Athanasius Kircher (1602-1680)
LA CHINE d'Athanase KIRCHERE,
illustrée de plusieurs monuments tant sacrés que profanes
et de quantité de recherches de la nature & de l'art
Traduit du latin par François-Savinien Dalquié
À Amsterdam, chez Jean Jansson à Waesberge, 1670.
Première édition en latin, Amsterdam, 1667 : China monumentis, qua sacris quà profanis.
- Préface : "...La première [partie] traite de l'auguste monument de marbre dont on parle si fort dans tout le monde, qu'on a découvert il y a plus de quarante-cinq ans dans une certaine métairie de la Chine... La seconde partie fait une naïve relation de tous les chemins que les prédicateurs de la foi ont tenu pour aller dans la Chine... La troisième partie montre évidemment quelle est l'origine de tant d'idolâtries qu'il y a dans ces royaumes éloignés, & traite enfin des abominables coutumes & des détestables cérémonies qu'ils observent pour le culte de leurs faux dieux... La quatrième partie traite des miracles extraordinaires de la nature & de l'art qui se rencontrent dans le vaste empire de la Chine, tant par rapport à la situation, & de la façon de gouverner qu'ont ces peuples, qu'à raison de ce qui se trouve dans les trois états différents de la nature, savoir des minéraux, des plantes & des animaux, que nos Pères y ont vu... La cinquième partie met admirablement bien au jour les beaux ouvrages de l'architecture chinoise, & fait un fidèle tableau des fabriques des maisons, des ponts, des aqueducs, des murs, & de plusieurs autres sortes de bâtiments inconnus à l'Europe... La sixième partie décrit enfin la façon d'écrire des Chinois, & donne fidèlement la figure de leurs lettres..."
Les trois dernières parties de l'ouvrage sont reprises intégralement. La première partie n'est reprise que pour la découverte de la stèle nestorienne. Certains chapitres de la deuxième partie, sur les chemins de la Chine, et ceux de la troisième qui concernent le Japon et l'Inde ne sont pas repris, selon l'habitude de chineancienne de réserver au mieux le site à la Chine.
- Conclusion : "Voilà ce que j'ai recueilli d'admirable & de curieux de la Chine, & les choses que j'offre au lecteur ; je sais bien que je pouvais apporter ici beaucoup d'autres raretés, & raconter plusieurs autres merveilles de ce pays ; mais parce que beaucoup d'autres personnes en ont amplement écrit, j'ai cru qu'il n'était pas nécessaire d'en parler ; ainsi, comme mon dessein ne soit que de faire un livre de tout ce qu'il y avait de plus beau & de plus inconnu dans ce vaste empire de la Chine, & comme je n'avais résolu que de faire un volume de tout ce que nos Pères avaient remarqué dans ces pays, je n'ai pas voulu que tant de travaux, ni tant de belles actions fussent ensevelies dans l'oubli ni qu'elles périssent dans le temps ; c'est pourquoi je ne me suis attaché qu'à cela, sans me soucier de répéter ce que les autres avaient déjà dit, de sorte que ce n'est qu'après eux que j'ai entrepris cet ouvrage, & qu'après y avoir employé tous mes soins pour le rendre parfait en le mettant au jour."
On doit garder en mémoire, durant la lecture, l'appréciation de Struvius : Kircheri China est vera auctoris phantasia, la Chine de Kircher est simplement la fiction de son auteur.
Extraits : Les royaumes de Tanguth et de Lassa - Deux habits - Pour ce qui est des femmes
Jacquier et papaye - Fum hoam et poules à laine - Le pont de Chang Leang
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Lire aussi
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Les royaumes de Tanguth et de Lassa
(Les pères Dorville et Grubere, rappelés en Europe, vont de Pékin en Inde en passant par le Tibet et le Népal)
...Ces Pères étant donc sortis hors de ces grandes murailles,... passèrent ensuite jusques au royaume de Barantola [Lassa], dans lequel ils
marchèrent pendant trois mois... Poursuivant leur chemin, [ils] rencontrèrent plusieurs habitations de ces Tartares, qui étaient écartées parmi ce désert, & dans lesquelles ils prirent leur
logement ; c'est pourquoi ils nous ont dépeint la figure de leurs habits, de la façon qu'on les voit ici représentés.
