Alvarez SEMEDO (1585-1658)

Alvarez SEMEDO (1585-1658) : Histoire universelle de la Chine. À Lyon, chez Hierosme Prost, 1667. - Premières publications : 1642, en espagnol, par Manuel de Faria y Sousa ; 1643, en italien, chez Grignani ; 1645, en français,  chez Cramoisy, à Paris.

HISTOIRE UNIVERSELLE DE LA CHINE

À Lyon, chez Hierosme Prost, rue Mercière, au vase d'or, 1667

Premières publications : 1642, en espagnol, par Manuel de Faria y Sousa ; 1643, en italien, chez Grignani ; 1645, en français, chez Cramoisy, à Paris.

  • "Notre siècle aime si fort les relations étrangères, qu'il semble que l'on n'en pourra jamais imprimer assez. J'ose pourtant dire, lecteur, que vous en trouverez peu qui aient plus de quoi satisfaire votre curiosité, que celles que je vous présente en ce volume. Elles sont trop fameuses, pour qu'il soit nécessaire que je vous en entretienne."


Extraits : [Introduction :] Du royaume en général
Ambassades et thé - Courtoisies et civilité - Prisons
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Carte de Chine. 1655. Alvarez Semedo (1585-1658), Histoire universelle de la Chine. À Lyon, chez Hierosme Prost, rue Mercière, au vase d'or, 1667, pages 1-372.
Carte de Chine. Copie datée de 1655, incluse dans l'édition anglaise.

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[Introduction :]
Du royaume en général

La Chine en ce qu'elle contient de principal, est une grande étendue de terre jointe & continue, sans avoir rien qui la partage ; & qui dans l'espace de dix-neuf degrés, qu'on compte depuis l'île de Haynam assez voisine de terre ferme sous le vingt-quatrième degré du Pôle, jusqu'au quarante-troisième tirant vers l'Orient, embrasse un circuit d'autant plus vaste, que ses extrémités s'étendent sans aucune proportion, & forment divers contours, qui renferment dans cette enceinte un seul royaume aussi grand que l'Europe : outre plusieurs petites îles qu'on voit du côté du couchant, si proches les unes des autres, qu'elles semblent être jointes, & ne faire qu'un corps.

Cette monarchie est divisée en quinze provinces ; chacune desquelles peut passer pour un grand royaume, comme elles étaient anciennement sous des rois particuliers. Des neuf qu'ils appellent les méridionales, la plus grande partie est entrecoupée de rivières si grosses & si larges, qu'en des endroits il est impossible de porter la vue d'un bord à l'autre, & qu'ailleurs on a bien de la peine à discerner ce qui paraît sur les rivages. Toutes sont navigables, & le nombre des vaisseaux qui les couvrent est si prodigieux, qu'on ne saurait croire ce qu'on en pourrait dire avec vérité. Je dis seulement qu'elles surpassent en cela toutes les autres rivières du monde. Je me souviens d'avoir demeuré huit jours entiers sur un des plus petits bras du fleuve de Nanquim, avant que de pouvoir passer à Hancheu, tant la foule était grande, & d'avoir compté en moins d'une heure d'horloge trois cents bateaux, de ceux-là seulement qui venaient à l'encontre de nous. Ce que j'admire le plus c'est qu'en étant un si grand nombre, ils sont si propres & si bien ajustés, si magnifiquement couverts & si agréables pour la diversité des peintures, qu'on dirait qu'ils sont plutôt faits pour le divertissement, que pour l'usage du commerce.

La façon qu'on y garde, est remarquable, d'autant que les bateliers sont séparés de l'appartement des passagers, qui peuvent se promener par le dehors tout autour du vaisseau sur des galeries sans être aucunement incommodés de ceux du dedans. En quoi les habitants de la province d'Hanceo ont un avantage particulier, que les autres n'ont point.

Les six provinces plus septentrionales, comme elles sont dans une même élévation de Pôle que nous, elles ont aussi plus de rapport avec notre climat, & comme elles sont moins humides que les autres, elles sont aussi plus saines ; quoique généralement on jouisse partout d'une heureuse & longue vie, & qu'on trouve plusieurs vieillards vigoureux & robustes.

Alvarez Semedo (1585-1658). Portrait extrait des éditions espagnole et anglaise. - Histoire universelle de la Chine. À Lyon, chez Hierosme Prost, rue Mercière, au vase d'or, 1667, pages 1-372.
Alvarez Semedo.

Mais pour dire quelque chose en particulier de ce royaume : il est si habité, que non seulement les villages, mais aussi les villes se regardent l'une l'autre, & même se touchent en quelques endroits où les rivières sont plus fréquentes. Ils ont quatre différentes sortes d'habitation communes, à savoir des grandes cités qu'ils appellent fu ; des moindres qu'ils nomment ceu, dont certains auteurs ont parlé diversement ; des bourgs nommés hien, & des châteaux appelés cin, sans compter les villages & les hameaux qui sont presque sans nombre. La garde s'y fait sur les murailles, même dans le cœur du royaume, tout le long de la nuit, qui se partage au son de la cloche, en quatre veilles, comme il se pratique communément ailleurs en temps de guerre ; donnant pour raison de cette défiance, qu'un danger pouvant survenir à une heure qu'on pense le moins, il est bon de se tenir toujours sur ses gardes, puisque l'expérience nous apprend que toutes nos pertes inopinées ne proviennent que d'une trop grande confiance. Il y a pour cet effet des corps-de-gardes établis dans les places publiques, & des sentinelles posées par les rues, avec tant d'ordre & de discipline, que si on les surprend endormies, hors de leur poste, ou lentes à répondre, elles sont condamnées à recevoir des bastonnades, qui se paient sur-le-champ, sans autre forme de procès. Les portes des villes se ferment exactement tous les soirs, & ne s'ouvrent jamais la nuit pour quelque occasion que ce soit, avant que d'être pleinement éclaircis du succès. L'an 1634, je me rencontrai dans la ville de Kiamsi, où trente voleurs avaient forcé leurs prisons, & ayant chassé, battu, & tué leurs gardes, s'étaient mis en liberté. La chose fut incontinent sue, les portes demeurèrent sans être ouvertes tout le long du jour, suivant leur coutume inviolable, & les criminels furent pris avant la nuit, sans s'être pu cacher dans une si grande ville.

