Joseph De La Porte (1714-1779)

Couverture; Joseph de La Porte (1714-1779) : Le Voyageur français, ou la connaissance de l'ancien et du nouveau monde. Lettres LV à LXVI. La Chine. Formose. Vincent, Paris, 1767. Tome V.


LE VOYAGEUR FRANÇAIS, ou la connaissance de l'ancien et du nouveau monde.
Lettres LV à LXVI. La Chine. Formose.

Vincent, Paris, 1767. Tome V, 484 pages.

  • Le Voyageur français, dont 26 volumes in-12 furent "mis au jour" par La Porte, est une compilation. Qu'est-ce qu'un compilateur ? Selon Grimm (cf. cette excellente biographie du Dictionnaire des journalistes), c'est celui qui pratique l'« art qui consiste à faire, moyennant trois ou quatre livres, un cinquième... Il abrège les longs ouvrages et allonge les petits... C'est un fripier de la littérature. » La Porte, compagnon chez le libraire Vincent, est, entre autres, cela.
  • Pour justifier son entreprise, La Porte commence par critiquer celle des autres, en l'occurrence, avant tout, celle de l'abbé Prévost et de son Histoire des Voyages : "Outre les défauts du plan, & une extrême confusion dans les détails, on a encore reproché à l'Histoire de l'abbé Prévost ses répétitions fastidieuses, & son excessive prolixité." — Et il présente son projet : "Ce n'est point l'histoire du voyageur qu'il importe de savoir ; c'est celle des pays où il a voyagé. En portant, dans ses voyages, le flambeau de la philosophie & de l'observation, il y puise des connaissances utiles, qu'il communique à ses concitoyens."
  • Plutôt que de relater les voyages des autres, La Porte choisit une autre formule : il se présente comme "le Voyageur", et, écrivant des lettres de ses lieux de séjour à une certaine "Madame", il utilise les Relations des voyageurs, réels ceux-là, pour meubler ses souvenirs en robe de chambre. Et il poivre son récit de la rencontre de quelques autres personnages. Bien évidemment, sur la Chine, il s'agira surtout de missionnaires : et c'est notamment le père Desrobert, ce Père qui, pour éviter la persécution, a passé sa vie caché au fond de bateaux, n'en sortant que la nuit pour pratiquer son sacerdoce, qui fera office de guide touristique à La Porte. Original.

Extraits : La compil en mise en scène - Canton - Le gouvernement de Canton - Les bonzes - La ceinture jaune: la compil en défaut, quoique...
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La compil en mise en scène

ou comment La Porte présente son non-voyage

Un jour que j'étais le plus occupé de ce désir, je vis venir à moi un homme dont le visage ne m'était point inconnu ; c'était, en effet, un prêtre des missions étrangères, qui avait été mon camarade de collège à Marseille. Il était établi, depuis quelques années, à la Chine, & était venu à Canton pour des affaires concernant sa mission. Il se nomme M. Des Roches ; & quoique d'un corps, où, sur certaines pratiques chinoises, on ne pense pas toujours comme les jésuites, il vit avec eux dans la plus parfaite intelligence. Il est de plus très instruit des usages & de l'histoire du pays ; & dans ces climats éloignés, je reçois de lui tous les secours & tous les éclaircissements nécessaires.

...Je ne vous ai point encore parlé, Madame, du voyageur anglais que le hasard, comme vous savez, m'avait fait rencontrer à la Cochinchine. Des affaires l'avaient obligé de s'arrêter à Macao ; & nous le retrouvâmes à notre retour à Canton.

...Il y a quelques jours que j'assistai à une de leurs comédies, qui fut jouée, non pas sur un théâtre public, la sévérité des mœurs empêche de les autoriser, mais dans une maison particulière

...J'eus hier avec le même lettré, dont je vous parlais tout à l'heure, une conversation très longue.

...Je suis parti de Canton peu de jours après la date de ma dernière lettre ; & je vous apprends par celle-ci, que nous sommes, depuis plus d'un mois, à Nan-King, moi, mon missionnaire & mon Anglais.

...Vous jugez bien, Madame, que durant une si longue route, les chemins n'étaient pas toujours semés de fleurs. Nous eûmes à grimper des montagnes escarpées, dont la rampe était si tortueuse & si roide, qu'on avait été obligé de les tailler en forme d'escalier.

