La Barbinais Le Gentil, De (16xx-17xx)

NOUVEAU VOYAGE AUTOUR DU MONDE

avec une description de l'empire de la Chine

beaucoup plus ample & plus circonstanciée que celles qui ont paru jusqu'à présent,
où il est traité des mœurs, religion, politique, éducation & commerce des peuples de cet empire.

Pierre Mortier, Amsterdam, 1728.
Les pages concernant la Chine sont seules numérisées : Tome I, pp. 158-314 et tome II.

 

  • "Lorsque je partis de France, vous m'engageâtes, Monsieur, à vous promettre que je vous écrirais le détail de tout ce qui m'arriverait dans le cours de mes voyages... Vous croyez, & peut-être n'avez-vous pas tort, qu'il suffit d'être voyageur pour aimer à raconter ; ce n'est pas là mon vice. Ne vous attendez pas à lire des récits pompeux, & des descriptions fleuries : je vous dirai le plus simplement & le plus sincèrement qu'il me sera possible les choses que j'ai remarquées."
  • "Le 29 [juin] nous aperçûmes les montagnes de la Chine : plusieurs pêcheurs vinrent dans leurs bateaux autour de notre vaisseau sans témoigner aucune frayeur & nous apportèrent du poisson frais, sans que nous le leur eussions demandé. Ils nous firent bien des signes, auxquels nous ne comprîmes rien : nous conjecturâmes seulement qu'ils voulaient nous dissuader d'aller à Émouy. Ils répétaient souvent ces deux mots, Hiamuen Booz, & plût-à-Dieu que ces signes & l'interprétation que nous leur donnâmes eussent produit quelqu'effet, nous ne serions pas aujourd'hui dans l'embarras où nous nous trouvons."
  • "Ceux qui commercent à la Chine doivent d'abord établir pour principe que les Chinois les tromperont s'ils peuvent, & qu'ils profiteront toujours de l'ignorance de ceux qui ne sauront pas traiter avec eux, ni leur manière de faire le commerce, c'est-à-dire, leurs fraudes & leurs artifices. Les négociants d'Émouy avaient reconnu en nous beaucoup d'avidité, peu d'union, & une ignorance pleine de présomption."

Extraits :
Premières transactions commerciales - Sur l'empereur - Les femmes - Les bonzes - Transactions commerciales, suites et fin
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Premières transactions commerciales

Le titô nous fit dire qu'ils se rendrait caution des négociants qu'il nommerait pour trafiquer avec nous : que ceux-là seulement feraient le traité, & que si nous en faisions avec d'autres, il ne répondait point des événements. Rien de plus beau en apparence : il prétendait nous donner à entendre qu'il veillait à notre sûreté, & à nos intérêts : mais nous connaissions déjà le génie chinois. Il s'était adressé à deux marchands principaux de la ville, & leur ayant proposé de leur donner la préférence, moyennant la somme de dix mille taëls qu'ils devaient lui payer d'avance : il les flatta qu'il ferait en sorte que nous serions obligés de ne traiter qu'avec eux, & qu'ainsi ils seraient les maîtres de toutes les marchandises du pays, parce qu'ayant la privative, les autres marchands seraient contraints de leur donner leurs marchandises aux prix courants de la Chine. Après avoir parlé de la sorte à ces deux marchands, il en fit appeler encore d'autres avec beaucoup de secret, à qui il fit les mêmes propositions, tâchant par ce stratagème de leur escroquer quelque somme, en les flattant tous en particulier de l'avantage de la préférence.

Cependant nous ne pouvions manquer d'être les victimes de tout ce manège, & nous nous aperçûmes bientôt que l'avarice des mandarins était la cause de tous les contretemps qui nous arrivaient. Le titô n'était pas la seule sangsue qui demandait du sang, il fallait encore satisfaire l'avidité de tous les autres mandarins petits & grands, qui regardaient notre arrivée, comme un remède que la Providence leur envoyait pour soulager leurs misères.

Le houpou (car chaque mandarin annonçait son antienne) nous fit dire aussi, que pour éviter les embarras qui survenaient quelquefois dans le payement des droits de la douanne, il avait trouvé à propos de les faire payer aux négociants chinois : que nous serions seulement tenus de déclarer la quantité, la qualité des marchandises, & le nom du marchand qui les aurait vendues. Ainsi tout concourait à notre désavantage. Le houpou avait fixé les droits de la douane à 18 pour cent, & il fallait bien que d'une manière ou d'une autre les marchands reprissent cette somme sur nous.