Une marque que ce royaume est merveilleusement peuplé, est qu'après y avoir demeuré vingt-deux ans, je me suis autant étonné du prodigieux nombre de peuple, qu'au premier jour : & à ne point mentir la vérité surpasse de beaucoup les amplifications qu'on pourrait faire ; puisque non seulement on est pressé & choqué par les rencontres dans les villes, dans les bourgs, & dans les places publiques, mais encore on trouve tant de monde sur les chemins, qu'on dirait que c'est une assemblée qui va aux noces, ou à quelque solemnité. S'il faut s'en rapporter au livre des registres, où l'on tient le rôle du menu peuple, sans comprendre les femmes, les enfants, les eunuques, les gens de lettres, & ceux qui font profession des armes, dont le nombre est presque infini, il s'en est compté pour une fois jusqu'à cinquante-huit millions cinquante-cinq mille, cent quatre-vingt.

Les maisons, où ils font leur demeure, ne sont pas si superbes, ni tant de durée que les nôtres ; mais en revanche elles sont plus commodes pour les appartements des chambres, & plus récréatives pour les embellissements d'un excellent vernis, dont ils se servent, nommé charam, & de plusieurs belles peintures. Ce n'est pas leur façon de les élever bien haut, se persuadant que les basses sont plus commodes tant pour l'habitation que pour les services. Les plus curieux ont des basse-cours & des entrées pleines de fleurs & d'arbrisseaux, & même d'arbres fruitiers en quelques endroits tirant vers le Nord. S'ils ont assez de place, ils y plantent de grands arbres : ils dressent des montagnes artificielles avec des rochers qu'ils font apporter de bien loin, ils nourrissent des oiseaux, comme des grues, des cygnes, & d'autres les plus agréables ; ils entretiennent des bêtes fauves, comme des cerfs & des daims ; ils pratiquent des viviers, où les poissons se lançant comme des flèches, font luire leurs écailles dorées aux rayons du soleil, & inventent plusieurs autres choses plaisantes & curieuses.

Pour leur façon de bâtir, ils commencent par le toit, élevant la couverture fort proprement sur des colonnes de bois, qui sont d'autant plus estimées qu'elles sont plus grosses ; & puis ils font les murailles de brique, ou de semblables matériaux. Il est vrai qu'à ce qu'on dit, leurs édifices étaient autrefois merveilleusement proportionnés, suivant les règles de l'art, qui se voient encore dans leurs écrits, mais qu'ils n'observent qu'aux palais des rois, & aux bâtiments publics, comme aux tours des murailles des villes, qui sont de diverses figures, rondes, carrées, & à huit faces avec des escaliers à vis & à ressorts, & des balustrades par le dehors.

Ils sont d'ailleurs magnifiques & curieux en meubles ; se servant pour l'ordinaire de ce vernis, nommé charam, dont j'ai parlé, qu'ils tirent d'une certaine espèce d'arbres, qui naissent en leur pays, & aux lieux circonvoisins : & certes l'invention en est excellente, tant pour sa matière, qu'on peut remarquer aux ouvrages qui se font à la Chine, & qu'on porte en Europe ; comme pour la facilité de l'appliquer, soit qu'on veuille faire des choses neuves, ou rendre aux vieilles leur première beauté.

Quant à la bonté du pays, comme le royaume est d'une grande étendue, & situé sous divers climats, il produit une telle diversité de fruits, qu'il semble que la nature a voulu mettre en un, ce qu'elle a distribué par tous les endroits du monde. Car il recueille au dedans de ses portes toutes les choses qui sont absolument nécessaires à la vie humaine, & même il en a pour l'usage des plaisirs en abondance : d'où vient qu'il n'est point contraint par la nécessité de recourir aux étrangers, & de mendier d'eux ; puisqu'il peut même enrichir de ses précieux restes ses voisins, & les peuples éloignés, qui sont bien aises de les recevoir & de s'en servir. Sa plus ordinaire nourriture est celle de tous les hommes, à savoir le froment & le riz ; celui-ci étant plus commun dans un pays, & celui-là dans l'autre. La Chine néanmoins est si fertile en tous les deux, que le pico, qui est une mesure contenant vingt-cinq livres de notre poids, ne vaut communément que cinq réales, & c'est cherté quand il se vend sept & demie.

Aux provinces septentrionales, on mange du pain de froment, d'orge & de maïs, & on ne se sert de riz que rarement, comme en Europe, qu'on réserve pour les pays du Midi, lesquels, quoiqu'ils recueillent aussi quantité de froment, ne s'en servent qu'avec la même modération, que nous rapportons pour l'usage du riz & des autres sortes de fruits. Les légumes de différentes espèces sont le soulagement ordinaire des pauvres, & la pâture commune des chevaux, qui les mangent au lieu d'orge. Le commun peuple se sert d'herbes toute l'année, non seulement pour nourriture, mais encore pour remède de sa santé. Ils n'ont ni endives ni chardons, mais ils ont bien d'autres herbes, qui nous manquent.

Ils abondent en chair, même aux plus petits lieux, dont la plus commune est celle de pourceau : pour celle de bœuf, ils en tirent tous les os avant que de la mettre en vente. Il est vrai qu'ils ont peu de gibier, d'autant qu'ils ne se plaisent pas à la chasse, qui est néanmoins un des plus agréables divertissements de la vie, principalement celle des sangliers, des cerfs, des daims & des lièvres plutôt que celle des lapins. Mais ils ont aussi davantage d'oiseaux que nous, d'autant qu'ils ont tous ceux que nous avons, & plusieurs autres qui nous sont inconnus : par exemple ils ont deux sortes de perdrix, dont les unes ne sont point différentes des nôtres, si ce n'est pour le chant, au contraire de leurs rossignols, qui sont beaucoup plus gros que les nôtres, & néanmoins ils en retiennent & la voix & le chant. Les autres qu'ils estiment davantage, pour ce qu'elles sont plus agréables à la vue & au goût, ne se voient point dans nos campagnes. Les oiseaux que nous voyons dépeints sur leurs ouvrages, qu'on transporte en Europe, sont presque tous de cette sorte ; quoi que l'art surmonte toujours la nature, on l'altère en quelque chose. De là vient que les Chinois sont merveilleusement instruits à apprivoiser toutes sortes d'oiseaux, qu'ils nourrissent dans leurs maisons. Les oies paissent à troupes dans les champs, & ce qu'on raconte, qu'ils couvent les œufs par industrie, est véritable, surtout au printemps, quand ils n'ont pas besoin de la mère pour les couver.

