J. de Guignes (1721-1800) et M.-A.-A. Le Roux Deshauterayes (1724-1795)

DE GUIGNES : MÉMOIRE DANS LEQUEL ON PROUVE QUE LES CHINOIS SONT UNE COLONIE ÉGYPTIENNE

DESHAUTERAYES : DOUTES SUR LA DISSERTATION DE M. DE GUIGNES

DE GUIGNES : RÉPONSE AUX DOUTES PROPOSÉS PAR M. DESHAUTERAYES

De Saint & Saillant, Paris, 1759, 79 pages. - Prault & Duchesne, Paris, 1759, IV+89 pages. - Lambert, Paris, 1759, 40 pages.

  • De Guignes : "Le Mémoire que je publie, n'est que le précis de celui que j'ai lu à l'Académie, qui est beaucoup plus étendu ; dans lequel, après avoir examiné l'origine des lettres phéniciennes, hébraïques, éthiopiennes & arabes, je prouve plus en détail que les caractères chinois ne sont que des espèces de monogrammes formés de trois lettres phéniciennes ; & que de l'origine la lecture qui en résulte produit des sons phéniciens ou égyptiens. J'y rapporte un grand nombre de preuves que je supprime dans ce précis. J'en ai trouvé depuis beaucoup d'autres, qui sont de la dernière évidence... Mais je réserve toutes ces preuves... pour un ouvrage particulier que je me propose de faire, & dans lequel, après avoir donné les principes & comme le rudiment des caractères chinois, regardés comme caractères égyptiens, j'appliquerai toute l'histoire ancienne de la Chine à celle de l'Égypte. J'avoue que ce que je propose ici paraîtra singulier. C'est un sentiment que j'ai été forcé d'embrasser, convaincu par la nature des preuves qui se sont offertes en foule."
  • Deshauterayes : "Je n'ai pu voir d'un œil tranquille qu'on accusât les Chinois de ne point connaître leur propre langue ; qu'on leur retranchât, au moyen de l'analyse de quatre caractères, plus de douze cents ans d'antiquité, qu'on regardât comme inutiles les ouvrages qui ont été faits pour ou contre leur chronologie. Toutes ces propositions m'ont paru si étranges & si vaines, que je n'ai pu résister à l'envie d'écrire ce que j'en pensais. Ce n'est pas assurément que je ne croie très permis de proposer de semblables paradoxes, fussent-ils même encore plus extraordinaires que ceux-là ; mais je pense qu'en les proposant on doit être ou sur une grande réserve quant à l'expression, ou muni des preuves les plus incontestables. Lorsqu'on n'a que de légères vraisemblances à alléguer & des promesses à faire, devrait-on prendre ce ton décisif & imposant qui n'appartient qu'à la certitude ? Il s'agit moins dans les découvertes historiques d'annoncer du merveilleux que de publier des vérités."
  • De Guignes : "J'avais résolu de garder le silence sur les doutes que M. Deshauterayes vient de publier, parce que mon dessein n'est pas de m'engager dans aucune dispute littéraire... D'ailleurs ces doutes ne me paraissaient nullement fondés ; mais comme on fait naître des difficultés pour avoir le plaisir de les combattre, qu'on me fait dire ce que je n'ai pas dit, qu'on déguise en plusieurs occasions la vérité, & que par là on ne laisse pas que d'en imposer à la partie du public qui n'entreprend pas d'examiner à fond cette matière, j'ai cru devoir répondre en peu de mots, afin de détruire les impressions que ces Doutes peuvent faire naître."

Extraits : de Guignes : Précis du mémoire sur l'origine des Chinois
Deshauterayes : Doutes sur la dissertation de M. de Guignes
- de Guignes : Réponse aux doutes proposés par M. Deshauterayes

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J. de Guignes. Mémoire dans lequel on prouve que les Chinois sont une colonie égyptienne.
Caractères hébreux, phéniciens et chinois

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Joseph de Guignes : Précis du mémoire sur l'origine des Chinois

Je ne pouvais m'imaginer que les Chinois eussent jamais rien pris des Égyptiens. J'étais encore dans ce sentiment, lorsqu'après la lecture du mémoire de M. l'Abbé Barthélémy sur les lettres phéniciennes, je me proposai de travailler sur la manière dont les lettres alphabétiques avaient pu être formées. J'avais devant moi les lettres phéniciennes dont il venait de nous donner un alphabet exact. Pour me délasser je m'avisai de jeter les yeux sur un dictionnaire chinois, qui contient la forme des caractères antiques : je fus frappé tout à coup d'apercevoir une figure qui ressemblait à une lettre phénicienne ; je m'attachai uniquement à ce rapport, je le suivis, & je fus étonné de la foule de preuves qui se présentèrent à moi. Telle est l'origine de ce Mémoire, que deux circonstances réunies par le hasard ont fait naître.

Je fus alors convaincu que les caractères, les lois & la forme du gouvernement, le souverain, les ministres mêmes qui gouvernent sous lui, & l'empire entier était égyptien ; & que toute l'ancienne histoire de la Chine n'était autre chose que l'histoire d'Égypte qu'on a mise à la tête de celle de la Chine.

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Il subsiste au fond de l'Orient un peuple dont on ignore l'origine, dont la chronologie, quoique sujette à beaucoup de contestations, remonte aux siècles les plus reculés, & qui séparé en quelque façon du reste de l'univers, semble au premier aspect n'avoir rien de commun avec les nations qui l'habitent. Ce peuple fier de son ancienneté, non moins attaché à ses usages qu'à ses lois, paraît dans tous les temps avec le même caractère, les mêmes vertus & les mêmes défauts. Souverainement éclairé dans tout ce qui a rapport aux mœurs & au gouvernement, il semble dans la pratique des arts, n'avoir connu d'autre principe que l'instinct ou l'habitude : il n'était pas plus sauvage il y a quatre mille ans, qu'il l'est à présent : il n'est pas plus instruit aujourd'hui qu'il l'était alors. Mais parmi les singularités qui caractérisent les Chinois, il n'en est point de plus frappante que l'écriture dont ils se servent : je dois en exposer ici le système, tel qu'il est conçu, par les Chinois mêmes & par ceux de nos savants qui ont cherché à l'approfondir.

Chez presque tous les peuples du monde l'écriture n'est que la parole écrite. Les mots dont la quantité dans chaque langue est plus ou moins considérable, suivant que la nation est plus ou moins éclairée, sont composés de syllabes dont le nombre est limité, parce qu'elles représentent les sons de la voix ; les syllabes peuvent se résoudre en un très petit nombre d'éléments qui sont communs à plusieurs d'entre elles ; c'est ainsi qu'à la faveur d'une certaine quantité de lettres, nous pouvons rendre toutes nos idées & tous les sons qui les expriment.