...Au moment où je vous écris, je reçois un premier billet d'invitation d'un Chinois qui me prie à dîner pour demain. Je dis un premier billet ; parce que le cérémonial, quand on donne à manger, est de faire par écrit trois invitations différentes ;

Depuis ma dernière lettre, Madame, nous avons vu arriver ici le supérieur des jésuites de la Chine. Ce religieux, Champenois de nation, nommé le père Desrobert, ayant eu ordre de son général, de lui rendre compte de l'état actuel des missions de ce pays, venait d'achever la visite de toutes leurs maisons. Il avait parcouru les différentes contrées de ce vaste État ; & dans plusieurs entretiens que nous avons eus ensemble, il ne m'a rien laissé ignorer de ce que chaque pays offre & produit de plus curieux & de plus remarquable. Ce que je vais vous dire, Madame, n'est que le résultat de nos conversations, ou l'extrait de la relation de son voyage.

...Après avoir fini la relation de son voyage, le père Desrobert m'apprit qu'il avait des ordres de se rendre à Péking, & me permit de l'y accompagner avec mon Anglais & M. Des Roches, Nous resterons encore un ou deux mois à Nan-Kin, d'où je vous enverrai quelques détails touchant les mœurs & les usages des Chinois.

Me promenant, il y a quelques jours, avec deux jésuites, dans les environs de cette capitale, nous rencontrâmes un vieillard, ami de ces missionnaires, que je reconnus pour un Européen à la manière dont il nous salua. C'était M. de Bremend, Suédois de nation, qui, en 1721, avait accompagné l'ambassadeur, envoyé par Pierre le Grand, à l'empereur Cang-Hi... ...M. De Bremend ne nous quitte plus ; il est de toutes nos visites & de toutes nos promenades ; il s'est offert d'être notre conducteur & notre guide. Il nous mena hier dans une des plus belles imprimeries de Péking.

Voici donc, Madame, la dernière lettre que je vous écrirai de la Chine ; & je ne dissimulerai pas que c'est avec regret que je me vois au moment de quitter ce beau pays...

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Canton

Des ports de la Cochinchine nous vînmes débarquer à Macao, après avoir mouillé dans l'île de Hay-Nan... Après un court séjour fait à Macao, nous entrâmes dans la rade de Quang-Tcheou, que les Européens nomment Canton.

C'est une des villes les plus maritimes, les plus peuplées, & les plus opulentes de toute la Chine ; surtout depuis qu'à son commerce avec les royaumes voisins elle a joint celui des peuples de l'Europe, à qui les Chinois ont interdit tout autre port. Elle est la capitale d'une province du même nom, divisée en dix contrées, qui comprennent autant d'autres villes capitales. Il n'est point de plus charmant spectacle, que celui que présente le Tu-Ho, rivière superbe, qui conduit à cette grande ville. Tantôt ce sont des prairies émaillées de fleurs, entrecoupées de bocages, terminées par de petits coteaux qui vont en amphithéâtre, & sur lesquels on monte par des degrés de verdure. Tantôt ce sont des rochers couverts de mousse, des villages situés entre de petits bois, des jardins cultivés avec art, des canaux qui formant des îles se perdent dans les terres, & laissent voir des rivages toujours fleuris, toujours riants. Les deux côtés de la rivière sont couverts d'une infinité de barques rangées par files parallèles, qui sont des espèces de rues, & sont les seules habitations d'un peuple innombrable. Chaque barque loge toute une famille dans différents appartements qui ressemblent à ceux d'une maison ; & dès le matin, on voit les habitants de cette ville flottante sortir en foule & se disperser, les uns à la ville, les autres à la campagne, pour se livrer au travail.

Nous entrâmes dans une ville immense, qui est comme un composé de trois villes différentes, séparées par de hautes murailles, & dont le circuit est à peu près le même, & le nombre des citoyens aussi grand que celui de Pans. Les rues en sont longues & assez étroites, alignées presque partout & fort bien pavées. Les maisons sont serrées ; & l'on y a ménagé le terrain avec beaucoup d'économie. Elles ne sont presque bâties que de terre, avec des accompagnements de brique, & une couverture de tuile. La ville des Tartares, qui est du côté du nord, a de grandes places vides, & n'est d'ailleurs que médiocrement peuplée ; mais du centre jusqu'à la ville chinoise, elle est bien bâtie, & coupée par de belles rues, ornées d'arcs de triomphe. Le palais où s'assemblent les lettrés, celui du vice-roi, du général des troupes & de quelques mandarins, ont une sorte de magnificence, mais bien différente de celle que nous connaissons en Europe. On voit d'assez beaux temples, environnés de cellules de bonzes, qui sont les religieux du pays. La ville chinoise n'a rien de remarquable, à la réserve de quelques rues bordées de riches boutiques du côté de la rivière. Le faubourg, qui est à l'ouest, est le mieux peuplé & de la plus belle apparence. Ses rues, dont le nombre est infini, sont couvertes à cause de la grande chaleur ; & comme ce quartier est rempli de marchands on croit, en les parcourant, se promener à Paris sur le quai de Gesvres, ou dans les galeries du Palais.