Les bêtes farouches, comme les tigres & les loups, sont assez fréquents partout le royaume sans être dommageables. Les éléphants qu'on nourrit à la cour, viennent d'ailleurs. Pour les animaux domestiques, soit pour porter la charge, soit pour labourer les terres, nous n'en avons aucun qu'ils n'aient pareillement, & ils se servent des bœufs au labourage, comme nous, mais non pas pour porter la charge, comme font les Indiens. Aux pays qui tirent plus vers le Midi, les buffles supportent la plus grande partie du travail, non qu'il n'y ait des chevaux en quantité, mais qui n'ont ni force ni courage. Les carrosses y étaient autrefois en usage : ils les quittèrent, quand l'Italie & l'Espagne les prit environ l'an 1546 ; & comme ils virent que les chaises étaient de moindre dépense, plus modestes & plus commodes que les carrosses, ils commencèrent à s'en servir : & aujourd'hui ils ne se servent presque, dans leurs voyages, que de litières à mulets, ou de chaises portées par quatre, par six, ou par huit hommes, suivant la condition des personnes. Les chaises qu'on porte par la ville sont semblables aux nôtres, excepté celles des femmes qui sont plus grandes, plus aisées & mieux façonnées & qui se portent diversement. Et pource que l'abord de toutes sortes de personne est très grand à Nanquim & à Pequim, il y a pour ce sujet dans les places publiques plusieurs juments bien harnachées avec leurs selles & leurs brides pour ceux qui veulent marcher par la ville plus doucement & à moins de frais.

Le poisson est fort rare aux provinces septentrionales, si ce n'est à la cour, où jamais rien ne manque : la cause en est qu'il y a peu de rivières, & qu'il faut l'apporter sec, & tout apprêté diversement des provinces du Midi, où les rivières, les lacs & les étangs sont plus fréquents, pour être plus voisines des côtes de la mer. On vient tous les ans y pêcher dans la rivière de Nanquim pour la table du roi, & il est défendu sous de grièves peines à toutes sortes de personnes de prendre aucune pièce de celles qui sont mises en réserve, jusqu'à ce que le nombre qu'on demande soit entièrement parfait. Le voyage est de cinquante ou soixante journées, néanmoins le poisson se conduit frais, sans être salé par le moyen des appâts & des morceaux de viande qu'on leur donne de temps en temps. À la vérité leurs truites ne valent pas les nôtres, mais en récompense leurs esturgeons sont meilleurs, lesquels bien qu'ils soient fort prisés, ne se vendent pas plus de six blancs ou de trois sols la livre. On peut juger de là le bon marché des autres choses.

Pour le regard des fruits, on ne fait point de cas des cerises ni des mûres, à cause qu'elles n'ont aucun goût. Ceux de l'Europe y viennent presque tous, quoiqu'ils ne soient ni pareils en quantité, ni semblables en qualité, si ce n'est les oranges de Canton, qu'on peut justement appeler les reines de nos oranges, & qui sont prises par quelques-uns pour de vrais muscats sous la figure & la couleur d'oranges.

Les provinces du Midi produisent les meilleurs fruits de l'Inde, singulièrement celle de Canton, qui porte les ananas, les mangues, les bananes, les giaches & les giambes, comme ils les nomment, & d'autres d'une bonté particulière qui leur sont propres, tels que sont ceux que les Portugais appellent licies, & les Chinois lici, dont la peau est jaune comme de l'or, qui par conséquent, rendent les arbres merveilleusement beaux, quand ils sont à leur maturité. Ces fruits ressemblent proprement à des prunes, & ont la figure d'un cœur ; & quand l'écorce en est tombée, qui n'est que contiguë, ils paraissent comme des perles, plaisants à la vue, & encore plus agréables au goût.

Ils en ont d'autres que nous nommons longans, & eux lumyen, c'est-à-dire œil de dragon, de la forme & de la grosseur d'une noix, excepté que le noyau en est beaucoup plus petit, & l'os doux & salutaire. On les trouve à Canton & à Fokien.

Il en croît d'une certaine espèce par tout le royaume qu'ils nomment en leur langue suzu ; Les Portugais leur ont donné le nom de figues rouges, quoiqu'effectivement elles n'en aient ni la couleur, ni la forme, ni le goût même. Car la couleur en est rouge au dehors, & dorée au dedans : la forme en est à peu près, comme nos oranges, les unes plus grosses, les autres plus petites, comme il est autrement impossible dans une telle diversité : leur écorce est extrêmement déliée, & d'un goût le plus délicat qui soit au monde ; leur semence est semblable à des amandes pelées ; les meilleures se cueillent aux pays froids, à savoir aux provinces de Honan, Xiansi, Xensi, & Xantura, où il en vient des plus excellentes, & en plus grande quantité qu'en tout autre lieu. Aussi en font-ils sécher suffisamment pour fournir tout le royaume, qui valent beaucoup mieux que nos figues sèches, avec lesquelles elles ont quelque rapport.

La province de Hanchu produit un fruit particulier nommé iammai par ceux du pays, gros comme une prune, tout rond, de la couleur & du goût d'une mûre, quoique l'arbre soit tout à fait différent du mûrier.

On ne cueille des pêches qu'en la province de Xensi, qui sont d'une grosseur prodigieuse ; les unes rouges au dehors, & au dedans ; les autres jaunes, semblables aux nôtres pour la figure & pour le goût.

Les melons viennent partout, mais je peux dire que les meilleurs ne valent pas nos bons : il n'en est pas de même de leurs concombres & citrouilles, qui surpassent les nôtres en nombre & en bonté.

Les raisins ne mûrissent pas facilement partout, & ne viennent qu'en treilles, excepté en la province de Xensi, où il s'en cueille une grande quantité, qu'on sèche au soleil, & au feu : car le vin se fait d'orge & de riz aux pays septentrionaux ; ou de pommes & de riz en quelques endroits du Midi : bien que ce ne soit pas du riz ordinaire, mais d'une certaine espèce qui ne sert qu'à faire de la boisson.

La matière dont ils font le vinaigre, est la même que du vin ; on en fait aussi de mil aux provinces occidentales, qui est fort, & de bon goût.

Le vin commun ne laisse pas d'enivrer, quoiqu'il n'ait ni force ni résistance, & qu'il se garde peu. On le fait en toutes les saisons de l'année, mais le meilleur est celui de l'hiver : on peut dire qu'il est un agréable objet à tous les sens, puisqu'il recrée la vue par sa couleur, qu'il plaît à l'odorat par son odeur, & qu'il est agréable à la bouche par sa douceur : d'où vient aussi qu'en toutes ces considérations il sert d'un puissant motif aux ivrognes pour s'enivrer, d'autant plus aisément, que ce vice n'est point honteux ni remarquable parmi les Chinois, qui boivent toujours chaud en quelque saison que ce soit, en été aussi bien qu'en hiver.