Le Tartare que l'I. dénote porte l'habit de lama, qui est un vêtement dont usent ceux qui président aux choses sacrées, c'est-à-dire grands pontifes de la nation tartarique de Kalmak, lesquels
ont la tête couverte d'un chapeau rouge, & le corps revêtu d'une robe blanche retroussée par le derrière, une écharpe rouge, & une tunique d'un jaune pâle, avec une bourse qui leur pend à
la ceinture, comme l'I. le représente.
II. marque la figure du Tartare de Kalmak, lequel est habillé d'une robe de peau, avec une cape d'un jaune pâle. III. marque une femme tartariene de Kalmak, revêtue aussi d'une robe de peau, de
couleur verte ou rouge, avec un collier pendu au col, qu'elles portent pour guérir, & pour se préserver des maladies. A. dénote la figure de leur habitation, c'est-à-dire de leurs tentes,
lesquelles par le dedans sont faites de petits bâtons bien pliés, & par le dehors d'une certaine laine fort rude, qu'ils attachent avec des cordes. VI. marque la figure d'un instrument qui
est une roue faite en façon de sceptre, qu'on roule tout autour par superstition pendant que le lama est en prière.
Il y avait dans ce temps une femme native de la Tartarie septentrionale qui était dans la cour de Deva roi de Tanguth, dont le Père jugea qu'il
ne serait pas mal à propos d'en tirer le portrait pour donner connaissance des habits dont elle usait tous les jours, qui étaient de la façon. Elle portait les cheveux pendants, & tressés à
guise de petites cordes, lesquelles étaient chargées, aussi bien que la tête & la ceinture, de petites coquilles de mer, ainsi que les figures VII. & VIII. font voir, par devant, &
par derrière.
Il y avait encore certains courtisans auprès de ce roi, desquels si vous considérez l'habit, vous connaîtrez qu'il est presque tout semblable à celui des femmes, excepté qu'ils se servent encore
d'un manteau de couleur rouge, de la même façon que le lama. Voyez les figures X. et XI. Pour le reste du peuple de toute la nation tanguthique, elle porte des habits semblables à ceux que les
figures XII. & XIII. représentent.
Dans ces royaumes de Tanguth & de Barantola, il s'est introduit une détestable coutume, qui ne peut avoir été inventée que par le diable,
laquelle est telle. Ils choisissent un jeune homme qui soit fort & robuste, lequel étant armé jusques aux dents, il a la liberté, certains jours de l'année, de s'en aller en cet équipage
parmi les rues, & de tuer tous ceux qu'il rencontre, de quelque sexe, âge, ou condition qu'ils puissent être, sans épargner personne ; & après ils consacrent ces morts à la déesse Manipe
qu'ils adorent, laquelle ils espèrent leur être après très favorable, & leur procurer un état heureux, tranquille, & comblé de toute sorte d'honneur. Cet enfant donc, étant revêtu d'un
habit bigarré de diverses couleurs, armé d'une épée, d'un arc, & de flèches, & accablé sous la pesanteur des étendards de ses trophées, étant en certains jours de l'année possédé du
démon, à qui il est consacré : il sort de la maison avec impétuosité, & s'en va comme un furieux, courant parmi les rues & carrefours de la ville, en tuant indifféremment toute sorte de
personnes, telles qu'il lui plaît, sans qu'on lui fasse de la résistance ; il est vulgairement appelé dans le pays Buth, qui signifie meurtrier. Ces Pères l'ont dépeint de la façon qu'ils le
virent pendant le séjour qu'ils firent en ce lieu, ainsi que la figure XIV. représente.
Cette grande monarchie de Tanguth renferme quantité de royaumes, dont celui de Barantola, qu'on appelle encore de Lassa, est du nombre, lequel
est encore surnommé le Métropolitain. Il est gouverné par un roi particulier, & est tout rempli d'erreurs de l'aveugle gentilité ; adorant plusieurs différentes idoles des faux dieux, parmi
lesquelles celle qu'on appelle Menipe tient le premier rang. Elle a neuf têtes, qui s'élèvent monstrueusement en haut en forme de pyramide ; desquelles nous parlerons amplement dans le traité que
je ferai des idoles de la Chine πολυκεφάλοις. Ce pauvre peuple ignorant, & fou, au regard de leurs dieux, s'en va révérer cette idole avec des simagrées & des gesticulations
extraordinaires, répétant plusieurs fois ces paroles : O Manipe mi hum, O Manipe mi hum ; c'est-à-dire : Manipe sauve-nous. Jusques là même qu'il y en a plusieurs, qui sont si insensés de porter
quantité de différentes viandes à ces idoles, afin qu'elles leur soient propices dans leurs divers besoins. Nos Pères ayant donc vu toutes ces choses abominables, & déplorant l'erreur &
l'aveuglement de ces pauvres abusés, se résolurent de nous en donner la figure, telle que la XVII. nous représente, pour nous faire connaître leur folie ; quoiqu'elle soit encore figurée d'une
autre façon, & revêtue de l'habit que la XXI. marque.