Mais dans l'écriture chinoise, chaque caractère est représentatif d'une idée, & tous ces caractères se réduisent à trois éléments fort simples : la ligne droite, la ligne courbe, & le point. Ces éléments par leur position ou leur réunion, produisent de nouveaux caractères qui se distribuent en 214 classes ; c'est ce qu'on appelle, les clefs chinoises : ces 214 caractères radicaux rapprochés, unis, entrelacés, forment tant d'autres combinaisons, qu'on en fait monter le nombre jusqu'à 70 ou 80 mille. On n'en sera pas surpris, si l'on fait attention que cette quantité renferme la somme des idées de toute une nation, & répond à la somme des mots employés dans les autres langues.

La langue des Chinois ne suit pas une marche aussi savante que leur écriture ; composée d'un petit nombre de monosyllabes & de sons qui ne diffèrent dans la prononciation que par des tons, elle semble ne reconnaître aucune règle, n'être assujettie à aucun principe. On n'y voit, ni conjugaisons, ni déclinaisons ; si l'on réunit deux caractères simples, le son avec lequel on exprimera le signe qui en résulte n'aura point de rapport avec les sons qui conviennent à chacun des caractères radicaux. Il semble que tous les sons ont été attachés après coup aux signes qu'ils affectent, & que les seconds ont été inventés séparément, sans relation avec les premiers. Mais, par quel hasard la langue chinoise est-elle si barbare & si peu travaillée, pendant que le système de leur écriture paraît si profond & si réfléchi ? C'est un problème qui se résoudra bientôt de lui-même : je dois observer auparavant que plusieurs savants ont tâché d'analyser la langue parlée des Chinois, & de la rapprocher des langues orientales ; mais que les plus grands efforts n'ont heureusement servi qu'à décourager ceux qui voudraient suivre la même route.

J'en tenais une toute différente depuis longtemps, & j'étais persuadé que l'écriture chinoise renfermait un mystère qui se dérobait à nos yeux. J'en étudiais les caractères, non tels qu'ils sont aujourd'hui, mais tels qu'ils étaient anciennement ; car ils ont éprouvé des variations : les anciens caractères diffèrent quelquefois des modernes par la simple configuration de leurs traits ; d'autres fois ils représentent les objets mêmes devenus méconnaissables dans les signes qui les ont remplacés. C'est ainsi, par exemple, que le caractère radical qui désigne aujourd'hui une tortue, n'était anciennement que la figure même de cet animal. De là, il est aisé de conclure que plusieurs des caractères chinois ont été dans l'origine de purs hiéroglyphes, des signes représentatifs des objets ; & l'on aperçoit déjà la plus grande conformité entre l'écriture des Chinois & celle des Égyptiens. D'autres rapports entre ces deux peuples justifient cette idée ; mais quelles lumières pouvait-il en résulter ? les Égyptiens avaient l'écriture alphabétique ; les Chinois paraissaient ne l'avoir point connue : les uns les autres avaient des hiéroglyphes ; mais il n'était point prouvé qu'ils eussent les mêmes ; le hasard ne pouvait-il pas produire les traits de ressemblance qu'on aperçoit dans les usages de ces nations ? & si l'on suppose une communication entre elles, comment s'est-elle opérée ? À quel temps faut-il la rapporter ? Ces questions, qui en occasionnaient une infinité d'autres, épuisaient tour à tour mes conjectures ; lorsque, sans oser l'espérer, j'aperçus un fil propre à me diriger dans les détours de ce labyrinthe.

En examinant le nouvel alphabet phénicien présenté à l'Académie par M. l'abbé Barthélémy, j'y reconnus quelques lettres que j'avais déjà vues parmi les anciens caractères radicaux des Chinois. Telles étaient entre autres, le jod & l'aleph. Le jod phénicien est formé comme un trident sans queue & placé obliquement ; c'est avec un signe pareil que les Chinois désignent la main ; & ce qu'il y a de singulier, c'est que le mot jod en phénicien signifie aussi la main. Je fus frappé de ce rapport ; mais l'aleph m'en fournit bientôt un second plus frappant encore. Chez les Phéniciens l'aleph est une ligne perpendiculaire, coupée par deux lignes droites qui forment un angle en se réunissant d'un côté : ce même caractère se trouve précisément sous les mêmes traits, dans le même ordre, avec la même valeur parmi les anciens caractères chinois. C'est le premier de leurs signes radicaux, comme l'aleph est la première lettre dans l'alphabet phénicien : il désigne l'unité parmi les Chinois, comme l'aleph la désigne aussi parmi le peuples de l'Orient ; enfin chez les uns & les autres il signifie encore la prééminence, & l'action de conduire.

Autorisé par ces deux exemples, je me livrai avec ardeur à de nouvelles recherches. Je soupçonnai qu'il existait dans le sein même des hiéroglyphes chinois, de véritables lettres qui, dépouillées de tous les traits qui les cachent aux yeux, devaient produire un alphabet fort ancien, & peut-être fort analogue à l'alphabet primitif de toutes les nations. Cet alphabet n'est pas venu jusqu'à nous dans son intégrité ; mais il doit subsister par parties détachées dans les divers alphabets orientaux ; & telle lettre qui s'est altérée ou modifiée parmi les Hébreux ou les Arabes, a pu conserver son ancienne forme chez les Phéniciens ou les Éthiopiens. Je plaçai donc tous ces alphabets dans autant de colonnes correspondantes, pour être en état de comparer leurs éléments avec les caractères chinois, j'observai que la plupart des lettres parmi les Orientaux avaient des dénominations particulières ; que le beth, par exemple, signifie une maison, que le daleth désigne une porte, que l'aïn signifie un œil, & que le schin ou sin désigne une dent ; & me servant de ces dénominations comme d'autant de données pour dégager l'écriture inconnue des Chinois, je trouvai que le signe qu'ils employaient pour désigner une maison était absolument le même que le beth des Hébreux ; que le caractère avec lequel ils exprimaient une porte, ressemblait au daleth des Hébreux & des Phéniciens ; que le signe hiéroglyphique de l'œil n'était pas distingué de l'aïn soit phénicien, soit éthiopien ; enfin, que les dents étaient représentées dans l'écriture chinoise par une mâchoire garnie de pointes, symbole qui a les plus grands rapports avec le schin hébreu, samaritain & phénicien. De nouvelles combinaisons me donnèrent de nouvelles lettres, & je voyais mon alphabet se développer insensiblement à mes yeux.