En général, les rues de Canton sont si pleines de monde, qu'on y est arrêté à chaque pas. Les honnêtes gens, qui vont en chaise à porteurs, sont obligés de faire courir devant eux un homme à cheval, qui débarrasse le passage. Le peuple remplit les rues, surtout les portefaix, qui ont les pieds, les jambes & quelquefois la tête nus. D'autres se la couvrent avec de grands chapeaux de paille d'une figure bizarre pour se garantir de l'ardeur du soleil. Ils sont tous chargés de quelque fardeau ; car on ne se sert ici ni de voiture ni de bêtes de charge, pour porter ce qui se vend ou ce qui s'achète.

Il y au bout de chaque rue une barrière, qui se ferme sitôt que le jour disparaît ; tout le monde est obligé alors de se tenir renfermé chez soi ; & cette police entretient la tranquillité dans les plus grandes villes. Cet usage est général dans toute la Chine.

Tous les matins, lorsqu'on ouvre les portes, & le soir, un peu avant qu'on ne les ferme, la foule de ceux qui entrent & qui sortent, est si grande, qu'on est souvent obligé de s'arrêter dans ces endroits, pendant un temps considérable. Ce qu'il y a de remarquable, c'est que dans ce grand nombre d'allants & de venants, on ne rencontre pas une femme.

Les habitants de Canton sont laborieux, actifs, intelligents. Quoiqu'ils aient peu de vivacité pour l'invention, ils imitent avec une facilité surprenante, tous les ouvrages que leur montrent les Européens ; & ils exécutent fort adroitement tous les dessins qu'on leur donne. La grande quantité d'argent qu'on y apporte des pays les plus éloignés, y attire les marchands de toutes les provinces ; de sorte qu'on trouve dans cette ville, ce qu'il y a de plus curieux & de plus rare dans tout l'empire.

Les relations que j'avais lues autrefois sur la Chine, m'inspiraient tant de vénération pour ses habitants, tant de joie de me voir parmi eux, tant d'envie de les connaître, que je visitais sans cesse les lieux les plus fréquentés, dans l'espérance, parmi cette foule d'étrangers qui abordent ici de toutes les parties du monde, de trouver quelqu'un qui satisfît mon empressement.

[La Porte rencontre le père Des Roches, voir plus haut]

— Vous pouvez, me dit-il, passer pour mon catéchiste ; en cette qualité, vous pénétrerez dans tous les lieux qui me seront ouverts.

J'acceptai ce titre avec plaisir ; & je ne refusai pas même d'en exercer les fonctions, s'il en était besoin. Il me proposa de faire avec lui un voyage dans quelques villes de la province de Canton, où différentes affaires l'appelaient. Nous prîmes, pour cela, nos petits arrangements ; car, quoi que vous en disiez, Madame, je ne voyage point comme ces héros de romans, qui, avec des trésors & des pierreries, manquent d'habits, de linge & de nourriture.

On ne trouve jamais de lit dressé à la Chine ; il faut toujours porter le sien avec soi, à moins qu'on n'aime mieux coucher sur une simple natte ; c'est le parti que nous prîmes. Nous ne manquâmes point d'hôtelleries ; mais elles sont mal pourvues, si on en excepte celles qui sont sur les grandes routes. Il y a des endroits, où le gibier, les faisans même, sont à meilleur marché que la volaille. En été, des personnes charitables sont distribuer gratuitement sur les chemins, des rafraîchissements aux pauvres voyageurs, & en hiver, des liqueurs chaudes.

On a soin d'imprimer un itinéraire public, qui marque la route qu'on doit tenir pour aller d'un lieu à un autre. La sûreté, l'embellissement & la commodité des grands chemins sont des objets qui ne sont point négligés à la Chine. Ces chemins sont d'ordinaire fort larges, bien unis, & pavés dans plusieurs provinces. On a pratiqué des passages sur les plus hautes montagnes, en aplatissant leurs sommets, en coupant les rochers, & en comblant des vallées profondes. Les canaux, dont la Chine est traversée, sont bordés, en certaines provinces, de quais de pierre de taille ; & dans les lieux marécageux & aquatiques, on a élevé de longues digues pour la commodité des voyageurs. Il y a des endroits où les grands chemins sont comme autant de belles allées, qui me rappelaient sans cesse ces belles routes de France, monuments à jamais glorieux du règne de Louis XV. D'autres sont renfermés entre deux murs, de la hauteur de huit à dix pieds, pour empêcher les voyageurs d'entrer dans les campagnes. Ces murs, dans les lieux de traverse, ont des ouvertures qui aboutissent à différents villages.