Ce peuple fait une estime particulière des fleurs, & pour dire vrai, ils en ont de belles à perfection, de celles que nous avons & d'autres différentes. Leurs giroflées sont musquées sans aucun artifice. Ils prennent de grands soins pour conserver des fleurs dans leurs jardins tout le long de l'année. Ils en ont quelques-unes & bien particulières qui surmontent les lois communes de la nature, & semblent être affranchies du tribut ordinaire d'une courte vie que les autres sont contraintes de payer à la rigueur des hivers. Car lorsque ces plantes n'ont plus d'humeur pour entretenir leurs feuilles, & que le froid les a dépouillés de leur verdure, on met leurs fleurs les plus souefves dans la neige, ou dans la glace pour les faire revivre. Ceux du pays les nomment lamni : elles ont plus d'agrément pour l'odorat que pour la vue, & leur couleur tire un peu sur la cire. Ils ont encore une espèce de lys, qu'ils appellent tiaohoa, qu'ils gardent dans les maisons pource qu'ils vivent & fleurissent en l'air, & se conservent hors de terre avec leurs racines entières & incorruptibles.

Leurs habits & leurs meubles sont de laine & lin, de soie & de coton, qu'ils ont en abondance, & dont ils font de beaux ouvrages de diverses façons.

En un mot le royaume est prodigieusement riche, d'autant que la terre, outre qu'elle est fertile & abondante en vivres, & en tout ce qui est nécessaire aux usages de l'homme comme on a pu suffisamment remarquer de ce que je viens de rapporter, elle produit encore les plus précieuses matières de l'Orient qui se vendent aux étrangers, comme l'or filé, battu, & fondu en lingots, les rubis, les saphirs, les semences de perles, le musc, la soie crue, filée & mise en ouvrages, l'argent vif, l'airain, l'étain, le tomnaga, qui est une différente espèce de métal plus pur & plus dur que l'étain, qui lui ressemble, le vermillon, le salpêtre, le soufre, le sucre, & plusieurs autres choses de moindre considération.

Tout le monde connaît assez maintenant leurs manufactures, les ouvrages dorés, les meubles, les ornements & les affiquets1 qu'ils font non seulement pour servir à la nécessité, mais aussi pour contenter le luxe & la curiosité des dames : qui leur donnent une grande entrée, & comme une porte ouverte au commerce continuel.

Nonobstant cette grande affluence de biens, que la terre produit de son sein, accompagnée de l'industrie des arts, & des commodités qu'ont les habitants de gagner leur vie, & de profiter avantageusement, ils ne laissent rien perdre des moindres choses parmi tant de trésors qu'ils ont devant leurs yeux, quand ils espèrent d'en tirer quelque gain. D'où vient qu'ils sont soigneux d'amasser jusqu'aux os de bœuf, ou poil de pourceaux, & aux chétifs haillons qu'ils trouvent dans les rues. La maxime, qui leur sert comme de pleige, & sur laquelle ils appuient la durée de leur empire, est que le public doit être riche, & les particuliers pauvres. Aussi est-il vrai que ceux qui passent pour les plus riches, ne le sont pas, comme en Europe, ni jusque là même, qu'ils en puissent justement posséder le nom ; mais d'un autre côté les pauvres ne sont point si nécessiteux, comme les pauvres de par deçà. La raison en est que le nombre du peuple étant presque infini, il n'est pas possible de trouver de quoi les enrichir tous, ni des deniers suffisamment pour remplir tant de bourses : ce qui fait qu'étant partagés, peu en reçoivent beaucoup, plusieurs médiocrement, & la plupart fort peu : par ce moyen la monnaie vient à manquer, comme il se peut aisément voir du bas prix des marchandises, du peu de salaire des serviteurs, de la dépense des bâtiments, & des gages des officiers.

C'est pour la même raison qu'en plusieurs pays on vit encore aujourd'hui, comme on faisait anciennement en Portugal, lorsqu'avec un maravédis, qui vaut environ six deniers, on achetait six différentes choses. Le même se pratiquait en Castille, non seulement aux premiers temps, mais encore sous le règne de Dom Jean premier, dont les papiers, que nous avons & lui, nous peuvent servir de fidèles témoins de sa vie, de sa tempérance, & de son heureuse mort. On voit de là clairement, comme cette longue durée, & cette admirable continuité de l'empire chinois, ne dépend que de l'observation des lois & des coutumes anciennes, sans qu'il soit besoin d'accroître jamais ses revenus pour faire que les petites choses deviennent grandes, ou que les grandes paraissent plus grandes au luxe des habits, & à l'excès des tables, qui est l'entière & l'infaillible ruine des républiques.

Pour une plus grande preuve que l'argent est fort rare en la Chine, c'est que la livre de mouton ne se vend que quatre quatrins, qui font environ seize deniers, & un pigeonneau ne vaut pas plus de deux liards. Le salaire des valets avec sa dépense pour toute une année, ne se monte pas à plus de deux cents quatrins, qui ne sont pas trois livres & demie. Cette disette d'argent n'est pas également partout, puisque vers le Midi, comme ils sont plus adonnés au commerce, ils sont par conséquent plus pécunieux, & les denrées y sont plus chères, & nous expérimentons1 qu'elles enchérissent de jour en jour, quoiqu'il n'y ait encore aucun excès jusqu'ici.

Carte de Chine, datée de 1654. Alvarez SEMEDO (1585-1658), Histoire universelle de la Chine. À Lyon, chez Hierosme Prost, rue Mercière, au vase d'or, 1667, pages 1-372.
Carte de Chine, datée de 1654.

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Ambassades et thé

Pour reprendre le fil de notre histoire, les ambassadeurs des princes mores vinrent avec cette caravane, suivant la coutume qu'ils ont d'envoyer tous les trois ans une ambassade, & quelques petits présents au roi de la Chine, & tous les cinq ans une grande & extraordinaire. La plupart d'eux s'arrêtèrent sur les frontières dans les deux villes, que j’ai nommées pour y négocier & vendre leurs marchandises, les autres s'acquittèrent de leur commission, & vinrent faire leurs présents de la part de cinq rois, à savoir de Rume, d'Arabie, de Camul, de Samarcan & de Turfan : dont les quatre premiers ne savent rien du tout de cette négociation par la voie d'une ambassade ; le cinquième, bien qu'il la sache, n'envoie néanmoins ni hommes ni présents au roi de la Chine, mais seulement nomme les chefs des députés. Ce sont les marchands eux-mêmes qui font ces présents : & dès aussitôt qu’ils sont entrés dans le royaume, ils vont trouver le vice-roi, qui donne avis de leur arrivée au roi par un écrit, qu'ils nomment remontrance. Quand on a eu réponse de la cour, & qu'on a écrit leurs noms & leurs qualités, ils partent, quarante ou cinquante de compagnie, qui pour avoir la liberté de négocier dans le royaume, & pour être nourris aux dépens du roi, ne manquent pas de graisser la main au capitaine qui les conduit, & de lui donner une bonne pièce d'argent. Il y a toujours un mandarin député pour les accompagner, qui les loge splendidement tout le long du voyage ; que s'ils veulent s'arrêter en quelque ville, comme ils ont fait durant plus de trois mois en la capitale de la province, ils ne sont plus traités aux dépens du roi, quoiqu'ils ne laissent pas de continuer leur commerce.