L'on voit encore dans ce royaume de Barantola un autre spectacle d'une fausse divinité, qui semble être tout à fait incroyable, & lequel
néanmoins je n'ai pas voulu passer sous silence ; mais au contraire, j'ai fait tout mon possible pour l'expliquer clairement de la façon qui s'ensuit. Pendant l'espace de deux mois que ces Pères
demeurèrent à Barantola en attendant la commodité de la caravane, & après avoir remarqué beaucoup de choses, touchant les mœurs & les lois de ce pays, dont les unes sont ridicules, &
les autres tout à fait détestables, ils nous ont appris qu'il y a deux rois dans ce royaume, dont le premier qu'on appelle deva s'emploie à faire observer la justice dans toutes les affaires qui
se traitent dans le royaume, duquel vous pourrez voir la figure qui est marquée par VI.
L'autre vit oisivement dans son palais comme dans une solitude, retiré du monde, exempt d'affaires, & libre de tout soin, & est non seulement adoré des habitants du lieu comme une divinité, mais encore tous les autres rois de la Tartarie qui lui sont sujets, entreprennent volontairement des pèlerinages pour lui aller rendre leurs adorations, par le moyen d'un grand nombre de dons & riches présents qu'ils lui font, comme au Dieu vivant, & véritable, qu'ils appellent Père éternel & céleste. Il se tient dans un lieu obscur & secret de son palais, tel qu'il est représenté par la figure XIX., tout couvert d'or, d'argent, & de pierreries, éclairé par quantité de lampes, élevé sur un lieu éminent, assis sur un duvet, les pieds appuyés sur des précieux tapis étendus ; devant lequel les étrangers se vont prosterner la face contre terre en signe de respect & de vénération, sans qu'il leur soit pourtant permis de lui aller baiser les pieds comme l'on fait au souverain pontife de Rome : par où l'on peut clairement connaître la tromperie du démon, lequel par l'effet d'une malice qui lui est ordinaire (afin d'abuser des choses saintes & de ravir à Dieu la gloire qui lui appartient), les fait imiter à ces Barbares, en leur faisant rendre des honneurs à un homme, qui ne sont dûs qu'à Dieu seul, ou au vicaire de Jesus Christ. Il a fait profaner les plus saints mystères de l'Église catholique, en obligeant ces pauvres misérables de s'en servir à l'endroit de leurs abominables idoles ; de sorte que comme il a vu que les chrétiens appelaient le pape, Père des Pères, de même aussi, il a fait que ces idolâtres Barbares appellent ce faux dieu, Grand lama, c'est-à-dire Grand prêtre ; & encore le lama des lamas qui signifie prêtre des prêtres, d'autant qu'ils se persuadent, que toute la religion, & la sainteté, ou bien ει̉δολομανίας, proviennent de lui, comme de leur source ; c'est aussi en partie pour cette raison, qu'ils l'appellent Père éternel ; duquel (afin que son éternité ne périsse pas avec sa vie) les lamas, ou petits sacrificateurs, qui sont les seuls qui assistent continuellement devant lui, pour le servir de toutes les choses dont il peut avoir besoin, qui reçoivent encore les oracles de sa bouche, & qui les divulguent aux simples étrangers, pour entretenir toujours l'estime qu'ils ont de cette fausse divinité ; ceux-là même, dis-je, pour entretenir toujours les peuples dans la créance de cette imaginaire & trompeuse éternité, ont le soin après sa mort, de chercher dans tout le royaume un homme qui lui soit semblable en toutes choses, lequel ayant été trouvé, on le met sur le trône du défunt secrètement, & de cette sorte, tout le royaume ignore la tromperie, qu'on lui cache tout autant que l'on peut pour l'abuser : après ils font savoir à tout le monde que le Père éternel est ressuscité des enfers depuis sept cents ans, & que depuis ce temps il a toujours vécu, & vivra encore éternellement, ce qu'ils persuadent si bien à ces Barbares par des illusions diaboliques, qu'il ne leur reste après aucun doute touchant leur créance ; ce qui fait qu'il est tellement honoré & respecté de tout le monde, que ceux-là s'estiment bien heureux qui peuvent obtenir par des riches dons & des présents (dont ils ne retirent pas peu de profit) de l'urine, ou des autres excréments du Grand lama, qu'ils portent pendus au col. O ! abominable vilenie, oui ! ils mêlent même cette urine parmi leurs viandes, s'imaginant sottement que ce sont des préservatifs pour les défendre contre toute sorte de maladies : lesquelles ils ne craignent plus, dès lors qu'ils en sont pourvus. Enfin ce sont les choses les plus remarquables que ces Pères apprirent avec beaucoup de compassion dans la ville de Barantola, par les habitants du lieu même.
