Matthieu Ricci (1552-1610), Nicolas Trigault (1577-1628)

Matthieu RICCI (1552-1610) et Nicolas TRIGAULT (1577-1628) :  Histoire de l'expédition chrétienne au royaume de la Chine, entreprise par les Pères de la Compagnie de Jésus, et traduite en français par David Floris de Riquebourg-Trigault

HISTOIRE DE L'EXPÉDITION CHRÉTIENNE
AU ROYAUME DE LA CHINE

entreprise par les Pères de la Compagnie de Jésus

tirée des mémoires de M. Ricci par N. Trigault,
et traduite en français par David Floris de Riquebourg-Trigault

[De 1582 aux funérailles du père Ricci]

Imprimerie de Pierre de Rache, Lille, 1617, [12]+559 pages.

  • La méthode de Ricci, notamment : l'habit : "Le père Matthieu avait maintenant reconnu par expérience combien il lui était peu profitable de se trop abaisser par l'habit & déportement étranger. Il prit donc soin qu'entrant en cette ville il représentât une modeste majesté. Il se fit à cet effet vêtir de l'habit de soie de civilité, pour s'acquitter des devoirs de visite, & prit le bonnet qu'ont accoutumé porter les lettrés... tant l'apparence extérieure, étant passée en coutume, est estimée être la chose même qu'elle représente."
  • L'écrit : "Le roitelet Chiengan... le reçut dans la salle royale orné d'habits & de vêtements royaux... [Il] ne voulait pas être surmonté par ces présents... Il n'estima toutefois rien tant que deux volumes reliés à la façon d'Europe... L'un de ces deux volumes avait quelques tables géographiques, voire même les neuf circuits des cieux, la combinaison des quatre éléments, & semblables, tirés des mathématiques ; en outre on y voyait l'explication des choses susdites en leur langage. L'autre livre contenait un bref traité de l'amitié en caractères chinois. En icelui le père Matthieu feignait... que le roi lui avait demandé quelle opinion les Européens avaient de l'amitié, & ainsi il réduisit en un petit dialogue ce qu'il pouvait avoir recueilli parmi un si grand défaut de nos livres, de divers philosophes, des docteurs sacrés, & des autres auteurs approuvés."
  • La causerie : "Mais la conversation familière d'une autre sorte de personnes ne lui acquit pas moins, ains aussi davantage d'autorité... Ceux-là donc qui méprisent fièrement tous les autres, vinrent avec humilité & respect voir le Père, & furent fort satisfaits de l'entendre pertinemment discourir des livres des Chinois, & défendre ce qu'il disait avec des armes domestiques."
  • Confucius : "Mais, quant à la secte des lettrés, non seulement [le père Matthieu] ne la blâmait pas, mais aussi la prisait grandement, & louait hautement Confutius prince d'icelle, qui avait mieux aimé se taire de ce qu'il ne savait pas, touchant l'autre vie, que d'en faire mention, & avait approprié les préceptes de sa loi, à bien former la vie d'un chacun, & bien gouverner sa famille, & le royaume, selon droit & équité... Et de ceci était souvent parlé par les principaux qui en toute assemblée appelaient le Père vrai lettré."

Extraits : Sciauquin [Zhaoqing], la première résidence - La table géographique - L'habit et le moine
À Thiensin, les exactions de l'eunuque Mathàn - Les funérailles du père Matthieu
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Sciauquin [Zhaoqing], la première résidence

En ce même temps, la contrée de Sciauquin avec une dépense royale faisait lever la taille sur le commun de ses onze villes pour bâtir une tour, de celles que l'ancienne superstition a fait accroire apporter la bonne fortune à toute la province. Et déjà le premier plancher, sur lequel il en fallait ériger neuf autres, était fait, & en un lieu très agréable sur la rive d'une grande rivière & commodément navigable, de laquelle le palais des vice-rois & gouverneurs de Sciauquin près les remparts de la ville est fort proprement arrosé ; la tour s'édifiait à un mille & un peu plus d'iceux ; mais jusques à là, & encore plus avant, les faubourgs sont aussi assez habités, & fait beau les voir pour la récréation des jardins & des autres plantes partout. En ce même champ, la tour étant jà édifiée, ils proposaient de bâtir un temple magnifique, auquel selon la coutume de cette nation ils élevaient une statue au gouverneur qui avait l'espace de six ans entiers bien mérité de toute la contrée, des gens de lettres, & du peuple.

Les nôtres furent menés en ce lieu par ce soldat qui les avait conduits, & autres amis qu'ils avaient acquis pendant le séjour de quelques mois passés. Cette place leur plut tant à tous qu'ils résolurent entièrement de ne voir ni demander autre chose, qu'une partie de ce champ, auquel la tour fleurie (ainsi appelée pour la variété de l'œuvre) s'élevait ; par quoi ils firent entendre le jour suivant ce leur désir au gouverneur. Il sembla qu'il ne pouvait rien avoir de plus agréable. Car toutes ces choses étant faites par son autorité, ou pour l'amour de lui comme leur bienfaiteur, il avançait tous ces ouvrages comme chose sienne. Par quoi il lui sembla, que le lieu ne serait pas peu embelli, s'il était rendu plus honorable & respectable par la demeure des prêtres étrangers, chose jusqu'alors inconnue aux Chinois. Il les renvoya donc en leur maison, prenant sur soi la charge de dresser la requête pour présenter au vice-roi ou d'obtenir leur demande.

Non loin de ce temple auquel autres des nôtres avaient premièrement demeuré sous le vice-roi, demeurait un honnête jeune homme & de bon esprit surnommé Ciu, nommé Ni-co. Icelui pour être voisin avait familièrement fréquenté avec les nôtres, & contracté avec eux une particulière amitié, pource principalement que nos Pères, l'ayant assez bien instruit en la foi chrétienne, le sollicitaient d'embrasser notre religion ; mais le départ inopiné rompit tout ce dessein. À celui-ci toutefois ils avaient baillé en garde un autel, auquel ils avaient accoutumé tous les jours sacrifier à Dieu très grand & très puissant, parce que, n'y ayant point de nouveaux chrétiens, celui-ci qui n'était pas du tout éloigné de la religion chrétienne, leur sembla assez propre.

Comme donc à ce retour ils allèrent premièrement visiter celui-là, ils furent reçus de lui avec le contentement & réjouissance de toute la famille. Or il avait posé cet autel en une salle en un lieu fort propre, & dessus l'autel (parce qu'il n'avait point d'autre image) on lisait le nom de Dieu, écrit sur une table en deux grands caractères, comme s'ensuit : Thien-chu, Au Dieu du Ciel. Et sur le même autel il y avait sept ou huit cassolettes, ou encensoirs pleins de parfums odorants. Et lui-même allait à certains temps offrir des honneurs divins, & des prières ordinaires au Dieu qui ne lui était pas du tout inconnu. Cela remplit les Pères de la douceur d'une joie céleste, quand ils virent qu'enfin au moins, après tant de siècles d'ignorance, maintenant il s'en trouvait quelqu'un qui invoquait le nom du vrai Dieu. Or le jeune homme ne voulut pas que les nôtres sortissent de sa maison jusqu'à ce qu'ils eussent reçu la réponse du vice-roi par le gouverneur. Cela fut très commode aux Pères ; car pendant ces jours, ils célébrèrent sur l'autel le saint sacrifice de la messe pour l'heureux succès d'une si grande chose.

