Fernão Mendes Pinto (1509-1583)

LES VOYAGES AVENTUREUX DE FERNAND MENDEZ PINTO
La pérégrination en Chine et Tartarie

fidèlement traduits du portugais en français par le sieur Bernard Figuier gentilhomme portugais.

À Paris, chez Cotinet et Roger, 1645, pages 1-6 et 120-484, de 1.020.
Manuscrit de 1569-1578. Première édition : Lisbonne, 1614. Traduction de B. Figuier : Paris, 1628.

Les dessins illustrant la présente page sont extraits de l'ouvrage de Mortimer Menpès : China.

  • "Je trouve que j'ai beaucoup de raison de me plaindre de la fortune, en ce qu'elle semble avoir pris un soin particulier de me persécuter, et de me faire sentir ce qu'elle a de plus insupportable. Car n'étant pas contente de m'avoir fait naître, et vivre misérable en mon pays durant ma jeunesse, elle m'a conduit aux Indes Orientales, où, au lieu du soulagement que je m'en allais y chercher, elle m'a fait trouver un accroissement à mes peines, à mesure que mon âge s'est augmenté."
  • "Il a plu à Dieu de me délivrer de tant de dangers,... puisque par sa divine bonté il m'a conservé la vie afin de me donner moyen de laisser à mes enfants pour mémoire et pour héritage ce discours rude et mal poli. Car mon intention n'est autre que de l'écrire pour eux, afin qu'à l'avenir ils puissent voir combien grandes ont été les fortunes que j'ai courues par l'espace de vingt & un ans, que j'ai été treize fois captif, et dix-sept fois vendu aux Indes, en Éthiopie, en l'Arabie heureuse, à la Chine, en Tartarie, à Madagascar, en Sumatra, et en plusieurs autres royaumes et provinces de cet oriental archipelago des confins de l'Asie."
  • Sur les Chinois [et sur les Portugais ???] : "[Les Chinois] font des présents à leurs prêtres, sur l'assurance que ces profanes leur donne de leur faire avoir de grands biens en cette vie, et en l'autre une infinité de richesses et de trésors ; pour cet effet ces mêmes prêtres leur donnent je ne sais quels certificats, comme des lettres de change, afin qu'après leur mort cela leur serve là-haut au Ciel, pour être récompensés à cent pour un, comme s'ils leur servaient de répondants en leur Paradis. En quoi ces misérables sont quelquefois si aveugles, qu'ils en perdent le boire et le manger, et se l'ôtent de la bouche, afin de pourvoir ces maudits prêtres de Satan des choses qui leur sont nécessaires, s'imaginant que ces belles lettres qu'ils leur donnent, leur tiennent lieu d'une marchandise fort bonne et bien assurée."
  • Sur les Portugais : "Il vint incontinent à nous force paraos, et plusieurs petites barques de pêcheurs pleines de rafraîchissements, lesquels n'ayant encore vu des hommes faits comme nous, se dirent les uns aux autres,
    « Voici une grande nouveauté avec laquelle Dieu nous visite, prions-le qu'il lui plaise par sa bonté infinie, que ces hommes barbus ne soient ceux qui pour leur profit et intérêt particulier épient les pays comme marchands, et après les pillent comme larrons. »"
  • Sur les Portugais, encore : "— Certainement, continua [le roi de Tartarie], il faut bien dire qu'il y doit avoir beaucoup d'ambition et peu de justice dans le pays de ces gens-là, puisqu'ils viennent de si loin pour y conquérir d'autres terres. »
    À ces mots le vieillard ne fit point d'autre réponse, sinon qu'il fallait bien en effet que cela fût ainsi :
    — Car, dit-il, des hommes qui ont recours à leur industrie et à leur invention pour courir la mer afin d'acquérir ce que Dieu ne leur a point donné, se portent à cela nécessairement ou par une extrême pauvreté qui leur fait entièrement oublier leur pays, ou par un excès d'aveuglement et de vanité causée par une grande avarice qui est le sujet pour lequel ils renoncent à Dieu et à ceux qui les ont mis au monde. »

Extraits : Antonio de Faria, assisté de notre Seigneur, massacre ce chien de Coja Acem
De Faria et Mendes Pinto, pilleurs de tombes impériales
Après le pillage, le tufon - Les villes mouvantes de Chine - La foire de la prison de Xinanguibaleu
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Carte d'Abraham Ortelius, 1570, détail. Coll. D. Rumsey, 48. - Fernão Mendes Pinto (1509-1583) : Les voyages aventureux de Fernand Mendez Pinto. — La Pérégrination en Chine et Tartarie. — Traduction Bernard Figuier. — Cotinet et Roger, Paris, 1645
Carte d'Abraham Ortelius, 1570, détail. - Collection David Rumsey, n°48.

*

Antonio de Faria, assisté de notre Seigneur, massacre ce chien de Coja Acem

Faria, sur le bateau duquel Mendes Pinto s'est embarqué, s'est fait voler tout son bien par le pirate Coja Acem. Il jure de le poursuivre et d'en avoir raison. Au bout de quelques mois de batailles et de naufrages, il apprend que ce chien de Coja est à mont d'une rivière.

Il plut à Dieu de nous donner la mer calme, et le vent si favorable, que notre armée navigant à mont la rivière, en moins d'une heure arriva et se rendit égale à l'ennemi, sans que personne nous découvrît. Mais d'autant qu'ils étaient larrons, et qu'ils craignaient les gens du pays, à cause des grands maux et des voleries qu'ils y faisaient journellement, ils étaient tellement sur leur garde, et avaient de si bonnes sentinelles, qu'aussitôt qu'ils nous aperçurent, ils sonnèrent l'alarme à la hâte avec une cloche, le bruit de laquelle causa une telle rumeur, et un tel désordre, tant parmi ceux qui étaient à terre, que parmi les autres embarqués, que l'on ne pouvait presque s'entr'ouïr à cause du grand bruit qu'ils faisaient.