Cependant, j'étais arrêté par une réflexion. La découverte de ces lettres prouvait à la vérité une sorte de communication entre les Chinois & les autres peuples orientaux ; mais elle ne prouvait point que ces lettres eussent été communiquées comme écriture alphabétique. Monsieur Warburton avait pensé que le premier alphabet avait emprunté ses éléments des hiéroglyphes mêmes, & M. l'abbé Barthélémy avait mis cette excellente théorie dans un plus grand jour, en plaçant sur une colonne diverses lettres égyptiennes, en correspondance avec les hiéroglyphes qui les avaient produits. On pouvait donc présumer que les Égyptiens avaient communiqué aux Chinois les caractères que je venais de découvrir, mais qu'ils les regardaient eux-mêmes alors comme des signes hiéroglyphiques, & non comme des lettres proprement dites. Pour m'en éclaircir, je résolus d'analyser les caractères chinois qui renfermaient plusieurs de ces lettres. Si leur réunion formait un mot égyptien ou phénicien, on sent aisément toutes les conséquences qui devaient résulter de cette analyse.

Je commençai par le caractère avec lequel les Chinois désignent le mot père ; faisant abstraction du son qu'ils donnent à ce caractère, je le trouvai composé d'un i & d'un d, & je lus jad, ou jod. Or dans la langue cophte qui nous a conservé quantité de mots égyptiens, jod signifiait père. Je pris l'ancien caractère chinois qui désigne un amas d'eau, & j'y trouvai un i & un m, c'est-à-dire, le mot iam, dont presque tous les Orientaux se servent pour désigner la mer. J'en pris un troisième avec lequel les Chinois désignent un ennemi. Il est composé d'un i & d'un n, c'est le mot ian qui en hébreu & en phénicien, signifie combattre. J'en aperçus un quatrième, qui me parut formé d'un i & d'un f, c'est un des hiéroglyphes qu'emploient les Chinois pour désigner la main. Il s'agissait de savoir dans quelle langue le mot iof avait cette signification. Je n'avais point alors de dictionnaire copte, mais à peine l'eus-je parcouru, que j'y trouvai le même mot avec la même valeur.

Des résultats si heureux & si prompts surpassaient mes espérances. La surprise & l'intérêt croissaient à chaque instant. Cependant je doutais encore ; quelquefois je revenais sur mes pas, j'assurais ma marche ; d'autres fois je craignais d'être séduit par des apparences trompeuses, & je ne me sentais pas la force de croire des faits qui ne paraissaient pas dans l'ordre des choses possibles. Je n'avais analysé que des hiéroglyphes composés de deux lettres. Je pensai que si je pouvais expliquer de la même manière ceux qui étaient formés de trois lettres ou de trois racines, je trouverais enfin le secret de me convaincre moi-même, & de me rendre à l'évidence.

Je consultai de nouveau les anciens caractères chinois. Le caractère hia qui signifie rompre, briser, n'est qu'un groupe composé d'un schin & de deux daleth, ce qui produit le mot schadad, qui en hébreu & en phénicien signifie dévaster, briser.

Le caractère kiun, prince, est formé d'un f & de deux i, ce qui fait le mot phii. Or la plupart des nom des rois d'Égypte se terminaient en phis, comme Amenophis, Aphophis, Saophis, Sensaophis, Biophis &c qu'il faut rendre par les princes Ameno, Apho, Sao, Sensao, Bio, &c.

Je changeai ensuite de méthode. Je pris les trois racines du mot iada qui en phénicien signifiait savoir, connaître ; ces racines sont un iod, un daleth & un aïn. La première quant à sa dénomination grammaticale signifie, comme je l'ai dit, la main ; la seconde une porte & la troisième un œil. Je choisis les trois anciens caractères chinois qui désignent l'œil, la porte & la main ; je les réunis, & je vis paraître un hiéroglyphe en usage parmi les Chinois & qui signifie examiner, savoir.

Une foule d'opérations semblables ont été justifiées par le même succès, & de là résulte pour la littérature chinoise un phénomène étrange, & pour l'histoire des anciens peuples un nouvel ordre de choses, des systèmes nouveaux & plus conformes à la vérité. Un peuple en possession depuis une longue suite de siècles d'une langue qu'il ne connaît pas ; cette langue enveloppée de traits qui la défigurent, & affectée de sons qui lui sont étrangers ; une écriture alphabétique convertie en signes hiéroglyphiques ; l'Égypte & la Phénicie liées avec la Chine par les rapports les plus sensibles ; les lettres, les langues les annales des plus anciennes nations s'enchaînant les unes aux autres, concourant toutes à l'effet d'une harmonie générale. Voilà quelques traits d'un tableau qui s'offre à nos regards & dont la suite de ce Mémoire justifiera de plus en plus la réalité.

Je n'examinerai pas ici de quelle manière s'est faite la communication entre l'Égypte & la Chine : quelque distance qui les sépare, le commerce a pu les rapprocher, & l'on sait par les témoignages des historiens & par les monuments encore subsistants„ que les Égyptiens & les Phéniciens s'étaient établis autrefois sur toutes les côtes de la mer des Indes. Je n'examinerai pas non plus si les mots phéniciens cachés dans la langue écrite des Chinois faisaient partie de l'ancienne langue égyptienne, ou s'ils prouvent seulement qu'il avait passé dans la Chine des Phéniciens à la suite des Égyptiens. L'essentiel est d'éclaircir l'objet qui m'occupe, & pour le rendre plus sensible, je ferai la supposition suivante :

Des Français abordent au loin dans une île habitée par des sauvages, qui, surpris de trouver entre les mains de ces étrangers, un moyen de se communiquer les idées par écrit, leur demandent un secret si important ; les Français, par des raisons particulières ou dans l'impossibilité de rendre les sons d'une langue barbare avec les éléments de leur alphabet, écrivent en présence de ces sauvages le mot père, & leur disent : Toutes les fois que vous aurez ce signe matériel sous vos yeux, vous aurez l'idée de père, & vous le rendrez par le son qui l'exprime dans votre langue. Pour tirer un plus grand parti de cet exemple, supposons encore que la langue française, en cela conforme à plusieurs langues orientales, supprime souvent les voyelles ; que tous ses mots soient composés de deux ou trois consonnes, & qu'en l'écrivant on soit dans l'habitude de grouper ces consonnes ; alors pour écrire le mot père, il suffira de tracer un p & un r ; le mot fils sera représenté par un f & un l mises à côté l'une de l'autre avec un s au-dessous. Les sauvages rassembleront toutes ces masses de lettres, s'en serviront comme des signes hiéroglyphiques, en altéreront insensiblement plusieurs traits, & feront de nouvelles combinaisons à mesure que le nombre de leurs besoins & de leurs idées augmentera ; supposons enfin que quatre mille ans après, d'autres Européens reviennent dans cette île, ils y trouveront d'abord une écriture & une langue absolument étrangères. Mais quelle sera leur surprise, lorsqu'en remontant à l'origine de cette écriture dénaturée, ils y découvriront les ruines de la langue française, & des lettres en usage dans toute l'Europe. Telle est néanmoins la singularité que nous présente l'écriture chinoise. C'est ainsi que les lettres & la langue égyptienne sont devenues à la Chine les instruments passifs d'une nouvelle langue, & s'y sont perpétuées dans le silence dans l'obscurité.

