André Éverard Van Braam Houckgeest (1739-1801)

A. É. Van Braam Houckgeest (1739-1801) : Voyage de l'ambassade de la Compagnie des Indes Orientales Hollandaises, vers l'empereur de la Chine, en 1794 & 1795 — Moreau de Saint-Méry, Philadelphie, 1797

VOYAGE DE L'AMBASSADE
de la Compagnie des Indes Orientales Hollandaises

vers l'empereur de la Chine, dans les années 1794 & 1795.

Publié en français par M. L. E. Moreau de Saint-Méry. (Philadelphie, 1797-1798)

  • Lettre de Van Braam aux dirigeants de la Compagnie : "J'ai reçu, le deux de ce mois, une visite inattendue du namheuyun, l'un des premiers mandarins du département de la ville, envoyé vers moi par le tsong-tou. Après s'être assis durant quelques minutes, il m'a fait communiquer par le négociant Monqua qui l'accompagnait, que Sa Majesté Impériale entrera l'année prochaine dans la soixantième année de son règne, & qu'à cause de cet événement extraordinaire, toute la cour se rendra à Pe-king pour féliciter le monarque. Qu'en conséquence le tsong-tou me faisait demander si la Compagnie Hollandaise ne voudrait pas députer quelqu'un vers la cour & le charger de complimenter l'empereur sur cette circonstance rare"
  • "La réflexion que l'ambassade ne pourrait avoir lieu sans être dispendieuse pour la Compagnie, si l'on ne veut pas qu'elle soit inférieure à la brillante ambassade récemment faite par les Anglais, vous fera probablement hésiter, vénérables & puissants seigneurs. Mais...en premier lieu, je vous assure, vénérables seigneurs, que les présents faits à l'empereur par les Anglais, à l'occasion de leur ambassade, ont été grossis de plus des deux tiers. En second lieu, quant aux frais du voyage de l'ambassadeur vers cet empire, je crois qu'il y aurait moyen, si la nécessité l'exige, de l'effectuer avec peu de dépense. En troisième lieu, les frais du voyage d'ici à Pe-king & ceux du retour, sont à la charge de l'empereur ; par conséquent, quelques présents de peu d'importance sont le seul article de considération."
  • "Les dispositions qui m'animent relativement à l'importance de cette direction me font désirer ardemment que vous vous résolviez, vénérables & puissants seigneurs, à mettre à exécution ce projet d'ambassade d'une manière quelconque, afin de répondre au désir manifesté par le vice-roi. Je me flatte, vénérables seigneurs, que vous prendrez ces avis en bonne part, puisque le moindre oubli des formes pourrait produire de grandes conséquences, principalement chez une nation qui a porté le cérémonial à un point de raffinement inouï, comme l'a récemment prouvé le mauvais succès de l'ambassade anglaise."

Extraits : Dépêche à l'empereurListe des présentsPremier jour à Pe-kingAu Palais
Lettre de Kien-longRetour par le Grand canalLettre sur l'ambassade anglaise
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Dépêche des commissaires-généraux de Batavia,
à Kien-long, empereur de la Chine

...Messieurs Sebastien Cornelis Neederburch ; Simon Henri Frykenius ; Guillaume Arnold Althing, & Jean Siberg, représentant ladite Compagnie,

Souhaitent au Très-Puissant & par tout célèbre empereur de la Chine, la jouissance durable de toute la félicité que le plus heureux des mortels puisse goûter sur la terre.

La gloire du sage gouvernement de Votre Majesté étant connu des plus vastes empires de l'univers, & la Compagnie des Indes Orientales Hollandaises, ayant joui, depuis qu'elle a commencé à commercer avec l'empire de la Chine, du bonheur de recevoir des preuves inappréciables d'affection, tant de la part de Votre Majesté, que de celles de ses illustres ancêtres, les directeurs de cette Compagnie, animés à leur tour, par un sentiment qui les porte à désirer ardemment tout ce qui peut tendre à la prospérité & à la tranquillité de l'empire de la Chine, n'ont pas cessé d'avoir les yeux continuellement fixés sur les circonstances propres à intéresser ce double objet.

Il n'a donc pas échappé à nous commissaires actuels de la capitale de Batavia, chargés de diriger cette Compagnie, qu'un grand événement, dont les plus célèbres empires offrent à peine l'exemple, est au moment d'arriver, puisque Votre Majesté va entrer, pendant l'année prochaine, pour l'accroissement du bonheur de ses sujets & la prospérité de ses vastes États, dans la soixantième année de son règne si glorieux.

La reconnaissance dont de nombreux bienfaits ont rempli la Compagnie des Indes Hollandaises depuis longues années, nous a déterminés à charger une ambassade solennelle, d'aller féliciter Votre Illustre Majesté, à l'occasion de cette preuve manifeste de la protection du Ciel.

En conséquence nous envoyons vers vous Titsing, homme de considération & membre de la haute assemblée des Indes Orientales Hollandaises, que nous recommandons à la protection particulière de Votre Majesté.