Lors Antonio de Faria voyant que nous étions découverts, se mit à crier aux siens :
— Messieurs mes frères, à eux, à eux, au nom de Dieu, auparavant qu'ils soient secourus de lorches,

et leur ayant tiré toute notre artillerie, il plut à Dieu que ce fût si à propos, qu'elle fit tomber et mit en pièces la plupart des plus vaillants, qui pour lors étaient montés et paraissaient sur le chapiteau, chose qui réussit conformément à notre désir. Après ces canonnades, notre mousqueterie, qui pouvait être de quelques cent soixante mousquetaires, ne manqua point de tirer au signal, qui pour ce avait été ordonné ; tellement que les tillacs des juncos furent nettoyés de tous ceux qui étaient dessus, et cela si rudement que pas un des ennemis n'y osa paraître depuis.

À l'heure même nos deux juncos abordèrent les deux autres de l'ennemi en l'équipage qu'ils étaient, où le combat s'alluma de part et d'autre ; de telle sorte que je confesse n'avoir la hardiesse de déduire en particulier ce qui s'y passa, encore que j'y aie été présent, car lorsqu'il se commença il n'était pas encore bien jour. Or ce qui rendit effroyable la mêlée entre nous et nos ennemis, fut le bruit des tambours, des bassins, et des cloches, accompagnés de quantité de balles d'artillerie, dont retentissaient les vallées et les écueils d'alentour ; tellement que les corps épouvantés en frémissaient d'appréhension.

Ce combat dura de cette façon l'espace d'un quart d'heure, puis les lorches et lanteaas vinrent de terre le secourir, avec quantité de gens frais. Ce que voyant un nommé Diego Meyrelez, qui était dans le junco de Quiay Panjan, et que son canonnier n'employait pas un des coups qu'il tirait, bien à propos, à cause qu'il était tellement épouvanté et hors de soi, qu'il ne savait ce qu'il faisait, comme il était prêt de mettre le feu à une petite pièce, ainsi confus, il le poussa si rudement que du haut en bas il le jeta dans l'écoutille, lui disant,
— Ôte-toi de là vilain, tu ne saurais rien faire, ce coup-là appartient à des hommes comme moi, et non comme toi ;

puis ayant pointé le canon avec ses coins de mire, dont il savait assez bien l'usage, il mit le feu à la pièce, qui était chargée de bales et sacquets de pierres, et ayant atteint la première lorche qui marchait devant, il lui emporta tout le fond-bord depuis la poupe jusqu'à la proue du côté d'ostribord ; de sorte qu'en même temps elle demeura à fleur d'eau, et coula à fond par ce moyen, sans que d'icelle il se pût sauver aucune personne. Alors la munition du sacquet de pierre passant par-dessus la première lorche, donna sur le tillac d'une autre lorche qui venait un peu derrière, et tua le capitaine d'icelle avec six ou sept qui étaient proches de lui ; de quoi les deux autres lorches demeurèrent si épouvantées, que voulant prendre le bord vers terre en intention de fuir, elles demeurèrent toutes deux embarrassées dans les cordages d'icelles, de manière que pas une d'elles ne se pût dépêtrer, et ainsi toutes deux prises l'une à l'autre demeurèrent attachées, sans pouvoir ni avancer, ni reculer.

Alors les capitaines de nos deux lorches, appelés Gaspard d'Oliveyra et Vincent Morosa, voyant le temps propre à effectuer leur dessein, piqués d'une louable émulation, ils se ruèrent dessus, y jetant grande quantité de pots d'artifice ; et ainsi le feu s'y prit de telle sorte, que toutes deux embarrassées comme elles étaient brûlèrent à fleur d'eau ; si bien que la plupart de ceux qui étaient dedans se jetaient en mer, où les nôtres les achevèrent tous de tuer à coups de sagaies, sans que pas un d'eux s'en échappât ; de sorte que seulement dans ces trois lorches il y mourut plus de deux cents personnes, et dans l'autre dont le capitaine était mort, il n'y eut personne qui se put sauver, à cause que Quiay Panjan alla fondre après dans la champana, qui était le bateau de son junco, et s'en vint joindre la terre, où il trouva qu'ils s'étaient jetés dans la mer, aussi la plupart furent fracassés contre des rochers qui étaient auprès du rivage.

Ce que voyant, les ennemis qui étaient restés dans les juncos, le nombre desquels pouvait être de cent cinquante, tous mahométans, Luzzons et Borneos, ensemble quelques Iaos mêlés parmi, ils commencèrent de s'affaiblir de telle façon, que plusieurs d'entr'eux à leur imitation se jetèrent dans la mer. Cependant le chien de Coja Acem qu'on n'avait point connu encore, accourut à ce désordre, afin d'encourager les siens. Il avait une cotte d'armes faite en écailles de lames de fer, doublée de satin cramoisi, et frangée d'or, qui ci-devant avait appartenu aux Portugais. S'étant mis à crier à haute voix, afin que chacun l'entendît, il dit par trois fois,
— Lah hilah, hilah lah Mahumed, roçol halah, musulmans et hommes justes de la sainte loi de Mahomet, vous laissez-vous ainsi vaincre par des gens si faibles comme sont les chiens de chrétiens, qui n'ont pas plus de courage que des poules blanches, ou que des femmes barbues ? À eux, à eux ; car nous sommes assurés du Livre des Fleurs, dans lequel le prophète Nabi promet des délices éternelles aux daroezes de la maison de la Mecque : aussi vous tiendra-il promesse à vous et à moi, pourvu que nous nous baignions dans le sang de ces chiens sans loi.

Avec ces maudites paroles le diable les encouragea tellement, que s'assemblant tous en un corps ils se rallièrent au combat, et nous firent tête si valeureusement, que c'était une chose épouvantable de voir comme ils se jetaient à travers nos épées.