Le 28 le houpou vint faire la visite du vaisseau, & on lui tira sept coups de canon. Cette honnêteté n'empêcha pas qu'il ne nous taxât à 150 taëls pour le droit d'ancrage, tandis que les vaisseaux japonais, arméniens, anglais, & français ne payent dans les autres ports que 50 taëls pour ce droit. Ce mandarin, homme doucereux, mais intéressé, avait aussi mis le prix aux denrées, en sorte que nous les payions au double de leur valeur. Il est vrai que les vivres sont ici à un si bas prix en comparaison de ce qu'on les achète en Europe, que nous fîmes peu d'attention à cet article. Néanmoins comme il était impossible que dans un grand détail il ne se commît quelque fraude de la part des Chinois, malgré la vigilance des espions du houpou : il nous donna trois pourvoyeurs, pour empêcher, disait-il, qu'on ne nous trompât, mais en effet pour empêcher qu'on ne le trompât lui-même. Je n'ai jamais vu de peuple qui sût si bien dorer la pilule.

Enfin le titô nomma des négociants pour traiter avec nous, & pour convenir du prix des marchandises. Ils s'assemblèrent dans notre maison ; mais nous ne conclûmes rien, & leurs prétentions nous épouvantèrent. Ils nous dirent d'abord que si nous voulions faire emplette de soieries, comme damas, satins, & autres étoffes de cette espèce, il ne leur serait pas possible de nous les fournir dans le cours de cette année. Nous perdions par là la saison propre pour passer en Europe : premier inconvénient. Ils demandaient des prix extraordinaires : second embarras. Cependant nous nous trouvions dans une étrange situation. La saison des houragans approchait, & nous craignions que les Chinois n'apprissent l'arrivée des autres vaisseaux à Canton. Quelles propositions ne nous auraient-ils point fait, s'ils en avaient été informés ? Au reste pouvaient-ils l'ignorer longtemps ? Nous pressions la conclusion de notre traité, autant qu'il nous était possible. Mais nous avions affaire à des gens fourbes & de mauvaise foi, qui voyant clairement que la saison de sortir de ce port était désormais passée, voulaient profiter de la nécessité où nous étions d'y rester. Nous leur faisions tous les jours de nouvelles propositions, & nous n'étions pas assez politiques, pour leur cacher nos inquiétudes. Plus nous leur donnions à connaître notre empressement, & plus ils affectaient une lenteur capable de pousser notre patience à bout. Ils riaient des menaces que nous leurs faisions quelquefois de partir : en un mot, les mandarins & les négociants avaient conjuré notre perte. Le négociant principal nommé Empsia se retira à la campagne, & nous fit dire qu'il ne pouvait traiter avec nous, & qu'il nous en dirait un jour les raisons : autre incident Les marchands d'Émouy ne pouvaient rien entreprendre sans son entremise ; cet Empsia était l'âme de tout le commerce.

Le R. P. Laureaty alla chez le titô, & lui représenta vivement le tort que tous ces retardements nous causaient, & que cette conduite achèverait de décréditer le port d'Émouy ; que l'empereur qui prétendait que le commerce se fît avec droiture, jugerait mal de son gouvernement, & joindrait cette affaire-ci avec celle qui était arrivée aux Anglais l'année précédente, & qu'enfin il lui conseillait en ami de finir tous ces délais, d'autant plus qu'ils étaient contraires à ses propres intérêts.

Cette remontrance nous jeta dans un nouvel embarras. Le titô nous envoya son interprète, pour nous dire que si nous ne voulions que des soies crues de Nanquin, il ferait lui-même un traité avec nous, & que nous pouvions lui remettre tout notre argent. Étrange proposition, que nous n'acceptâmes point. La conjoncture était pourtant délicate : on l'offensait en refusant ses offres de service, & on courait de grands risques en les acceptant. Comme il est rare que dans le commerce il n'arrive quelque incident, le titô aurait été juge & partie : nos interprètes esclaves de ses volontés, n'auraient jamais eu la hardiesse de lui porter nos plaintes ; ainsi nous nous serions privés nous-mêmes des moyens de le voir, & de lui demander une justice qu'il ne nous aurait jamais rendu contre lui-même. Nous lui répondîmes qu'à la vérité l'objet principal de notre cargaison était la soie crue de Nanquin, mais que la quantité d'argent que nous avions, & qui excédait la somme de 250.000 taëls, ne nous permettait pas de charger notre vaisseau de cette seule marchandise, qui faisait un trop gros volume, & qu'ainsi nous lui étions très sincèrement obligés de ses offres de service. Nous lui fîmes maint autre beau compliment, pour mieux cacher notre défiance, & nous cherchâmes à la couvrir des prétextes les plus honnêtes qu'il nous fût possible d'imaginer.