Cet ambassadeur ira, avec le plus profond respect, féliciter Votre Majesté en notre nom, nous qui sommes dépositaires de l'autorité de Son Altesse Sérénissime Monseigneur le prince d'Orange & de Nassau, ainsi que de celle de la haute assemblée des Dix-Sept, qui représentent & exercent la souveraineté de la Compagnie des Indes Orientales Hollandaises dans cette région. Il assurera en outre Votre Majesté du vif intérêt que nous prenons à ce grand événement, & lui dira que nous faisons les vœux les plus ardents pour que l'Être Suprême qui a accordé à Votre Majesté un long règne couvert de bénédictions, & remarquable par la paix, l'éclat & la prospérité de tout l'empire ; qui a permis que Votre Majesté goûtât la plus vive satisfaction que peut éprouver celui qui gouverne, celle de se rendre ce témoignage que ses volontés & ses vues ont continuellement servi à accroître la félicité publique, à illustrer son gouvernement & à rendre ses peuples heureux, veuille ajouter à tant de bienfaits, lorsque Votre Majesté jugera à propos d'abandonner les rênes de l'empire, celui de la laisser jouir d'un doux repos, & d'être témoin que les mêmes principes auront pour son successeur les mêmes résultats, & que le peuple & l'empire soient également bénis & conservés.

Nous désirons fortement que cette ambassade obtienne l'approbation de Votre Majesté, & que nos vœux pour son bonheur soient exaucés. C'est avec ces sentiments que nous sollicitons Votre Majesté d'accorder une prompte audience à notre ambassadeur.

Écrit dans le château de Batavia, sur l'île du grand Java, le 26 juillet 1794.

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Liste des présents destinés à l'empereur de la Chine

Deux magnifiques pièces dont la description est ci-après.
Huit belles montres, garnies de brillants & de perles.
Deux tabatières d'ambre avec des cercles en or.
Quatre montures pour des ceintures de mandarins, garnies de pierreries.
Un collier de cent-huit grains de corail rouge.
Un collier d'ambre de cent-huit grains.
Deux télescopes.
Deux fusils à vent.
Trente-sept livres & demie pesant de fil d'or & d'argent.
Cinquante livres d'ambre jaune ou karahé.
Dix pièces de drap imprimé à fleurs.
Dix pièces de polémites.
Dix pièces de drap uni.
Dix pièces de guinées bleues fines de la côte de Coromandel.
Deux tapis de pied.
Deux grands miroirs ou glaces, chacune de 129 pouces de haut & de 63 pouces de large, avec des cadres dorés.
Deux lustres de verre poli avec leurs branches.
Huit lanternes de glace en forme de globe, pour être suspendues, garnies de pendeloques de cristal.
Cent vingt-cinq livres de nids d'oiseaux.
Six cent vingt-cinq livres de bois de santal de la première qualité.
Cent vingt-cinq livres de noix muscades.
Trois cent douze livres & demie de clous de girofle.
Trente petites bouteilles d'huile de santal, d'huile de cannelle, &c., &c..
Trente petites bouteilles d'huile de girofle.

Pour chacun des quatre premiers ministres, le aa-tchong-tang, le voo-tchon-tang ; le fok-lio-tayen, & le vaan-tchong-tang.
Une magnifique montre d'or.
Une tabatière d'or
Un télescope.
Un fusil d'une nouvelle invention.
Pour quelques mandarins inférieurs & les missionnaires.
Douze montres d'or ou émaillées.
Huit lunettes d'approche.
Vingt-cinq livres de tabac du Brésil en poudre.
Cinquante petites bouteilles d'huile de girofle, pesant chacune une once.
Douze bouteilles de tabac rapé.
Et du vin de Madère & de Constance.

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10 janvier 1795. Premier jour à Pe-king

De grand matin toutes les personnes attachées à l'ambassade, & qui ont eu aussi leur écurie la nuit dernière, sans parler des deux précédentes qu'ils ont passées dans les charrettes, se sont rendues auprès de nous. Dès que les portes de la ville ont été ouvertes, nos conducteurs y sont entrés de nouveau, & en sont revenus à neuf heures amenant des charrettes pour Son Excellence & pour moi. Ils nous prièrent d'y monter pour gagner notre véritable logement, où le reste des personnes se rendraient dans les charrettes où elles ont voyagé. Nous prîmes donc place dans nos nouvelles voitures.

Elles ne sont destinées qu'à une seule personne ; l'extérieur en est propre ; un morceau de drap les couvre. On y a pratiqué de petites fenêtres, à l'aide desquelles celui qu'on y conduit peut tout voir. On y est assis sur un coussin mis sur le plancher même de la voiture, à la manière chinoise.

Ainsi placés, on nous a portés à travers la ville, suivis de tout le cortège diplomatique. La rue qui est aussi large que celle du faubourg, est pavée à son milieu dans une largeur d'environ trente pieds. Les maisons n'ont qu'un ou tout au plus deux étages, comme le veut l'usage de la Chine, & elles ne sont pas plus soumises que celles du faubourg à l'alignement, ce qui blesse extrêmement le coup d'œil, mais c'est encore un préjugé chinois.

Cependant, en général, les maisons de la ville ont une apparence dont ne jouissent pas celles du faubourg, & il y a même des boutiques dont les façades sont richement décorées par des ouvrages gravés ou sculptés en bois ou en pierres, & dorées & vernissées du bas jusques en haut. La rue, même dans la partie non pavée, était couverte de tentes sous lesquelles des marchands étalaient tout ce que la mercerie peut produire, ainsi que des comestibles & des marchandises de toutes les espèces, ce qui nous représentait absolument une foire. Et le grand concours de peuple que les villes européennes offrent à ces époques, est un trait de ressemblance de plus. Ce spectacle, le bruit des charrettes, des chevaux, des mulets, des dromadaires ; ce rassemblement d'hommes & d'animaux, la vue d'habits, de manières & de figures nouvelles, tout se disputait ma curiosité, tout s'emparait de mon attention.