Alors Antonio de Faria s'étant mis à haranguer les siens,
— Courage, leur dit-il, valeureux chrétiens, cependant que ces méchants se fortifient de leur maudite secte du diable, fions-nous en notre Seigneur Jésus-Christ mis en croix pour nous, qui ne nous abandonnera point, quelques grands pécheurs que nous puissions être. Car après tout nous sommes siens, ce que ces chiens ne sont point.

Là dessus se jetant avec cette ferveur et zèle de la foi vers Coja Acem, à qui il en voulait principalement, il lui déchargea sur la tête un si grand coup d'épée à deux mains, que lui coupant un bonnet de maille qu'il avait, il le jeta incontinent à ses pieds, puis redoublant avec un autre coup de revers, il l'estropia des deux jambes, tellement qu'il ne se put relever, ce qu'étant aperçu des siens ils en firent un grand cri, et attaquant Antonio de Faria s'approchèrent également l'un de l'autre par cinq ou six fois, avec tant de courage et de hardiesse, qu'ils ne firent point de compte de trois Portugais desquels il était environné, et lui donnèrent deux revers dont ils le jetèrent presque par terre.

Ce que voyant les nôtres coururent incontinent à lui, et assistés de notre Seigneur ils firent si bien que dans un demi-quart d'heure il mourut, des ennemis en ce lieu sur le corps de Coja Acem quelques quarante-huit et des nôtres quatorze seulement, desquels il n'y avait que cinq Portugais, et le surplus étaient valets et esclaves, bons et fidèles chrétiens. Ceux qui étaient restés commencèrent alors à perdre courage, et se retirèrent en désordre vers le chapiteau de proue, en intention de s'y fortifier. À quoi vingt soldats des trente qui étaient dans le junco de Quiay Panjan accoururent incontinent, et s'en allèrent au-devant d'eux, si bien qu'auparavant qu'ils se fussent rendus maîtres de ce qu'ils prétendaient, ils furent par eux grandement pressés de se jeter dans la mer, où les uns se laissaient choir sur les autres. Les nôtres étant encouragés par le nom de notre Seigneur Jésus-Christ qu'ils réclamaient, joint aussi la victoire que déjà ils connaissaient être à eux, tellement que pour avoir l'honneur de la gagner toute ils achevèrent de les tuer et exterminer tous, sans que de tout leur nombre il en restât que cinq seulement, qu'ils prirent tous en vie, et les ayant faits prisonniers, ils les jetèrent dans la sentine pieds et poings liés, afin qu'à force de tourments l'on leur fît confesser certaines choses qu'on leur voulait demander ; mais ils s'égorgèrent les uns les autres à belles dents, de peur de la mort à laquelle ils s'attendaient ; ce qui n'empêcha pas qu'ils ne fussent démembrés par nos valets, et après jetés dans la mer, en la compagnie du chien de Coja Acem leur capitaine, grand cacis du roi de Bintan, épancheur et buveur du sang des Portugais, titre qu'il se donnait d'ordinaire en ses lettres et qu'il prêchait publiquement à tous les mahométans, à cause de quoi et pour la superstition de sa maudite secte, il était grandement honoré d'eux.

*

De Faria et Mendes Pinto, pilleurs de tombes impériales

Antonio de Faria s'en alla droit à l'ermitage qu'il voyait devant lui, avec le plus grand silence qu'il put, et non sans avoir de l'appréhension pour ne savoir encore en quel péril il s'allait engager. Ainsi ayant tous à la bouche et au cœur le nom de Jésus, nous arrivâmes à une petite place qui était devant la porte, et jusque-là nous ne vîmes aucune personne.

Comme Antonio de Faria marchait devant avec un espadon à la main, en intention de pousser son entreprise jusqu'à la fin, il arriva à la première porte qu'il trouva fermée au dedans. Alors il commanda à l'un des Chinois qui étaient prêts de lui, qu'il eut à heurter pour se faire ouvrir, ce qu'il fit par deux ou trois fois, et à la dernière il ouït une voix qui dit les paroles suivantes,

— Loué soit le Créateur qui a émaillé la beauté des cieux. Que celui qui heurte à la porte fasse le tour, et il la trouvera ouverte de l'autre côté, afin que je sache ce qu'il désire.

Le Chinois fit incontinent le tour de l'ermitage, où il se donna entrée par une porte de derrière, puis s'en alla ouvrir celle qu'il avait laissée à Antonio de Faria, qui entra dedans avec ses gens. Là il trouva un vieillard, qui à le voir semblait âgé de plus de cent ans ; il était vêtu d'une longue robe de damas violet, et faisait bien juger à sa mine qu'il était homme de qualité, comme nous le sûmes depuis. Cettui-ci bien étonné de voir tant de gens, se laissa choir par terre, où se débattant des pieds et des mains, il fut un assez long temps sans pouvoir prononcer un seul mot. Toutefois après qu'il se fut un peu reposé, il reprit sa première vigueur, et nous regarda tous avec un visage serein, puis en termes graves et sérieux il s'enquit de nous, quelles gens nous étions, et ce que nous demandions. À quoi l'interprète lui fit réponse par l'exprès commandement d'Antonio de Faria, qu'il était un capitaine étranger, natif du royaume de Siam, et que naviguant dans un sien junco plein d'une assez bonne quantité de marchandise, pour s'en aller au port de Liampoo, il avait fait naufrage en mer, d'où il s'était sauvé miraculeusement avec tous ceux de sa compagnie ; et qu'à cause qu'il avait promis de s'en venir en pèlerinage en ce saint lieu, pour y louer Dieu de ce qu'il l'avait sauvé du grand péril où il s'était vu, il s'en venait là maintenant pour accomplir sa promesse ; qu'au reste son intention n'était que de lui demander particulièrement quelque aumône, par le moyen de laquelle il pût se remettre de sa pauvreté, et qu'il lui protestait que dans trois ans il lui rendrait le double de ce qu'il prendrait. Alors cet ermite, qui s'appelait Hiticou, ayant pensé quelque temps à ce qu'il venait d'ouïr, regardant fixement Antonio de Faria,

— Qui que tu sois, lui dit-il, sache que j'ai fort bien entendu ce que tu me viens de dire, et que je ne vois que trop ta damnable intention, avec laquelle dans les ténèbres de ton aveuglement, comme un pilote infernal, tu attires et toi et ces autres dans l'abîme profond du lac de la nuit. Car au lieu de rendre grâces à Dieu d'une si grande faveur, que tu confesses qu'il t'a faite, tu t'en viens ici maintenant voler sa sainte maison. Mais viens çà je te demande, si tu exécutes ton méchant dessein, qu'espères-tu que fera de toi la divine justice au dernier soupir de ta vie ? Change donc ta perverse inclination, et ne permets point que l'imagination d'un si grand péché entre jamais dans ta pensée, fie-toi en moi qui te dis la pure et sincère vérité, et ainsi me puisse-elle aider tout le reste de ma vie.

