Juan González de Mendoza (1545-1618)

HISTOIRE DU GRAND ROYAUME DE LA CHINE

situé aux Indes orientales, divisée en deux parties.
Contenant en la première, la situation, antiquité, fertilité, religion, cérémonies, sacrifices, rois, magistrats, mœurs, us, lois, & autres choses mémorables dudit royaume.
Première partie uniquement.
Mise en français par Luc de la Porte
Chez Jérémie Périer, à Paris, 1589.

  • "Ce grand royaume de la Chine, duquel nous devons traiter en cette Histoire, a été découvert depuis vingt-huit ans en çà par les Espagnols habitant aux îles Philippines, lesquelles sont distantes dudit royaume de trois cents lieues : nonobstant que longtemps devant il ait été connu par le rapport des Portugais qui demeuraient à Macao, & trafiquaient à Canton, ville du même royaume de la Chine. Mais c'était par rapport seulement, & par ainsi cela ne pouvait pas satisfaire à cause de la variété qui se trouvait en ce qui était de vérité."
  • "Nous traiterons en bref des choses qui s'y produisent & de l'abondance d'icelles. Et sur tout selon que m'a dit le père Herrade provincial, & son compagnon, le rapport desquels je suivrai en la plupart de cette histoire, comme témoins oculaires & dignes de foi, & qui plus est majeurs de toute exception."
  • "Le pays est si plein & fourmillant de petits enfants, qu'il semble que les femmes portent & accouchent chaque mois, étant ces enfants quand ils sont petits, beaux à merveille. Au surplus la terre y est si fertile, qu'elle porte trois & quatre fois l'an, dont les choses y sont à si bon marché, qu'il semble qu'on les donne toutes pour néant."


— González de Mendoza n'est jamais allé en Chine. Il a écrit son ouvrage avec les relations de trois confrères religieux ayant séjourné plusieurs années dans ce pays, celles de Chinois ayant émigré aux Philippines, et les traductions des livres que les religieux avaient rapportés de leur voyage.
— Largement positive pour la Chine, il s'agit de la première description du pays depuis Marco Polo, et même de la première description, tout court : présentée non en fonction des hasards d'un voyage, mais d'un plan précis, qui séduira l'Europe, et dont les thèmes deviendront pour les descriptions postérieures les références à traiter.

Extraits : Des Visiteurs que le roi de la Chine envoie tous les ans visiter les juges des provinces
Comme l'invention de l'artillerie a été en usage en ce royaume de la Chine, bien longtemps devant qu'elle n'a été en Europe
Comme l'art de l'imprimerie est bien plus antique audit royaume
Comment les femmes dudit royaume vivent fort recluses, & à quelles conditions ils permettent des femmes publiques
D'une mode fort singulière que les Chinois ont entre eux à nourrir des canards en abondance & à peu de frais

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Des Visiteurs que le roi de la Chine envoie tous les ans visiter les juges des provinces

Le soin & la vigilance de ce prince payen sont si grands à ce que ses juges & officiers, tant vicerois & gouverneurs, que présidents & autres personnes, se comportent bien en leur devoir, que combien que chacun d'iceux ne soit que trois ans en charge, au bout desquels il doit rendre compte étroitement de tout le temps de sa résidence par les juges à ce députés, lesquels s'appellent chaenes, toutefois le même prince dépêche secrètement d'an en an à chaque province des autres juges & Visiteurs, nommes leuchis, qui sont personnages de mise, & auxquels il se fie beaucoup pour la grande expérience qu'il a de leurs services, ensemble de leur vie & mœurs, & bonne administration de justice.

