisonnent, & qui philosophent ensemble

Illustration n° 3. Jean de Labrune (?-1743?) : La morale de Confucius, philosophe de la Chine. Pierre Savouret, Amsterdam, 1688.

Le troisième livre de Confucius est de tout autre caractère que les deux précédents pour le tour & les expressions ; mais dans le fond il contient la même morale. C'est un tissu de plusieurs sentences prononcées en divers temps & en divers lieux par Confucius lui-même & par ses disciples. Aussi est-il intitulé : Lún yù, c'est-à-dire Entretien de plusieurs personnes qui raisonnent, & qui philosophent ensemble.

On y voit d'abord un disciple de ce célèbre philosophe, qui déclare qu'il ne se passe point de jour qu'il ne se rende compte lui-même de ces trois choses :
1° S'il n'a point entrepris quelque affaire pour autrui, & s'il l'a conduite & poursuivie avec la même fidélité & avec la même ardeur que si c'eût été son affaire propre.
2° Si lorsqu'il a été avec ses amis, il leur a parlé avec sincérité ; s'il ne s'est point contenté de leur faire paraître quelque vaine apparence de bienveillance & d'estime.
3° S'il n'a point médité la doctrine de son maître, & si, après l'avoir méditée, il n'a pas fait pour la mettre en pratique tous les efforts dont il est capable.

Confucius y paraît ensuite, donnant des leçons à ses disciples. Il leur dit que le sage doit être si occupé de sa vertu que, lors même qu'il est dans sa maison, il n'y doit pas chercher ses commodités & ses délices ; que, quand il entreprend quelque affaire, il doit être diligent & exact, prudent & avisé dans ses paroles ; & que, quoiqu'il ait toutes ses qualités, il doit être pourtant celui à qui il doit se fier le moins, celui à qui il doit le moins plaire ; qu'en un mot le sage se défiant toujours de soi-même, doit consulter toujours ceux dont la vertu & la sagesse lui sont connues, & régler sa conduite & ses actions sur leurs conseils & sur leurs exemples.

Que pensez-vous d'un homme pauvre, lui dit un de ses disciples, qui, pouvant soulager sa pauvreté par la flatterie, refuse de prendre ce parti, & soutient hardiment qu'il n'y a que les lâches qui flattent ? Que pensez-vous d'un homme riche, qui, tout riche qu'il est, est sans d'orgueil ?

Je dis, répond Confucius, qu'ils sont tous deux dignes de louange, mais qu'il ne faut pas pourtant les regarder, comme s'ils étaient parvenus au plus haut degré de la vertu. Celui qui est pauvre doit être joyeux & content au milieu de son indigence : voilà en quoi consiste la vertu du pauvre ; & celui qui est riche doit faire du bien à tout le monde. Celui, continue-t-il, qui a le cœur bas & mal fait, ne fait du bien qu'à certaines personnes ; certaines passions, certaines amitiés particulières le font agir ; son amitié est intéressée ; il ne sème ses biens que dans la vue d'en recueillir plus qu'il n'en sème ; il ne cherche que son propre intérêt. Mais l'amour de l'homme parfait est un amour universel, un amour qui a pour objet tous les hommes. Un soldat du royaume de Cî, lui disait-on un jour, perdit son bouclier ; &, l'ayant cherché longtemps inutilement, il se consola enfin par cette réflexion de la perte qu'il avait faite : un soldat a perdu son bouclier, mais un soldat de notre camp l'aura trouvé ; il s'en servira. Il aurait mieux parlé, dit alors Confucius, s'il eût dit : un homme a perdu son bouclier, mais un homme le trouvera ; voulant donner à entendre qu'il fallait avoir de l'affection pour tous les hommes du monde.

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[Confucius] donne de grandes louanges à quelques-uns de ses disciples, qui, au milieu de la plus grande pauvreté, étaient contents de leur destinée, & comptaient pour de grandes richesses les vertus naturelles qu'ils avaient reçues du ciel.

Il déclame contre l'orgueil, contre l'amour-propre, contre l'indiscrétion, contre la ridicule vanité de ceux qui affectent de vouloir être maîtres partout, contre ces hommes remplis d'eux-mêmes, qui prônent à tous moments leurs actions, contre les grands parleurs : & faisant ensuite le portrait du sage, par opposition à ce qu'il vient de dire, il dit que l'humilité, la modestie, la retenue & l'amour du prochain sont des vertus qu'il ne saurait négliger un moment, sans sortir de son caractère.

Il dit qu'un homme de bien ne s'afflige jamais, & qu'il ne craint rien ; qu'il méprise les injures, qu'il n'ajoute jamais foi à la médisance, qu'il n'écoute pas même les rapports.

Il soutient que les supplices sont trop fréquents ; que si les magistrats étaient gens de bien, les méchants conformeraient leur vie à la leur ; & que si les princes n'élevaient aux dignités que des personnes distinguées par leur probité & par une vie exemplaire, tout le monde s'attacherait à la vertu, parce que les grandeurs étant des biens que tous les hommes désirent naturellement, chacun voulant les posséder, chacun tâcherait de s'en rendre digne.

Il veut que l'on fuit la paresse ; qu'on soit composé, qu'on ne précipite point ses réponses ; & que, se mettant au-dessus de tout, on ne se fasse jamais une peine, ou de ce que l'on est méprisé, ou de ce que l'on n'est point connu dans le monde.