Et la réponse ne tarda guère : car le jour que l'Église célèbre la fête de l'exaltation de la croix, le gouverneur envoya quérir les Pères, & les assura que le vice-roi avait accordé leur requête. Il leur commanda donc que le jour suivant ils se transportassent au lieu où se bâtissait la tour, & l'attendissent là ; qu'il leur assignerait une place pour bâtir leur église aussitôt qu'ils voudraient. Les Pères remercièrent le gouverneur pour le bien qu'il leur faisait, à la façon accoutumée de ce peuple, frappant légèrement la terre du front trois fois abaissé. De là étant de retour en la maison, ils se réjouirent en Dieu tout-puissant & très bon, reconnaissant plus amplement ses bienfaits, & ne cessant de lui rendre action de grâces, qu'alors enfin une chose de si grande importance, tant désirée, & procurée l'espace de tant d'années, semblait être accordée, comme ils espéraient pour sa gloire en ce très ample Orient, & pour le bien immortel de la république chinoise.

Le jour suivant donc les nôtres s'en allèrent en ce lieu. Le gouverneur aussi y était avec un de ses assesseurs, & on avait appelé un certain commis des bâtiments d'entre les bourgeois, qui après avoir aussi autre part administré la république, vivait alors en homme privé en sa maison, & était ensemble avec d'autres citoyens député pour avoir soin du bâtiment de la tour. Le dessein des Pères ne plaisait pas beaucoup à ceux-ci, & avaient déjà averti le gouverneur qu'il y avait danger que ceux-ci en après n'appelassent d'autres étrangers du port d'Amacao, desquels peut-être la ville pourrait recevoir un dommage public. Cela fut cause que le gouverneur avertit aussitôt les Pères de se garder de faire venir en leur demeure aucun autre de leurs compagnons étrangers, & qu'ils gardassent exactement les lois de la république chinoise. Nos Pères répondirent modestement qu'ils observeraient tout ce qui leur était commandé. On assigna donc un coin dans ce champ pour bâtir l'église, qui semblant être un peu trop étroit pour l'église & pour la maison, le truchement le fit savoir au gouverneur. Mais il répondit que le lieu qu'il leur avait marqué était seulement pour la demeure, que l'on donnait ordre à un temple grand & magnifique. Les Pères entendirent aussitôt que le gouverneur abusé pensait que les nôtres voulussent présider en ce temple qu'on édifiait en son honneur ; par quoi il le fallut clairement instruire de nos coutumes. On répondit donc que les nôtres n'adoraient pas les idoles, mais tenaient le seul Seigneur du ciel pour Dieu. Le gouverneur s'arrêta quelque peu tout étonné, croyant peut-être qu'on ne trouvait pas d'autre manière d'adorer Dieu que celle qui était en usage parmi les Chinois. Après, ayant un peu parlé avec les autres, il leur dit :

— Il n'importe pas beaucoup, nous bâtirons le temple ; ils mettront après en icelui les images des dieux qu'ils voudront ;

& néanmoins élargit aussi un peu le lieu qu'il avait assigné.

Il se fit alors une grande assemblée de peuple, comme en chose nouvelle & jusqu'à présent inouïe entre les Chinois, car tout ce champ où on édifiait la tour était si plein de la multitude de ceux qui désiraient voir les prêtres étrangers, que les gouverneurs mêmes ne pouvaient ni avec leur garde ni autorité passer à travers. Mais quand on leur présenta ce verre trigonal qu'on avait apporté pour présent au premier gouverneur & qu'ils virent une petite image de la Vierge, mère de Dieu, ils furent quasi confus d'étonnement. Et ceux qui le purent voir de près furent ravis en si grande admiration qu'ils en demeurèrent quasi perclus de sens. Et principalement les mandarins qui étaient avec le gouverneur, tant plus ils louaient hautement tout, d'autant plus ils augmentaient le désir de la curieuse multitude. Le gouverneur pria qu'on lui permît les emporter en son palais, pour réjouir par cette nouveauté toute sa famille. Les Pères donc lui envoyèrent après tout ceci, & quelques autres choses, le priant de ne dédaigner pas de recevoir ces petits présents. Mais il rendit par après tout, même un mouchoir artistement travaillé à points coupés à la façon d'Europe, encore que l'une de ses femmes avait un extrême désir de l'avoir. Tant est grande la crainte plutôt que prud'homie des Chinois, qui les empêche de recevoir principalement en public des présents. Car il craignait que par le témoignage de toute la ville, il ne fût en après accusé d'avoir été induit par des dons précieux de recevoir des sacrificateurs étrangers dans le royaume de la Chine, & leur avoir donné une demeure perpétuelle.


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La table géographique

La Chine, sur la Carte du monde de 1602, de Matthieu Ricci. Présentation de l'Université du Minnesota (cliquer sur la carte pour voir la page).
La Chine, sur la Carte du monde de 1602, de Matthieu Ricci. Présentation de l'Université du Minnesota (cliquer sur la carte pour voir la page).

Dans la salle de la maison pendait attachée une description cosmographique en caractères européens. Les lettrés chinois la regardaient avec plaisir, & quand ils eurent entendu que le plan de tout le monde était vu & lu en cette description, ils prirent grand désir de la pouvoir lire en lettres chinoises. Car les Chinois, qui sur toute autre nation n'avaient jamais eu le moindre, & quasi nul commerce avec les peuples étrangers, étaient grossièrement ignorants des parties du monde. Car encore qu'ils eussent assez de semblables tables cosmographiques, qui portaient le titre de description universelle de tout le monde, ils réduisaient néanmoins l'étendue de toute la terre en ces leurs quinze provinces, & en la mer dépeinte à l'entour ils mêlaient quelques petites îles, ajoutant les noms des royaumes qu'ils avaient quelquefois ouï nommer, tous lesquels royaumes assemblés en un à peine égalaient la moindre province de l'empire chinois. Qui est la cause pour laquelle ils n'ont pas fait de difficulté d'orner leur empire du nom de tout l'univers, l'appelant Thien hia, comme si vous disiez : tout ce qui est sous le ciel. Quand donc ils entendirent & virent que leur Chine était confinée en un coin de l'Orient, ils admiraient comme chose à eux inouïe cette description à leur opinion si dissemblable à l'univers, & désiraient en pouvoir lire l'écriture, pour juger de la vérité d'icelle. Le gouverneur donc conseilla au père Matthieu Ricci de faire avec l'aide de son truchement que cette table parlât chinois, dont il pourrait acquérir beaucoup de crédit & de faveur à l'endroit d'un chacun.

Par quoi le père Ricci, bien versé ès disciplines de mathématique, lesquelles il avait appris du père Christophe Clavius docteur & prince des mathématiciens de son siècle, qu'il avait ouï quelques années à Rome, appliqua son esprit à cette description qui n'était pas malséante à son dessein de prêcher l'Évangile ; sachant bien qu'on ne s'est pas toujours servi d'un même moyen, ou entremise de même nation, pour, selon la disposition divine, attirer quelque peuple à la foi de Jésus-Christ. En vérité par cette amorce plusieurs entre les Chinois ont été amenés dans la nasse de l'Église. Il étendit donc cette description en un champ plus ample, afin qu'il pût aisément contenir les caractères chinois, qui sont plus grands que les nôtres, & ajouta non les mêmes annotations, ains d'autres selon l'humeur des Chinois, & convenables à son intention ; car où il venait à propos en divers lieux traitant des coutumes & cérémonies de diverses nations, il discourait des mystères sacrés de notre très sainte foi jusqu'au temps présent inconnus aux Chinois, afin que sa renommée s'épandît en peu de temps par tout le monde.