Les mandarins de chaque district ont ordre de veiller à l'entretien des chemins ; & la moindre négligence est punie avec sévérité. Un mandarin, n'ayant pas fait assez de diligence pour réparer une route par où l'empereur devait passer, aima mieux se donner la mort, que de s'exposer à un châtiment honteux & inévitable, qu'en France un intendant de province, qui serait dans le même cas, trouverait bien moyen d'éviter.

Dans les chemins fréquentés on rencontre, de distance en distance, tantôt des tours surmontées de guérites pour y loger des sentinelles qui veillent sur ce qui se passe, tantôt des monastères de bonzes, où l'on exerce l'hospitalité ; tantôt des reposoirs en forme de grottes, où les voyageurs peuvent se mettre à l'abri de la pluie, du froid, ou de la chaleur. Ces hospices agréables & commodes sont ordinairement bâtis par de vieux mandarins, qui, retirés dans leur province, cherchent à le rendre recommandables par quelque ouvrage utile au public.

Les sentinelles logées dans les tours, sortent de leur corps-de-garde, & se mettent en rang quand il doit passer quelque officier de marque. Comme la campagne est couverte de grands chemins, à chaque instant on rencontre quelques-unes de ces tours : aussi les voleurs sont-ils très rares à la Chine. Ils n'ôtent même presque jamais la vie à ceux à qui ils demandent la bourse.

Ces mêmes tours servent aussi à marquer les distances d'un lieu à un autre, & indiquent les noms des principales villes. Les sentinelles sont encore chargées de porter les lettres de la cour, qu'elles font passer de main en main, jusqu'aux gouverneurs des villes & des provinces.

Nous faisions nos petites courses, tantôt sur des chevaux, tantôt sur des mulets, & quelquefois à pied, accompagné de porte-faix chargés de notre bagage. J'accablais de questions mon compagnon de voyage ; & il y répondait de façon à ne rien laisser désirer à ma curiosité. Il me parla d'abord de l'origine, de l'ancienneté & des révolutions de l'empire Chinois.

*

Le gouvernement de Canton

J'eus hier avec le même lettré, dont je vous parlais tout à l'heure, une conversation très longue. Il m'a appris tant de choses touchant la forme au gouvernement, & les différentes juridictions de la ville de Canton, que j'aurais peine à vous rendre tous ces détails.

Ce gouvernement est à peu près le même dans toutes les capitales de nos provinces, me dit ce docteur ; & ce que vous voyez qui se fait dans cette ville, se passe à peu près de même dans les quinze autres provinces qui composent ce grand empire. Seulement la quantité d'officiers y est plus ou moins considérable, selon l'étendue de leur département. Le premier est le commandant général de la province ; il est aussi receveur des deniers royaux, qui se perçoivent sur le sel, & dont il rend compte au surintendant des finances, qui est à Péking. Il a, pour sa garde & à sa disposition, cinq mille hommes de troupes, avec les officiers qui les commandent. Sa résidence ordinaire est la ville de Tchao-Quing, distante de vingt lieues de celle de Canton, où il se rend, lorsque des affaires importantes l'y appellent.

Le second officier, qui est le vice-roi de la province, est en même temps le lieutenant-général de police, & le grand trésorier des douanes tant de mer que de terre. Il est également comptable au surintendant des finances ; sa garde est de trois mille hommes ; & il réside à Canton. Le troisième & le quatrième sont les deux présidents, l'un de l'examen qui se fait de trois en trois ans, pour ceux qui aspirent au degré de licencié ; & l'autre, de celui qui se fait tous les dix-huit mois, pour le baccalauréat. Ces examens finis, les deux officiers s'en retournent à Péking.

Le cinquième mandarin, qui réside à Canton, est l'intendant de la province, & le receveur général des impôts qui se lèvent sur les terres. Chaque gouverneur de ville est obligé de lui faire tenir régulièrement ceux de son district ; & l'intendant les ayant rassemblés, les envoie au surintendant après avoir retenu ce qu'il faut, pour payer les charges de la province.