Ces Visiteurs vont s'enquêtant de lieu en lieu, & de ville à autre, sans se donner à connaître, & s'informant secrètement des torts & griefs que font les justiciers de la province : obtenant du roi pour cet effet tant de pouvoir & d'autorité par les lettres de provision & commission à eux adressantes, que sans recourir à lui, ils peuvent & leur loist, en trouvant les juges en faute, les appréhender & punir, ou les suspendre pour un temps, ou bien les priver entièrement, & en somme faire tout ce que bon leur semblera, conformément à leur pouvoir & commission : pourvu qu'ils ne s'ingèrent point de donner sentence de mort contre personne, d'autant que nul magistrat ne le peut faire, sans en demander premièrement l'avis du roi, comme dit est. Et afin que ces visites se fassent avec plus grande équité & utilité du public, quand on expédie telles provisions, on fait faire le serment de fidélité aux juges commis & délégués, ce qui se fait en leur donnant à boire par trois fois d'un certain breuvage dont ils usent, qui est la confirmation de leur serment. Et afin que le tout se face plus couvertement, ceux du Conseil commandent aux secrétaires de tenir prêtes lesdites lettres, en laissant en blanc le nom de celui qui doit aller en commission, & de celui de la province où il va, mettant seulement le stile ordinaire, & en tel cas accoutumé, qui est qu'en quelque lieu qu'ira le juge où le loytia portant les présentes lettres de provision, à lui soit obéi comme au roi-même.

Lesdites lettres étant scellées, le président du Conseil royal y appose le nom du Visiteur, & de la province qu'il va visiter, & icelui Visiteur les ayant reçues, part de la cour si secrètement & si inconnu que personne ne sait quel il est, ni où il va, ni pourquoi. Étant arrivé aux villes & autres lieux de la province à laquelle il est envoyé, il fait une secrète information du gouvernement du viceroi, ou du gouverneur, & s'enquête comme les officiers font leur office, sans qu'on aperçoive quel il est, ni ce qu'il prétend. Après avoir fait ses chevauchées çà & là par la province, & s'être bien diligemment informé de tout, il s'en va à la ville métropolitaine, où résident les juges, contre lesquels il a fait ladite information, & regarde le jour auquel ils s'assemblent tous avec le tutan ou le viceroi, pour faire la consultation générale, qui se fait une fois le mois. Comme lesdits juges sont au Conseil à faire ladite consultation, sans penser par aventure à ce qui doit advenir, voici le Visiteur à leur porte, qui commande d'aller dire à ceux du Conseil qu'il y a là un juge, lequel veut entrer dedans, pour leur déclarer un mandement de la part du roi.

Le viceroi qui entend bien par les paroles que ce peut être, fait ouvrir les portes incontinent, puis lui & les autres juges descendent de leurs sièges, pour aller recevoir le Visiteur, comme leur juge supérieur, lequel entre avec la provision patente en ses mains, ce qui ne cause pas peu de crainte & appréhension à eux tous, & particulièrement à ceux qui se sentent coupables en leur conscience.

À l'instant se lit la provision, & icelle lue, le viceroi se lève de son siège, & lui fait de grandes révérences & submissions, & après lui tous les autres, comme le reconnaissant pour supérieur, & lui rendant obéissance.

Alors il se met au plus haut & éminent lieu de leurs sièges, & là leur fait la harangue accoutumée en tel cas, par laquelle il leur parle de sa venue, & de la visite par lui faite, & comme il s'est informé au vrai de leurs actions.

En après avec des paroles de grand poids & autorité, il prise & louange ceux qui ont bien exercé leur charge, & en témoignage de ce les gratifie à l'instant des plus hauts sièges, & leur promet faire bon récit & au long au roi, & à son Conseil, du bon service par eux fait, afin d'être récompensés comme ils méritent ; puis d'autre part il reprend aigrement les autres qui ont failli en leur devoir.

Cela fait, il leur lit là devant tous, la sentence qu'il a fulminée contre eux, en leur disant sommairement les choses où il les a trouvés coupables, & pour lesquelles il leur donne telle sentence, laquelle tant rigoureuse qu'elle puisse être, est exécutée sur-le-champ, sans opposition où appellation quelconque : comme aussi n'y en a-t-il aucunement de la sentence de tels Visiteurs. À celui qui mérite d'être puni ou repris, il lui fait ôter premièrement les marques de juge (qui sont, comme nous avons dit par ci-devant, la ceinture & le chapeau à petit bord, avec lesquelles on ne leur oserait rien faire, ni donner aucune punition, & si quelqu'un l'attentait de sa puissance absolue, il serait privé de son office, & aurait même la tête tranchée), puis fait exécuter incontinent la sentence qu'il a donnée contre icelui. Et s'il y a suspension portée par icelle, il pourvoit aussitôt d'autres juges au lieu & place de ceux qui sont suspendus, admonestant les nouveaux promus par la peine exemplaire des autres de bien verser en l'Office, où il les commet au nom du roi.