Antonio de Faria feignant de trouver bon le conseil, que le vieillard ermite Hiticou lui donnait sur ce sujet, le pria très instamment de ne se point fâcher, l'assurant qu'il n'avait pour lors aucun moyen plus assuré ni plus certain, que celui qu'il était venu chercher en ce lieu. Sur quoi l'ermite joignant les mains, et regardant le ciel, se mit à dire en pleurant,

— Loué soyez-vous, ô Seigneur, qui souffrez qu'il y ait en la Terre des hommes qui vous offensent sous prétexte de chercher à vivre, et qui ne daignent vous servir une seule heure, quoiqu'ils sachent combien est assurée votre gloire.

Après avoir proféré ces paroles, il demeura un peu pensif et confus à cause de ce qu'il voyait devant lui, et du grand désordre que nous faisions en rompant les caisses, et les jetant hors de leur lieu. À la fin regardant derechef Antonio de Faria, qui pour lors se tenait debout, appuyé sur son espadon, il le pria de s'asseoir un peu près de lui, ce qu'il fit avec beaucoup de compliments et de courtoisie, ne laissant pas pour cela de faire signe à ses soldats, de continuer ce qu'ils avaient déjà commencé, qui était de prendre l'argent qu'ils trouvaient pêle-mêle parmi les ossements des morts, dans les tombeaux qu'ils rompaient.

*

Après le pillage, le tufon

Comme nous fûmes en vue des monts de Conxinacau qui sont à la hauteur de quarante et un degrés deux tiers, il survint un vent du sud, que les Chinois appellent tufon, tellement impétueux, qu'il n'y avait pas apparence de croire que ce fût une chose naturelle. Ainsi comme nos vaisseaux étaient de rame, bas de bord, faibles et sans mariniers, nous nous vîmes réduits à une si grande extrémité, que nous défiant de nous pouvoir sauver, nous nous laissâmes aller le long de la côte où le courant de l'eau nous portait : car nous crûmes qu'il y avait bien plus d'apparence de mourir parmi les rochers que de nous laisser engloutir au profond de l'eau. Et toutefois bien que nous eussions choisi ce dessein pour le meilleur et le moins pénible, si est-ce qu'il ne put réussir, car sur l'après-dînée le vent se changea en nord-ouest, ce qui fut cause que les vagues se haussèrent de telle sorte que c'était une chose effroyable de les voir. L'extrême appréhension que nous eûmes alors fit que nous commençâmes de jeter dans la mer tout ce que nous avions, jusqu'aux caisses pleines d'argent. Cela fait, nous coupâmes les deux mâts à cause que nos vaisseaux étaient alors tous ouverts.

Ainsi dépourvus de mâts et de voiles nous courûmes tout le reste du jour. À la fin, environ la minuit, nous ouïmes dans le vaisseau d'Antonio de Faria un grand bruit de personnes qui s'écriaient, « Seigneur Dieu miséricorde ». Ce qui fut cause que nous crûmes qu'il se perdait. Alors leur ayant répondu de même façon, nous ne les ouïmes plus, comme s'ils eussent été déjà noyés ; de quoi nous fûmes si effrayés et si hors de nous, qu'une grosse heure durant personne ne sonna mot.

Ayant passé toute cette triste nuit en une si grande affliction, une heure avant le jour notre vaisseau s'ouvrit par la contrequille, si bien qu'à l'instant il se trouva plein d'eau jusqu'à la hauteur de huit pans, et ainsi nous nous sentîmes couler à fond sans aucune espérance de remède. Alors nous jugeâmes bien que c'était le bon plaisir de notre Seigneur, qu'en ce lieu nos vies et nos travaux se finissent.

Le lendemain, sitôt qu'il fut jour et que nous eûmes porté notre vue bien avant dans la mer, nous ne découvrîmes point Antonio de Faria, ce qui fit que nous achevâmes de perdre courage, de telle sorte que depuis pas un de nous n'eut le cœur à rien. Nous persistâmes en cette angoisse jusqu'à dix heures ou environ, avec tant d'appréhension et d'effroi que les paroles ne sauraient suffire pour les déclarer.

À la fin nous allâmes choquer contre la côte, et presque noyés que nous étions, les vagues de la mer nous roulèrent jusqu'à une pointe d'écueils qui s'avançaient près de nous. Là nous fûmes à peine arrivés, que par ce roulement tout y fut mis en pièces. Alors nous nous attachâmes les uns aux autres, criant à haute voix, « Seigneur Dieu miséricorde ».

De vingt-cinq Portugais que nous étions, il n'y en eut que quatorze de sauvés, tellement que les autres onze furent noyés avec dix-huit valets chrétiens, et sept mariniers chinois. Voilà combien grand fut ce désastre qui arriva un lundi cinquième août, en l'année mil cinq cent quarante-deux ; de quoi Dieu soit loué pour jamais.

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Les villes mouvantes de Chine

Port. Illustration de Mortimer Menpes (1855-1938), China, 1909.