Après avoir voyagé assez rapidement durant un quart d'heure, nous avons passé un superbe pont de pierres de taille à cinq arches qui couvre un espace où l'eau était gelée. De ce pont nous avons eu la magnifique vue d'une partie des édifices formant le palais impérial qui n'est pas fort éloigné, & à travers lequel va passer l'eau que couvre le pont dont je parle. Peu de minutes après avoir quitté ce pont, à chaque bout duquel est un bel & très grand arc d'honneur en bois & à trois passages, nos petites charrettes s'arrêtèrent dans une rue étroite, où était notre logement. Nous voulions descendre, mais on nous pria de rester encore dans nos voitures, parce que la maison était en désordre, & qu'on n'avait pas eu le temps de la nettoyer. Il est facile de concevoir jusqu'à quel point ce propos nous étonna. Nous recourûmes à notre grand moyen, la patience.

Après une heure d'attente, l'on vint nous prier de sortir de nos charrettes & d'entrer dans la maison. Nous l'avons trouvée passable & assez bien disposée, mais à la chinoise ; c'est-à-dire, toute divisée en petits appartements, & de plus mal balayée, & couverte de poussière. Dès que chacun de nous a su quel appartement il devait occuper, les domestiques ont été employés à les rendre plus propres en nettoyant les planchers & les bancs. Nous avons fait mettre des nattes sur ces premiers qui sont de pierres ; mais en attendant nous étions très douloureusement affectés du grand froid. & quoique nous marquassions toute notre sensibilité à cet égard, il a fallu un siècle pour obtenir un peu de feu, & pour avoir les choses les plus nécessaires. On a montré de l'embarras pour trouver chaque chose, & sur ce que nous avons témoigné de l'étonnement de ce manque de préparatifs, on s'est excusé sur ce qu'on ne nous attendait pas avant la nouvelle année. Tel est en réalité l'effet d'une lettre dépêchée par notre premier conducteur au voo-tchong-tang il y a dix ou douze jours, pour lui dire que, surpris par le mauvais temps, il serait possible que notre route jusqu'à Pe-king ne pût pas être terminée au temps projeté. On avait donc différé les dispositions de notre logement. Il semble cependant, puisque nous étions attendus, qu'il aurait été prudent & séant tout à la fois, de ne pas remettre au dernier moment. D'un autre côté, il faut avouer que deux heures suffisent pour tout disposer dans un ménage à la chinoise, & l'on n'avait pas eu l'idée de préparer le nôtre à l'européenne. Malgré tout ce que le froid nous faisait souffrir, il a fallu nous résoudre à mettre nous mêmes en ordre ce que nous voulions qui y fût.

Une chose remarquablement heureuse, c'est que nous soyons tous arrivés à Pe-king, sans avoir été malades. L'on doit en tirer un fort argument en faveur de notre bonne constitution, puisqu'elle a résisté à une épreuve qui a réuni des fatigues aussi pénibles & aussi longues. Nos cinq messieurs & le mécanicien M. Petit-Pierre, ont, pendant dix-huit jours consécutifs, fait des courses de cent vingt à cent quatre-vingt li (de douze à dix-huit lieues) par jour, sur des chevaux qui, par leurs chutes fréquentes, leur ont fait courir très souvent le risque d'avoir un bras ou une jambe cassée. Manquant ensuite de chevaux, il leur a fallu faire usage de charrettes, trop courtes pour qu'on pût s'y coucher, trop étroites pour qu'on pût s'y mettre deux, ce qu'ils ont cependant été contraints de faire, parce que le nombre des individus était plus grand que celui des charrettes, dont l'unique haut ou couverture consistait dans une natte de bamboux. Qu'on ajoute à cela une plus grande intensité de froid, & parce que nous allions plus au nord, & parce que la saison devenait plus rude, & l'on jugera combien, surtout à la fin de notre marche qui a été précipitée, la nécessité de se mettre en route de si bon matin était cruelle. Une semaine de plus, & nous aurions peut-être payé un tribut à la maladie, ou au moins à un grand mal-être, car chacun de nous donnait déjà des signes d'altération dans sa santé, quoique sans maux réels. Le manque de repos, le changement d'aliments & la privation de ceux qu'une longue habitude nous a rendus nécessaires, nous avaient tous maigris, & pour qu'on en juge mieux, je dirai que pendant ce voyage, la grosseur de mon corps a diminuée de cinq pouces au moins.

11 janvier.

Sa Majesté a envoyé, par deux principaux mandarins, un superbe esturgeon en présent à l'ambassadeur. Il a au moins douze pieds de long & pèse deux cents livres ; il est absolument gelé. C'est la marque d'une faveur distinguée, puisque ce poisson est réservé à l'empereur, & que ceux de ses favoris qui en mangent le reçoivent de lui. On n'a pas manqué de nous citer toutes ces particularités, & d'y ajouter que Sa Majesté nous traite plus favorablement que les Anglais venus l'année dernière, puisqu'ils n'ont jamais reçu de lui quelque chose d'aussi marquant. D'après la coutume du pays, Son Excellence & moi nous avons fait le salut d'honneur à l'empereur pour exprimer notre reconnaissance & de son attention & de son magnifique présent.