Ces Visiteurs ont pouvoir & puissance aucunefois de récompenser ceux qu'ils trouvent avoir bien & dûment exercé leur charge voire jusques à les pouvoir installer aux places & charges plus honorables. De manière qu'étant ainsi apparente & manifeste la récompense qu'il y a pour les bons, & la punition rigoureuse qui est assurée pour les mauvais, cela est cause que ce royaume de la Chine est l'un des mieux gouvernés qui soient au monde : ce qui appert tant par la conférence & comparaison des uns, que nous avons rapportée en plusieurs endroits de cette histoire, comme par la bonne expérience que nous avons des autres.

Ces mêmes Visiteurs ont coutume de visiter les études, que le roi tient à ses dépens en chaque province, comme nous dirons ci-après, & d'examiner les écoliers & étudiants d'icelles, encourageant de louange ceux qui profitent & travaillent, & punissant du fouet & de la prison ceux qui feront au contraire, jusques à les ôter desdites études. Laquelle chose, ensemble les rémunérations & degrés qui se donnent à ceux qu'on trouve suffisants & capables, se diront amplement & bien au long en un chapitre, où nous en traiterons ci après.

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Comme l'invention de l'artillerie a été en usage en ce royaume de la Chine, bien longtemps devant qu'elle n'a été en Europe

De toutes les choses qui sont contenues en cette histoire, ni de plusieurs autres que j'omets pour brièveté, il n'y en a aucune qui ait tant fait émerveiller les Portugais, quand ils commencèrent à trafiquer à Canton, qui est une ville de ce royaume de la Chine, ni tant ébahi les Castillans, qui étaient aux îles Philippines, & lesquels bien longtemps après partirent d'icelles pour aller audit royaume, que lorsqu'il trouvèrent de l'artillerie en icelui, & entendirent par bonne supputation tirée de leurs histoires & des nôtres, que l'usage d'icelle y était bien plus ancien qu'il n'a pas été en l'Europe, auquel lieu elle commença en l'an 1330 par l'industrie d'un Allemand, qui n'est point nommé en pas une histoire, lequel aussi ne mérite pas le nom d'inventeur, à ce que disent ces Chinois, & comme il se peut voir à l'œil, mais de découvreur seulement : attendu que lesdits Chinois se vantent d'avoir été les premiers qui l'ont inventée, & l'usage d'icelle avoir été de par eux communiqué aux autres pays & nations, où l'on s'en sert pour le jour d'hui.

Si disent les mêmes Chinois, que l'inventeur d'icelle ça été le premier roi qu'il y a eu audit royaume, lequel s'appelait Vitey, & que celui qui lui en donna l'invention, ce fut un certain esprit qui sortit de dessous terre pour la lui montrer & découvrir, afin que par ce moyen il se put défendre des Tartares qui lui faisaient guerre : lequel esprit, selon les enseignes qu'ils en donnent, & qu'ils le mettent par leurs histoires, & l'industrie qu'il inventa, semble avoir été quelque esprit ennemi du genre humain, & né pour sa ruine & destruction, ainsi comme l'expérience nous le montre pour le jourd'huy. Et ce que dessus montre avoir quelque apparence de vérité, en ce que ce roi susdit fut un grand sorcier, comme il appert par cette herbe qu'il avait en la cour de son palais, dont nous avons fait mention au chapitre deuxième, où il a été parlé d'icelui.

Et quand cela ne serait crédible, à cause du long temps qu'il y a qu'était ce roi, si est-ce chose très certaine que quand ces Chinois furent au royaume de Pegu, & allèrent conquêter l'Inde orientale (de quoi il y a plus de 1.500 ans), ils menaient de pareils engins à feu, dont ils se servirent en la conquête, & après icelle en laissèrent les évidences en quelques pièces d'artillerie, que les Portugais trouvèrent depuis, auxquelles étaient engravées les armoiries de la Chine, ensemble l'année qu'elles avaient été faites : toutes lesquelles choses se rapportaient entièrement au temps qu'ils furent en ladite conquête.