Je n'oublierai pas aussi ce qu'il inventa pour gagner la bonne grâce des Chinois. Les Chinois croient bien que le ciel est rond, mais toutefois ils estiment que la Terre est carrée, au milieu de laquelle ils se font assurément accroire que leur empire est situé Par quoi ils portaient impatiemment que leur Chine fût par nos géographes rejetée en un coin de l'extrémité d'Orient. Et, pour autant qu'ils n'étaient pas encore assez capables d'entendre les démonstrations des mathématiques, par lesquelles on prouverait facilement que la terre avec la mer fait un globe, & qu'au globe, par la nature de la figure circulaire, ne se trouve ni commencement ni fin, il changea un peu notre projet, & rejetant le premier méridien des îles Fortunées aux marges de la description géographique à droite & à gauche, il fit que le royaume de la Chine se voyait au milieu de la description, à leur grand plaisir & contentement.

Véritablement, on n'eût pu en ce temps-là trouver une invention plus propre pour disposer ce peuple à recevoir les mystères de notre religion. Ce que, s'il semble être un paradoxe à quelqu'un, j'en déclarerai la cause, qui en après a été confirmée par le témoignage de l'expérience. À cause de l'ignorance de la grandeur du monde, les Chinois ont pris telle opinion d'eux-mêmes, que la Chine n'admire que soi seule, à leur croyance, unique en grandeur d'empire, administration de la république, ou gloire des lettres ; & tenait toutes les autres nations non seulement comme barbares, mais quasi au rang des bêtes, croyant qu'il n'y eût en aucun autre lieu nul roi, nulle république, nulles lettres. Mais, d'autant que l'ignorance avait enflé cet orgueil, la vérité en après connue l'a abaissé. Car ayant vu cette description, encore que quelques-uns des plus grossiers du commencement tournassent tout en risée & en brocards, les plus doctes toutefois ayant considéré la proportion des parallèles méridiens ensemble avec l'équateur, & les tropiques, ayant aussi entendu la symétrie des cinq zones, & lu les coutumes de tant de peuples & noms de tant de lieux, dont aussi plusieurs choses s'accordaient avec les anciennes descriptions des Chinois, crurent que cette table était la vraie & naturelle représentation & figure de tout le monde, ce qui fut cause qu'ils conçurent une grande opinion des Européens en loute sorte de disciplines & autres sciences.

Ceci produisit aussi un autre effet, qui n'était pas de moindre importance ; car on voyait par cette description de quel espace quasi démesuré de terres & de mers le royaume de la Chine était éloigné de l'Europe : qui fut cause qu'ils diminuèrent la crainte qu'ils avaient des nôtres, jugeant aisément qu'ils n'avaient aucun sujet d'avoir peur d'un peuple que la nature avait séparé d'eux par de si grands intervalles. Chose laquelle si elle était également connue de tous les Chinois, ôterait un grand empêchement aux nôtres pour faire recevoir la foi chrétienne par tout le royaume. Car nous ne sommes par aucune chose tant empêchés que par ces ombrages de soupçon. Du depuis cet œuvre géographique, souvent revu & limé par le Père, a été donné pour être plusieurs fois imprimé & montré, voire avec égale admiration de l'une & l'autre cour, jusqu'à ce qu'enfin il fût porté dans le palais même du roi par son commandement. Mais nous parlerons de cela en après en son lieu.

À même temps que cet œuvre fut achevé, l'artisan aussi mit fin à l'horloge. Le père Matthieu présenta donc l'un & l'autre au gouverneur, avec un contentement incroyable, qu'il témoigna par paroles très gracieuses, & de plus par présents. Et aussitôt fit à ses dépens imprimer la table géographique & en fit présent à ses amis dans la province & donna ordre que plusieurs autres exemplaires [fussent] distribués par les autres contrées. Mais n'ayant personne en sa maison qui sût conduire l'horloge, après quelques mois, il le rendit aux nôtres pour les usages de la maison, & la récréation des amis.

Mais maintenant ayant fait récit de ce qui s'est passé en l'absence du père Michel, revenons à parler de lui. Étant donc enfin un jour le navire marchand du Japon abordé au port d'Amacao, le père n'a pas eu faute d'argent, que la libéralité des Portugais lui avait élargi pour aumône ; car la république même & autres amis le renvoyèrent à sa demeure avec des beaux présents. Avec ce secours, les dettes ont été payées, la maison achevée de bâtir, & garnie de meubles nécessaires ; laquelle, encore que petite, n'en était pas pour cela moins belle ; & les Chinois regardaient avec beaucoup de plaisir cet ouvrage européen qui paraissait différent de leurs bâtiments par les étages & le pavé, & auquel la disposition proportionnée des fenêtres ajoutait beaucoup de grâce. La beauté du bâtiment était aussi aidée par la situation du lieu fort agréable, & délicieux. Car d'icelui on pouvait voir tous les bâtiments du long de la rivière, toute sorte de vaisseaux, & tout ce qui paraissait au-delà des montagnes & des bois. C'est pourquoi chacun croyait qu'il n'y avait en toute la ville aucun lieu plus plaisant, lequel aussi était embelli de la nouveauté des choses d'Europe, qui attirait un chacun pour les voir. Par quoi notre maison était tous les jours fréquentée par les plus grands mandarins non seulement de la ville, mais aussi de la province, qui venaient souvent de l'une & l'autre province vers leur vice-roi, ce qui apportait de l'autorité aux nôtres, & aux Chinois du profit, & peu à peu du désir de connaître notre religion.

Le temps en après s'écoulant, quand le père Matthieu eut pris courage par l'heureux succès de la table géographique, il fit des sphères astrologiques de cuivre & de fer & plusieurs globes aussi qui exprimaient la forme du ciel, ou la représentation de la Terre en leur propre figure. Il fit aussi peindre des cadrans pour marquer les heures en la maison, ou les grava sur des lames de cuivre, & en fit présent aux magistrats amis ; voire le vice-roi même en eut sa part. Toutes lesquelles choses ayant très bien exposées, & agencées à leur propre usage, & démontré clairement la situation de la Terre au milieu de l'univers, l'auteur de ces œuvres acquit une si grande réputation parmi les hommes, qu'on le croyait le plus grand astrologue qui fût en tout le monde ; car ce peuple mesure toutes les autres nations à son aune, & croit que tous les autres peuples ignoraient aussi bien toutes ces choses qu'eux.