La levée des deniers des impôts se fait dans un très bon ordre, aussi bien que de ceux des douanes, de la taille, de la gabelle, &c. On ne voit point là, comme parmi nous, de traitants insolents, de fermiers avides, de commis brutaux qui foulent le peuple par des exactions injustes & criantes. On sait la mesure de toutes les terres, & ce qu'elles rapportent ; on sait le nombre des familles, les facultés de chacune, & tout ce que le prince doit retirer de la capitation. Chaque particulier est obligé de porter sa contribution aux officiers commis à cet effet. Si quelqu'un y manque, on ne cherche point à le ruiner par des amendes ; on le met en prison ; & on lui donne, de temps en temps, la bastonnade, jusqu'à ce qu'il ait trouvé moyen de payer.

Le sixième officier est le grand magistrat pour les causes capitales, ou le lieutenant criminel. Il envoie son jugement au tribunal qui décide souverainement, à Péking, de ces sortes d'affaires, & qui, après l'avoir examiné, en fait son rapport à l'empereur. Ce prince ratifie la sentence, la commue, ou fait grâce au coupable. Il est très rare de voir dans ces sortes de places, des juges dont on corrompe l'intégrité ; parce que leur conduite & les plaintes du peuple, y sont examinées avec l'attention la plus scrupuleuse & la plus rigide. Si quelque magistrat est convaincu d'injustice, il est condamné à perdre la vie, ou au moins sa charge, & déclaré incapable d'en posséder jamais d'autre. Tous les procès se vident ici gratuitement ; les juges civils & criminels ont des appointements suffisants, & n'osent rien exiger des parties. On ne connaît, par conséquent, ni les épices, ni les honoraires. Les pauvres peuvent poursuivre leurs droits sans crainte d'être opprimés par des adversaires riches & puissants.

Outre les officiers que je viens de nommer, il y en a d'autres qui leur sont subordonnés dans leur département ; & ceux-ci ont également des subalternes qui partagent avec eux les soins de l'administration publique. Tous ces mandarins ont encore dans les villes & dans les villages, plusieurs maîtres de quartiers, ou commissaires, établis pour veiller à tout ce qui passe, afin que, sur leur rapport, ils puissent, avec plus de facilité & d'exactitude, y pourvoir par eux-mêmes, & maintenir partout le bon ordre & la tranquillité, qui sont l'objet principal du gouvernement de la Chine.

Le directeur des postes vient ensuite sur les rangs. Elles sont réglées à peu près comme en Europe : à chaque borne, qui contient environ une lieue de France, il y a des courriers qui font une diligence incroyable ; & à chaque huitième borne, il y a des maisons royales & publiques où logent les officiers de distinction, qui y sont reçus aux dépens de l'empereur. Ils y trouvent des voitures prêtes, & toutes sortes de commodités. Ces postes ont été établies pour le service de la cour ; & c'est le prince qui fait les frais des chevaux qui sont en grand nombre ; mais les particuliers ne laissent pas d'en profiter également ; &, en donnant une très petite rétribution au directeur, leurs dépêches sont exactement rendues.

Après le dénombrement des magistrats de police dans la province de Canton, lesquels, comme je l'ai dit, sont à peu près les mêmes dans toutes les autres provinces, il est à propos de dire aussi un mot des officiers militaires, ou mandarins d'armes, Tartares & Chinois, qui portent tous la marque de leur dignité. Il y a des lieutenants-généraux, des maîtres de camp, des lieutenants-colonels, des capitaines, de simples lieutenants, des cornettes, &c. Le général tartare est à la tête de cinq mille hommes. Le premier officier de la milice chinoise commande les troupes de sa nation dans chaque province : celui de Canton ne réside point dans cette capitale comme le général tartare, mais dans une des autres villes du premier rang, & a sous ses ordres cinq mille hommes, tant infanterie que cavalerie. Il y a d'autres officiers généraux employés dans la province : ils commandent à différents corps de troupes, qui, réunies à celles dont je viens de parler, formeraient, dans la seule province de Canton, une armée de plus de trente mille combattants.

Le général tartare est le seul qui tienne ses troupes dans le lieu de sa résidence. Son quartier forme, dans l'enceinte même de la plupart des villes capitales, comme une ville séparée & environnée de murailles. Les généraux chinois divisent les leurs dans toutes les villes & places de la province. Celle de Canton contient dix villes du premier ordre, neuf du second, & soixante du troisième, qui, suivant l'importance de chacune, ont toutes une garnison suffisante pour contenir le peuple dans le devoir.