L'artillerie que vit le père Herrade & ses compagnons était fort antique & mal faite, à ce qu'ils disent, & n'étaient la plupart d'icelles que des petites pièces de canon, propres à ruer des pierres ; toutefois disaient avoir entendu qu'il y en avait de bien faites & bien polies en d'autres provinces du royaume. Ce devait être de celle-là que vit le capitaine Artiede, lequel en une lettre qu'il écrivit au roi d'Espagne, lui donnant avis de ce qu'il avait vu audit royaume, dit entre autres choses ce qui s'en suit :

« Les Chinois ont l'usage de tout autant d'armes que nous autres, & l'artillerie qu'ils ont est belle & bonne, & mieux fondue & plus forte que la nôtre, à ce que j'en ai pu voir & juger par quelques sus. Ils ont en chacune ville une maison particulière, comme un arsenal, où elle se fait d'ordinaire, & ne la mettent point dessus des tours ni forteresses (car ils n'en usent point par tout le royaume), mais dessus les portes des villes, lesquelles portes, ensemble leurs grosses murailles & grands fossés, qu'ils peuvent combler & remplir de l'eau des rivières d'alentour quand la nécessité le requiert, sont les meilleures forteresses qu'il y ait audit royaume. À chaque porte de ville y a un capitaine avec grand nombre de soldats, lesquels font garde nuit & jour, & ne laissent entrer dedans aucun étranger sans congé & licence particulière du gouverneur de la ville. »

Donc de ce que dessus appert être véritable ce que j'ai mis & proposé en ce chapitre touchant le temps & l'antiquité de l'artillerie audit royaume, & comme ils en sont les premiers auteurs & inventeurs : d'où appert aussi semblablement être provenu l'invention de l'imprimerie, encore que ce soit une chose si contraire à l'autre, & d'effets si différents, comme nous voyons, de l'ancienneté de laquelle au même pays & royaume le vais parler présentement au chapitre qui s'ensuit.

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Comme l'art de l'imprimerie est bien plus antique audit royaume

L'invention admirable de l'imprimerie a été une chose si subtile & ingénieuse, qu'il est tout certain que si elle venait à faillir, on verrait faillir quand & elle une grande partie de la mémoire & souvenance de tant de grands personnages qui ont flori aux siècles heureux du passé ; & que plusieurs de ceux qui sont florissants pour le jourd'hui ne prendraient point tant de peine, ni ne concevraient en eux si grand désir d'acquérir quelque honneur aux lettres & aux armes, si leur mémoire ne devait durer d'avantage que leur vie, ou un peu plus. Mais laissant ce discours à part, & taisant les grands effets de cette subtile invention, de peur de me dilater par trop à les dire, je m'occuperai seulement à vérifier le sujet de ce chapitre par l'exemple de plusieurs livres, qui se trouvent en leurs histoires & aux nôtres, lesquels seront suffisants pour vérifier mon dire.

L'invention donc de l'imprimerie, comme tient la commune opinion, a commencé en Europe en l'an de grâce 1458, & est attribuée à un Allemand appelle Jean de Gutenberg, & tient-on pour tout certain que le premier moule dont on imprima se fit en la ville de Mayence en Allemagne, duquel lieu un autre Allemand nommé Conrad en porta l'invention en Italie, & que le premier livre qui s'imprima ce fut une œuvre de S. Augustin, lequel est intitulé, De la cité de Dieu ; & en cela sont d'accord de grands & graves auteurs. Toutefois suivant ce que les Chinois assurent, son premier commencement a été en leur royaume, & l'inventeur d'icelle un certain homme qu'ils révèrent pour saint du Ciel ; d'où longtemps après en serait venu l'usage en Allemagne par la Russie & la Moscovie, par lesquels endroits on tient pour certain qu'on y peut venir par terre, & que des marchands qui venaient de la Chine & de l'Arabie heureuse trafiquer en ladite Allemagne par la mer Rouge, y apportèrent des livres, sur lesquels ledit Gutenberg (que les histoire font auteur) prit motif & occasion d'en faire.