Dans la matinée, d'autres mandarins principaux sont venus pour nous rappeler encore que l'empereur veut nous voir demain, & pour nous dire de nous rendre en conséquence au palais à cinq heures du matin. Comme la plus grande partie de notre bagage n'est point arrivée & qu'aucun de nos messieurs n'a avec soi d'habit assez décent pour paraître, nous avons fait part de ces circonstances aux mandarins, en désirant que nos messieurs fussent dispensés de se joindre à nous pour aller à la cour, attendu l'état déplorable de leur garde-robe actuelle. Cette raison, toute plausible qu'elle aurait dû paraître, n'a eu aucun effet. Les mandarins ont répondu que Sa Majesté Impériale est parfaitement instruite de notre situation qu'elle ne veut pas voir nos habits, mais nos personnes, pour être pleinement convaincue que nous jouissons tous d'une santé parfaite après un voyage aussi pénible, & qu'elle exige que nous allions tous à la cour. Ne voyant aucun moyen d'échapper à cette nécessité, nous avons fini par promettre de nous montrer tous, & avec cette assurance les mandarins se sont retirés très satisfaits.

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12 janvier, 5 h du matin. Au Palais

Ce matin à cinq heures, escortés par plusieurs mandarins, nous nous sommes rendus, en charrettes, au palais, que j'ai été surpris de ne trouver éloigné de notre hôtel que de quelques minutes de chemin. L'on nous a fait descendre dans la place au-devant de la porte de l'Ouest. Comme il faisait excessivement froid, l'on ne nous a pas fait attendre en plein air, ainsi que le veut l'étiquette ordinaire, mais l'on nous a conduits dans un petit appartement que l'on avait chauffé, & dont l'air mesquin nous frappa. À six heures & un quart on nous a ramenés sur la place pour y attendre l'arrivée de l'empereur, auquel nous devions présenter, à son passage, l'adresse envoyée de Batavia par les commissaires-généraux de la Compagnie hollandaise. Ce cérémonial a encore été un sujet de surprise, parce que nous nous attendions à présenter cette lettre dans un des salons du palais.

On nous a fait changer vingt fois, au moins, de place & de situation, étant toujours environnés d'un nombre infini de spectateurs. Au milieu de ceux-ci étaient aussi les ambassadeurs nombreux des autres peuples des environs de l'empire, c'est-à-dire, de la Corée, du Thibet, & ceux des Tartares Mongous, & des Tartares Mantcheoux, qui se pressaient autour de nous avec autant de curiosité que les Chinois. Dans la foule, était un nombre considérable de mandarins que faisaient distinguer & leurs vêtements particuliers & leurs diverses décorations. Je confesse que j'ai été vivement frappé & de cette affluence de curieux, & de la confusion qui régnait à tel point parmi eux, qu'on aurait pu se croire au milieu d'un peuple sauvage, qui n'aurait jamais eu aucune idée de civilisation. C'est alors que je me suis rappelé le tribunal si vanté du Li-pou ou des rits & usages, & que je me suis demandé, en ne voyant aucune trace d'ordre, mais un vrai chaos, dans quelles occasions il exerce sa minutieuse & rigide influence. Belle matière à réflexion si nous n'avions pas gelé en considérant ce tableau.

Il faut avoir été le témoin d'une pareille circonstance pour s'en former une idée. Sans cette expérience personnelle, je n'aurais jamais pu croire que les choses pussent être dans un pareil état de trouble à la cour du monarque chinois.

Enfin après une nouvelle attente d'une grande demi-heure, l'empereur est arrivé, sortant par la porte de l'ouest du palais, assis dans un palanquin jaune, doublé de soie & porté par huit porteurs seulement.

Lorsque Sa Majesté approcha, l'on nous fit agenouiller, l'ambassadeur tenant en l'air, de ses deux mains, la boîte dorée où était l'adresse pour ce monarque. Arrivé jusqu'à nous, l'empereur fit arrêter ses porteurs, & le fok-lio-tayen ou Second ministre, qui marchait à gauche du palanquin, tandis que le voo-tchong-tang était à droite, vint prendre la boîte des mains de Son Excellence, & la porta à Sa Majesté. Alors nous fîmes tous le salut d'honneur en baissant trois fois la tête jusqu'à terre, à trois différentes reprises.

Le salut fini, l'empereur adressa la parole à l'ambassadeur, s'informa de sa santé & de celles de toutes les personnes de sa suite, demanda l'âge qu'avait notre prince, celui de l'ambassadeur, & enfin si nous ne souffrions pas du froid, probablement parce qu'il s'étonnait de nous voir sans habits fourrés. Les réponses de l'ambassadeur ayant été rendues par notre interprète, les porteurs recommencèrent à marcher, & nous fîmes alors un seul salut de tête, puis nous nous relevâmes.

13 janvier.

À quatre heures du matin le lingua est venu éveiller l'ambassadeur & moi, pour que nous allassions encore au palais, l'empereur ayant ordonné que l'on nous conduisît chez le Second ministre & chez les autres grands du palais...