Nous osons pénétrer dans ces ténèbres pour en faire sortir la vérité ; & déjà s'offrent à nous de nouvelles relations entre l'Égypte & la Chine. Les Égyptiens avaient trois sortes d'écritures ; l'épistolique composée de lettres alphabétiques ; l'hiéroglyphique où l'on représentait les objets mêmes ; la symbolique ou l'on se contentait de les exprimer par des métaphores & des allégories. Nous avons vu jusqu'a présent des lettres alphabétiques dans l'ancienne écriture chinoise ; on y découvre plus aisément encore l'écriture hiéroglyphique. Le soleil y est représenté par un cercle, la lune par un disque, les poissons, les tortues, les serpents, les grenouilles, les souris & tant d'autres animaux par la peinture même de ces objets. Je n'entrerai pas à cet égard dans un plus grand détail, parce que chez tous les peuples du monde, l'écriture hiéroglyphique a dû procéder de la même manière ; mais je tire un argument invincible de l'écriture symbolique, dont les Chinois ont aussi fait usage, & qui a dû varier chez toutes les nations, parce qu'elle n'est fondée que sur des métaphores & des allégories qui varient suivant la nature du climat, la diversité des animaux & des plantes, la différence des usages & du caractère des peuples. Or, nous voyons souvent sur les monuments égyptiens une ligne horizontale surmontée d'une boule. Ce signe symbolique dans l'écriture chinoise signifie très-haut, très élevé & c'est l'épithète qu'on donne à la divinité. Parmi les Chinois une aile éployée signifie le ministre d'un prince ; & le bonnet désigne une grande charge dans l'État. Ces deux symboles sont retracés plusieurs fois sur les monuments d'Égypte ; la haine s'exprimait chez les Égyptiens & chez les Chinois par deux animaux antipathiques. Horus-Apollo dit que les Égyptiens, pour représenter une bataille, peignaient deux mains dont l'une tenait un bouclier & l'autre un arc. Les Chinois, pour représenter une bataille, peignent deux mains & un arc ; & pour désigner un soldat ils représentent deux mains, une flèche & un arc. Enfin parmi les uns & les autres, un cercle avec un petit animal au milieu était le symbole du soleil.

J'ai rassemblé beaucoup d'autres exemples & si j'avais eu du temps & des secours, j'en aurais rassemblé un plus grand nombre encore, mais je ne les aurais pas moins supprimés ; mon sentiment n'est pas encore suffisamment prouvé, il ne le sera jamais ; & s'il laisse encore des doutes dans l'esprit, je ne dois me plaindre que de ne l'avoir pas exposé avec assez de clarté.

Mais, dira-t-on, est-il possible que les Chinois n'eussent pas conservé dans leurs annales quelques traces, quelques traditions d'un fait si extraordinaire. Je réponds que je les avais toujours lues pour y voir tout ce que les Chinois y voient eux-mêmes & non pour y découvrir un système qu'ils ignorent, & dont je ne pouvais soupçonner l'existence : j'ose me promettre que dans une lecture plus réfléchie, j'y puiserai de nouvelles lumières ; & pour garants de cette promesse je vais citer deux faits tirés des livres chinois & que je me suis rappelé dans l'instant même où mes idées commençaient à se développer. Le premier, c'est que depuis le commencement le l'empire, il subsiste à la Chine une nation sauvage & barbare qui s'est retirée dans les montagnes, d'où elle fait des courses dans les environs. Quels sont ces peuples ? Ils sont inconnus aux Chinois. Ne peut-on pas les regarder comme un reste des anciens sauvages du pays qui, à l'arrivée des Égyptiens, se sont réfugiés dans les montagnes où ils ont conservé jusqu'à présent leur indépendance. Le second fait est beaucoup plus précis, & répond directement à la question proposée. Des historiens chinois rapportent qu'il y a des peuples dans le pays de Tatsin qui ont une origine commune avec les Chinois ; par le mot Tatsin les Chinois entendent tous les pays situés à l'occident de la mer Caspienne, tels que la Syrie, la Phénicie l'Égypte. Voilà donc une tradition qui dépose en faveur de mon sentiment.

Mais dans quel temps, ajoutera-t-on, s'est faite la communication entre l'Égypte & la Chine ? Je ne réponds que par une réflexion, mais je ne crains pas de dire qu'elle est de la plus grande importance, & qu'elle mérite la plus grande attention. Vingt-deux familles de souverains connues sous le nom de dynasties, ont successivement gouverné la Chine. On place à la tête de la premier dynastie le prince Yu, dont le règne commence vers l'an 2207 avant J. C. La chronologie chinoise remonte infiniment plus haut ; mais comme il n'y a point de liaison entre ses parties, je ne m'attache qu'à l'époque précédente. Les princes de la premiers dynastie sont, suivant l'ordre de leur succession, Yu, Ki, Kang, Tchong, &c. Ces noms sont de la langue parlée des Chinois, & n'ont point de rapport avec la langue écrite. J'ai donc analysé suivant mon alphabet, les anciens caractères qui représentent ces noms, & j'ai trouvé :

Dans celui de Yu, le mot Men ; c'est Menés, roi de Thèbes en Égypte ;
Dans celui de Ki, le mot Iadoa ; c'est Athois, successeur de Menés.
Dans celui de Kang, le mot Iabia ; c'est Diabiès, 3e roi de Thèbes.
Dans celui de Tchong, Phenphi, c'est Penphos, 4e roi de Thèbes, & ainsi des autres.

Il suit de là que les Chinois en recevant les usages des Égyptiens, se sont aussi appropriés leurs annales ; il suit qu'ils ont placé à la tête de leurs dynasties, des princes qui régnaient en Égypte, & que la communication entre les deux nations s'est faite après le temps de Menés. Cette conséquence est confirmée par l'histoire des Chinois. Sous Yao, qui régnait ayant Yu, c'est-à-dire, avant Menés, toute la Chine, dit-on, était connue, tous ses habitants étaient policés ; quinze cents ans après, la plus grande partie de la Chine était barbare ; c'est une contradiction manifeste qui ne s'explique qu'en regardant Yao comme un prince égyptien : la colonie égyptienne ne paraît être venue à la Chine que vers l'an 1122 avant J. C. Alors on voit un prince qui la partage entre un grand nombre de généraux pour les récompenser. Ces généraux s'établissent dans les provinces, rassemblent les peuples, & les soumettent à l'ordre : ne connaît-on pas à ces traits l'origine & la formation d'un empire ? Ce n'est pas tout encore : l'ancienne année chinoise est la même que celle des Égyptiens. Les Chinois donnent au fleuve Hoang le nom de fleuve Noir, sous lequel les Égyptiens désignent le Nil ; les grands travaux pour arrêter les débordements du fleuve Noir, se font également à la Chine & en Égypte, & sont accompagnés partout des mêmes circonstances.