Ce qu'étant ainsi, comme lesdits Chinois le tiennent bien vrai & authentique, il est évident que cette invention est venue d'eux, & qu'elle a été depuis communiquée à nous autres : & pour le croire y sert & aide fort, de ce qu'il se trouve entre eux pour le jourd'hui beaucoup de livres, lesquels ont été imprimés plus de cinq cents ans devant que jamais on a commencé l'invention en Allemagne, selon notre compte desquels livres j'en ai un par devers moi, & en ai vu d'autres, tant aux Indes, qu'en Espagne, & en Italie. Et de fait quand ledit père Herrade & ses compagnons revinrent de la Chine aux Philippines, ils en apportèrent grand nombre d'iceux traitant de toutes diverses matières, lesquels ils avaient achetés en la ville d'Aucheo, & étaient imprimés en divers endroits dudit royaume, combien que la plupart l'eût été en la province d'Ochian, où est la meilleure imprimerie. Et en eussent apporté davantage, à ce qu'il dit, pource qu'il y avait là de belles grandes librairies, & à bon marché, si le viceroi ne l'en eût dissuadé & empêché, lequel craignant par aventure que par le moyen d'iceux ne se sussent les secrets du royaume (qui est une chose laquelle ils s'efforcent de cacher le plus qu'ils peuvent aux étrangers) leur envoya dire qu'on l'avait averti qu'ils allaient achetant des livres pour emporter à leur pays, mais qu'il leur conseillait de n'y plus employer d'argent, pource qu'il leur en baillerait pour néant tant qu'ils en voudraient, ce qu'il ne fit pas toutefois, ou pour la raison susdite, ou volontiers par oubliance.

Ceux qu'il avait déjà achetés quand il reçut ce mandement du viceroi, duquel nous venons de parler, étaient en bon nombre, & d'iceux a été tiré sommairement la part des choses que nous avons mêmes en cette histoire, pour donner une brève connaissance de l'état dudit royaume, jusques à ce qu'elles se puissent mettre plus amplement & au long quand on les aura entendues avec le temps, & que le témoignage de plusieurs les rendent crédibles, ce qui ne se peut faire aisément pour le jourd'hui, à cause de la nouveauté d'icelles, & du peu de connaissance qu'on en a. Qui est l'occasion laquelle m'a mû & même forcé de passer sous silence beaucoup de singularités tenues sur le lieu pour vraies, & vérifiées du depuis, de quoi j'ai été repris par des personnages qui avaient bonne connaissance d'icelles. Si me semble qu'il ne sera point hors de propos de mettre au chapitre qui ensuit les matières dont traitaient les livres susmentionnés, afin de faire croire plus aisément ce qui a été narré en plusieurs endroits de cette histoire, & s'offrira à narrer par ci-après, touchant la curiosité & bonne police du royaume.

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Comment les femmes dudit royaume vivent fort recluses, & à quelles conditions ils permettent des femmes publiques

La principale intention, qu'ont le roi & les gouverneurs du royaume (comme il se collige de leurs lois) & la chose qui leur est la plus recommandée, c'est de préserver leur république de tout vice, imposant des peines à cet effet, & les exécutant sans rémission : qui est cause qu'ils sont tous soigneux de bien vivre, de peur d'encourir en icelles. Et jugeant en eux-mêmes que la libéralité & déshonnêteté des femmes est la chose la plus préjudiciable en cet affaire, & laquelle ruine & détruit plus aisément les républiques, tant bien composées & ordonnées qu'elles puissent être ; à cette cause ils obvient à ce mal par maints bons remèdes & antidotes préservatifs, en établissant des lois & coutumes, qui y contredisent formellement. Ce qui est cause que combien qu'il y ait tant d'années que ce royaume a commencé, & qu'il soit si grand & si ample, comme il s'est pu entendre par ci-devant, il y a toutefois moins de danger particulier en icelui que non pas en d'autres, lesquels ne sont pas si anciens ni tant peuplés d'habitants ; ce qui se fait de telle sorte, qu'une femme libre & déshonnête est connue par son nom, & pour telle qu'elle est, parmi toute une grande ville, pour le peu qu'il y en a de telles.