Les marchandises qu'ils portent avec eux sont du sel ammoniac, de l'azur fin, des toiles fines, des tapis, des raisins cuits, des couteaux, & telles autres denrées de peu de prix. La meilleure de celle dont ils ont le plus, est une certaine pierre nommée yaca, qui se prend du royaume de Yauken, dont la couleur tire sur le blanc ; la plus précieuse est verte, qui était autrefois, & est encore aujourd'hui fort recherchée des Chinois, qui en font des joyaux & des parements de tête, desquels on se sert ordinairement à la cour ; & la ceinture que le roi donne aux colai pour marque de leur charge en est garnie, sans qu'il soit permis à aucun autre d'en porter de semblables. Ce qu'ils emportent en échange de ce qu'ils laissent, est de la porcelaine, des rubis, du musc, du fil, & des draps de soie, force petites pièces curieuses, des simples & des drogues médicinales, comme de la rhubarbe, qui est à mon avis celle qui passe de la Perse en Europe, y ayant été portée de la Chine par ces marchands.

Les ambassadeurs étant introduits devant le roi lui font leurs présents, qui sont mille arrobes, c’est-à-dire mille trois cent trente trois livres de cette pierre précieuse, de laquelle j’ai parlé un peu auparavant, dont il y en a trois cents de la plus fine ; trois cents quarante chevaux, qu'on a laissé sur la frontière ; trois cents pointes de petits diamants, douze cattes de fin azur, qui sont environ cent livres du poids d'Italie, six cents couteaux, & tout autant de limes. Et comme il me semblait que ce dernier présent ne méritait pas d'être présenté à un roi, je fus curieux un jour de demander à quels usages il pouvait s'en servir, & il n'y eut personne, qui m'en put éclaircir. Seulement un capitaine me dit que c’était une ancienne pratique que les présents fussent ainsi composés, sans qu'aucun osât les changer. Pour les autres marchandises qu'ils portent avec eux, s'il y en a quelqu'une qui plaise au roi, il les fait voir & acheter. Le roi les régale à leur retour, & leur donne à chacun deux pièces de toile d'or, trente de soie jaune, trente livres de cha*, dix de musc, cinquante d'une médecine qu'on nomme tienyo, & autant d'argent. Ces Sarrasins m'ont dit que les présents qu'ils donnaient au roi ne coûtaient pas plus de sept mille écus en leur pays, mais que ce qu'ils retiraient du roi pour leurs ambassades & pour les frais de leurs voyages, montait au moins à cinquante mille, qui est à la vérité beaucoup gagné mais c'est un ordinaire aux princes.

Une autre caravane sort de la même province pour le grand & puissant royaume de Tibet, chargée de plusieurs marchandises, & entre autres de toiles de soie, de porcelaine & de cha ; le cha est la feuille d'un arbre semblable au myrte, qui est en quelques provinces de la grandeur du basilic, & en d'autres comme de petits grenadiers ; qu'ils font sécher au feu sur un instrument de fer, où elle s'unit & se lie ensemble. Il y en a de plusieurs sortes ; la pointe des feuilles est toujours plus délicate & plus pure que le reste, comme c'est le propre de toutes les plantes en général. La livre peut monter à un écu ; il y en a qui ne vaut pas deux sols, suivant qu’elle est, tant est grande la différence de l'une à l'autre. Étant ainsi sèche, & mise dans l'eau chaude, elle est au commencement désagréable en sa couleur, en son odeur & au goût, mais l'usage la rend agréable & fréquente en la Chine, & au Japon, d’autant qu'ils s'en servent non seulement pour breuvage au repas, mais encore pour festin aux hôtes qui les visitent, de même façon que les peuples septentrionaux versent du vin ; les Chinois ayant cette créance que c'est une incivilité de ne présenter que des paroles à ceux qui viennent dans leurs maisons, fussent-ils étrangers : à tout le moins faut-il donner du cha, & si la visite est un peu longue, on y ajoute quelques douceurs, & quelques fruits qu’on sert sur la table, ou bien qu'on met en deux plats sur une petite table carrée. Il se raconte de merveilleux effets de cette espèce de feuilles, comme c'est sans doute, qu'elle est fort salutaire, & qu’à la Chine & au Japon on n'est jamais travaillé de la pierre & que même on n'en sait pas le nom, qui est un signe certain, que l'usage ordinaire de ce breuvage est un préservatif contre ce mal. Il est constant pareillement, qu'elle délivre de l’assoupissement ceux qui veulent veiller, ou par nécessité, ou par divertissement, d'autant qu'elle abat les fumées, & décharge la tête sans aucune incommodité. Enfin c'est une chose assez connue qu'elle soulage merveilleusement les hommes d'étude, pour le reste, comme le n'en ai pas de certitude, je n'oserai l'assurer.

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Courtoisies et civilité

Mandarin. Alvarez SEMEDO (1585-1658), Histoire universelle de la Chine. À Lyon, chez Hierosme Prost, rue Mercière, au vase d'or, 1667, pages 1-372.
Mandarin.

Les Chinois ne tiennent pas, que ce soit être civil de se découvrir ni de traîner les pieds ; au contraire ce serait une incivilité parmi eux, d'ôter son chapeau de la tête : mais de plier le corps, & de courber au moins la tête, c'est ce qu'ils appellent courtoisie & civilité. Et pour parler en termes généraux, leurs civilités ordinaires, qu'ils se rendent aux rencontres & aux visites sont des ye, ou coye, c’est-à-dire des révérences basses & profondes : ce qu'ils font, se mettant de genoux, & en cette posture baissant la tête jusqu’à terre en quelques occasions ils font cette même révérence trois ou quatre fois & même neuf devant la personne du roi, se relevant toujours de terre, & se rabaissant. Quelquefois pour abréger la cérémonie, ils font le premier penchement de tête étant debout, & les trois autres à genoux tout d'une suite.