Nous vîmes à mont cette rivière plusieurs vaucans, lanteaas et barcasses chargées d'autant de provisions que la mer et la terre en peuvent produire, le tout en si grande abondance, qu'il faut avouer que je ne sais par quelles paroles l'exprimer. Car il n'est pas possible d'imaginer la grande quantité des choses qu'il y a en ce pays-là, de chacune desquelles on y en voit jusqu'à deux cents ou trois cents vaisseaux, tous remplis, principalement aux foires et marchés qui se tiennent aux fêtes solennelles de leurs pagodes : car alors à cause du grand nombre de gens qui y accourent de toutes parts, toutes les foires y sont franches ; les pagodes sont la plupart situés sur les bords des rivières afin que les marchandises y soient conduites plus commodément par eau, ou par charroi, et qu'ainsi l'abondance en soit plus grande.

Or quand tous ces vaisseaux viennent à se joindre durant ces foires, on met ordre que de tous ensemble il s'en fasse comme une belle et grande ville. En effet le long de la terre elle a quelquefois en longueur plus d'une lieue, et trois quarts de lieue en largeur. Aussi est-elle composée de plus de vingt mille vaisseaux, sans y comprendre les balons, guedées et manchuas, dont le nombre est infini pour être des bateaux fort petits, et où le peuple fait son négoce en cette manière de ville par l'ordonnance de l'aytao de Batampina, qui est, comme j'ai dit, souverain sur tous les trente-deux royaumes de cette monarchie ; il y a soixante capitaines, trente pour le gouvernement d'icelle, qui ont charge d'y pourvoir à la police, et d'ouïr les parties, et autres trente pour la garde des marchands qui viennent de dehors, afin qu'ils naviguent en assurance. Avec cela par dessus tout ceci il y a un chaem, qui en la juridiction du civil et du criminel a une justice haute et basse, sans appel ni opposition quelconque, pendant les quinze jours que cette foire dure, ce qui est depuis la nouvelle lune jusqu'à la pleine ; c'est plutôt pour voir la police, l'ordre, et la beauté de cette ville qu'on y accourt, que pour autre chose.

Bateau chinois 1. Illustration de Mortimer Menpes (1855-1938), China, 1909.

Aussi, à n'en point mentir, pour être ainsi bâtie sur des vaisseaux, elle est beaucoup plus merveilleuse que tous les édifices qu'il y saurait avoir sur la terre : car là se voient deux mille rues fort longues, et fort droites ; fermées de part et d'autre par des navires, et la plupart de ces vaisseaux couverts de tapisseries de soie, et embellis de quantité d'étendards, de guidons, et de bannières, ensemble des balustres peints de diverses couleurs, au haut desquels se vendent toutes les marchandises qu'on saurait désirer. En d'autres rues se voient encore tout autant de métiers qu'il y en peut avoir dans les républiques, et par le milieu vont et viennent dans de petites manchuas ceux qui ont leur commerce à faire, le tout fort paisiblement, et sans qu'il y ait aucun désordre. Que si de hasard quelqu'un est surpris en larcin, il est châtié à l'heure même, conformément au crime qu'il a commis. Sitôt qu'il est nuit, l'on ferme toutes ces rues avec des cordes qui les traversent, afin que personne n'y passe après la retraite sonnée : en chacune de ces rues il y a dix ou douze lanternes allumées qui sont mises au haut des mâts des navires, afin que par ce moyen l'on voie tous ceux qui passent, et que l'on sache qui ils sont, d'où ils viennent, et ce qu'ils cherchent, et qu'ainsi le lendemain matin l'on rende compte du tout au chaem.

Bateau chinois 2. Illustration de Mortimer Menpes (1855-1938), China, 1909.

Et sans mentir, de toutes ces lanternes ainsi allumées et jointes ensemble de nuit, se forme un objet, le plus beau et le plus agréable à la vue qu'on saurait jamais s'imaginer : il n'y a point de rue où il n'y ait une cloche et sentinelle, de manière qu'à même temps qu'on vient à sonner celle du navire du chaem, toutes les autres cloches y répondent avec un si grand bruit de voix qui s'y entremêlent, que nous demeurâmes comme pâmés d'ouïr une chose que les hommes n'ont possible jamais imaginée et qui est réglée avec tant d'ordre.
En chacune de ces rues, les plus pauvres mêmes, il y a des chapelles pour y prier qui sont faites sur de grandes barcasses en façon de galères, fort nettes et si bien accommodées qu'elles sont la plupart enrichies de tapisseries d'or et de soie. En ces chapelles sont leurs idoles avec leurs prêtres qui administrent les sacrifices, et reçoivent les offrandes qui leur sont faites, de sorte que les aumônes leur fournissent abondamment de quoi vivre.

Bateau chinois 3. Illustration de Mortimer Menpes (1855-1938), China, 1909.

De chaque rue l'on en tire un homme des plus honorables, ou un marchand des principaux, pour faire le guet à son tour durant la nuit avec ceux de son escouade, qui sont choisis pour cela, sans y comprendre les autres capitaines du gouvernement, qui font la ronde en dehors en des ballons fort bien équipés, afin qu'aucun voleur ne s'échappe de quelque avenue que ce soit, et pour cet effet ces gardes crient le plus haut qu'elles peuvent afin de se faire ouïr. Entre les choses les plus remarquables, nous y aperçûmes une rue où il y avait plus de cent vaisseaux chargés d'idoles de bois doré de diverses façons, que l'on vendait pour les offrir aux pagodes ; ensemble quantité de pieds, de cuisses, de bras et de têtes, que les malades achetaient pour les offrir en dévotion.

Là se voient encore d'autres navires couverts de tapisseries de soie, où se représentent des farces, des comédies, et autres jeux, où le peuple accourt pour en avoir le passe-temps ; et en d'autres bateaux se vendent des lettres de change pour le Ciel ; par le moyen de quoi ces prêtres du diable leur promettent plusieurs mérites en grands intérêts, les assurant que sans ces lettres il leur est impossible de se sauver en aucune façon que ce soit ; pource, disent-ils, que Dieu est ennemi mortel de ceux qui ne font aucun bien aux pagodes. Là-dessus ils leur content tant de fables et de mensonges, que ces malheureux s'ôtent quelquefois le morceau de la bouche pour le leur donner.