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L'habit et le moine

Le père Matthieu Ricci. Histoire de l'expédition chrétienne au royaume de la Chine, tirée des mémoires de Matthieu RICCI (1552-1610) par Nicolas TRIGAULT (1577-1628), et traduite par D. F. de Riquebourg-Trigault - Imprimerie de P. de Rache, Lille, 1617.
Le père Matthieu Ricci

Le Visiteur étant retourné du Japon, le père Matthieu prit occasion d'établir cette expédition, de sorte qu'elle fut plus assurée & plus ample pour la majesté de l'Évangile. Car encore qu'il eût banni de la maison le nom abject des ministrots qu'on attribuait aux nôtres, pource néanmoins qu'ils rasaient leur barbe à la façon des prêtres portugais, se tondaient les cheveux, gardaient le célibat, avaient un temple, récitaient des prières à heures ordonnées, ils ne pouvaient s'exempter parmi le commun de ce nom infâme, & du tout inepte pour effectuer des choses grandes. Car la ressemblance des fonctions faisait appeler de même nom des choses autrement très différentes. Par quoi il donna avis au Visiteur qu'il lui semblait être à propos pour l'avancement de la foi chrétienne, qu'ils laissassent croître leur barbe & leurs cheveux, afin qu'on ne les prît pour adorateurs des idoles, & qui est pis, pour sacrificateurs d'iceux, dont la barbe rase & poil tondu selon leur expresse institution sont des indices assurés. Il l'avertit aussi que l'expérience leur faisait connaître qu'il était nécessaire que les nôtres en leurs habits & ornements imitassent les lettrés, & eussent chacun un habit de soie, lequel ils vêtissent, quand ils iraient visiter les magistrats, & sans lequel on n'a pas accoutumé entre les Chinois de se trouver du pair entre les lettrés ou mandarins. Il lui fit finalement savoir qu'il fallait qu'il partît au premier jour, pour tâcher d'établir une autre résidence ou pour éviter l'intempérie de l'air de Xaucea, qui avait en peu de temps enlevé deux des nôtres, ou, si cette raison ne lui semblait suffisante, afin que la résidence des nôtres divisée en deux demeures fût plus assurée, & que le bonheur de toute l'expédition ne consistât au malheur d'une seule maison.

Le Visiteur trouva toutes ces choses si raisonnables qu'il permit de faire ce qu'on demandait, & prit la charge d'avertir lui-même de tout le Révérend Père général, & le pape. Et ainsi les Pères de Xaucea peu à peu s'accoutumaient à tout au grand contentement des amis, qui étaient aussi bien aises que selon leurs coutumes il leur était permis de s'habituer à leur façon, & conférer avec les nôtres également, ce qui n'a pas accoutumé leur être permis avec leurs sacrificateurs. Car encore que les magistrats & les lettrés portassent toujours plus d'honneur aux nôtres, incités à ce faire par l'opinion qu'ils ont de leur vertu ou de leur doctrine, qui sont deux choses principales dont les templiers des idoles manquent, le vulgaire néanmoins, qui a les yeux trop hébétés pour entrer en ces considérations, pensait qu'ils n'étaient en rien différents des autres, & ainsi par notre faute les grands ne pouvaient nous traiter avec égalité, de peur d'outrepasser les bornes de la civilité & bienséance, à cause de l'habit profane que nous prenions de nous-mêmes contre la coutume du pays. Quand donc ils allaient aux palais des magistrats, & demandaient les compliments de visite selon la coutume des lettrés (qui est différente du vulgaire), ils invitaient par ce moyen les magistrats à leur rendre le même. Mais il faut que j'efface ici l'abus de plusieurs personnes d'Europe, qui croient que les nôtres tâchent d'acquérir les degrés des lettrés de ce royaume. Car les nôtres ne se disent pas lettrés chinois, mais européens. Or tous les Chinois ont agréable que des hommes lettrés, quels qu'ils soient, se comportent en lettrés partout où ils se trouvent, se vêtant & habillant selon la coutume du pays.

Encore que les nôtres n'aient encore pu abolir le nom ignominieux de sacrificateurs en la province de Canto, toutefois ils ont ès autres provinces dès le commencement heureusement & utilement acquis le nom & la réputation de lettrés.

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Le père Matthieu avait maintenant reconnu par expérience combien il lui était peu profitable de se trop abaisser par l'habit & déportement étranger. Il prit donc soin qu'entrant en cette ville il représentât une modeste majesté. Il se fit à cet effet vêtir de l'habit de soie de civilité, pour s'acquitter des devoirs de visite, & prit le bonnet qu'ont accoutumé porter les lettrés, lequel n'est pas beaucoup différent de celui dont les prêtres espagnols se servent, sinon qu'il est un peu plus haut. Il menait aussi deux serviteurs domestiques revêtus de sotanes de coton avec soi, lesquels étaient portés sur les portefaix dans une selle portative, lorsqu'il allait faire ses visites. Ce qu'encore qu'il soit visité par les pauvres lettrés, toutefois si vous ne marchez de cette façon, il est impossible que vous soyez tenu pour lettré, tant l'apparence extérieure, étant passée en coutume, est estimée être la chose même qu'elle représente. Or, quand je parle des lettrés, je n'entends pas (comme aucuns croient) parler des magistrats. Car ceux-là marchent en public avec beaucoup plus de parade ; & tous les magistrats sont à la vérité bien lettrés, mais non tous les lettrés magistrats.


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À Thiensin, les exactions de l'eunuque Mathàn

Une page de l'ouvrage. Histoire de l'expédition chrétienne au royaume de la Chine, tirée des mémoires de Matthieu RICCI (1552-1610) par Nicolas TRIGAULT (1577-1628), et traduite par D. F. de Riquebourg-Trigault - Imprimerie de P. de Rache, Lille, 1617.
Une page de l'ouvrage.

Un de ces eunuques que le roi avait envoyé pour arracher plutôt qu'exiger les impôts, s'appelait Mathàn, & demeurait à Lincinum port très fameux. Le peuple & la garnison s'étant élevés, avaient vengé les torts qu'il leur avait faits, par l'embrasement de son palais & la mort de ses domestiques. Et lui-même n'en fût pas échappé à meilleur compte, s'il ne se fût sauvé en habit déguisé, trompant ainsi les plus furieux ; & toutefois la peur n'avait pas encore plus de pouvoir sur lui que l'avarice, car on disait qu'il n'en était de rien devenu plus doux.

L'eunuque donc capitaine de nos vaisseaux étant là abordé, s'en alla voir le péager Mathàn, les mains armées, non de fer, mais de présents. On lui refusa pour la deux & troisième fois l'entrée de la maison, parce qu'on jugeait que les présents n'étaient pas sortables à l'avarice de l'exacteur. Le temps auquel il fallait précisément arriver à la cour le pressait, auquel s'il manquait, il courait fortune de recevoir dommage en ses biens, & aussi péril de la vie. Par quoi, selon l'infidélité ordinaire des eunuques, n'ayant aucun égard à l'amitié contractée avec les nôtres, il résolut les livrer entre les griffes de cet exacteur, afin de se pouvoir dépêtrer. Et ainsi au déçu des nôtres, il trama cette menée avec quelques courtisans du péager. Il leur fit entendre que dans l'un de ses bateaux, il y avait quelques étrangers qui portaient des présents précieux de choses entièrement nouvelles au roi ; que l'eunuque Mathàn pouvait, s'il voulait, par ce moyen acquérir la bonne grâce du roi ; & afin de se faire croire, sans que les nôtres se doutassent de rien, montra aux eunuques les images & les horloges, avec grande dissimulation. Ces messagers joyeux coururent aussitôt à leur maître & l'assurèrent qu'il n'y avait pas de doute qu'ils ne portassent, outre ce qu'ils avaient vu, encore d'autres choses plus précieuses. Il ne fut pas besoin d'enflammer avec beaucoup de paroles un courage brûlant d'avarice. Il envoya donc aussitôt quelqu'un leur dire qu'il voulait voir les présents royaux.