Les civilités de femmes sont pareilles aux nôtres, si ce n'est qu'en quelques occasions elles se mettent à genou, & penchent la tête jusqu'à terre par trois ou quatre fois, suivant les rencontres. Pour cet effet elles ont des robes particulières sans lesquelles elles n’oseraient pas rendre aucune visite à une personne de qualité ; & s'il arrive qu'elles se rencontrent, non pas dans les rues, car c'est ce qu'elles évitent soigneusement, mais en quelque autre part, n’ayant pas leurs robes de cérémonies, qu'elles appellent taj, elles sont dispensées de toutes ces civilités. Si néanmoins l'une les a, l'autre doit aussitôt prendre les siennes ; elles les font ordinairement porter à ce dessein par un valet ; & si par hasard quelqu'une les avait oubliées, elle ne doit jamais permettre, pour quelque instance qu'on lui en fasse, qu'une autre lui rende ses civilités avec ces habits de parade ; mais s'asseoir simplement, & converser avec elle.

Celui qui va visiter un autre, doit s'arrêter en la salle, & attendre que la personne, qu'il va voir, ait pris ses habits ; néanmoins si c'est un de ses amis, elle est obligée d'aller au devant de lui, & de le caresser, & puis se retirer doucement dans une chambre à part, pour prendre ses vêtements, & se mettre en état.

L'habit de cérémonie pour les gradués, est le même dont se servent les gouverneurs pour marque de leur charge. Les nobles de race pour la même raison, portent aussi les vêtements & les enseignes des docteurs, bien qu'ils n'aient pas étudié. Les simples gentilshommes & les lettrés, qui n'ont aucun degré, portent une longue & ample robe, bien différente de l'ordinaire. Ceux qui sont sujets & soumis aux magistrats supérieurs, comme au président en quelque sorte de justice que ce soit, pratiquent une civilité fort remarquable, qui est d'ôter l'enseigne qu'ils portent sur l'estomac, & de n'avoir qu'une ceinture fort modeste : ils observent cette cérémonie en certains jours de l'année, qu'ils viennent rendre leur obéissance. Les jeunes gens, s'ils n'ont encore aucun degré, n'ont point de robe particulière.

Epouse de mandarin. - Alvarez SEMEDO (1585-1658), Histoire universelle de la Chine traduite nouvellement en français. À Lyon, chez Hierosme Prost, rue Mercière, au vase d'or, 1667, pages 1-372
Epouse de mandarin.

Les civilités ordinaires du commun peuple, sont de joindre les mains l'une sur l'autre, & de les hausser jusqu'à la tête : c'est aussi la pratique commune des amis & des parents, quand ils traitent franchement ensemble ; & ne font cette cérémonie qu'une seule fois, quand ce sont des égaux ; & c'est un avantage, que de se trouver à la main droite, comme parmi nous d'ôter le dernier son chapeau. La révérence ordinaire des personnes graves aux banquets, aux visites, & aux rencontres, est de se tenir debout, & puis de faire une profonde inclination jusqu'à terre. Les enfants font quatre inclinations debout, & autant de genoux devant leurs pères assis en certains jours particuliers, comme au commencement de l'année, au jour de la naissance de leurs mêmes pères, & en quelques autres solemnités. Les écoliers rendent les mêmes devoirs à leurs maîtres, excepté que les maîtres se tiennent debout : comme font aussi les petits mandarins aux magistrats, les païens à leurs idoles, les mandarins au roi, & le roi dans les temples, & quand il est avec sa mère. Il y a cette seule différence, que tous ceux-ci ont cependant devant leur visage une table d'ivoire longue d'un pied & demi, & large de quatre doigts.

Aux premières visites tant celui qui la rend, que celui qui la reçoit, s'ils sont de condition égale, pour témoigner plus d'affection & de respect, après les compliments ordinaires, se font apporter un tapis, sur lequel ils font ensemble quatre génuflexions. Pour les rencontres hors de leur maison, ils les évitent tant qu'ils peuvent, comme j'ai déjà dit ailleurs ; & quand ils ne peuvent échapper, si ce sont des mandarins en pareille dignité, ils se saluent réciproquement les uns les autres, sans se lever de leur chaire, courbant les bras en arc, & les portant jusqu’à la tête, & commencent leurs cérémonies vingt pas en avant sans jamais cesser jusqu’à ce qu'ils aient passé. Si l'un d'eux est moindre en qualité que l'autre, il fait arrêter & abaisser sa chaire, ou s'il est à cheval, il met pied à terre, & lui fait une profonde révérence. Les autres qui ne sont pas mandarins, ne se rendent que les civilités ordinaires, & ceux du peuple, haussent seulement les mains, & passent outre.

Les serviteurs des grandes maisons ne sont sujets à aucune de ces révérences, sinon en certains temps, & à certaines occasions, comme quand eux, ou leurs maîtres, viennent de loin, & au commencement de l'année, qu'ils se mettent à genoux, & portent la tête jusqu'en terre par une, ou trois diverses fois.

L'ordinaire civilité qu'ils doivent à leur maître, est de se tenir debout avec les bras pendants en leur présence : les gens de justice & les sergents des mandarins ne leur parlent qu'à genoux en public; & pareillement les parties, & les criminels, encore étant nues têtes.

C'est faute de respect, parmi les personnes de même condition, de donner, ou de recevoir quelque chose avec une main, & d’un inférieur, à son supérieur, c'est une lourde incivilité. Enfin ils sont jusqu'à l'excès dans des civilités & révérences, qui conviennent mieux, & sont plus à propos au culte divin, qu'aux devoirs humains. Mais ils ont cette créance qu'une des plus importantes vertus est d’être courtois, d'avoir l'extérieur bien composé, & de faire les choses avec maturité, circonspection, retenue, & justesse, qu'ils expriment dans toutes leurs circonstances du temps & des habits pour une seule parole, Li ; & qu'ils exécutent avec leur thié.

Thié est un billet, ou un petit livre plié par dehors & par dedans, de la largeur de la main, & d'un pied de long. Il y en a de trois sortes : le plus grand a six feuillets, le moyen en a trois, & le petit un seul ; dont ils se servent généralement suivant la coutume des provinces, & conformément aux personnes, qui visitent, ou qui sont visitées. Les colaj ne se servent ordinairement que du petit.

Celui dont on se sert aux visites ordinaires, est de papier blanc avec une bande rouge par le dehors de la même longueur, & large de deux doigts. Il est de papier rouge, si c'est pour un baisemain, ou pour quelque fête particulière, si c'est pour se condouloir de la mort & de l'affliction de quelqu'un, il est d'une couleur de deuil : & s'il vient d'une personne qui a déjà pris le deuil, la lettre & l'ornement du dehors sont d'azur, & le papier blanc, mais d'une espèce qui ne sert qu’à cet usage.