Mais afin que l'on puisse connaître la grande différence qu'il y a entre l'habit des Tartares, & des autres, j'ai fait tirer ici le portrait de leur roi [Shunzhi], avec celui du chinois-tartare, comme aussi celui du père Jean Adam [Schall] premier mandarin de la cour royale, & du tribunal d'Astrologie. L'habit royal est très beau, & très riche, en ce qu'il est couvert de quantité de perles & de pierres précieuses, & que l'étoffe est toute bigarrée d'oiseaux, de dragons, de plusieurs autres sortes d'animaux, & de fleurs, dont la majesté donne un respect incroyable à tous les sujets.
Pour ce qui est des femmes chinoises, le commun du peuple & toutes les personnes de basse condition ont cette coutume d'acheter leurs femmes
à prix d'argent & de les vendre tout autant de fois qu'il leur plaît. Quant à ce qui est du roi avec toute la race royale, on n'a jamais égard à la noblesse du sang, lorsqu'il s'agit de leurs
ménages, mais on s'attache particulièrement à la beauté du corps, & à l'agrément des personnes. Les filles de la plus haute qualité ne s'empressent pas beaucoup pour parvenir à cet honneur,
parce que les femmes des rois ont peu de pouvoir, & parce qu'elles demeurent toujours renfermées dans son palais. Au reste elle sont encore tout à fait privées de la vue de leurs parents ;
c'est pourquoi elles estiment beaucoup mieux d'être mariées avec des magistrats, que d'épouser des monarques. Il faut remarquer qu'entre plusieurs femmes que les rois ont, il y en a une
principale qui peut passer elle seule pour légitime, & pour reine, cela n'empêche pourtant pas qu'ils n'en épousent encore neuf qui sont inférieures à la première, & trente-six autres
outre celles-là, qui jouissent toutes du titre d'épouses, sans parler du grand nombre de concubines, qui ne portent ni la qualité de reines, ni d'épouses, & qui ne sont destinées que pour
satisfaire à la déréglée convoitise du roi. Il n'y a que cette première femme dont nous venons de parler, qui ait la liberté de s'asseoir à table avec le roi, les autres n'étant que comme les
servantes du père de famille, surtout hors du palais royal, & comme les femmes suivantes de la première, devant laquelle il ne leur est pas permis de s'asseoir, ni à leurs enfants d'appeler
d'autres personnes que celle-là.
L'on ne saurait dire combien les femmes sont étroitement gardées en ce pays, & combien leurs maris sont jaloux : car ils les observent non seulement en public, mais encore en particulier, je
dirai ceci seulement en passant, que leur soupçon est si grand, qu'ils ne défendent pas seulement aux étrangers la liberté de voir & de parler à leurs femmes, mais encore ils ne veulent pas
souffrir que leurs parents aient ce pouvoir, ni même leurs propres enfants, si ce n'est lorsqu'étant coupables de quelque crime, & méritant la punition de leurs pères, ils ont recours à la
maison de leur mère, où ils sont reçus comme dans un asile qui les met hors de la juridiction paternelle. Hors de ce rencontre, dis-je, il n'est point permis aux enfants, en quelque manière que
ce soit, d'aller voir celle qui leur a donné l'être, & à plus forte raison aux étrangers. C'est pourquoi les habitations de ces femmes sont disposées d'une telle manière qu'elles ne peuvent
voir, ni être vues de personne, & leur retraite est si rigoureuse qu'elles ne sortent que très rarement, que si quelquefois les maris leur en accordent la permission, à raison de quelque
urgente nécessité, elles ne peuvent aller en aucun lieu que dans des chaires portatives, auxquelles on ne laisse pas la moindre ouverture, de crainte qu'elles ne puissent voir ou être vues.