Or entre les autres moyens & remèdes dont ils usent pour ce fait, cette loi en est l'une, par laquelle il est commandé expressément à tous ceux qui ont des filles, de les nourrir closes & recluses perpétuellement, si tôt qu'elles commencent à avoir usage de raison, en les tenant toujours occupées à quelque chose : afin que l'oisiveté, qui est la mère des vices, ne trouve point de place en elles, pour y planter rien de mauvais. Cette loi comprend aussi les femmes qui sont mariées, & est partout si générale, que jusques aux filles & femmes des vicerois & gouverneurs, voire même jusques à celles du roi, on dit qu'elle s'observe, & qu'icelles sont toujours filant de l'or, ou de la soie, ou du lin, ou faisant quelque autre chose de leurs mains, estimant celle-là être digne d'être blâmée, qu'elles verront être affectionnée au contraire. Par ainsi cette règle de vivre si étroite, en laquelle les filles viennent à naître, ensemble l'exemple que leurs donnent leurs mères, lesquelles sont toujours occupées aux exercices susmentionnés : cela est cause que ladite coutume louable & très digne d'être imitée est déjà changée & convertie en nature, de manière que si on leur commandait d'être oisives, elles prendraient cela pour un tourment perpétuel.

Au moyen de cette ordinaire & volontaire occupation, les femmes de cedit royaume sont recluses de telle sorte, que c'est merveille & nouveauté d'en trouver une de qualité parmi la rue, ou la voir en une fenêtre : ce qui ne leur sert pas de peu pour vivre honnêtement, comme elles font. Si d'aventure quelqu'une sort dehors pour quelque chose forcée & nécessaire, comme pour la maladie, ou la mort de son père, ou autre chose semblable (car d'aller voir leurs parents & amis, ce n'est pas la mode des femmes audit royaume) alors elle va dedans une chaire à bras, qui est couverte, sans être vue de personne, comme nous avons dit ailleurs.

D'autre part ceux du même royaume considérant à part eux, que pour conserver la commune honnêteté, & par même moyen obvier à plus grand mal, c'est une chose nécessaire de permettre des femmes publiques : à cette cause ils les souffrent & endurent entre eux, toutefois en telle sorte que leur mauvais train n'apporte aucun inconvénient, lequel puisse tourner en conséquence à l'endroit des prudes & chastes. À raison de quoi elles se logent toutes aux faubourgs, & hors ses bourgs & des villes, & leur est enjoint étroitement de se tenir en ce lieu, sans pouvoir sortir de la porte durant qu'elles font ce métier, avec très étroite défense sur peine de la mort à elles-mêmes, de ne point entrer dans la ville en façon quelconque. Aussi sont telles femmes si peu estimées entre eux, que pour cette cause celles qui s'en mêlent sont ordinairement la plupart de basse étoffe ; savoir est esclaves, ou étrangères, ou filles vendues par leurs mères étant petites : qui est une espèce de servitude perpétuelle, & pleine de grande cruauté, de laquelle on use audit royaume, & y est permise & accoutumée.

Si est la manière telle que les pauvres veuves qui sont en nécessité peuvent vendre leurs enfants pour se subvenir, en les obligeant à une servitude perpétuelle, laquelle chose est si permise, qu'il y a tout plein de riches marchands qui font gros trafic en ce fait, lesquels achetant ainsi des petites filles les nourrissent fort soigneusement, & leur apprennent à chanter & jouer des instruments & telles autres choses de plaisir ; puis quand elles sont grandes, les mènent aux maisons que nous avons dit être assignées aux femmes publiques. Le premier jour qu'ils la dédient à ce métier, & devant que la mettre & prostituer au lieu public, ils la mènent devant un juge, que le roi entretient en chaque ville pour prendre garde à telles femmes, & empêcher qu'il n'y ait ni bruit ni noise entre elles, lequel juge la reçoit, & par même moyen la met & installe de sa main audit lieu public ; & depuis ce jour-là le nourricier n'a plus d'autre juridiction dessus elle, sinon de venir au juge par chaque mois pour recevoir son tribut (qui lui à été déjà taxé, par le même juge, conformément aux deux parties), & en outre être payé de tout le temps qu'il y a qu'il l'a achetée & nourrie, & lui a appris ce qu'elle sait. Tel sexe de femmes est de grand plaisir & passe-temps à jouer & à chanter, & sont fort adroites à ce faire, & même à ce que disent les Chinois, elles s'accoutrent bien mignardement, & se fardent fort.