Bateau chinois 4. Illustration de Mortimer Menpes (1855-1938), China, 1909.


Il y a encore d'autres vaisseaux tous chargés de crânes ou de têtes de mort que les hommes y achètent, afin que quelqu'un venant à mourir ils les présentent pour offrandes devant sa tombe ; car, disent-ils, tout ainsi que ce défunt est mis dans la fosse en la compagnie de ces ossements et têtes de morts, ainsi son âme doit entrer au Ciel accompagnée des aumônes de ceux à qui ont été ces têtes ; aussi ajoutent-ils, quand le portier du Paradis verra là un tel marchand avec plusieurs valets, il lui fera de l'honneur ainsi qu'à un homme qui en cette vie en a été seigneur. Car s'il est pauvre et sans suite, le portier ne lui ouvrira point, comme au contraire plus il aura de ces têtes de mort avec lui, et plus il sera estimé heureux.

L'on voit aussi d'autres bateaux où il y a des hommes qui ont une grande quantité de cages pleines d'oiseaux tous en vie ; et ceux-ci jouant de divers instruments de musique, exhortent tout haut le peuple qu'il ait à délivrer ces pauvres captifs qui sont créatures de Dieu. Sur quoi plusieurs accourent en même temps pour donner l'aumône à ces marchands et ainsi chacun d'eux donne ce qu'il veut pour racheter ces prisonniers que l'on met hors de la cage, et alors comme ils s'envolent tout le peuple se met à crier parlant à l'oiseau :
Pichau pitanel catan vacaxi, qui signifie, va-t'en dire à Dieu comme nous le servons ici-bas.

À l'imitation de ceux-ci il y en a d'autres, qui en des navires ont des grands pots tout pleins d'eau, où il y a quantité de petits poissons en vie, qu'ils prennent sur la rivière avec certains filets dont les mailles sont fort menues ; ceux-ci comme les vendeurs d'oiseaux invitent le peuple à délivrer pour le service de Dieu ces pauvres poissons captifs et qui sont des innocents qui n'ont jamais péché, tellement qu'il s'en trouve là plusieurs qui leur donnent l'aumône ; joint que ceux qui veulent avoir de ces poissons en achètent pour en disposer, et les jettent dans la rivière, disant :
— Va-t'en à la bonne heure, et dis là-bas le bien que je t'ai fait pour l'amour de Dieu.

Nous vîmes aussi des barcasses où il y avait quantité d'hommes et de femmes qui jouaient de diverses sortes d'instruments de musique, pour donner des aubades à ceux qui en voulaient avoir, dont il y en a qui s'enrichissent.

Il y en a d'autres aussi tout chargés de cornes, que les prêtres vendent pour en faire des festins au Ciel. Car ils disent que ces cornes sont celles de plusieurs animaux qu'on a offerts en sacrifices aux idoles, par les dévotions et les vœux que les hommes en ont fait pour diverses sortes d'infortunes où ils se sont trouvés autrefois, ou pour les maladies qu'ils ont. Car, disent-ils, comme la chair de ces animaux a été donnée çà bas pour l'honneur de Dieu aux pauvres de la terre, aussi l'âme de celui pour qui l'on offre cette corne, mange en l'autre monde l'âme de ce même animal à qui la corne a appartenu, et invite les autres âmes ses amies, comme les hommes ont accoutumé de s'inviter çà bas en terre.

Portrait de Chinois 1. Illustration de Mortimer Menpes (1855-1938), China, 1909.

En suite de ces vaisseaux nous en vîmes d'autres couverts de deuil, avec des tombes, des torches, et des cierges en quantité, où se voyaient encore des femmes qui pleuraient pour de l'argent, et qui se louaient pour enterrer les défunts, selon qu'on voulait être accompagné honorablement, ou pleuré.

J'omets ceux que l'on appelle pitaleus, qui ont dans des barcasses fort grandes diverses sortes d'animaux sauvages qu'ils montrent, et qui sont effroyables à voir, tels que sont des serpents, des couleuvres, des lézards fort grands, des tigres, et ainsi des autres en abondance qui se voient pour de l'argent, dansant au son de plusieurs tambours.

Portrait de Chinois 2. Illustration de Mortimer Menpes (1855-1938), China, 1909.

Il y en a encore qui font les marchands libraires, et qui vendent plusieurs livres pleins d'histoires, et dans lesquels on trouve des relations de tout ce qu'on désire savoir, tant pour ce qui touche la création du monde, où ils content une infinité de bourdes, que pour ce qui est des terres, royaumes, îles et provinces du monde ; ensemble des lois et des coutumes des peuples, mais surtout des rois de la Chine, de leur nombre, de leurs beaux faits, et des fondateurs des villes, et finalement des choses arrivées sous le règne d'un chacun. Ceux-ci font encore des requêtes et des lettres, conseillant les parties comme font les avocats, et se mêlant de telles choses semblables qui leur servent à gagner leur vie.

Portrait de Chinois 3. Illustration de Mortimer Menpes (1855-1938), China, 1909.

Nous en vîmes aussi en des fustes fort légères, qui étant fort bien armés crient tout haut, que si quelqu'un a reçu quelque affront dont il se veuille ressentir, qu'il s'en vienne leur parler, et qu'ils lui en feront faire satisfaction.

Il y a d'autres barques encore où se trouvent plusieurs vieilles qui servent de sages-femmes, et donnent des recettes pour tirer les enfants avec facilité, et pour faire accoucher ou avorter. En suite de ces bateaux il y en a qui sont pleins de nourrices pour allaiter les enfants trouvés, et autres pour le temps que l'on désire les faire nourrir.
En d'autres vaisseaux aussi qui sont fort bien équipés, il y a des hommes fort honorables et de grande autorité avec des femmes de bonne mine, qui servent à faire des mariages et à consoler les veuves, ou celles qui ont perdu leurs enfants, ou éprouvé telle autre disgrâce.