Les Chinois font consister la beauté des femmes en la petitesse de leur pied & de leur taille ; & ce que nous estimons laid, difforme
& monstrueux en ce pays, est ce qui a le plus d'agrément & d'attrait pour eux. Dès lors que les filles sont nées, ils leur serrent si étroitement les pieds avec des bandes, qu'elles s'en
sentent toute leur vie, & ne peuvent jamais marcher sans sentir de grandes incommodités. Si on leur demande la raison de ce procédé, ils répondent qu'ils n'en n'ont point d'autre, si ce n'est
que c'est une coutume qu'ils observent depuis deux mille huitante ans, & qu'ils ne font que suivre l'exemple de Tacha, femme de l'empereur Chei, qui régnait pour lors dans la Chine, laquelle
était douée d'une si parfaite beauté, qu'ils l'estimaient une déesse, & pour cette raison ils lui ont donné le nom de Venus chinoise, de qui le plus bel attrait ne consistait qu'en la
petitesse de ses pieds, ce qui ne provenait, selon leur créance, que de la force des liens dont on s'était servi pour les serrer : d'autres personnes disent que cette coutume provenait d'une loi
qu'avaient autrefois institué les sages, pour apprendre aux femmes qu'elles ne doivent pas courir par les rues & les lieux publics, mais doivent rester dans la maison, de gré ou de
force.
Leur habit est très modeste, & rempli de gravité, comme vous le pouvez voir, puisqu'il les couvre si bien, qu'on ne saurait rien voir que leur face ; plût à Dieu qu'en beaucoup de lieux de
l'Europe les femmes en voulussent faire de même, on n'en verrait pas tant qui perdent si souvent leur pudicité qu'elles font ! Les têtes de ces femmes (surtout celles des nobles & des autres
qui demeurent à la cour), sont toutes entourées & enveloppées de bandes grêlées de perles & de diamants, dont le brillant éclat donne des attraits merveilleux à ces visages. Leurs robes,
qui sont toutes parsemées de fleurs, d'oiseaux, & d'autres figures, vont presque jusques à terre, de façon néanmoins qu'elles ne couvrent pas les plus beaux charmes de leurs personnes, qui
sont leurs pieds. Au reste pour les divertir, & pour adoucir la longueur de leur retraite, on leur donne des chats, des oiseaux, & tout autre sorte de divertissements, qui leur tiennent
lieu, & suppléent au défaut des douceurs de la compagnie.
Voilà ce que j'ai bien voulu mettre ici pour contenter parfaitement la curiosité du lecteur touchant ce sujet. J'ai voulu lui donner encore la figure de l'habit que portent ces nobles Chinoises,
comme aussi de celles qui servent dans le palais royal, que nos Pères m'ont envoyée : parce que c'est une chose curieuse à voir & digne de remarque.
Comme la Chine est un pays qui approche beaucoup de la zone torride, aussi y voit-on des arbres & des fruits qui sont aussi différents de
ceux que nous avons en Europe que le ciel l'est de la terre, encore bien que toutes nos provinces, surtout les septentrionales, en aient de semblable espèce & de même figure comme nous avons
déjà dit. Entre tous ceux-là, j'en remarque un, lequel est appelé po-lo-nie par les Chinois, à cause qu'il est hérissé d'épines qui piquent extraordinairement. Cet arbre, qui est tout couvert de
grandes feuilles, n'a jamais de fleurs, ni ne donne jamais de fruit ; il est vrai que dans la suite du temps il en produit un qui est si grand, qu'il faut un homme seul pour le porter. Il a
beaucoup de rapport à la courge, & on dirait que c'est une des plus grandes que nous ayons en nos quartiers ; son écorce est piquante, mais elle conserve au dedans un certain fruit doux comme
du miel. Son roseau a le goût d'une châtaigne rôtie ; un de ces mêmes fruits en contient plusieurs autres au dedans de soi, & l'on dirait que c'est comme une bourse qui en enferme plusieurs
autres, de façon, dit le père Michel Boym, dans sa Flore Chinoise, qu'il n'en faut qu'un seul pour rassasier 20 hommes. Ainsi j'estime que les Chinois ont très bien rencontré quand ils
l'ont nommé sac de miel : car en effet, outre qu'ils ont beaucoup de substance au dedans, c'est qu'ils surpassent de beaucoup la douceur & le goût de nos melons, en quoi nous remarquons les
merveilles de la nature, laquelle prévoyant bien que les branches de ces arbres ne pourraient pas porter un si grand fais, a pourvu à cela en les faisant naître au tronc de l'arbre qui les
soutient sans peine.