Ces faits & tant d'autres que je pourrais y joindre, prouvent clairement qu'une partie de l'histoire égyptienne est en dépôt dans les annales chinoises, & qu'on ne peut l'en débarrasser que par un travail long & pénible. Il s'agit en effet d'analyser les caractères chinois qui renferment des lettres alphabétiques, d'en composer une espèce de dictionnaire égypto-phénicien, & de connaître par ce moyen les noms de plusieurs princes égyptiens, & le temps précis où l'Égypte a policé la Chine. Il s'agit encore de dépouiller tous les caractères hiéroglyphiques symboliques chinois, de les ranger par classes, de les rapprocher des hiéroglyphes des symboles gravés sur les obélisques & sur les autres monuments d'Égypte. Qui sait jusqu'où pourra nous conduire la lumière qui nous éclaire ? Qui sait si nous ne touchons pas au moment où bien des mystères vont se développer ? Je n'affirme rien. Cependant la langue des hiéroglyphes inconnue depuis si longtemps en Égypte est encore vivante à la Chine, & j'ai tant de preuves que c'est de part & d'autre la même langue... Mais, je le répète, je n'affirme rien, & je ne sais que trop, combien de si grandes espérances pourraient affaiblir les vérités que j'ai annoncées dans ce Mémoire. Me sera-t-il du moins permis de proposer la question suivante ?

Que deviennent les Chinois, & cette durée immense qu'ils attribuent à leur empire, toutes ces divisions en temps historique, incertain & fabuleux, tous ces ouvrages qu'on a faits pour établir leur chronologie, tous ceux qu'on a faits pour la détruire ; toutes les preuves qu'on en tire contre les livres de Moïse, tous les systèmes qu'on a produits pour défendre le témoignage de ce législateur ; & cette sagesse prématurée, cette supériorité en toutes choses qu'on accorde aux Chinois, & tout ce qu'on a dit & tout ce qu'on dirait encore sur un sujet si important ; tout cela disparaît, il ne reste plus qu'un fait simple ; c'est que les anciens sauvages de la Chine, ainsi que ceux de la Grèce, ont été policés par les Égyptiens, mais qu'ils l'ont été plus tard, parce que la Chine est plus éloignée de l'Égypte que la Grèce.

*

Michel-Ange-André Le Roux Deshauterayes : Doutes sur la dissertation de M. de Guignes

Le but du Mémoire de M. de Guignes est de prouver,

1° Que les caractères chinois ne sont que des espèces de monogrammes formés de trois lettres phéniciennes, & que la lecture qui en résulte produit des sons phéniciens ou égyptiens.

2° Que les deux première dynasties chinoises sont composées de princes qui ont régné, non à la Chine, mais en Égypte ; & que les empereurs Yu, Khi, Thai-khang & Tchong-khang ne sont point différents de Ménès, Athoès, Diabiès & Penphos. M. de Guignes n'indique que ces quatre princes, mais il fait entendre qu'on peut continuer le parallèle des empereurs de dynastie chinoise Hia, avec les rois de la dynastie de Thèbes. Il ne dit rien de la dynastie chinoise Chang, & on ne sait point avec qu'elle dynastie égyptienne il la compare. Ce qu'il y a de plus surprenant, c'est que M. D. établit la conformité entre ces princes, non par un parallèle de leur histoire, ou par une ressemblance entre des faits qu'il rapprocherait ; mais par la lecture seule des noms chinois de ces princes qu'il croit composés de lettres phéniciennes.

3° Enfin M. D. prétend encore prouver qu'une colonie égyptienne alla s'établir dans la Chine, & il fixe l'époque de son entrée dans cet empire à l'an 1122. Cette époque est celle où Vou-vang jeta les fondements de la dynastie impériale des Tcheou, la troisième des dynasties chinoises.

Voilà en abrégé le contenu de la Dissertation de M. de Guignes, dont les vues aussi hardies que nouvelles & intéressantes ont été couronnées d'un applaudissement presque général ; en effet, si les savantes découvertes de ce célèbre académicien sont vraies, quelles louanges ne mérite-t-il pas ? De quels secours ne seront-elles pas pour éclaircir les antiquités chinoises & égyptiennes par la comparaison mutuelle des unes & des autres ?

L'étude du chinois devenu facile par cette méthode, le mystère des hiéroglyphes égyptiens dévoilé, tels sont les fruits heureux que M. D. nous fait espérer de ses découvertes.

« Qui sait, dit-il, jusqu'où pourra nous conduire la lumière qui nous éclaire ? Qui sait si nous ne touchons pas au moment où bien des mystères vont se développer ? Je n'affirme rien. Cependant la langue des hiéroglyphes inconnue depuis si longtemps en Égypte est encore vivante à la Chine, & j'ai tant de preuves, que c'est de & part d'autre la même langue... Mais, je le répète, je n'affirme rien, & je ne sais que trop combien de si grandes espérances pourraient affaiblir les vérités que j'ai annoncées dans ce Mémoire.

M. de Guignes n'affirme rien, cependant il a annoncé des vérités. Comment & pourquoi ces vérités pourraient-elles être affaiblies par les grandes espérances qu'il nous laisse concevoir ? S'il a tant de preuves de l'identité des hiéroglyphes chinois & égyptiens, s'il rassemble un assez grand nombre de caractères pour en composer son dictionnaire sinico-égypto-phénicien, pourquoi ne parviendrions-nous pas enfin à découvrir le sens de ces inscriptions égyptiennes si nombreuses & si inintelligibles depuis tant de siècles ?

Au reste, je ne dois point supprimer ici l'aveu que fait M. de Guignes sur la singularité de son opinion qu'il a été, dit-il, forcé d'embrasser, convaincu par la nature des preuves qui se sont offertes en foule. Je n'ai point aperçu dans sa Dissertation cette foule de preuves, qui d'ailleurs eût été inutile, comme il nous l'annonce à la page 73 où il dit :

« J'ai rassemblé beaucoup d'autres exemples, & si j !avais eu du temps & des secours, j'en aurais rassemblé un plus grand nombre encore, mais je ne les aurais pas moins supprimées ; car si mon sentiment n'est pas encore suffisamment prouvé, il ne le sera jamais ; & s'il laisse encore des doutes dans l'esprit, je ne dois me plaindre que de ne l'avoir pas exposé avec assez de clarté.