Le père Matthieu connut bien qu'il y avait du danger. Par quoi il s'en va incontinent vers certain Cantonais, qu'il avait connu à Sciauquin, & en après, ayant fait nouvelle amitié à Nanquin. Icelui avait en cette ville une magistrature, dont le pouvoir s'étendait amplement sur toutes les villes voisines. Il lui demanda donc conseil & secours. Il y avait jà longtemps qu'il attendait le père Matthieu, & passé plusieurs jours tenait un homme exprès pour l'avertir de son arrivée. Quand donc il fut arrivé à la porte du palais, le serviteur court vers son maître, l'assurant que l'étranger qu'il attendait était venu. Il le fit donc entrer dans l'intérieur de son palais, comme pour le loger ; mais, quand il entendit que l'eunuque Mathàn se mêlait de ses affaires, il fut fort triste & dit :

— N'espérez pas pouvoir échapper de ses mains sans perte. Car en ce temps les eunuques règnent & le roi les appelle quasi seuls à son conseil ; & les plus grands magistrats ne peuvent pas résister à leurs injures ; à plus forte raison un étranger ne saurait repousser leurs outrages.

Toutefois il lui conseilla de montrer tout volontairement à l'eunuque, & qu'il le remerciât de sa faveur, car on pouvait espérer qu'ainsi il y aurait moins de dommage ; qu'on pouvait bien tâcher par le moyen de quelqu'un d'échapper de ses mains, mais qu'il ne se pouvait pas faire sans danger. Et certes ce fut un conseil d'ami & d'homme prudent.

Il n'était encore sorti du palais, qu'un messager arrive à grand-course de la part de l'eunuque, qui lui mandait qu'il s'en allait au bateau des nôtres, qu'il s'y transportât incontinent.

— Va, dit-il, rapporter à ton maître que tu as ici trouvé le père Matthieu & que je ne le laisserai pas aller sans son commandement.

En quoi il voulut montrer qu'il n'était pas destitué de tout secours, puisqu'il était favorisé de la bienveillance de tels magistrats. Et certes ce fut une invention divine, que l'eunuque entendît que le Père était en la protection de celui-ci. Car de tous les magistrats de la ville, il redoutait celui-là seul, parce qu'il avait souvent arraché des passants de ses mains, avec telle prudence qu'il rendait son intégrité moins odieuse, d'où provenait que sa prud'homie était louée d'un chacun. Et la ville, pour n'être ingrate en son endroit, lui fit du depuis bâtir un temple, & en ce temple posa sa statue & une honorable inscription, pour reconnaissance de sa vertu.

Cet eunuque, outre les temples qu'il avait fait bâtir, avait fait faire un très grand navire, dans lequel le roi même n'eût pas fait difficulté de naviguer ; il y avait tant de caves, chambres, salles & autres lieux très commodes, que c'était merveille ; les fenêtres & galeries étaient d'un bois incorruptible, taillé en divers méandres, & tout resplendissait en son lieu du vernis de cette sandaraque chinoise, ou reluisait d'or. Il avait accoutumé se faire porter sur ce fleuve dans ce vaisseau, & dans le même il vint à notre bateau. Ici le père Matthieu lui vint au devant, & il le reçut avec grande courtoisie & bienveillance. Premièrement, il lui fit beaucoup d'offre de sa faveur, pour faire présenter ses dons au roi ; en après, pour voir tout plus commodément, il commanda que tout fût porté, chose après autre, dans son bateau. Tout lui fut merveilleusement agréable, assurant que c'était un présent digne d'un roi, voire du roi de la Chine. Il salua avec révérence les images, étant à genoux, & promit là à la Vierge de lui trouver place dans le palais du roi, & aux Pères d'envoyer aussitôt leur requête au roi. Il promettait trop pour sembler parler sans feinte, à ceux principalement qui connaissaient les eunuques, & celui-ci principalement, qui avait la réputation d'être sur tous impudent. Le père répondit, qu'il le remerciait humblement pour la faveur qu'il lui offrait, mais qu'il ne désirait pas lui donner tant de peine, pour ce principalement qu'à Pequin, plusieurs grands magistrats s'étaient chargés de prendre le soin de cet affaire. Mais il sourit, se vantant qu'il n'y avait aucun des magistrats qui eût autant de crédit que lui vers le roi.

— Mes requêtes, dit-il, sont apostillées par le roi, le lendemain qu'elles ont été présentées. Aux autres le roi ne répond rien, ou tard.

. . . . . . . . . . . . . . . .

L'hiver approchant, pour n'être empêché de passer par les glaces de la rivière,
Mathàn se préparait pour partir. Mais, premièrement, il fit passer tous les nôtres dans un temple des idoles, & y fit porter tout leur équipage qu'ils avaient encore de surplus. Il leur donna en outre des gardes pour les veiller jour & nuit, non seulement dans la maison, mais encore ès environs. Les nôtres demeuraient en ce lieu, quand voici que l'eunuque vint inopinément accompagné d'un puissant magistrat du sénat militaire, que les Chinois appellent Pimpithau, avec lequel le père Matthieu avait jà contracté une étroite amitié. Or Mathàn avait amené quand & soi environ deux cents hommes, qui étaient autant de brigands, & d'un regard enflammé de colère dit au père : Qu'on lui avait écrit de Pequin qu'il avait plusieurs pierres précieuses, lesquelles il cachait pour ne les présenter au roi. Il ajouta encore qu'il avait été averti qu'il tenait grand nombre d'associés cachés dans sa maison. Le père Matthieu nia tout, prenant ses yeux mêmes à témoins. Or l'eunuque commanda qu'on apportât tous leurs paquets au milieu de la cour & qu'on n'en laissât aucun en arrière. Puis ouvrant tous les coffres & les caisses, il regarda tout à loisir, & rendant cette injure plus insupportable par sa fureur, troubla tout de sorte que le magistrat présent en avait compassion. À chaque chose que l'eunuque furieux n'avait pas encore vue, il se plaignait que tout cela lui avait été soustrait, & prenait tout ce qui lui était agréable, & le gardait à part. Mais, enfin voyant qu'on ne trouvait rien de tout ce qu'il s'était imaginé, se trouvant encore plus confus de honte que rempli de furie, il prit sujet d'accroître son injustice d'où il la devait diminuer.

Mais, de tout ce qu'il avait vu, rien ne le mit tant en colère que la vue du Sauveur Jésus-Christ pendant en croix ; il les accusait que ce spectre était sans doute fait pour faire mourir le roi par enchantements. Car à qui pourrait-il sembler que cela eût aucun autre usage qu'une imposture de sortilège ? Cependant le père Matthieu jugeait que ce serait chose indigne de révéler cet admirable mystère à un homme rempli de rage, car il n'y avait aucune apparence qu'il pût rien profiter en ce faisant vers celui qui même tournait à crime les témoignages évidents d'une entière innocence, & qui eût encore moins ajouté de foi à des choses (selon son opinion athée) incroyables. Toutefois, comme il le pressait, il lui dit : que cette image était d'un homme qui avait très saintement vécu en notre loi, lequel avait élu ce genre de mort cruelle pour le salut de plusieurs, & que, pour mémoire éternelle de ce bienfait, nous avions accoutumé de le peindre & graver. Toutefois Pimpithau répliqua que cela ne lui semblait aussi pas être bienséant de conserver la mémoire d'un homme réduit en ce misérable état. L'eunuque ne voulait du tout rien prendre pour excuse, mais criait qu'il fallait punir les imposteurs. Mais, quand ils trouvèrent encore d'autres images peintes de même, ils commencèrent de ne le trouver pas si étrange & de croire que cela se gardait pour respect de religion & non pour s'en servir en sortilège. Après avoir tout vu, ils s'assirent tous deux, & commandèrent aussi à nos deux Pères de s'asseoir. L'eunuque entre autres choses avait pris deux étuis de reliques sacrées, l'un en forme de croix, l'autre en façon de livre ; ces deux reliquaires étaient d'ébène. Il avait aussi pris un calice d'argent, avec lequel nos Pères avaient célébré la sainte messe ; & l'eunuque, revisitant premièrement ce qu'il avait mis à part, rendit un sachet plein de monnaie d'argent, dans lequel ils gardaient environ deux cents écus pour les frais de leur voyage ; & il leur rendit avec telles paroles qu'ils semblait le leur donner. C'est là un bienfait de voleurs, qui pensent donner ce qu'ils ne dérobent pas ; & toutefois les nôtres le remercièrent pour l'argent qu'il leur avait rendu, d'autant qu'ils n'espéraient aucunement de le jamais recouvrer. Le père Matthieu aussi redemanda, mais en vain, les sacrés reliquaires. Mais ils firent beaucoup d'instance pour ravoir le calice, assurant qu'en icelui ils offraient sacrifice au Seigneur du ciel & de la terre, que c'était une chose si sacrée entre nous que même elle ne pouvait être touchée, sinon de ceux qui, avec des cérémonies particulières, étaient consacrés pour ce faire. Ce que le sacrilège ayant entendu répondit en le maniant :