Il y a une autre arbre semblable à celui-ci que les Chinois appellent fan-yay-xu, & les Indiens papaya, lequel n'a point de branches, mais un certain fruit assez gros, avec une fleur qui sort
de l'écorce, & qui pend de haut en bas. Ce fruit, dis-je, est un peu plus grand que nos melons, sa chair est comme rouge & liquide ; de sorte qu'on la peut prendre avec la cuillère. Son
goût est fort doux, & on peut garder cette espèce de liqueur pendant un an de la même façon que nous gardons les nôtres, encore qu'ils soient mûrs ou qu'ils ne le soient pas : voyez la figure
ci-dessus.
I. On trouve certains oiseaux dans la Chine qu'on ne voit pas dans les autres royaumes, du nombre desquels je mets en premier lieu cet oiseau
royal qu'ils appellent fum hoam. Le père Boym en parle de la sorte dans sa Flore :
« Il y a un oiseau d'une admirable beauté, lequel est estimé de mauvaise augure pour la famille royale, quand il arrive qu'il se présente devant quelque homme. Le mâle s'appelle fum & la femelle hoam. Ils font leurs nids sur les montagnes de l'an & de Laotung qui sont limitrophes de la province de Pékin. Leur tête ressemble à celle du paon, & le poème chinois les décrit de la façon. Il dit que les vertus sont figurées par les épaules, la justice par les ailes, l'obéissance par les reins, & la fidélité par le reste du corps. Enfin on dit que c'est un oiseau très saint : il marche en avant comme un rhinocéros, & va en arrière comme un cerf, sa queue est semblable à celle du coq, & sa tête ne diffère en rien du dragon, ses pieds sont de même que ceux d'une tortue, & ses ailes sont enrichies de cinq diverses couleurs ; de sorte qu'on dirait qu'il les a tirées de ceux-là, pour s'en orner. Les mandarins & le roi même ont accoutumé de porter la représentation de ces oiseaux en or sur leurs habits pour marquer quelque chose, & pour leur servir de symbole.
Pour moi, je ne fais pas difficulté de dire que ces oiseaux ne sont autre chose qu'une espèce de nos paons.
II. On voit un autre chose prodigieuse dans le royaume de Suchuen ; c'est qu'il y a des poules qui portent de la laine, semblable à celle des brebis ; elles sont petites de corps, & ont les
pieds fort courts ; mais elles sont fort hardies, & agréent beaucoup aux femmes, selon que l'a remarqué l'Atlas. On demande maintenant s'il est vrai que ces poules portent de la véritable
laine ou non, à quoi je réponds, après avoir tout bien considérer, qu'on ne doit pas dire que ce soit une laine semblable à celle des animaux ou des brebis ; mais qu'on leur doit donner ce nom
improprement, parce que dans la vérité ce n'est qu'une certaine petite plume frisée, qui couvre tout le corps de ces oiseaux, d'où vient qu'on la prend pour de la laine ; parce qu'elle en porte
la figure ; en quoi on fait la même chose, par rapport à ces poules, qu'on en fait par rapport au lin incombustible, dont on appelle le poil & la raclure laine. La raison que j'en donne est
que comme c'est l'ordre de la nature que les oiseaux naissent avec les plumes, & les animaux avec la laine (autrement ce serait une révolution tout à fait extraordinaire des choses naturelles
dans le monde ; parce que le principe qui donne les plumes aux oiseaux ne peut pas produire de la laine contre son naturel, ni celui qui produit la laine aux animaux, donner des plumes contre
l'ordre de l'espèce des oiseaux, car ce serait une chose monstrueuse) : ainsi on ne peut pas dire que ces poules portent véritablement de la laine ; parce que de leur nature, elles sont du genre
volatil & du nombre des oiseaux. Tout homme qui prendra la peine de peser attentivement les lois de la nature & les raisons que j'ai apportées ci-dessus, sera sans doute de mon sentiment,
& croira d'autant mieux ce que je dis, s'il fait réflexion à ce que j'ai raconté ci-dessus des chats volants. Il y a une autre sorte de poules qu'on nomme jeki, lesquelles sont mises au
nombre de celles qui portent la laine : celles-ci se trouvent dans plusieurs provinces de la Chine, comme à Corea, à Chensi, à Quamsi, & sur les hautes montagnes de ce pays. La nature s'est
tellement étudiée à rendre parfait cet oiseau, qu'on ne peut rien voir de plus beau quand à son corps, & quand à la diversité de son plumage, ni de meilleur & de plus délicat au goût que
sa chair : elles ont une bosse sur le dos, & comme une espèce de boule sur leur estomac, en quoi elles diffèrent beaucoup de la ressemblance & de l'espèce de nos gélines. C'est pourquoi,
sans choquer le sentiment des autres, j'estime qu'elles conviennent parfaitement avec nos coqs d'Inde.