Quand un de ces officiers civils ou militaires a fait quelque bonne action qui mérite qu'on y ait égard, il en est aussitôt récompensé par une note honorable. On appelle ainsi ce qu'on nomme au collège des points de diligence, institués pour exciter l'imitation parmi les écoliers. Ces notes se donnent aux premiers mandarins, par les cours souveraines ; & aux mandarins subalternes, par les vice-rois. Un magistrat qui aura bien jugé une affaire difficile ; un colonel qui aura bien exercé sa troupe, recevront une note honorable, comme un écolier qui a bien fait son thème, gagne un point de diligence. Quatre de ces notes valent un degré, qui ne s'accorde que pour des actions importantes. Ces degrés sont insérés dans un catalogue que l'on envoie à la cour ; & si ce magistrat, si ce colonel viennent ensuite à commettre quelques fautes, au lieu d'être privés de leurs emplois ou de leurs appointements, on efface du catalogue un ou plusieurs de ces degrés, ainsi que le retranchement de quelques points de diligence sauve à l'écolier une plus rude correction. Outre l'utilité de ces notes elles sont encore si honorables, que les mandarins ne manquent jamais d'en faire mention parmi leurs titres. Moi, premier mandarin de telle ville, honoré de six notes ; telle est la superbe inscription, qu'ils mettent à la tête des ordres qu'ils intiment aux peuples ; un mandarin à qui on aurait retranché deux ou trois de ces notes, serait également obligé de le marquer, dans tous les écrits qu'il publie. Convenez, Madame, que tout cela est bien scholastique & bien puéril. Quelle idée peut-on se former de ces magistrats qu'il faut contenir dans leur devoir par de pareilles minuties ? Quelle opinion aurez-vous d'une politique si peu élevée ? la même que de leurs figures grotesques, qui sont plus propres à amuser les enfants, qu'à satisfaire le goût des personnes sensées.

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Les bonzes

À une lieue de Chao-Tcheou-Fou est un célèbre monastère de bonzes, que nous allâmes visiter. On ne peut rien voir de plus agréable que sa situation ; & on nous raconta des choses incroyables de son fondateur. Ce que vous avez lu dans les Légendes de nos plus déterminés pénitents, n'approche pas des austérités qu'on lui attribue. Tant il est vrai, a dit quelqu'un, que dans toutes les religions il y a des gens qui se font du mal pour plaire à Dieu ; passe encore, s'ils n'en faisaient pas aux autres. Cet austère personnage vivait, il y a près de mille ans ; & l'on a vu jusqu'à mille bonzes habiter ce monastère.

Ces religieux doivent leur origine à un Indien nommé Foë, qui vivait longtemps avant Pythagore. Ils furent introduits à la Chine, où ils prêchèrent & répandirent partout la doctrine de leur instituteur qu'ils adorent comme un Dieu. Il leur avait enseigné le dogme de la métempsycose, & toutes les absurdités qui en résultent. Il leur a laissé, de plus, cinq préceptes d'une obligation indispensable, savoir de ne tuer aucune créature vivante, de ne pas s'emparer du bien d'autrui, d'éviter l'impureté, de ne jamais mentir, & de s'abstenir de l'usage du vin. À ces devoirs les bonzes en ajoutent d'autres uniquement à leur avantage. Ils tâchent de persuader au peuple, qu'il est très important pour l'autre vie, de faire du bien aux religieux ; que par ces aumônes on rachète ses péchés, & l'on acquiert des récompenses glorieuses. Ils menacent des derniers supplices ceux qui meurent sans avoir satisfait à ce commandement ; ainsi nos anciens moines damnèrent impitoyablement un roi de France, qui n'avait point fondé d'abbayes, ni enrichi de monastères.

Ces bonzes, si on s'en rapporte à l'extérieur, mènent la vie du monde la plus austère. Ils s'imposent de rudes pénitences jusqu'au milieu des places publiques ; ils se chargent de grosses chaînes qu'ils traînent avec beaucoup de fatigues ; ils se frappent la tête & la poitrine avec des cailloux ; & s'arrêtant à chaque porte :

— Voyez, disent-ils aux habitants, ce qu'il nous en coûte, pour expier vos péchés ; ne pouvez-vous nous faire une petite aumône ?

Mais de toutes ces austérités volontaires, la plus plaisante est celle que m'a racontée notre missionnaire. Un jeune bonze était debout dans une chaise portée par deux hommes, bien fermée, & hérissée en dedans d'une grande quantité de longues pointes de clous.

— Je ne sortirai point de ce lieu, où je suis pour le bien de vos âmes, disait aux spectateurs l'avare pénitent, que vous n'ayez acheté tous ces clous, dont chacun vaut dix sols.