Toutes ces visites nous ont fait traverser une partie du palais, & nous ont fourni l'occasion de remarquer combien l'intérieur des bâtiments répond peu à leur extérieur. Le petit appartement dans lequel on nous avait fait attendre d'abord, ainsi que ceux des ministres, sont si simples & si peu décorés, qu'on se fait une espèce de violence en songeant qu'ils sont partie du palais impérial. En traversant quelques passages étroits, nous avons vu des édifices mal entretenus & bien plus propres à indiquer la demeure de la pauvreté que celle d'un grand monarque. Mon étonnement est inépuisable.

On nous traite partout & en toute occasion, avec politesse & attention. Sa Majesté a même envoyé, ce matin, deux mandarins s'informer, en son nom, de la santé de l'ambassadeur & de celle de toutes les personnes de l'ambassade. J'apprend à chaque instant que ce vieux monarque est fort satisfait de nous, ainsi que le Premier ministre, & qu'en mon particulier j'ai eu le bonheur de leur montrer une physionomie & un maintien qui leur a inspiré de la bienveillance. On m'ajoute que nous sommes placés dans l'opinion du souverain & de son Premier ministre, fort au-dessus des Anglais, & tous ces détails sont assaisonnés d'autres louanges.

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Lettre de Kien-long, empereur de la Chine

au stathouder de Hollande, & aux commissaires-généraux de Batavia

Le Ciel m'a confié le gouvernement de cet empire. Je l'ai administré durant soixante années avec un tel succès que les quatre portions de terre ou de mer qui le circonscrivent jouissent de la paix, & que les nations qui l'avoisinent ont vu leurs mœurs s'adoucir. Je n'hésite point à considérer mon empire & les empires étrangers, comme ne composant qu'une même famille, & j'envisage les grands & le peuple comme une seule personne. Je pense qu'un homme quelconque régnicole ou étranger, est également digne de mes faveurs ; & il n'est aucun lieu quelque éloigné qu'il puisse être, qui ait été inaccessible aux preuves de ma bienfaisance. Il est venu de tous les empires des envoyés pour me féliciter, & on les a vus sans interruption se diriger vers ces lieux les uns portés par des chars, les autres conduits par des vaisseaux. À la vérité, je m'emploie sans relâche au soin de mon empire, & je goûte un plaisir délectable dans la louange sincère de ceux qui viennent le visiter. Il m'est aussi très doux de me réjouir avec toutes les nations de la prospérité qui est l'effet de la protection célestes ; & cela même est une jouissance de plus.

Je loue votre empire de ce que malgré les mers immenses & nombreuses qui le séparent du mien, il ne m'en a pas moins adressé des félicitations scellées par des présents qui expriment sa déférence. En les examinant attentivement, je n'ai rien aperçu, soit dans leurs expressions, soit dans l'esprit qui les a dictées, qui ne montre la plus parfaite vénération ; d'où j'infère que les principes de mon gouvernement vous plaisent & que vous les chérissez.

À la vérité ils sont dignes d'éloge, puisque sous mon règne & depuis l'époque déjà éloignée où il vous a été permis de commercer à Canton, cet empire a toujours traité favorablement les nations éloignées qui y sont venues ; de manière qu'il serait impossible d'en trouver une seule qui n'ait pas éprouvé mon affection, & notamment les Portugais, les Italiens, les Anglais, & les individus des autres peuples qui sont pleins de dévouement pour moi, qui sont selon mon cœur & qui m'ont apporté des choses précieuses. En un mot, je les traite tous de la même manière & sans nulle partialité ; & quoique ce qui m'est offert soit d'une faible valeur, j'ai cependant pour habitude de donner largement, comme ne l'ignore fixement pas votre pays.

Quant au grand que vous m'avez envoyé, je vois qu'il n'a pas été choisi par le chef de votre nation; mais que votre Compagnie a un caractère qui l'autorise à me donner un pareil témoignage d'estime & d'affection & qu'ayant du stadhouder l'ordre de veiller à tout ce qui arrive d'heureux à mon empire & de l'en avertir, vous vous êtes empressés de me féliciter au renouvellement de la soixantième année de mon règne, attendu qu'un trop grand éloignement ne vous laissait pas le temps d'en avertir le stathouder dont vous avez interprété les sentiments en m'envoyant cet ambassadeur chargé de me congratuler en son nom.

Et ne doutant pas, à mon tour, que le stathouder n'ait pour moi la même affection & le même empressement que vous, je me suis déterminé à traiter votre ambassadeur comme s'il avait reçu immédiatement sa mission de ce chef de votre nation.

Je veux en même temps que vous sachiez que cet ambassadeur chargé de vos lettres & de vos présents, a montré autant de dignité que de sincérité dans ses actions. J'ai voulu qu'il fût introduit à mon audience par les grands de mon empire. Je l'ai admis à plusieurs repas, & j'ai permis qu'il vît les lieux & les palais les plus somptueux de mes jardins de Yuen-ming-yuen ; j'ai voulu qu'il ressentît les effets de ma bienveillance, & je me suis réjoui avec lui de la paix qui est l'heureux partage de cet empire.

Outre cela, j'ai fait des dons précieux, non seulement à votre ambassadeur, mais encore à ceux qui l'accompagnaient, aux interprètes, aux militaires & aux domestiques. Je leur ai donné (au-delà de ce que l'usage prescrivait) plusieurs choses qu'indique l'état ci-joint.