— Que dis-tu qu'il ne se peut toucher, vu même que tu vois que je le touche ?

Car entre les impies, pouvoir est le même qu'être permis. Le père Matthieu ne put souffrir cette impudence, mais, comme étant en courroux, prit le sachet d'argent, & le jetant aux pieds de l'eunuque lui dit quasi avec larmes :

— Prenez s'il vous plaît autant pesant d'argent ou ce qu'il vous plaira & rendez-moi le vase sacré.

De quoi Pimpithau étant ému répliqua :

— Vous pouvez voir par ceci qu'il ne se soucie pas de la valeur mais du vase sacré, puisqu'il en offre double poids d'argent ; je serais d'avis qu'on lui rendît.

À ces paroles, l'eunuque un peu adouci rendit le sachet & le calice. Cela étant ainsi fait, il assembla avec les premiers présents tout ce qu'il avait mis à part, dont l'inventaire contenait bien quarante articles. Car il avait mis à l'écart un habit ondé, un drap de coton des Indes, des vases de verre, des cadrans d'ombre & de sable & quelques semblables. Il commanda que tout cela fût enfermé dans le château, excepté le plus grand horloge & l'image de la Vierge qu'ils gardèrent pour l'honorer. Nos Pères posèrent cette image sur l'autel, où ils célébraient tous les jours le service divin.

Par cet accident, nos Pères furent assez douteux, ne craignant pas seulement de n'obtenir ce qu'ils espéraient à Pequin, mais encore eurent grande peur que tout ce qu'ils avaient jusqu'à présent parachevé ne fût renversé & ruiné en un jour.

. . . . . . . . . . . . . . . .

À peine les nôtres avaient cessé d'avoir recours aux hommes, & s'étaient entièrement remis en la protection de Dieu, quand voici subitement que le Seigneur, qui semblait n'attendre autre chose, les vint secourir & entendit les prières de tant de siens serviteurs, qui recommandaient partout cette expédition à sa divine bonté, & fit que le roi écrivît inopinément qu'ils se hâtassent de venir à Pequin, avec leurs présents, qu'on leur baillât un magistrat du présidial des cérémonies pour leur sûreté, & que ce présidial, ayant derechef fait enquête de cet affaire, avertît entièrement le roi de tout. Les nôtres n'ont pas encore pu savoir bien au vrai d'où est provenue, après six mois entiers, sans présentation d'aucune requête cette subite réponse. Mais il faut croire que Dieu, qui tient les cœurs des rois en sa main, a procuré ce changement de soi-même, pour avancer le salut des âmes, selon son bon plaisir. Car on dit que le roi, se ressouvenant certain jour de son propre mouvement de la requête susdite, s'écria soudainement :

— Où est, où est, dis-je, cette cloche qu'on disait sonner d'elle-même & qu'on m'avait, par je ne sais quelle requête, donné avis que des étrangers m'avaient apportée ?

À ceci l'eunuque qui accompagne toujours le roi répondit :

— Si Votre Majesté n'a pas encore fait expédier l'appointement de la requête de l'eunuque Mathàn, comment se pourrait-il faire que des étrangers sans votre commandement entrassent en la ville royale ?

Ce qu'ayant dit, le roi appointa la requête, comme a été dit. Cette requête ainsi apostillée fut envoyée en poste à l'eunuque Mathàn à Lincinum. Icelui encore que contre son gré, envoya toutefois aussitôt quelqu'un au fort, pour rendre fidèlement les présents royaux, qui étaient gardés dans l'arsenal, aux nôtres. Et d'autant que la rivière étant prise on ne pouvait pas encore passer à bateau, on commanda aux magistrats de bailler des chevaux & des portefaix pour porter les nôtres & leur bagage jusques à Pequin aux dépens du public. Par ces nouvelles comblés de joie, les nôtres, après de pénibles travaux, commencèrent à respirer. Et, après avoir rendu grâces à Dieu, oubliant toutes les incommodités passées, qu'on ne pourrait pas ici facilement raconter, ils reprirent nouveau courage, & se mirent en chemin. Ayant donc reçu tout leur équipage, ils ôtèrent de nuit les reliques hors des étuis sacrés, & en leur lieu remplirent les petites cellules vides de morceaux de pierre de la terre sainte, afin qu'on ne pût connaître qu'on y eût rien changé, & afin que ceci revenant un jour entre les mains des chrétiens, ne les abusât (d'autant qu'on ne trouva pas bon d'ôter les écriteaux), ils enfermèrent un écrit contenant tout ce qui s'était passé en cela dedans les reliquaires.

Mais, en cette restitution de nos hardes, il ne faut pas oublier un témoignage remarquable de la providence divine. Car Dieu très bon & très puissant fit réussir à notre utilité une calomnie, que l'eunuque avait tramée, peut-être pour l'entière ruine des nôtres. Entre les autres choses que l'eunuque avait mises à part la seconde fois qu'il revisita nos hardes, étaient tous les livres de mathématique, que le père Matthieu avait ramassés de tous endroits, pour s'en servir, s'il arrivait quelque jour que le roi lui commandât de corriger les erreurs des calendriers chinois. Or, par les lois très anciennes du royaume (dont l'usage est néanmoins à présent aboli), ceux-là sont jugés dignes de mort (excepté les mathématiciens du roi) qui apprennent ou enseignent ces sciences. Ils ont fait cela, parce qu'ils croient que celui qui a connaissance des mouvements des astres, ayant reconnu la conjonction des meilleures fortunes, peut aisément occuper le royaume. C'est pourquoi l'exacteur eunuque n'avait pas voulu que ces livres fussent gardés entre les présents royaux, mais les enferma séparément dans un autre coffre, avec cette inscription :

« L'eunuque Mathàn exacteur des tributs du roi a trouvé ces livres entre le bagage d'un certain étranger nommé Matthieu Ricci, & d'autant que par les lois du royaume semblables livres sont défendus, il les a fait garder en ce lieu, jusqu'à ce que le roi, en étant averti par un avis exprès, ordonne ce qu'il lui plaira en être fait.