Il pria aussi le missionnaire d'en acheter, en disant :

— Tenez, prenez ceux-ci ; ce sont les meilleurs de ma chaise, parce qu'ils m'incommodent plus que les autres ; cependant je ne vous les vendrai pas plus cher. Vous ne devez pas douter qu'ils ne deviennent une source de bénédictions dans votre famille. Prenez-en du moins un ; & l'aumône que vous ferez, servira à bâtir le temple que nous érigeons au dieu Foë. Ce stratagème lui réussit ; & l'imposteur eut bientôt le débit de toute sa marchandise.

Malgré ces austérités apparentes, la profession de bonze est tellement méprisée, qu'il n'y a presque point de Chinois d'une naissance honnête, qui veuille l'embrasser. Pour y suppléer, ils achètent de jeunes esclaves de sept ou huit ans, les instruisent de leur doctrine & en font des religieux. La plupart sont fort ignorants ; mais comme il y a, parmi eux, une distinction de rang, les uns sont employés à la quête ; d'autres plus instruits sont chargés de visiter les gens de lettres, & de s'insinuer dans la faveur des grands. Les plus âgés président aux assemblées des femmes dévotes ; mais ces sortes d'assemblées n'ont lieu que dans quelques villes ; & les femmes qui les composent doivent être d'un âge mûr, veuves, libres & maîtresses de disposer de quelque argent. Les bonzes choisissent pour supérieure, celles qui sont le plus en état de contribuer à l'entretien de l'ordre. Les hommes ont aussi de ces congrégations où préside un vieux bonze. Les uns & les autres chantent des hymnes à l'honneur de Foë ; mais le résultat ordinaire de ces confréries, est, comme ailleurs, de tirer de l'argent des dupes qui s'y enrôlent.

L'avidité des bonzes pour les aumônes les tient toujours prêts à se rendre indifféremment chez les riches ou chez les pauvres, au moment qu'ils y sont appelés ; & ils y demeurent aussi longtemps qu'on veut les retenir. Si c'est pour quelque assemblée de femmes, ils mènent avec eux le plus ancien, distingué des autres par le respect qu'ils lui portent, par le droit de préséance, & par un habit convenable à son rang.

On prétend que ces bonzes sont d'une adresse et extrême dans les intrigues d'amour. Ils insinuent à leurs dévotes, qu'en accordant leurs faveurs aux disciples de Foë, elles se trouvent souvent honorées, sans le savoir, des embrassements de ce dieu. Ils les persuadent même qu'ils ont d'anciens droits sur leur virginité :

— Souvenez-vous, leur disent-ils, qu'avant que de naître vous m'avez promis d'être ma femme. C'est une mort trop prompte qui m'a privé des droits que je réclame aujourd'hui.

On voit de jeunes personnes des meilleures familles, déshonorées par ces moines, accoutumées au vice dès l'âge le plus tendre, & réduites pour toute ressource, à faire ouvertement profession de libertinage.

Avant que d'être initié dans l'ordre des bonzes, il faut passer par de rigoureuses épreuves. Le novice doit laisser croître sa barbe & ses cheveux pendant le cours d'une année. Vêtu d'un habit pauvre & déchiré, il va de porte en porte, les yeux baissés, demandant l'aumône, & chantant les louanges de l'idole, au service de laquelle il veut se consacrer. Durant ce noviciat pénible, il doit s'abstenir de la chair de toute espèce d'animal. Il lui est même défendu de dormir ; & s'il vient à succomber au sommeil, ses supérieurs le réveillent sans pitié. Quand il a fini avec courage ces rudes épreuves, on l'admet à la profession. Tous les bonzes des monastères voisins s'assemblent, & se prosternent devant l'idole, récitant à haute voix certaines prières au son de plusieurs clochettes, & ayant sur le cou une espèce de chapelet. Pendant ce temps-là, le novice prosterné à la porte du temple, attend en silence la fin des cérémonies. Alors les bonzes viennent le prendre, le conduisent à l'autel, & lui jettent sur le corps une robe grise avec une ceinture de corde, pareille à celle de nos capucins. On lui met sur la tête un bonnet de carton ; & le tout finit par des embrassements réciproques.

Sans s'embarrasser de ce que deviendraient les professions les plus nécessaires, les bonzes veulent engager tout le monde dans ce même genre de vie inutile & oisif. Leur zèle, à cet égard, ne peut mieux se comparer qu'à celui de nos religieux ou religieuses d'Europe, qui pressent les jeunes gens d'entrer dans un ordre qu'ils sont souvent eux-mêmes très fâchés d'avoir embrassé.