Parmi ces femmes il y en a beaucoup d'aveugles, qui ne sont pas esclaves, mais franches & libres, lesquelles se mettent à ce mauvais train pour gagner leur vie : & sont telles femmes aveugles parées & attifées par d'autres qui voient clair, lesquelles sont ordinairement celles qui ont passé leur jeunesse en tel lieu, où il leur est commandé de n'en sortir de leur vie, de peur qu'on a que telles femmes éhontées ne gâtent les autres. Quant à ce qu'elles gagnent, tout ce qui leur reste après que le nourricier est payé, elles le baillent à leur juge & intendant, lequel leur garde fidèlement, & en rend compte tous les ans aux Visiteurs, puis quand elles sont vieilles, le leur baille & distribue de sa main, avisant à leur compasser si bien le tout, qu'elles n'en aient point faute ni nécessité ; ce que toutefois advenant, alors on leur donne gages pour se nourrir, afin qu'elles s'occupent à accoutrer & parer les femmes aveugles susmentionées, ou bien on les met à l'hôpital que le roi tient pour ceux qui n'ont pas moyen de vivre, comme nous avons dit par ci-devant.

Quant est des petits garçons, que les mères vendent aussi par nécessité (comme dit est), iceux sont mis en métier, & quand ils l'ont appris, doivent servir leur nourricier en cedit métier jusques à un certain temps prefix, après lequel sont tenus les nourriciers de leur donner liberté, & en outre leur chercher femme, & les marier, & mettre en lieu & en train, où ils puissent gagner leur vie : à quoi faire ils sont contraints par toutes voies de justice, au cas qu'ils ne veuillent de leur bon gré. Aussi sont tenus & obligés de leur part lesdits jeunes hommes, en signe & reconnaissance de bienfait par eux reçu, d'aller chez leurs nourriciers le premier jour de l'année, & certains autres jours signalés avec quelques dons & présents ; demeurant par ce moyen leurs enfants & postérité francs & libres entièrement à l'endroit d'iceux nourriciers, & n'ayant point d'autre obligation, que celle qui demeure toujours entre lesdits nourriciers & leurs affranchis, pour cause de la nourriture & entretènement précédent.

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D'une mode fort singulière que les Chinois ont entre eux à nourrir des canards en abondance & à peu de frais

Y ayant si grande multitude de peuple en ce royaume de la Chine, selon qu'il s'est pu entendre par le progrès de cette histoire, & n'étant permis à personne de demeurer sans rien faire, comme nous avons montré par ci-devant : cela est cause que les esprits des pauvres gens étant aiguisés par la nécessité, mère & inventrice des arts, s'occupent à chercher des nouvelles inventions pour gagner leur vie, & avoir ce qui est nécessaire à leur ménage. Et partant plusieurs de cedit royaume, voyant que la terre y est si bien occupée & cultivée qu'il n'y en a pas un espan sans maître, se retirent dessus les rivières, qui sont belles & grandes en ce pays, en font illec leur demeurance dedans des barques, & navires, comme dit est : auquel lieu ils tiennent leurs familles dessous des couverts qu'ils dressent pour être à l'abri, & se sauver des pluies, & du soleil, & des inclémences du ciel. Là chacun d'eux s'occupe au métier qu'il sait, & à celui qu'il a hérité de son père, & à plusieurs autres sortes de ménagements ; l'un desquels & le plus fréquent & ordinaire est de nourrir en quelques-unes de leur barques des canards en si grand nombre, que c'est en partie de la viande la plus commune du royaume ; & leur manière de ce faire est telle.