Portrait de Chinois 4. Illustration de Mortimer Menpes (1855-1938), China, 1909.

Il y a encore des vaisseaux où l'on trouve des donneuses de clystères, dont la plupart n'ont pas tant mauvaise mine ; et en d'autres navires il y a quantité de jeunes garçons et de jeunes filles qui cherchent maître, et s'offrent à se louer moyennant de bonnes cautions.

Il s'y trouve encore en ces vaisseaux certains hommes fort braves et sérieux qu'ils appellent mongilotos, qui achètent des procès, tant civils que criminels ; ensemble des écritures et des possessions anciennes et des reconnaissances ; même il font trouver aussi les choses perdues moyennant une somme d'argent, dont ils sont demeurés d'accord avec les parties ; il y en a d'autres encore en des bateaux qui guérissent de la vérole par des remèdes sudorifiques, et par même moyen les plaies et les fistules.

En un mot, pour ne m'amuser à déduire ici par le menu toutes les autres particularités qui se trouvent en cette ville mouvante, pource que ce ne serait jamais fait, il me suffira de dire qu'on ne saurait désirer aucune chose sur terre, qui ne se trouve dans ces vaisseaux en une abondance beaucoup plus grande que je n'ai dit.

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La foire de la prison de Xinanguibaleu

Le premier bâtiment de Pequin que je vis de ceux qui semblaient plus remarquables et plus dignes de mémoire, fut une prison qu'ils appellent Xinanguibaleu, c'est-à-dire, Enclos des exilés ; le circuit de cette prison est de deux lieues en carré, ou peu s'en faut, tant en largeur qu'en longueur ; elle est enclose d'une fort haute muraille sans aucuns créneaux, si ce n'est seulement de quelques chardons par le haut, couverts de plaques de plomb fort larges et grosses. Par le dehors la muraille est environnée d'un fossé grandement profond et plein d'eau, où se voient aussi plusieurs pont-levis que l'on hausse de nuit avec des chaînes de laiton ; joint qu'on les suspend à des colonnes de fonte fort grosses. En cette prison il y a une arcade de fortes pierres de taille, qui aboutit à deux tours, au haut desquelles il y a six grandes cloches de sentinelle, que l'on ne sonne jamais sans que toutes les autres qui sont dans l'enclos et que les Chinois disent être plus de cent de nombre, ne lui répondent : aussi font-elles un bruit du tout effroyable.

Dans ce même lieu il y a d'ordinaire par l'ordonnance du roi trois cent mille prisonniers de dix-sept jusqu'à cinquante ans, de quoi nous fûmes fort étonnés, comme en effet nous en avions bien sujet à cause d'une chose si hors du commun et si extraordinaire. Or comme nous voulûmes savoir des Chinois le sujet d'un si merveilleux bâtiment, et du grand nombre de prisonniers qu'il y avait dans cet enclos, il nous répondirent qu'après qu'un des rois de la Chine nommé Crisnagol Dacotay eut achevé d'enclore une muraille de trois cents lieues de distance, qu'il y a entre ce royaume de la Chine et celui de Tartarie, comme j'ai rapporté ailleurs, il ordonna par l'avis de ces peuples (car pour cet effet il fit tenir l'assemblée de ses États) que tous ceux qui se trouveraient condamnés à être bannis, fussent envoyés à servir au bâtiment de cette muraille, moyennant la vie qu'on leur donnerait seulement, sans que pour cela le roi dût donner aucun gage, puisque cette peine ne leur avait été ordonnée que pour punition de leur crime ; qu'au reste après avoir servi six ans de suite, ils pourraient s'en retourner librement, sans que la justice les pût contraindre à servir plus longtemps, quand même ils y auraient été condamnés, pource que le roi leur faisait grâce du reste, pour s'acquitter envers eux de ce qu'il croyait leur devoir en conscience ; mais qu'en cas que dans le terme de ces six années ils vinssent à faire quelque action remarquable, ou quelque chose en laquelle ils parussent avoir des avantages par-dessus les autres, ou bien s'ils étaient blessés trois fois aux sorties qu'ils feraient, ou s'ils tuaient quelques-uns des ennemis, ils seraient alors dispensés de tout ce qui leur resterait de temps, et que le chaem leur en passerait un certificat, où il déclarait pourquoi il les aurait délivrés, afin qu'il témoignât par là d'avoir satisfait aux ordonnances de la guerre.

L'on était obligé d'entretenir continuellement au travail de cette muraille deux cent dix mille hommes, et ce par l'ordonnance du roi ; il y en avait le tiers à rabattre, à savoir les morts, les estropiés, et ceux qu'on délivrait, ou pour leurs actions signalées, ou pour avoir fait leur temps. Et pource que lorsque le chaem (qui est comme le chef de tous ceux-ci) envoyait au Pitaucamay, qui est la première cour de Parlement de toute la justice, qu'on eût à lui fournir ce nombre de gens, l'on ne pouvait pas les assembler sitôt qu'il était nécessaire, pour être divisés en divers lieux de tout l'empire, qui est prodigieusement grand, comme j'ai déjà dit ; joint qu'il fallait un long temps pour les assembler.