Il y a trop de modestie dans ces dernières paroles, car le Mémoire de M. D. quoique fort court, est très clair & très intelligible ; ses preuves sont exposées dans le plus grand jour, & s'il y a quelques plaintes à cet égard, elles ne peuvent tomber que sur les caractères chinois, qu'il n'a pas désignés suffisamment pour les faire connaître : j'ai été obligé de feuilleter à plusieurs reprises le Choueven (Dictionnaire des caractères antiques), & de deviner en quelque sorte ceux que M. D. avait en vue. Si je n'ai pas toujours réussi dans la recherche de ces caractères, j'espère qu'on ne me taxera point d'une négligence qui rejaillit entièrement sur M. de Guignes.

J'avouerai avec franchise qu'aucune des preuves alléguées par M. D. n'a opéré sur moi la moindre sensation à la première lecture que je fis de sa Dissertation ; plus je les ai examinées ensuite, moins j'y ai trouvé de solidité. Le grand nombre d'objections qui se présentaient en foule à mon esprit, ne me laissèrent pas la liberté de me prêter un instant à l'illusion. Est-ce un effet de ma prévention contre un système aussi singulier, ou n'aurais-je pas bien compris la nature de ses preuves ? Enfin M. de Guignes a-t-il raison & ai-je tort ? Je vais exposer ici quelques-unes de ces difficultés, on jugera entre lui & moi. Mais je prie très sincèrement M. de Guignes d'être convaincu, avant tout, que je n'ai aucun dessein de lui déplaire : il n'ignore pas l'estime particulière que je fais de son savoir & de ses talents, & je ne suis en cela que l'écho du public. D'ailleurs il a été élevé, ainsi que moi, par un maître qui nous animait sans cesse aux disputes littéraires, & qui nous en faisait sentir les avantages ; je le prie donc derechef d'être intimement persuadé que s'il trouve, soit dans cet énoncé, soit dans le cours de mes remarques, quelques expressions peu mesurées qui auraient pu m'échapper, le cœur n'y a aucune part, & je les désavoue d'avance.

I. Ma première objection roule sur le peu de probabilité & de vraisemblance que je trouve à supposer, comme le fait M. de Guignes, que les hiéroglyphes tirent leur origine des lettres alphabétiques. En effet, il ne tombe pas sous les sens que les hommes, après avoir connu l'utilité & la facilité des éléments de l'alphabet, pour exprimer tous leurs besoins & se communiquer leurs pensées, ayent eu recours encore à l'invention des hiéroglyphes, dont la multitude n'est point bornée, & dont il est aisé d'imaginer tous les inconvénients. Je ne reconnais point en cela la marche de l'esprit humain. Les hiéroglyphes ont dû précéder l'invention de l'alphabet, il est naturel de penser que les hommes ayent cherché à peindre les objets dont ils étaient environnés, avant que de parvenir à l'invention de l'alphabet, dont le résultat, tout simple qu'il paraît, demandait beaucoup plus de complication, & un raffinement dont ils ne furent point capables d'abord. J'ai lieu seulement de m'étonner que les hiéroglyphes n'ayent point été abandonnés immédiatement après l'invention des éléments de l'alphabet ; mais il y en a une raison très plausible que voici.

Les hiéroglyphes étaient une invention de Mercure ou Osiris, & les Égyptiens avaient une telle vénération pour ce Dieu, qu'ils se seraient fait un scrupule religieux, non seulement de rejeter ces hiéroglyphes, mais encore de les altérer en quelque chose. D'ailleurs, le sort de ces hiéroglyphes était assuré par les quarante-deux traités que Mercure remit entre les mains des prophètes, des stolistes, des hiérogrammes, des horoscopes ou cynocéphales, des musiciens & des pastophores, concernant les fonctions de chacun de ces différents ordres de la hiérarchie égyptienne ; ils devaient apprendre ces traités par cœur ; ils étaient obligés par conséquent d'étudier les hiéroglyphes dont ils étaient composés, & c'en était assez pour assurer leur maintenue tant que l'ordre sacerdotal subsisterait.

Mercure fit graver sa doctrine sur les syringes ou rochers qui sont dans les environs de Thèbes, & c'est le premier monument de l'écriture. Or on sait par Ammien-Marcellin & plusieurs autres écrivains, que ces syringes étaient tous couverts de lettres hiéroglyphiques ; cette espèce d'écriture est donc la première en date.

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III. Lorsque les caractères alphabétiques furent inventés, la langue hiéroglyphe fut abandonnée aux prêtres, qui étaient obligés par état de la savoir, & qui se l'approprièrent de telle sorte qu'il ne fût plus permis qu'à eux seuls de l'apprendre. Ils en firent dès lors un mystère, qu'ils tournèrent en gens d'esprit à l'avantage de la religion, dont ils étaient les ministres. Savoir la langue hiéroglyphique était le distinctif le plus certain pour reconnaître ceux qui étaient de l'ordre des prêtres, & toutes les fois que quelqu'un s'annonçait en cette qualité dans un temple de l'Égypte, on lui présentait des tablettes, de l'encre & un roseau, pour éprouver s'il n'en imposait pas, & il était obligé d'écrire en caractères hiéroglyphiques. Or comment peut-on supposer qu'une colonie égyptienne allant s'établir à lz Chine, dût ou pût communiquer à tout un peuple de sauvages des caractères dont les prêtres s'étaient réservés l'intelligence, exclusivement à tous autres ? On sera obligé de transporter aussi avec cette colonie des prêtres égyptiens, & de supposer que ces prêtres y établirent le culte de leurs divinités. Mais si on fait cette supposition, je serai en droit de demander 1° pourquoi ces prêtres ont-ils permis à la Chine le libre usage des hiéroglyphes, tandis qu'ils étaient sur la réserve à cet égard en Égypte ? 2° Pourquoi ne reste-t-il aucune trace dans les dialectes chinois de la langue parlée des Égyptiens ? ou plutôt encore pourquoi la langue égyptienne, comme plus expressive, plus abondante & plus parfaite, n'a-t-elle point éclipsé entièrement ces dialectes barbares ? M. de Guignes avoue lui-même (p. 58) l'inutilité des efforts de plusieurs savants, qui ont tâché d'analyser la langue parlée des Chinois, & de la rapprocher des langues orientales. 3° Enfin, si les prêtres égyptiens ont porté leur religion à la Chine, qu'est-elle devenue ? Dans quels anciens livres en trouve-t-on des vestiges ?