Votre ambassadeur retournant dans son pays je l'ai chargé d'offrir au stathouder des soieries & d'autres choses de prix auxquelles j'ai ajouté diverses espèces d'étoffes, des vases antiques & des meubles curieux. Que le stathouder reçoive mes dons qui l'invitent à gouverner ses peuples avec un esprit attentif & un cœur droit, & à conserver un souvenir éternel de mes bienfaits. Que ce chef se livre tout entier aux soins de son empire. Je le lui recommande de la manière la plus forte & la plus pressante.

La soixantième année du règne de Kien-long, & le vingt-quatrième jour de la première lune.

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Retour à Canton par le Grand canal

...10 mars.

Nous avons navigué toute la journée le long du lac ; le courant était pour nous, mais le vent a été contraire & assez fort, nous n'avons donc eu qu'un faible succès. Le froid nous a obligé à faire usage de réchauds pour échauffer nos chambres.

La manière de gouverner nos bâtiments est très singulière, mais calculée sur la nature du passage qu'ils ont à faire. Six ou huit hommes les tirent à la cordelle, tandis que quatre autres marchent le long de la digue, à côté du yacht, portant deux ancres légères de bois dont les câbles ou cordes sont attachés à des poteaux bien forts placés sur les gaillards ; au commandement qu'en fait le pilote, on met ces ancres à terre pour que la proue ou la poupe soit rapprochée de la digue selon la direction qu'on veut que le bâtiment tienne dans sa course, & afin d'empêcher ainsi que le vent ou le courant ne le jette en travers.

Leurs cordes de rotin, ou (pour parler plus exactement) de bamboux, sont d'un grand avantage, parce qu'elles réunissent la légèreté & la solidité. D'autres cordages manqueraient, de la première & même de la seconde qualité, quand il faudrait maintenir le bâtiment dans le fil du courant. Les poteaux autour desquels ces cordes sont roulées, sont les deux pièces de bois les plus pesantes du vaisseau dont ils pénètrent la capacité. Il y en a aux deux côtés de chaque gaillard.

...18 mars.

À trois heures du matin nous étions à un village qui s'étend & une grande distance au-dessus de la digue & le long du canal jusqu'à un pont de pierre élevé, sous lequel nous avons passé. À sept heures & demie nous avons gagné la ville Tang-yang-chen où le changement de tireurs & le besoin de provisions nous a fait rester deux heures.

Repartis à neuf heures & demie, nous avons côtoyé trois des bords du rempart de la ville, passant sous trois ponts de pierres élevés, placés près des trois portes de la ville, & dont les arches décrivent des demi-cercles.

L'enceinte contenue dans le rempart est considérable, mais il est présumable que toute cette surface n'est pas bâtie. Les faubourgs n'avaient aucune apparence, & l'on n'avait à y remarquer que le grand nombre des habitants.

Nous avons passé, durant la matinée, devant plusieurs écluses de pierres de taille pratiquées dans la digue, & toutes si détériorées, qu'elles ne pouvaient plus servir. J'ai été très surpris de voir des objets de cette importance aussi négligés, tandis que les pierres que l'action de l'eau a détachées, suffiraient pour les réparer. On doit encore attribuer ce désordre aux mandarins qui s'approprient les deniers qu'il faudrait appliquer à ces réparations.

Au bout du faubourg sud-ouest, & dans un lieu nommé Chéli, est un superbe couvent, des temples & d'autres édifices également magnifiques. Un peu plus loin est un pont de pierre élevé ; puis nous sommes arrivés à un autre couvent appelé Hauy-hau-tsi, encore plus vaste & plus beau que le précédent. Près du temple qui est consacré au dieu Quangty, est une superbe tour octogone, à sept étages, de la même construction que celle de Cau-ming-tsi. Cette tour étant près du canal, il m'a été facile d'en mieux distinguer la pointe.

J'ai donc vu qu'elle est faite de quelque métal fondu. Les Chinois m'ont assuré que c'est d'une espèce particulière de fer très pur & très malléable, mais que la poire qui en forme l'extrémité est de cuivre. La tige de fer, autant que j'ai pu l'évaluer, a vingt pieds de longueur, & elle forme conséquemment une pièce pesante. Elle est emboîtée dans une base ou gaine conique fort longue aussi, qui vient au-dessus du toit se réduire à une dimension presque égale à celle de la verge même pour laquelle elle est un support qu'on a combiné avec le poids & la longueur de celle-ci. Autour de la verge sont placés successivement, dans le sens de la hauteur, sept cercles, dont celui du milieu est le plus large, & les six autres décroissent en diamètre à mesure qu'ils s'éloignent du cercle du milieu, & vont vers les extrémités ; tous les sept sont assujettis par une traverse qui part de la verge. Au-dessus de tous ces cercles percés à jour, &, presqu'au bout de la tige, est une plaque en forme d'étoile, de chacune des huit pointes de laquelle pend une petite cloche, & part une chaîne qui va s'attacher aux huit angles du toit. Au-dessous de ces angles, pendent en outre des cloches plus grandes, indépendamment de quelques-unes qui sont encore au milieu de chaque chaîne. Enfin la verge est terminée par une grande poire dorée, de métal. Cette manière d'orner le haut des tours les rend très remarquables, & leur donne une magnifique apparence.