Un autre roi nommé Goxiley Aparau, qui succéda à ce Crisnagol Dacotay, ordonna qu'on eût à faire ce grand enclos dans la ville de Pequin, afin qu'aussitôt qu'on aurait condamné les criminels au travail de cette muraille, on les menât à Xinanguibaleu pour y être tous ensemble, afin aussi qu'à chaque fois qu'on enverrait demander des gens pour cette réparation, on les y trouvât tous ensemble, et qu'ainsi on eût moyen de les envoyer sans aucun délai, comme l'on fait maintenant. Sitôt que la justice a livré les prisonniers dans la prison, est passé un certificat à celui qui les y a amenés. On les y laisse libres à même temps, si bien qu'ils se pourmènent à leur volonté dans ce grand enclos, sans avoir qu'une petite planchette d'un empan de long, et de quatre doigts de large, où sont écrites ces paroles :
« Un tel, d'un tel lieu, a été condamné à l'exil général pour tel cas, est entré tel jour, tel mois, et telle année. »

Ils font porter à chaque prisonnier cette plaque comme pour un témoignage de ses mauvaises actions, afin qu'il soit manifesté pour quel crime il a été condamné, et en quel temps il y est entré, parce que tous sortent selon la date de leur entrée. Ces prisonniers sont tenus pour dûment délivrés quand on les tire de captivité pour les faire travailler à la muraille : car ils ne peuvent pour aucun sujet avoir rémission de la prison de Xinanguibaleu, et ce temps-là ne leur est pour rien compté, attendu qu'ils n'ont aucune espérance de liberté, si ce n'est à l'heure que leur rang leur permet de travailler aux réparations : car alors ils peuvent espérer assurément d'être délivrés suivant l'ordonnance dont j'ai fait mention ci-devant.

Ayant parlé maintenant du sujet pour lequel on a fait une si grande prison, avant qu'en sortir il me semble à propos de traiter ici d'une foire que nous y vîmes, des deux qu'on a accoutumé d'y faire toutes les années, ce que ceux du pays appellent Gunxinem Aparau Xinanguibaleu, c'est-à-dire, Riche foire de la prison des condamnés. Ces foires se font au mois de juillet ou de janvier, avec des fêtes fort remarquables, solennisées pour l'invocation de leurs idoles ; et là même ils ont leurs indulgences plénières, moyennant lesquelles de grandes richesses d'or et d'argent leur sont promises en l'autre vie. Elles sont toutes deux franches et libres, sans que les marchands y payent aucun droit ; ce qui est cause qu'ils y accourent en si grand nombre, qu'on assure qu'il y a jusqu'à trois millions de personnes. Et d'autant, comme j'ai dit ci-devant, que les trois cent mille qui sont arrêtés en ce lieu sont aussi libres que les autres qui en sortent, voici de quelle façon on y procède, afin qu'il n'arrive point d'accident de cette sortie. À chacun de ceux qui sont libres et qui entrent, on lui met sur le poignet du bras droit une marque d'une certaine confection faite d'huile, de bitume, de laque, de rhubarbe, et d'alun, qui étant une fois séchée ne peut s'effacer en aucune façon, si ce n'est par le moyen du vinaigre et du sel fort chaud ; et afin que l'on puisse marquer un si grand nombre de gens, aux deux côtés des portes il y a plusieurs chanipatoens qui avec des cachets de plomb trempés dans ce bitume, impriment un signal à chacun de ceux qui se présentent, et ainsi le laissent entrer ; ce qui se pratique seulement aux hommes et non pas aux femmes, pource qu'il n'y a point de condamnées à ce travail de la muraille. Alors quand ils viennent à sortir de ces portes, il faut qu'ils aient tous retroussé le bras où est ce signal, afin que les mêmes chanipatoens qui sont les portiers et les ministres de cette affaire les reconnaissent et les laissent passer. Que si de hasard il y en a quelqu'un si malheureux, que ce signal se soit effacé par quelque accident, il peut bien prendre patience et demeurer avec les autres prisonniers, attendu qu'il n'y a point moyen de le faire sortir de ce lieu s'il se trouve sans cette marque. Or ces chanipatoens sont si bien faits et accoutumés à cela, qu'en une seule heure cent mille hommes peuvent entrer et sortir, sans qu'en pas un d'eux il y ait aucune sorte d'embarras, si bien que par ce moyen tous les trois cent mille prisonniers demeurent en leur première captivité, et nul d'entr'eux ne peut se glisser parmi les autres pour en sortir.

Il y a dans cette prison trois enclos comme de grandes villes, où il y a quantité de maisons et de rues fort longues, sans aucunes ruelles. Et à l'entrée de chaque rue il y a de bonnes portes avec leurs cloches de sentinelle en haut, ensemble un chumbim et vingt hommes de garde. À la portée d'un fauconneau de ces enclos sont les logements du chaem qui commande à toute cette prison, et ces logements sont composés de quantité de belles maisons où il y a plusieurs basses-cours, jardins, étangs, salles et chambres enrichies de belles inventions, le tout capable d'y loger un roi à son aise, quelque grande cour qu'il puisse avoir avec lui. Aux deux principales de ces villes il y a deux rues, chacune plus longue que n'est la portée d'un fauconneau, qui aboutissent aux logements du chaem, toutes avec des arcades de pierre, couvertes par le haut comme celle de l'hôpital de Lisbonne, si ce n'est qu'elles la surpassent de beaucoup. Là on trouve toujours à vendre toutes les choses qu'on saurait demander, tant pour ce qui est des vivres, des provisions, que des plus riches marchandises : car il y a des boutiques d'orfèvrerie dont les richesses, quelque grandes qu'elles soient, n'apportent pas beaucoup de profit à leurs maîtres.

Entre les rues de ces arcades où l'étendue est fort grande se tiennent tous les ans ces deux foires, où se rend ce grand nombre de peuple dont j'ai parlé ci-devant. Davantage, dans les enclos de cette prison il y a plusieurs bois de haute futaie, ensemble quantité de ruisseaux et d'étangs de fort bonne eau pour l'usage de tous ces prisonniers et pour servir à laver leurs linges, comme aussi plusieurs ermitages et hôpitaux, et douze monastères fort somptueux, et fort riches ; de manière que tout ce qu'il y doit avoir en une grande ville se trouve en abondance dans ces enclos, et avec avantage en plusieurs choses, pource que la plupart de ces prisonniers ont là leurs femmes et leurs enfants, auxquels le roi donne un logement conforme au ménage ou à la famille qu'un chacun d'eux peut avoir.

Portrait de Chinois 5. Illustration de Mortimer Menpes (1855-1938), China, 1909.

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