IV. Si les hiéroglyphes ont précédé l'écriture alphabétique, comme je n'en puis douter, pourquoi M. de Guignes suppose-t-il que les hiéroglyphes communiqués aux Chinois par les Égyptiens étaient composés de lettres alphabétiques ? C'est ce qu'il fait entendre à la page 64 de son Mémoire lorsqu'il dit : « On pouvait donc présumer que les Égyptiens avaient communiqué aux Chinois les caractères que je venais de découvrir, mais qu'ils les regardaient eux-mêmes alors comme des signes hiéroglyphiques, non comme des lettres proprement dites. »

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Voilà, sans entrer dans un détail inutile, ce qu'on peut objecter en général contre l'écrit de M. de Guignes. Et voilà je pense ce qu'il n'aura pas manqué de s'objecter à lui-même ; mais qui ne sait où nous mène souvent la recherche de la vérité ? L'ardeur avec laquelle on s'y livre, trompe sur les plus faibles apparences. On prend l'ombre pour la réalité.

Je plains M. de Guignes, s'il croit sérieusement qu'une partie de l'histoire égyptienne est en dépôt dans les Annales chinoises, & s'il entreprend de l'en tirer. Il consommera à ce travail, aussi pénible qu'inutile, un temps précieux qu'il peut employer plus efficacement pour l'avantage des lettres.

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XIX. Les travaux du grand Yu, pour faire écouler les eaux du Hoangho qui s'étaient débordées pendant le règne de Yao, sont, je pense, le point qui aura décidé M. de Guignes à identi¬fier ce prince avec Ménès, fondateur de la dynastie égyptienne : j'en juge par la manière dont il s'exprime à la page 77 :

« Les Chinois, dit-il, donnent au fleuve Hoang, le nom de fleuve Noir, sous lequel les Égyptiens désignent le Nil ; les grands travaux pour arrêter les débordements du fleuve Noir, se font également à la Chine & en Égypte, & sont accompagnés partout des mêmes circonstances.

Je ne me rappelle point d'avoir lu nulle part, que le Hoangho ait jamais porté le nom de fleuve Noir ; Hoangho signifie le fleuve Jaune. Je ne connais point d'autre fleuve à la Chine, qui porte le nom de fleuve Noir, que le Hechouï, dont les sources sont dans le territoire de Soutcheou dans la partie la plus occidentale de la province de Chen-si. Au reste, quand même le Hoangho aurait porté le nom de fleuve Noir, quel rapport peuvent avoir les débordements réguliers & salutaires du Nil, avec les inondations irrégulières & pernicieuses de la plupart des autres fleuves du monde ? Partout où il a fallu faire des digues & des levées, on a dû s'y prendre à peu près de la même manière.

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XXI. « La colonie égyptienne, dit ensuite M. de Guignes, ne paraît être venue à la Chine que vers l'an 1122 avant J. Christ Alors on voit un prince qui la partage entre un grand nombre de généraux pour les récompenser. Ces généraux s'établissent dans les provinces, rassemblent les peuples, & les soumettent à l'ordre : ne connaît-on pas à ces traits, ajoute-t-il, l'origine & la formation d'un empire ? »

Non certainement, on ne reconnaîtra jamais dans l'établissement de la dynastie Tcheou, les commencements de la monarchie chinoise. Les Chinois parlent-ils de Vouvang, le fondateur de cette dynastie, comme d'un prince tombé des nues ? Ne le regardent-ils point comme un descendant de ce fameux Héoutçie, qui présidait à l'agriculture du temps de Yao, & auquel Chun donna en récompense le pays de Taï dans la province de Chensi ? Conglieou, descendant d'Héoutçie, s'alla établir à Pintcheou, dans le Chensi, l'an 1796 avant l'ère chrétienne : Coucong ou Thai-vang, qui tire son origine de ce seigneur à la neuvième génération, battit les Barbares à Kichang : il fixa son séjour dans ce nouveau territoire l'an 1326 avant J. Christ, & y donna à sa famille le nom de Tcheou, qu'elle conserva toujours depuis. Ce Thai-vang eut trois fils, savoir : Taipe, Yu tchong & Kilie. Les deux premiers de ces princes ayant appris que leur père destinait sa principauté à Kilie leur cadet, ils se retirèrent de leur plein gré, chez les peuples barbares qui habitaient le midi de la Chine, & ils les policèrent ; Kilie fut établi roi par ces peuples, & il fonda le royaume de Gou qui comprenait la partie orientale du Kiangnan, dont la capitale était Soutcheou. Ce royaume subsista jusqu'en 472 avant J. Christ. Kilie devenu, par la retraite de ses frères, le chef de sa famille, eut pour fils Ven-vang qui s'acquit une telle réputation de sagesse, que 40 d'entre les régulos ou princes tributaires de la Chine, se mirent sous sa protection. Enfin Vouvang, qui avec une armée de 700.000 hommes, détrôna l'an 1122 le dernier empereur de la dynastie Chang était fils de ce dernier prince, & c'est lui que M. de Guignes fait venir de l'Égypte pour établir une colonie à la Chine. À moins que de s'inscrire en faux contre les Chinois, contre leurs livres, contre leurs traditions perpétuées de race en race ; en un mot, contre tout ce qui constitue le caractère de l'histoire, je ne devine point comment on peut entreprendre d'établir une opinion aussi peu vraisemblable.

Si Vouvang combattit le Tyran Cheou avec une armée de 700.000 hommes ; si ce prince après s'être rendu maître de la Chine érigea environ 800 princes tributaires, quelle idée ne doit-on pas se former de la puissance & de l'antiquité de cette monarchie ?

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Voilà, sans entrer dans un détail inutile, ce qu'on peut objecter en général contre l'écrit de M. de Guignes. Et voilà je pense ce qu'il n'aura pas manqué de s'objecter à lui-même ; mais qui ne sait où nous mène souvent la recherche de la vérité ? L'ardeur avec laquelle on s'y livre, trompe sur les plus faibles apparences. On prend l'ombre pour la réalité.

Je plains M. de Guignes, s'il croit sérieusement qu'une partie de l'histoire égyptienne est en dépôt dans les Annales chinoises, & s'il entreprend de l'en tirer. Il consommera à ce travail, aussi pénible qu'inutile, un temps précieux qu'il peut employer plus efficacement pour l'avantage des lettres.

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J. de Guignes : Réponse aux doutes proposés par M. Le Roux Deshauterayes

1° Dans le premier doute, on ne trouve ni probabilité ni vraisemblance à supposer que les hiéroglyphes tirent leur origine des lettres alphabétiques. Ce doute serait fondé si je n'avais dit le contraire dans mon Mémoire, puisque, page 3, je pense avec M. Warburton, que le premier alphabet avait emprunté ses éléments des hiéroglyphes. Je me suis partout exprimé conformément à cette idée.

J'ai dit page 62 que les lettres beth, daleth, aïn, schin, &c. étaient formées d'après la peinture de la chose signifiée ; donc je faisais entendre que les hiéroglyphes avaient donné naissance aux lettres alphabétiques. J'ai dit encore page 63, que M. l'abbé Barthélémy avait mis cette excellente théorie dans un plus grand jour, & j'ai adopté son sentiment. Page 59 j'ai dit encore, de là il est aisé de conclure que les caractères chinois ont été dans l'origine de purs hiéroglyphes. N'est-ce pas donner l'antériorité aux hiéroglyphes sur les lettres alphabétiques ? Il est donc évident que ce doute est proposé gratuitement.