...27 mars.

Après une demi-heure de route il a fallu amener la voile, parce qu'un grand coude dans la rivière rendait notre direction absolument contraire à celle du vent. Nous avons donc été contraints de recourir promptement à la cordelle, que nos tireurs actuels ne manient pas avec autant d'intelligence que ceux qui les ont précédés.

Chaque tireur a sa corde particulière, très mince, mais d'une matière très forte, tandis que les bâtiments des autres provinces ont tous une seule grosse corde fixée au mât & à laquelle chaque tireur attache à son tour sa petite corde.

Cela me donne l'occasion de réfléchir combien il y a peu d'analogie dans les usages des habitants des diverses provinces, tellement qu'on croirait à peine qu'ils composent le même peuple, la même nation. Pas un seul point, pour ainsi dire, dans lequel ils s'accordent. Idiome, habillement, ornement de tête, navire, forme d'administration, agriculture, tout enfin diffère dans chaque province. Le langage des mandarins est le seul qui soit semblable dans tout l'empire, mais d'une province à une autre, il y a changement de dialecte, & nos domestiques de Canton avaient beaucoup de peine à entendre le langage des Chinois des autres parties. Et si ces dissemblances sont aussi sensibles dans les sept provinces que nous avons traversées, il est probable qu'elles existent dans toutes les autres. Cependant les édifices ont, autant que j'ai pu le remarquer, partout la même construction, soit qu'il s'agisse de temples ou de couvents, ou même de maisons particulières.

...29 avril.

Les bords de la rivière ont été aujourd'hui couverts comme hier, de rosiers, de ronces, de chèvrefeuilles & de lilas, & jamais parterre ne fut émaillé d'une manière aussi riche & aussi gaie. D'un autre côté la pluie avait encore multiplié les cascades de toute part, & si l'on offrait un tableau fidèle de cette partie de la contrée, elle passerait probablement pour être l'ouvrage d'une imagination romanesque ; la mienne quoique maîtrisée, m'aurait même porté à croire, en considérant une perspective aussi ravissante, que nous voyagions le long des bords enchantés d'une nouvelle Cythère, si ma raison, plus forte qu'elle encore, ne m'avait rappelé sans cesse que le Dieu qui y partageait, avec sa mère, le culte le plus doux, est à peine connu à la Chine. Et puisque l'impression produite par la vue de ce site enchanteur m'a conduit à un reproche pour les Chinois, qu'on daigne me permettre ici une petite digression.

Les Chinois adorent, & avec pompe, la sensualité ; mais ils ne se doutent pas de l'existence de l'amour. Je n'ai jamais connu un Chinois qui eût la moindre notion de ses charmes les plus doux, & pour qu'on juge ce peuple comme moi, il suffira qu'on sache que dans tout l'empire de la Chine on ne sait pas qu'il a inventé le baiser. Sans doute les Chinois sentent les ardeurs de cette passion qui rapproche les sexes & la nature les tient asservis à ses lois ; mais d'après leur propre aveu, un instinct qu'il faut appeler animal, est leur unique guide, & le Chinois, quand cet instinct est satisfait, n'a pas besoin d'attendre que son cœur retourne vers lui, puisqu'il ne sait pas l'épancher dans celui d'un autre objet. Il ne reste rien en lui de cette sensibilité langoureuse, de cet anéantissement qui suit le bonheur & qui le prolonge. Ne connaissant qu'un désir, il ne sait pas qu'il en est encore mille autres au-delà, que l'union vraie de deux âmes sait faire renaître ; il ne s'est jamais douté qu'il existât un autre empire que celui des sens, & puisqu'il n'a aucun attachement libre à inspirer, il ne va pas chercher sur des lèvres brûlantes le serment de sa durée. Jamais, non jamais un Chinois n'a entendu dire que l'amour parle tous les langages, qu'il en a donné un aux yeux, & que dans ce sein d'où s'échappe des soupirs pressés & multipliés, on peut nourrir une flamme qui ne s'éteint qu'avec la vie. Ah ! qu'ils sont malheureux, les Chinois, de ne savoir pas qu'on a plus de la moitié de son existence dans la compagne qu'on chérit ; qu'un choix délicat perfectionne nos penchants & épure nos pensées ! Qu'ils sont à plaindre de vivre sans être soumis au pouvoir si grand de l'amour, de l'amour que la nature a créé pour qu'il pût, à lui seul, console l'homme de tous les maux dont il peut être accablé, & pour l'élever en quelque sorte au-dessus de lui-même !

10 mai.

Nous étions vers le dernier corps-de-garde à environ une heure, & par conséquent à la proximité de Faa-ti, où les cinq marchands cohangistes, Monqua, Paonkéqua, Kiouqua, Ponqua & Pouyaqua, sont venus à notre rencontre pour nous féliciter de notre heureuse arrivée. Trois ou quatre mandarins avaient également demeuré à Faa-ti jusqu'à minuit, dans l'espoir de nous y voir arriver, mais alors ils avaient retourné en ville.

Les marchands que je viens de nommer nous ayant dit que nous pouvions poursuivre notre route, & que rien ne nous obligeait à nous arrêter aux Jardins de fleurs, nous avons suivi leur avis & nous sommes arrivés saufs à notre factorerie.