Il y a un pont dans la province de Xensi, que Chang Leang général d'armée fit bâtir avec un admirable structure pour rendre l'accès des montagnes
plus facile, & donner le moyen aux marchands & aux voyageurs de passer au dessus des rochers & des précipices. Ce grand homme employa je ne sais combien de milliers de personnes pour
venir à bout de son dessein, aussi l'entreprise était-elle très difficile & de très longue haleine. Il fit fendre premièrement des montagnes, afin d'aplanir le chemin qu'il voulait faire ;
mais parce qu'il craignait que la terre ne vint à s'ébouler, & à remplir par conséquent ce même chemin qu'on avait fait, il fit bâtir des fortes murailles & des grandes terrasses des deux
côtés pour mieux soutenir le terrain, lesquelles étaient si hautes, qu'elles semblaient toucher au ciel ; ce qui fait que le chemin qui est entre ces deux murailles paraît fort obscur, parce
qu'il est extrêmement profond, & qu'il ne reçoit de jour que d'en haut : après cela il fit faire des ponts de bois, de poutres, de pierres, & d'ais, par le moyen desquels on avait la
communication d'une montagne à l'autre. Il fit creuser ensuite d'autres montagnes, & les fit percer à jour dans les endroits où il y avait quelque fente ou quelque ouverture de rocher, qu'il
fit soutenir de grosses poutres, crainte que l'eau n'enfonçât ces colosses de terre, & n'écrasât en tombant dans ces chemins les personnes qui y seraient. Il prit soin encore surtout de faire
appuyer les endroits où les torrents des eaux avaient le plus de cours, & pouvaient faire le plus de ravage, afin d'empêcher que cela ne gâtât pas le chemin. Quant à ce qui est des endroits
où les vallées étaient fort larges, on y mettait des colonnes pour marquer la distance des pas & des lieux. Enfin la troisième partie de ce chemin était remplie de ces ponts, dont
quelques-uns étaient si élevés que les plus hardis n'oseraient regarder en bas. La largeur de ce chemin est si grande que quatre chevaux y peuvent passer de front ; or comme il y avait beaucoup
de danger en passant sur ce pont, on a pris soin de faire bâtir des murailles aux deux côtés, & d'y mettre du bois & du fer, de peur que quelqu'un ne vînt à tomber dans ces précipices. On
appelle ce pont cientao, c'est-à-dire, le pont des appuis. On ne saurait croire combien cette structure était nécessaire pour ceux qui voulaient aller de la ville de Hanchung, jusques à la ville
métropolitaine de Siganfu, puisqu'auparavant sa bâtisse, il fallait faire 20.000 stades de chemin, au lieu qu'à présent on n'en fait que 80.
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Lire aussi :
- Mendoza : Histoire du grand royaume de la Chine.
- Ricci/Trigault : Histoire de l'expedition chretienne au royaume de la Chine.
- Semedo : Histoire universelle de la Chine.
- Athanasius Kircher at Stanford.
- Le meilleur moyen de mieux connaître A. Kircher, le "Germanus incredibilis", "The last man who knew everything", est de lire sa biographie, par J. E. Fletcher.
- Les meilleurs fac-similés de l'ouvrage de Kircher : on peut hésiter entre les sites de biusanté et de polib.