2° Le second doute n'est qu'une répétition du premier, & on ne l'en a distingué que pour multiplier le nombre des difficultés apparentes.

3° Dans le troisième doute, M. Deshauterayes se presse un peu trop. Il fallait attendre un ouvrage plus étendu que la petite brochure que j'ai donnée & qui n'est qu'une annonce. C'est comme si, d'après un prospectus, on allait se plaindre qu'un auteur n'a pas donné la solution de toutes les difficultés que présente sa matière. Cependant il ne faut pas aller plus loin sans faire quelques observations.

Aussitôt, dit-on, que les caractères alphabétiques furent inventés, les hiéroglyphes furent abandonnés aux prêtres, qui en firent un mystère. Je demande ici si l'on peut raisonnablement soutenir cette assertion. Tous les monuments publics, toutes les petites figures destinées à la dévotion du peuple étaient chargés d'hiéroglyphes ; était-ce afin qu'on n'y entendît rien ? Cela ne peut se soutenir. Adoptons cependant un moment un sentiment si hasardé. On sera obligé, dit-on, de transporter des prêtres avec la colonie. Je n'y vois aucun inconvénient ni aucune impossibilité. Mais en ce cas, ajoute-t-on, on demande 1° Pourquoi ces prêtres ont-ils permis à la Chine le libre usage des hiéroglyphes, pendant qu'ils étaient sur la réserve en Égypte ? Je réponds, que je ne puis croire que les prêtres seuls sussent lire les hiéroglyphes. On demande 2° pourquoi la langue égyptienne n'a pas prévalu à la Chine ? 3° Pourquoi les prêtres égyptiens n'y ont pas établi leur religion ? Je serais charmé que M. Deshauterayes me dît, pourquoi la langue & la religion des Égyptiens n'ont pas prévalu dans la Grèce ? Pourquoi les Francs n'ont pas donné leur langue et leur religion aux Gaulois vaincus ? Pourquoi les Tartares n'ont pas fait de même à l'égard des Chinois qu'ils ont soumis ? Je pourrais m'étendre sur ces articles ; mais il me suffit pour le présent d'y répondre en peu de mots.

4° M. Deshauterayes dans son quatrième doute, en conséquence du sentiment qu'il m'attribue, dit, « si les hiéroglyphes ont précédé l'écriture alphabétique, pourquoi M. de Guignes suppose-t-il que les hiéroglyphes communiqués aux Chinois par les Égyptiens, étaient composés de lettres alphabétiques ? » Ce doute n'est fondé que sur ce que M. Deshauterayes n'a pas bien entendu mon Mémoire, où je dis que les Égyptiens ont communiqué leur écriture entière aux Chinois, c'est-à-dire, leurs hiéroglyphes leurs lettres alphabétiques ; ainsi sa question devient inutile, puisqu'une partie des caractères chinois sont des hiéroglyphes, les autres des lettres alphabétiques.

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Les doutes que M. Deshauterayes propose ensuite contre ce qu'il lui plaît d'appeler mes preuves historiques, n'ayant point de rapport à la conformité des anciens caractères chinois avec les caractères égyptiens, que j'ai commencé d'établir, je pourrais me dispenser d'y répondre. Aux faits le plus solidement constatés il s'en trouve souvent d'accessoires qui y sont joints & qui sont susceptibles de difficultés ; mais ces difficultés n'ébranlent point la certitude des faits principaux, lorsqu'elle se trouve prouvée. Quand donc parmi ces nouveaux doutes il s'en trouverait quelqu'un auquel je ne serais pas en état pour le présent d'opposer une solution entièrement satisfaisante ; je vais même plus loin, quand il resterait encore quelque difficulté de cette nature, lorsque j'aurai établi mon système & que je l'aurai prouvé, je ne me croirai point obligé de l'abandonner, ni même d'y changer la moindre chose.

Examinons cependant si les nouvelles difficultés de M. Deshauterayes sont aussi tranchantes qu'il le suppose ; mais auparavant je ne puis me dispenser de réclamer sa bonne foi. Lui permettait-elle de présenter ce qui termine mon Précis comme des preuves historiques de ma part ? N'a-t-il pas dû s'apercevoir en le lisant que je n'offrais encore que de simples conjectures, auxquelles même je ne tenais pas beaucoup ? Mes expressions qui marquaient mon doute & mon incertitude pouvaient-elles lui en donner une autre idée ? la précaution que j'ai prise de déclarer expressément que je n'affirmais encore rien, n'était-elle pas suffisante pour le faire juger du degré de valeur que je donnais moi-même à ces prétendues preuves ? En effet, je ne les ai exposées que comme de premières vues, que je me suis réservé la liberté de soumettre à un nouvel examen, & même d'abandonner, si je ne les trouvais pas suffisamment autorisées.

19° M. Deshauterayes paraît varier dans sa critique sur la signification du nom du fleuve Hoang ho. Après avoir dit qu'il n'a lu nulle part que ce fleuve ait jamais porté le nom de fleuve Noir, il semble convenir qu'on peut l'appeler ainsi, lorsqu'il dit : Quand même il aurait porté le nom de fleuve Noir, il aurait pu ajouter qu'il porte effectivement ce nom, puisque les Tartares, maîtres de la Chine, & qui entendent parfaitement le chinois, le nomment Cara moran, qu'on ne peut traduire que par le fleuve Noir. Il en est du nom de ce fleuve, comme de celui du Nil, que les anciens naturels du pays & les Phéniciens nomment Schikhor, dont la racine, dans leur langue, signifie aussi bien être noir qu'être jaune.

21° M. Deshauterayes critique & adopte en même temps ce que j'ai dit de la Barbarie & de la Chine 1.500 ans après Menés. Il convient que deux des fils de Tay-vang, qui donna à sa famille ou dynastie le nom de Tcheou, mécontents de leur père, parce qu'il destinait l'empire à leur cadet, se retirèrent chez les peuples barbares qui habitaient le midi de la Chine. N'est-ce pas là avouer ce qu'on conteste ? Ces Barbares occupaient la province de Kiangnan, où est Nankin, ancienne capitale de la Chine, qui se trouve au milieu & pour ainsi dire au centre de l'empire. Si cette province, de l'aveu même des auteurs chinois, était encore toute barbare du temps du fondateur de la dynastie des Tchéou, qui est l'époque que je donne à la colonie égyptienne, que doit-on penser des provinces voisines & plus méridionales ? Ai-je donc eu si grand tort de dire, que 1.500 ans après Yao la plus grande partie de la Chine était encore barbare ?

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