À une heure & demie, nous avons eu la douce satisfaction d'adresser à l'ambassadeur & de nous offrir les uns aux autres, des félicitations sur l'accomplissement de ce voyage important, qui forme une époque remarquable dans la vie de chacun de nous. Ensuite nous avons reçu le compliment des cohangistes qui se sont p2.205 retirés après avoir annoncé à Son Excellence que nous recevrons demain, de l'autre côté de l'eau à la pagode, une audience de réception du tsong-tou & des autres mandarins.

Toutes ces cérémonies terminées, je me suis retiré dans ma chambre à coucher, où j'ai rendu des actions de grâce à la Divinité pour m'avoir protégé & ramené, sans malheur, dans ma paisible demeure.

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Extrait d'une lettre de J. de Grammont,

missionnaire apostolique à Pe-king, au sujet de l'ambassade anglaise

...En attendant pour satisfaire à vos désirs, je vous dirai un mot de l'ambassade d'Angleterre.

Jamais ambassade ne mérita mieux de réussir, soit pour l'expérience, l'intelligence & les qualités aimables du Lord Macartney, & du chevalier Staunton, soit pour les talents, la connaissance & la conduite circonspecte de tous ceux de leur suite, soit pour les présents riches & curieux destinés pour l'empereur. Et cependant, chose singulière & tout à fait étrange, jamais ambassade n'a réussi plus mal !

L'objet de la cour de Londres & de la Compagnie anglaise, était d'obtenir :

1° Une résidence à Pe-king, d'où le résident aurait veillé sur le commerce de sa nation.
2° Un établissement à Chu-san, petite île à dix-huit lieues de Ning-po.
3° La liberté du commerce dans tous les ports de la Chine.
4° Une maison de commissionnaires dans chaque province de l'empire ; &
5° Des règles plus fixes & moins arbitraires dans les douanes de Canton.

Tous ces articles ont été proposés dans différentes audiences de vive voix & par écrit, & tous ces articles ont été répondus & rejetés ; les uns purement & simplement, & les autres avec des clauses peu honorables, pour ne pas dire insultantes.

Quant aux présents pour l'empereur, le Lord Macartney qui souhaitait rester à Pe-king jusqu'au mois de mars de l'année prochaine, avait annoncé qu'ils ne seraient points offerts tous à la fois, mais en trois temps différents, & à cet effet il les avait partagés en trois classes. Les deux premières ont été reçues & agréées par l'empereur. C'étaient des draps d'Angleterre de plusieurs couleurs ; vingt-deux volumes d'estampes choisies, des couteaux & ciseaux anglais, une machine électrique, une machine pneumatique, des baromètres portatifs, un miroir ardent, deux magnifiques lustres en cristal, dont chaque pendant rendait les couleurs du prisme, deux berlines, deux chaises à ressorts qui suivent tous les mouvements des personnes assises, & un excellent planétaire céleste, ouvrage de vingt ans de travail.

La troisième classe n'a pas été présentée, parce qu'on n'en a pas donné le temps. Car, au grand étonnement de tout le monde, le ministre chargé des affaires de cette ambassade, après avoir remis à l'ambassadeur les présents de Sa Majesté qui, dit-on, n'étaient pas magnifiques ; sans lui avoir accordé une audience de congé de l'empereur, ou accordé le loisir de voir Pe-king, ni même de nous faire une visite : ce ministre, dis-je, l'a renvoyé en grande hâte avec toute sa suite, à peu près comme je fus renvoyé de Canton : ajoutez que tous les missionnaires européens avaient déjà eu défense du même ministre d'approcher de son palais.

Voilà la scène étrange qui vient de se jouer sur le théâtre de Pe-king. Elle ne saurait manquer de faire bien du bruit en Europe & ailleurs.

Vous serez peut-être curieux de savoir la raison d'un accueil si peu favorable & si extraordinaire ; la voici en peu de mots. Ces messieurs comme sont tous les étrangers qui ne connaissent la Chine que par les livres, ignoraient le train, les usages & l'étiquette de cette cour & pour surcroît de malheur, ils avaient amené, avec eux, un interprète chinois encore moins instruit, lequel a été cause, en grande partie, qu'ils n'ont jamais pu obtenir d'avoir auprès d'eux un missionnaire européen qui pourrait les instruire & les diriger. De là il est arrivé 1° qu'ils sont venus ici sans apporter aucun présent, ni pour les ministres d'État, ni pour les fils de l'empereur ; 2° qu'ils ont manqué au cérémonial du pays dans leur salut fait à l'empereur, sans pouvoir en expliquer la raison d'une manière satisfaisante ; 3° qu'ils se sont présentés sous des habits trop simples & trop ordinaires ; 4° qu'ils n'ont pas eu soin de graisser la patte aux différentes personnes qui avaient soin de leurs affaires ; 5° qu'il manquait à leur demande le style & le ton du pays.

Une autre raison de leur mauvais succès &, selon moi, la principale, ce sont les intrigues d'un certain missionnaire, qui, s'étant imaginé que cette ambassade nuirait au commerce de son pays, n'a pas manqué, en conséquence, de semer bien des propos défavorables à la nation anglaise.

Ajoutez à tout cela que l'empereur est vieux & qu'il y a des cabales partielles & des artificieux dans tous les pays. D'ailleurs tous les grands & les favoris de l'empereur sont avides de présents & des richesses.


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