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La ceinture jaune: la compil en défaut, quoique...

La Porte : "Le père Desrobert nous dit qu'étant à Ning-Po, il y trouva le père Parennin, jésuite d'un grand mérite, envoyé pour des affaires de la cour. Il était décoré d'une ceinture jaune, dont l'empereur lui avait fait présent. Un don de cette nature est d'autant plus précieux à la Chine, qu'à la vue de cette couleur, chacun est obligé de se mettre à genoux, & de frapper la terre de son front, jusqu'à ce qu'il plaise à celui qui la porte, de la cacher en la couvrant. Un mandarin qu'on savait n'être point favorable aux chrétiens, vint faire au père Parennin une visite à Ning-Po. Le jésuite prit, pour le recevoir, le bout de sa ceinture à la main ; & s'expliquant d'un air ferme & sévère, il lui reprocha d'avoir osé condamner la religion chrétienne, lorsque l'empereur honorait les missionnaires d'une si haute faveur. Pendant son discours, le pauvre mandarin frappa si souvent la terre de son front, que tous les chrétiens qui étaient présents, prièrent le jésuite de ne pas l'humilier davantage. En lui ordonnant de se lever, le père lui recommanda de traiter mieux les chrétiens à l'avenir ; sans quoi, il le menaça de porter ses plaintes à sa majesté impériale."

Mais, mais : Grosier (Biographie Universelle, 1814) : "L'abbé de La Porte, dans sa compilation sur les voyages, introduit le père Desrobert comme chargé de faire les honneurs de la Chine au voyageur français ; c'est ce jésuite qu'il donne pour Cicerone à cet étranger, et qui l'accompagne dans les diverses provinces de l'empire, pour lui en faire remarquer toutes les singularités. Le compilateur fait dire à l'un et à l'autre bien des absurdités sur les lois et les usages de la Chine. Le voyageur observe, par exemple, que le père Parrenin faisait trembler tous les petits mandarins des provinces, lorsqu'il paraissait devant eux avec sa ceinture jaune. Le jésuite Parrenin n'avait lui-même que le simple titre de mandarin, et il ne porta jamais la ceinture jaune, décoration affectée aux seuls princes du sang impérial."

Cependant, La Harpe (Abrégé de l'Histoire générale des voyages) : "À Pékin, le père Grimaldi, missionnaire jésuite, fit voir à Gemelli (voyageur napolitain de la fin XVIIe) une ceinture jaune, dont l'empereur lui avait fait présent, de laquelle pendait un étui de peau de poisson, qui contenait deux petits bâtons, et les autres ustensiles dont les Chinois se servent à table. Un présent de cette nature est d'autant plus précieux à la Chine, qu'il s'attire le respect de tout le monde, et qu'à la vue de cette couleur, chacun est obligé de se mettre à genoux et de baisser le front jusqu'à terre, pour attendre qu'il plaise à celui qui la porte de la cacher. Gemelli rapporte à cette occasion qu'un mandarin de Canton ayant prié un franciscain de lui faire présent d'une montre, et le missionnaire n'en ayant point a lui donner, le mandarin se trouva si offensé, qu'il publia une déclaration contre la religion chrétienne pour faire connaître qu'elle était fausse. Cette démarche ayant alarmé les chrétiens chinois, ils en informèrent le missionnaire, qui, dans le mouvement de son zèle, se rendit à la place publique, et déchira la déclaration. Le mandarin, irrité de sa hardiesse, le contraignit d'abandonner la ville. Dans cette conjoncture, le père Grimaldi passant à Canton pour se rendre en Europe, le mandarin vint lui rendre ses respects, parce qu'on n'ignorait pas dans quel degré de faveur il était à la cour impériale. Il prit, pour le recevoir, le bout de sa ceinture jaune à la main ; et s'expliquant d'un air ferme, il lui reprocha d'avoir osé condamner la religion chrétienne lorsque l'empereur honorait les chrétiens d'une si haute faveur. Pendant son discours, le pauvre mandarin frappa si souvent la terre du front, qu'à la fin les autres missionnaires prièrent Grimaldi de ne pas l'humilier davantage. En lui ordonnant de se lever, le jésuite lui recommanda de traiter mieux les chrétiens à l'avenir ; sans quoi il le menaça de porter ses plaintes à sa majesté impériale, et de le faire punir sévèrement. Il n'y a que l'empereur, les princes du sang de la ligne masculine, et quelques autres que sa majesté honore d'une faveur particulière, à qui appartienne le droit de porter le jaune et une ceinture de cette couleur. Les princes de la ligne féminine en ont une rouge."

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