Il compare les hypocrites à ces scélérats, qui, pour mieux cacher leurs desseins aux yeux des hommes, paraissent sages & modestes pendant le jour, & qui à la faveur de la nuit volent les maisons, & exercent les plus infâmes brigandages.

Il dit que ceux qui font leur dieu de leur ventre, ne font jamais rien qui soit digne de l'homme ; que ce sont plutôt des brutes que des créatures raisonnables ; &, revenant à la conduite des grands, il remarque fort bien que leurs crimes sont toujours plus grands que les crimes des autres hommes. Zam, le dernier empereur de la famille de Cheu, dit Confucius à cette occasion, avait eu une conduite fort irrégulière. Mais, quelque irrégulière que fût sa conduite, les désordres de cet empereur n'étaient pourtant que les désordres de son siècle. Cependant, dès qu'on parle de quelque action lâche, de quelque action criminelle & infâme, on dit que c'est le crime de Zam. En voici la raison : Zam était méchant, & empereur.

Confucius dit une infinité d'autres choses de cette nature, qui regardent la conduite de toutes sortes d'hommes ; mais comme la plupart des choses qu'il dit ou que ses disciples disent sont des sentences & des maximes, ainsi que nous l'avons déjà fait sentir en voici quelques-unes des plus considérables.

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Maximes

Illustration n° 4. Jean de Labrune (?-1743?) : La morale de Confucius, philosophe de la Chine. Pierre Savouret, Amsterdam, 1688.

IV : Souviens-toi toujours que tu es homme, que la nature humaine est fragile, & que tu peux aisément succomber, & tu ne succomberas jamais. Mais si, venant à oublier ce que tu es, il t'arrive de succomber, ne perds pas courage pourtant : souviens-toi que tu te peux relever, qu'il ne tient qu'à toi de rompre les liens qui t'attachent au crime, & de surmonter les obstacles qui t'empêchent de marcher dans le chemin de la vertu.

X : Celui qui, dans ses études, se donne tout entier au travail & à l'exercice, & qui néglige la méditation, perd son temps ; mais aussi celui qui s'applique tout entier à la méditation, & qui néglige le travail & l'exercice, ne peut que s'égarer et se perdre. Le premier ne saura jamais rien d'exact, ses lumières seront toujours mêlées & de ténèbres & de doutes, & le dernier ne poursuivra que des ombres ; sa science ne sera jamais sûre, elle ne sera jamais solide. Travaille mais ne néglige pas la méditation ; médite, mais ne néglige pas le travail.

XXIV : Ne fais à autrui que ce que tu veux qui te soit fait : tu n'as besoin que de cette seule loi ; elle est le fondement & le principe de toutes les autres.

XXXV : Le chemin qui conduit à la vertu est long, mais il ne tient qu'à toi d'achever cette longue carrière. N'allègue point, pour t'excuser, que tu n'as pas assez de forces, que les difficultés te découragent, & que tu seras obligé enfin de t'arrêter au milieu de ta course. Tu n'en sais rien, commence à courir : c'est une marque que tu n'as pas encore commencé, tu ne tiendrais pas ce langage.

XLII : Évite la vanité & l'orgueil. Quand tu aurais toute la prudence & toute l'habileté des anciens, si tu n'as pas l'humanité, tu n'as rien, tu es même l'homme du monde qui mérite le plus d'être méprisé.

L : L'innocence n'est plus une vertu, la plupart des grands en sont déchus. Mais, si tu demandes ce qu'il faudrait faire pour recouvrer cette vertu, réponds qu'il ne faudrait que se vaincre soi-même. Si tous les mortels remportaient sur eux, dans un même jour, cette heureuse victoire, tout l'univers, dès ce même jour, reprendrait une nouvelle forme, nous serions tous parfaits, nous serions tous innocents. La victoire est difficile, il est vrai, mais elle n'est pas impossible : car, enfin, se vaincre soi-même n'est que faire ce qui est conforme à la raison. Détourne tes yeux, ferme tes oreilles, mets un frein à ta langue, & sois plutôt dans une éternelle inaction, que d'occuper tes yeux à voir des spectacles où la raison se trouve choquée, que d'y donner ton attention, que d'en discourir. Voilà de quelle manière tu pourras vaincre ; la victoire ne dépend que de toi.

LXIV : Défie-toi d'un homme flatteur, d'un homme qui est affecté dans ses discours & qui se pique partout d'éloquence : ce n'est pas le caractère de la véritable vertu.

LXVII : Il est bien difficile de se ménager avec le petit peuple. Ces sortes d'hommes deviennent familiers & insolents lorsqu'on a trop de commerce avec eux ; &, comme ils s'imaginent qu'on les méprise lorsqu'on les néglige tant soit peu, on s'attire leur aversion.

LXXIII : Le sage cherche la cause de ses défauts en soi-même ; mais le fou, se fuyant soi-même, la cherche partout ailleurs que chez soi.

LXXVIII : Abandonne sans balancer ta patrie, lorsque la vertu y est opprimée, & que le vice y a le dessus. Mais si tu n'as pas fait dessein de renoncer aux maximes du siècle, dans ta retraite & dans ton exil, demeure dans ta misérable patrie ; à quel dessein en sortirais-tu ?

Illustration n° 5. Jean de Labrune (?-1743?) : La morale de Confucius, philosophe de la Chine. Pierre Savouret, Amsterdam, 1688.


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