Nos Pères n'avaient rien su de cela, mais, quand on leur rendit leurs hardes, voyant que ces livres manquaient, ils les redemandèrent aux magistrats de ce fort, qui ne sachant pas en ceci le dessein de l'eunuque, voulurent aussi qu'on les rendît. Et on envoya pour ce faire un officier, lequel ne sachant lire (Dieu le voulant ainsi) ne se soucia pas beaucoup de l'inscription du coffre. Or, quand, le sixième mois d'après, l'eunuque selon la coutume fut revenu au fort, pour envoyer les tributs au roi, il envoya aussi les nôtres avec à Pequin, croyant qu'on n'avait pas rendu ces livres. Mais, quand après leur départ il ne les trouva pas, il blâma gravement les magistrats du fort & feignit que le roi les avait particulièrement demandés. Il envoya aussitôt le même officier qui les avait rendus, pour atteindre les nôtres le plus promptement qu'il pourrait, & redemander les livres. Mais ce messager, craignant qu'à son retour l'eunuque ne le fît punir, étant en chemin, s'enfuit, & ne se soucia pas d'aller après les nôtres. Mais du depuis, les affaires étant en meilleur état, l'eunuque eut grand-peur que les nôtres ne l'accusassent par requête présentée au roi, ce que s'ils eussent fait, & déposé leurs plaintes, il fût facilement arrivé qu'il eût été disgracié du roi. Par quoi à l'avenir on tint un merveilleux silence des livres & les nôtres, étant délivrés de crainte, eurent de quoi contenter les magistrats curieux de ces choses, & en ont en après translaté plusieurs en langue chinoise.

Les magistrats du château ordonnèrent tous les jours huit chevaux & trente portefaix, lesquels étaient tous les jours changés partout où ils passaient ; & les nôtres étaient logés dans les palais des magistrats, & étaient splendidement traités, sans qu'il leur coûtât rien ; au contraire ils étaient honorés d'un chacun avec très grand respect, parce qu'ils voyaient qu'ils étaient ainsi appelés par le roi. Ils arrivèrent donc à Pequin sur la fin de l'an chinois, le vingt & quatrième de janvier, l'an mille six cent un. Le jour qu'ils arrivèrent ils furent logés au palais de certain eunuque au-dessous de la ville, où agençant & mettant leurs présents en ordre, ils les apprêtèrent pour le lendemain, auquel jour tout fut porté avec grande suite & tumulte à travers de la ville, dans le palais royal, ensemble avec le reste que Mathàn avait envoyé. Sitôt que le roi vit les images, restant tout étonné, il s'écria:

— C'est là le Dieu vivant.


*

Les funérailles du père Matthieu

À la requête des Pères, le roi leur attribue un terrain, utilisé précédemment par un de ses eunuques comme temple d'idoles.

Plan de la métairie. Histoire de l'expédition chrétienne au royaume de la Chine, tirée des mémoires de Matthieu RICCI (1552-1610) par Nicolas TRIGAULT (1577-1628), et traduite par D. F. de Riquebourg-Trigault - Imprimerie de P. de Rache, Lille, 1617.
Plan de la métairie.

Cette métairie est éloignée de demi-quart de lieue, & encore non entier, de la ville, en un champ que pour cette occasion les eunuques choisissent le plus souvent pour leur sépulture & métairies ; c'est un bâtiment solide fait de brique, mais fort proprement compassé ; tous les piliers sont de bois selon la coutume chinoise. Car ils n'estiment pas les colonnes de marbre, non pas même aux palais du roi ou des magistrats ; il n'y a que trente ans qu'il a été commencé, & y a apparence qu'il durera longtemps. Il n'est pas besoin d'en faire toute la description par le menu, on pourra juger de la majesté de l'œuvre par le prix. On dit qu'il a coûté plus de quatorze mille écus d'or à celui qui l'a fait bâtir. Si cela semble peu à ceux d'Europe, c'est néanmoins un trésor entre les Chinois. Enfin c'est un lieu très propre & commode pour l'étude ; & les magistrats, par le moyen desquels on l'a obtenu, ont principalement eu intention que quelques-uns des nôtres, étant en ce lieu éloignés du bruit de la ville, pussent traduire des livres d'Europe en langue chinoise, ce que plusieurs désirent extrêmement. Et cette coutume de se retirer en quelque lieu champêtre, pour s'adonner à l'étude, est plus ordinaire en la Chine qu'en Europe.

Mais enfin revenons maintenant au tombeau du père Matthieu Ricci. Les Chinois ont accoutumé de garder souvent les corps des défunts enfermés dans le cercueil l'espace de quelques années en leur maison, cependant qu'ils cherchent ou préparent un lieu pour la sépulture. Car le cercueil, étant enduit de leur luisant betume, ne laisse exhaler aucune mauvaise odeur. Or celui auquel le corps du père Matthieu était enclos avait quasi été gardé un an entier après sa mort à côté de l'autel de notre chapelle ; & après que les nôtres eurent pris paisible possession de leur héritage, sans qu'aucun s'y opposât plus, ils le portèrent en ce lieu pour y être gardé jusqu'à ce qu'on eut préparé un cimetière selon les statuts ecclésiastiques, & fait bâtir une chapelle en icelui. On y porta donc le cercueil non avec la pompe ordinaire des Chinois, qui par sa parade ressemble plutôt un triomphe qu'un deuil, car cette pompe n'était aucunement séante à notre pauvreté, ni à notre modestie religieuse. On emporta donc le corps le matin avec grande suite de néophytes, qui portant chacun un cierge en la main, suivaient une croix couverte d'un beau dais portatif. On le mit en certaine chambre à côté de la chapelle domestique, à la mode chinoise, pour recevoir ceux qui viendraient rendre les derniers devoirs & compliments accoutumés au défunt. Un peu après le père Nicolas Lombard, supérieur de toute la mission, arriva à Pequin, jusques à la venue duquel les nôtres avaient différé les funérailles du Père. On désigna alors par son commandement le premier cimetière qui a été dressé en ce royaume. Au bout du jardin on a fait bâtir une chapelle hexagone de brique & voûtée ; de chaque côté d'icelle sortent deux murailles quasi en figure hémicycle, ou demi-cercle, qui contiennent un enclos désigné pour la sépulture des nôtres. Il y avait quatre cyprès au milieu de ce champ (car cet arbre est aussi funèbre aux Chinois), lesquels on dirait avoir été passé longtemps plantés pour contenir le tombeau du Père. Ayant fossoyé la terre en ce lieu, on y fit un enclos de brique convenable à la grandeur du cercueil, & est arrivé par la providence divine, celui qui avait pendant toute sa vie combattu les idoles, les a en mourant ensevelis avec soi. Car ayant brisé le principal idole de ce temple (comme nous dirons maintenant), on en fit du ciment pour toute la structure du tombeau.

Cependant, tandis qu'on préparait le lieu de la sépulture, on repurgeait aussi les abominations du temple des idoles, pour en faire une église consacrée au Sauveur Jésus-Christ. Il y avait en la salle principale un grand autel, fait de briques & de pierres fort artistement enlacées ; l'autel était peint de couleur rouge à la façon des temples ; car il n'est pas permis aux maisons privées de se servir de cette couleur. Un gros monstre était assis au milieu de l'autel d'une masse de terre horrible & prodigieuse, mais doré depuis la tête jusques aux pieds ; les Chinois l'appellent Tí Cám, lequel ils disent commander à la terre & aux trésors. En un mot, c'est le Pluton des anciens. Il portait un sceptre en main & une couronne sur la tête, qui n'étaient pas fort dissemblables aux ornements de nos rois ; quatre ministres composés de même matière se tenaient debout à chaque côté, & il y avait deux grandes tables dressées à chaque côté de la salle, dont chacune avait cinq roitelets d'enfer, lesquels même étaient aussi dépeints en chaque muraille assis en leur trône, où ils jugeaient, chacun en son parquet, les crimes des coupables, & les condamnaient selon leur mérite aux peines d'enfer. Il y avait devant iceux plusieurs diables, plus horribles & épouvantables que ceux même que nous peignons, ou pour leur figure, ou pour la forme des engins dont ils gênaient les criminels ; & ce n'est pas merveille s'ils ont eux-mêmes enseigné à les peindre si au naturel !