Ils ont de grandes cages faites de cannes de roseau, qui sont aussi longues que tout le couvert de derrière leurs barques, où il peut tenir aisément quatre mille canards, lesquels étant là-dedans y pondent leurs œufs le plus du temps en des nids, qui sont arrangés pour cet effet en plusieurs endroits de la cage. Ces œufs-là le nourrissier les ôte du nid, & si c'est en temps d'été, les met dedans du fumier de buffles, ou de celui même des canards (qui est fort chaud) auquel lieu il les laisse autant de jours, qu'il sait par expérience qu'il les y faut tenir pour les faire éclore ; au bout desquels il les tire dudit fumier, & les casse un à un, & de chacun œuf sort un petit canardon : ce qu'ils font de telle industrie, qu'il ne leur en meurt presque pas un, qui est la chose qui fait le plus ébahir ceux qui les vont voir faire par curiosité (combien qu'il n'y en ait pas beaucoup qui y aillent, à cause que telle coutume est ancienne & fort ordinaire par tout le royaume). Et d'autant qu'ils font cette ménagerie-là tout le long de l'année, & que durant l'hiver le fient à métier d'être aidé de quelque chaleur extérieure pour faire éclore lesdits œufs : ils usent d'une autre invention qui est d'aussi grande industrie que la première, & est de la sorte qui ensuit.

Ils prennent un grand cannissade, ou cage de roseau, sur laquelle ils étendent le fumier, puis mettent tous les œufs dessus & les couvrent bien chaudement du même fumier. Cela fait, ils posent sous ladite cage de la paille, ou quelque autre matière aisée à brûler, à laquelle ils mettent le feu, lequel dure tout le temps qu'ils savent y devoir être pour faire éclore lesdits œufs, & alors ils les cassent de la façon que dessus, & d'iceux sortent & s'éclosent de petits canardons en si grand nombre, qu'il semble à voir des fourmilières. Étant éclos, il les mettent & posent en une autre cage qu'ils tiennent prête pour cet effet, dans laquelle y a plusieurs grands canards, qu'ils ont instruits à couvrir & couetiner les petits dessous leurs ailes ; & là leur donnent à manger en temps & lieu, jusques à ce qu'ils se sachent pourvoir par leur bec, & sortir dehors pour aller herber aux prés, ou aux terres ensemencées en la compagnie des grands. Et combien que ce bétail mange fort, & multiplie en si grand nombre, qu'il advient le plus souvent y en avoir plus de vingt mille ; si les nourrissent-ils à peu de frais, & avec autant d'industrie, qu'ils font à les procréer & éclore, & est de cette manière.

Au matin ils leur jettent à tous du riz cuit, & en si petite quantité, que cela ne leur va pas jusques à la panse, puis leur ouvrent la porte de la cage qui est tournée vers le bord de l'eau, & leur mettent un pont de cannes ou roseaux, lequel va depuis la barque jusques audit bord, ils sortent tous dehors, & sautent d'une telle impétuosité les uns sur les autres, que c'est un grand passe-temps de les voir. Tout le long du jour ils se pourchassent çà & là, & vont paissant au long de l'eau, & par les terres semées du riz, qu'il y a là auprès ; à raison de quoi les maîtres & propriétaires desdites terres reconnaissent en quelque chose ceux à qui sont les canards, pource qu'ils purgent & épluchent l'herbe, sans faire aucun mal au riz. Le soir étant venu, on leur sonne la retraite de dedans la barque avec un petit tabourin, & alors ils se lancent tous de grande impétuosité dedans l'eau, puis s'en vont par dessus ledit pont de cannes ou roseaux, qu'on leur tient dressé tant qu'ils soient dedans ; & oyant le son du tabourin chaque bande reconnaît si bien sa barque, qu'elles ne s'y trompent jamais, encore qu'elles soient beaucoup ensemble, pour autant que chaque barque a un son différent l'un de l'autre, à quoi les canards ont leur oreille toute faite. Cette sorte de ménagerie est fort fréquente & commune par tout le royaume, & pareillement bien profitable, en tant que la plupart du peuple s'en nourrit ; & sont tenus ces canards pour une bien bonne viande, & de bonne nourriture, & qui est à bon marché, attendu qu'il s'y en nourrit en si grande quantité en tout temps, & avec si peu de frais.

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