Le thié ne contient pas plus d'une ligne d'écriture, qui est mise en marge. Quand c'est un ami, ou quelqu'un qui veut passer pour tel, il écrit la ligne tout entière, autrement il laisse place pour deux lettres, & ne commence qu'à la troisième : que s'il veut faire du grave, outre les deux premières lettres, il omet encore la quatrième après avoir écrit la troisième, & puis il écrit le reste consécutivement. Cet écrit ne porte autre chose que ce compliment : Le cordial ami de votre seigneurie, & l'écolier perpétuel de sa doctrine, se présente en cette qualité pour lui baiser les mains, & lui faire la révérence.

Ce billet se donne au portier, qui le présente à son maître, & lui fait savoir qui est celui qui le demande ; sans ce thié, on n'est point obligé de rendre la visite. Au contraire, quand le maître du logis serait absent, ou bien qu'il ne serait pas en commodité de se laisser voir, si le thié a été seulement laissé entre les mains du portier, la bienséance & la civilité l'obligent de rendre la pareille à celui qui l’est venu voir. Les inférieurs, comme sont les soldats au regard de leurs capitaines, les moindres mandarins aux plus grands, & semblables personnes, qui sont dans la dépendance, n’oseraient se servir de thié, mais d'un autre livre de même forme, quoique fort différent pour le papier, & pour la conception des paroles : qui ne peut être peint par le dehors ni exprimer à un supérieur, qu'on le vient voir, seulement qui sont ceux qui le présentent, quel office ils exercent, & ce qu'ils demandent. Effectivement c'est une espèce de requête, qu'ils appellent pimthié, qui veut dire billet d'avis. Les personnes de grande qualité, comme les colao, & vice-roi, ne font pas toujours eux-mêmes leurs visites en personne, mais se contentent d'envoyer un thié, ou de le laisser à la porte passant devant la maison.

Ils ne font pas plus de difficulté de visiter les étrangers, que nous nos amis : & avec la même facilité qu'ils rendent les visites, ils peuvent les refuser, faisant dire qu'ils ne sont pas à la maison, si ce ne sont des personnes de marque, ou des visites réitérées, d'autant qu'alors on aurait mauvaise grâce de refuser l'entrée de sa maison. D’autant plus qu'une personne est qualifiée, d'autant plus difficilement reçoit-elle les visites : Il y en a qui pour se délivrer de toutes ces importunités, écrivent sur un papier en lettres blanches, & le font placarder à leur porte : qu'ils sont retirés dans la maison de leur jardin ; pour ce qu'en ces lieux ils sont dispensés de toutes ces cérémonies importunes.

Les visites sont comme celles des médecins, qui se doivent faire le matin : celles du soir ne sont pas obligeantes, ni les autres qui se font en passant, & par occasion : ou bien il faut s'en excuser, & promettre de prendre un temps exprès pour s'acquitter de son devoir.

Il est bien vrai, qu'il n'y a point de temps déterminé pour les visites ordinaires ; mais il y en a pour les amis, & pour les parents. Le plus considérable est le premier jour de l'an : on ne voit pour lors que chaires, chevaux, & que monde par les rues à cause des visites fréquentes ; en ce jour-là on n'entre point dans la maison ; mais on laisse seulement un thié à la porte, ou si on y entre, on est obligé de boire, & de manger, si peu qu'on voudra.

L'autre temps destiné pour les mêmes cérémonies, est le quinzième jour de janvier ; quoiqu'il y ait moins de visites en ce jour-là, que de solemnités, d'autant que c'est la fête, qu'ils nomment des lanternes, qu'on allume de tous côtés par les rues, aux portes, & aux fenêtres avec beaucoup d'artifice & de dépense.

Le troisième, est le troisième jour de la troisième lune, qui tombe en mars, & qu'ils nomment cimnim. Ils visitent ce jour-là les sépultures de leurs ancêtres, & leur présentent des sacrifices, & quoiqu'ils pleurent la mémoire des défunts, ils ne laissent pas de réjouir les vivants par leurs festins.

Le quatrième temps ordonné pour les visites, est le cinquième jour de la cinquième lune, nommé tuonu, auquel le peuple a coutume de faire de grandes réjouissances par les rues, & sur les rivières, quoique parfois on les défende, à cause des malheurs qu'on a souvent vu sur l'eau.

Le cinquième est le septième jour de la septième lune, qu'ils jugent commode ; & le neuvième jour de la neuvième lune, auxquels ils se visitent les uns les autres, & s'envoient des présents particuliers, & propres à chaque fête.

Outre ces jours arrêtés, ils se visitent encore aux funérailles, aux changements de logis, aux mariages, à la naissance d'un fils, à la promotion d'une charge ou d'un degré, au jour de leur naissance, quand ils vont hors du pays, & quand ils entrent dans une septième année de leur âge. En ces occasions la visite ne doit jamais être sans quelques présents.

Si quelqu'un entreprend un long voyage, tous ses amis le visitent, & lui font des présents à son départ : & réciproquement il leur rend à tous & la visite & les présents à son retour.

On visite aussi les malades, mais ce n'est que jusqu'à la porte, & si ce ne sont des amis particuliers, rarement entrent-ils dans la chambre.

Ceux qui observent ces civilités avec plus d'exaction & de ponctualité, sont les écoliers à leurs maîtres, les sujets à leurs supérieurs, & le royaume au roi ; de sorte qu'au jour de sa naissance, aux quatre saisons de l'année, & aux fêtes principales, le vice-roi & tous les magistrats de la province députent un ambassadeur à la cour, pour visiter le roi au nom de la même province. Pour ceux qui résident actuellement à la cour, tant les lettrés, que les capitaines, ils vont eux-mêmes en personne au palais ces jours-là rendre leurs devoirs, & s'acquitter de leur obligation.

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Prisons

Les prisons des criminels sont plus commodes & plus spacieuses que les nôtres : & puisqu’elles sont presque toutes bâties d'une même façon par tout le royaume, avec fort peu de différence, aussi ne faut-il parler que d'une seule pour les faire connaître toutes. Si elles ne sont jointes aux palais & aux tribunaux des mandarins, auxquels elles appartiennent, au moins elles n'en sont pas éloignées. Elles n'ont aucune vue sur les places publiques, mais en suite de la première porte, qui tire plus sur la rue, on vient par une petite allée à la seconde, & puis on entre dans une basse-cour plus grande ou plus petite, selon la commodité du lieu. Ayant traversé la cour, on arrive à la troisième porte, où est le logement des geôliers, qui doivent être ordinairement trois. On passe enfin par une autre porte dans une grande cour carrée, aux quatre côtés de laquelle sont les chambres des prisonniers élevées en l'air sur de grosses colonnes de bois en forme de galeries, sans aucune porte mais seulement avec une trappe de bois. Ces chambres sont pour les prisonniers ordinaires : car en chaque coin de la cour il y a une chambre cachée, pour les plus criminels, qu'ils appellent chum-kien, c’est-à-dire la prison pesante : de façon qu'ayant passé par toutes les prisons communes, celles qu'on trouve aux extrémités des galeries sont les secrètes & étroites prisons, où les plus scélérats sont détenus, sans avoir la liberté de sortir avec les autres, qui ont tout le jour la porte ouverte pour aller de chambre en chambre, & converser ensemble dans les basses-cours.