On y voyait aussi les damnés tourmentés de peines si cruelles que les vivants mêmes en avaient horreur. Car les uns étaient rôtis en des lits de fer, les autres fricassés à l'huile bouillante, quelques-uns déchirés en pièces, plusieurs fendus par le milieu & d'autres déchirés des chiens, les autres froissés & écrasés à coups de maillots, & des autres bourrelés par la torture. Le premier des roitelets prenait connaissance des crimes, lesquels ils content fabuleusement qu'il reconnaît en un miroir. Celui-là, en après, renvoie les coupables au parquet des autres petits rois, selon la diversité des crimes. L'un d'iceux commandait à ces hommes dont les péchés sont punis par la transmigration des âmes. Car les cruels étaient changés en tigres & les impudiques en pourceaux, selon la ressemblance des vices ; quelques-uns aussi, dont les fautes étaient plus légères, échangeaient leur prospérité à la condition des pauvres & roturiers. Car la métempsychose pythagorique est merveilleusement reçue & approuvée en tout ce royaume. Mais toutefois le diable a tellement disposé ces petits épouvantails des enfers que non seulement ils n'arrêtent pas les méchants, ains au contraire les incitent à mal faire. Car il feint qu'ils se peuvent aussi facilement éviter, comme il les dépeint horribles, s'ils ajoutent l'idolâtrie, qui est la plus grande de toutes les impiétés, à leurs autres méchancetés. Il y avait une grande balance qui tenait en l'un des côtés un homme chargé de péchés, en l'autre un livre de prières de la secte profane des idolâtres, qui était plus pesant que toutes les méchancetés susdites, & retirait ceux qui récitaient ces prières des peines auxquelles ils étaient condamnés. Un fleuve de couleur épouvantable passait au milieu des enfers & des tourments, qui en entraînait plusieurs. Sur cette rivière il y avait deux ponts, l'un d'or & l'autre d'argent : ceux qui avaient sur tous autres été superstitieux adorateurs des idoles, passaient par ces ponts, & portaient plusieurs marques de la révérence qu'ils avaient rendue à ces faux dieux, dont les ministres profanes les conduisaient, leur servant de guide au travers des tourments infernaux, par le milieu desquels ils arrivaient enfin en des bois plaisants, & des lieux verdoyants & agréables. Les gouffres d'enfer étaient dépeints de l'autre côté, pleins de flammes, serpents & diables horribles. Je ne sais quel ministre des idoles s'approchait de leurs portes d'airain, qui en retirait sa mère en dépit de tous les diables. On y voyait encore plusieurs autres choses semblables. Et ainsi les peines que le bon Dieu a voulu être connues aux hommes, pour épouvanter les méchants, & les retirer par cette crainte de leurs vices, servent au diable pour les perdre ; car cet imposteur & ennemi irréconciliable du genre humain emploie les mêmes peines pour inciter les hommes à commettre les mêmes péchés, ayant voulu prendre plus de licence pour soi & ses ministres, que Dieu même, juste auteur de ces tourments, lorsque quelquefois il permet des maux sans punition, ou nous pardonne pour des satisfactions assez légères. Car il n'y avait aucune sorte de tourments dans les enfers auquel une telle inscription ne fût ajoutée : Quiconque invoquera mille fois le nom d'un tel idole sera délivré de cette sorte de peine. Ainsi voilà comme le diable introduit la licence de pécher par la facilité d'en éviter la punition ; & en un mot, déguise entièrement la face de cette fausse religion.

Nous avons mis tous les idoles qui étaient de terre en poudre, & ceux de bois en flammes, après que les nôtres les eurent tirés de dessus l'autel. En quoi il faisait beau voir nos serviteurs domestiques qui tâchaient chacun à l'envi se surpasser les uns les autres en cette boucherie & défaite des idoles, à laquelle ils étaient poussés par l'espoir de quelque petit profit. Car les Chinois sont coutumiers de farcir les ventres vides des idoles de médailles qu'ils vouent & souvent de pierres précieuses, ce que nos domestiques trouvant en l'anatomie des simulacres, semblaient jouer au ballon, tâchant chacun d'être les premiers à la proie. Encore que les possesseurs de ce temple aient assez su les opprobres faits à ces idoles, néanmoins aucun d'iceux ne s'est remué, quand ils eurent perdu tout espoir de les recouvrer. Car ils avaient pris le prétexte de la défense de cette demeure des idoles, pour prendre ceux qui leur appartenaient, & non seulement pour les défendre. L'autel fut abattu, & les peintures des parois couvertes de chaux. En après, on apprêta un lieu sur l'autel neuf, pour y poser l'image du Sauveur. L'un de nos Frères l'avait pendant ce temps très proprement peinte en cette même métairie. On y voit Jésus-Christ notre Sauveur & Rédempteur assis en un trône magnifique ; les anges en haut, les apôtres en bas semblent de chaque côté l'écouter, comme s'il les enseignait.

Tout cela étant ainsi préparé, on ordonna un même jour pour consacrer l'église, & pour enterrer le père Matthieu Ricci. C'était le jour de la fête de tous les saints. Le jour de devant, l'image enfermée en des châssis dorés fut mise en la place des idoles, pour rendre au vrai Dieu l'honneur & adoration qu'il lui appartient. Tous les néophytes s'assemblèrent ce jour, portant chacun leurs cierges & parfums pour célébrer la fête. On chanta la messe avec autant de solennité qu'il fut possible, avec les orgues & autres instruments de musique ; laquelle étant achevée on emporta le cercueil du père du lieu où il était gardé en l'église ; & puis on commença de dire l'office des trépassés, après lequel on célébra encore une messe funèbre ; & après icelle une briève prédication & convenable au sujet. En après, on fit les prières ordonnées par les statuts ecclésiastiques près du tombeau ; les principaux néophytes portaient le cercueil, les autres l'accompagnaient & pleuraient tous ensemble. Quand on fut venu au tombeau, on posa le cercueil devant la chapelle hexagone, en laquelle on avait mise une autre image du Sauveur Jésus-Christ. On célébra là l'office de l'enterrement, lequel étant fini, le cercueil fut mis au lieu qu'on lui avait préparé, au grand regret d'un chacun, comme en la mort de leur commun père, mais principalement du docteur Paul, qui outre l'affection qu'il nous porte & à la religion chrétienne, voire aussi grande que s'il était né & élevé au cœur de l'Europe, avait toujours uniquement aimé le Père. Il répandit donc une grande abondance de larmes & témoigna être extrêmement affligé. Et ce personnage constitué en souveraine dignité ne se sut tenir d'empoigner les cordes avec lesquelles on descendait le cercueil, ne trouvant autre chose pour témoigner ou son amitié ou sa tristesse. Quand les cérémonies ecclésiastiques furent parachevées, les néophytes n'oublièrent pas leurs compliments politiques : premièrement ils s'inclinèrent & fléchirent les genoux selon leur coutume, devant l'image du Sauveur, & puis devant le tombeau. En après les nôtres les ayant remerciés de l'honneur qu'ils leur avaient fait, ils s'en allèrent à leurs affaires.


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