Tous les soirs on fait une revue, pour savoir si quelqu’un manque & à cet effet ils sont tous dans une cour, & un des geôliers avec le rôle en main les appelle les uns après les autres, & les fait entrer dedans, pour être resserré chacun dans sa prison.

Ceux qui sont dans les prisons secrètes, quoiqu'ils n’en sortent point, s'ils n'ont de l'argent pour acheter ce peu de liberté, qui leur est facilement accordé, & même la permission de demeurer où ils voudront, pourvu qu'ils aient de quoi satisfaire à leurs geôliers, ne laissent pas d'être assez au large pendant le jour ; mais la nuit ils sont mis en bonne & sûre garde. Car ils dorment sur un plancher d'ais, ayant les pieds passés à travers d'un gros bois, & les mains dans des menottes, avec deux boucles de fer à leurs côtés, où est passée une chaîne, qui leur porte sur les reins, & leur presse les flancs : de sorte que si elle est un peu serrée, comme cette courtoisie est assez naturelle dans les prisons, les pauvres misérables ne sauraient se remuer, ayant par ce moyen les mains & les pieds & tout le corps lié. Telle est leur précaution pour la nuit.

De plus il y a comme une échauguette dressée au milieu de la cour, où l'on fait garde toute la nuit, & si l'on fait tant soit peu de bruit dans les prisons, ou bien que la lumière, qui doit toujours être allumée vienne à s'éteindre, incontinent on avertit les geôliers pour y donner remède.

Un mandarin, de ceux qui ont l'intendance sur les prisons, les visite tous les mois : & après s'être assis dans la première cour, il fait venir devant soi tous ceux qui sont condamnés à la mort ; les misérables se présentent les cheveux mal peignés, le visage terreux, la tête penchante & courbée, les pieds chancelants, & tombant à tous pas ; mais sont-ils rentrés au dedans, & ont-ils une fois perdu leur mandarin de vue, ce sont tous gens qui sautent comme des poissons. La cause de cette feinte est, que si le mandarin les trouvait gras & en bon point, il les ferait bâtonner, ce qu'ils appellent ta-friti, c’est-à-dire en donner aux gras, sur ce qu'il dit, qu'ils sont là, pour faire pénitence de leurs crimes, pour s'amaigrir, & pour mourir, & non pas pour avoir du bon temps. Les autres prisonniers viennent encore les uns après les autres, & le médecin s’enquiert des geôliers de leurs déportements ; & les brouillons, les moqueurs, les querelleux sont payés à coups de bâton.

Ensuite il va voir toutes les chambres, & n’y laisse aucune commodité comme banc, table, lit, & chaire, qu'il ne fasse emporter. Ils veulent que ce soit une étroite religion, pour vivre en pénitence, & non pas une simple prison comme parmi nous, pour être en sûreté.

Ceux qu'on prend prisonniers, ne sont pas seulement sujets à l’emprisonnement, mais encore à plusieurs contributions. Premièrement, personne n'entre en prison sans passeport, ce qui se fait de la sorte. Les mandarins ont une table blanche, sur laquelle on écrit le nom & la faute du prisonnier ; le sergent ayant pris cette table, mène incontinent son homme en prison, & lui fait payer son voyage, ce qui se nomme, le denier de la table. Quand il est arrivé à la deuxième porte de la prison, le secrétaire général des prisonniers, qui est comme le maître de la maison, assis sur son siège, lui demande son nom, & le sujet de son emprisonnement, & le couche sur l'écrou, lui faisant aussi payer l'honneur qu'il reçoit d'être écrit sur son livre. Après il faut se présenter aux autres prisonniers, & particulièrement aux plus considérables, pour prendre leur ordre, qui lui assignent le quartier du Nord ou du Midi, moyennant quelque autre pièce d'argent. Est-il logé ? Voici dès aussitôt un autre écrivain, qui n'a point d'autre charge que de prendre son nom, & de l'écrire sur une table particulière de la prison, qui n'est que pour cela, & il faut encore payer cette écriture. Après l'écrivain, vient le balayeur, qui lui fait ce discours :

— Monsieur, comme la netteté nous est fort recommandée en ce lieu, il faut nettoyer la place, frotter les meubles, dresser le feu, & telles autres choses, qui ne se peuvent faire sans ouvrir bourse.

À peine cet harangueur est-il sorti, qu’un des mêmes prisonniers se présente avec des ceps & des menottes de fer les plus étroites & serrées qu'il a pu trouver, qu'il lui met aux pieds & aux mains, & puis il retourne vers son homme à demi-heure de là avec d'autres plus larges & plus aisées & lui dit :

— Frère, faveur & courtoisie, j'ai bien connu que ces fers vous pressaient trop, en voici d'autres moins incommodes, que je vous apporte mais il faut de l'argent pour du fer ; autrement il faut quitter le bonnet, ou la robe.

Ceux-ci sont les menus frais, qui ne laissent pas de vider la bourse d'un pauvre prisonnier.

Après tous ces demandeurs, les guichetiers viennent à leur tour, qui ont besoin de plus de temps que les autres, pour exiger leurs droits, comme la somme est plus considérable. Ils laissent passer deux jours après l’emprisonnement, au bout desquels, si le prisonnier ne les a pas contentés, il lui donnent toutes les nuits un étrange exercice. Cette somme n'est point déterminée, mais elle se paye à la discrétion des geôliers, qui tirent le plus qu'ils peuvent, c’est-à-dire beaucoup des riches, moins des pauvres, & rien de ceux qui n'ont du tout rien.

Cela n'est pas sitôt acquitté, qu'il faut payer les derniers droits pour l'entretien des sacrifices, qui se font aux idoles & aux pagodes de la prison, ayant à cet effet une ou deux chapelles en chaque département, où les geôliers font tous les mois, au premier & au quinzième jour de la lune, des sacrifices, d'un coq ou d'une pièce de pourceau, de deux poissons, de pain, de fruits, & d'autres choses. Ils font un peu bouillir ce coq dans l'eau, & le servent sur une table devant l'idole fort proprement, & puis ils l’ôtent une heure après, le font recuire avec les autres viandes, l'apprêtent & l'assaisonnent comme il faut, & en font bonne chère.


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