Pendant que ces négociations durèrent, il ne fut permis à aucun Chinois de nous recevoir dans sa maison. Les gardes du houpou nous accompagnaient partout. Si nous entrions dans quelque magasin plus par curiosité, qu'à dessein de faire emplette, à peine nous en sortions que ces impitoyables gardes y entraient, & obligeaient les marchands à partager avec eux les prétendus profits qu'ils avaient fait avec nous. En vain ces pauvres gens juraient que nous n'avions rien acheté, il fallait malgré toutes leurs protestations satisfaire l'avidité de ces satellites. Les marchands las de ces extorsions, nous fermaient leurs portes. Leur antipathie pour les étrangers, que la considération de leur intérêt avait suspendue, éclata ; chacun criait haro sur nous, & la populace, qui est partout insolente, & qui l'est ici plus qu'ailleurs, se serait portée à quelque extrémité, si la présence du R. P. Laureaty n'avait servi de frein à sa malice.

Les mandarins s'étant aperçus de ce désordre, firent alors afficher dans tous les quartiers de la ville des ordres pour retenir le peuple dans le devoir. Le caïphantin ou juge de police voulut renchérir sur les autres, soit pour réparer l'incivilité dont il usa envers nous quand nous allâmes le visiter, soit à dessein de s'attirer de nouveaux présents, & d'exciter notre reconnaissance. Il disait dans ses ordres que nous étions des personnages fort considérés en Europe, que la curiosité de connaître les mœurs & les coutumes de la Chine avait amenés dans cet empire, & que le commerce que nous faisions n'était que pour suppléer aux frais du voyage. Notre interprète l'alla remercier de notre part de sa courtoisie, mais parce qu'il y alla les mains vides, il fut fort mal reçu.

Tant d'ordres donnés à notre avantage, n'empêchèrent pas le R. P. Laureaty de nous donner un conseil plus efficace, qui fut de ne point souffrir les injures des Chinois, & de leur donner des coups de cannes lorsqu'ils nous insulteraient, mais de ne nous point servir de nos épées, parce que l'effusion du sang était un crime capital dans cet empire. Nous suivîmes son avis à la lettre, & chaque jour nous fournissait des occasions de le mettre en pratique.

Quoique les Chinois soient d'un naturel lâche & timide, ils sont cependant malins, & ils insultent volontiers les étrangers, surtout dans les lieux où ils n'ont pas coutume d'aborder. Nos habits les choquent, & nos perruques leur paraissent la chose du monde la plus ridicule. Ceux d'Émouy se confirment dans leur antipathie par le commerce qu'ils ont avec les Espagnols des îles Philippines. Ceux-ci les traitent avec rigueur, & les prisons de leur Inquisition sont pleines de ces idolâtres, qui par des vues purement humaines embrassent le christianisme, & qui renoncent à leurs engagements sitôt qu'ils n'ont plus d'intérêt a les conserver.

Tout le mois de juillet & une partie d'août se passa en délibérations inutiles, nous faisions mille projets, & n'en exécutions aucun. C'était un vrai chapitre de moines, où chacun voulait dire son sentiment, & se piquait de rendre son opinion différente de celle des autres. Nous connûmes notre faute lorsque le repentir fut devenu inutile. Nos embarras augmentaient chaque jour ; au lieu de chercher les moyens d'y remédier, ou de songer à tirer parti de la nécessité où nous nous trouvions, semblables à ces enfants qui frappent un ais qui leur a meurtri la tête, nous nous amusions à déclamer contre la fortune & les Chinois ; bien entendu que notre capitaine, qui nous avait jeté dans ce labyrinthe, n'était pas oublié dans nos litanies.

Le 2 d'août j'allai chez un riche Chinois, qui m'invitait depuis longtemps à l'aller voir ; pour m'engager à faire de lui un jugement avantageux, il me montra une attestation d'un ministre anglais, écrite en langue latine, dans laquelle il était dit, que si quelque malheureux Européen était forcé par la destinée de venir dans le port d'Émouy, il l'avertissait que le Chinois nommé Hia-cua, était le plus grand fripon d'une ville dont tous les habitants étaient voleurs, de mauvaise foi, &c. Bel avis au lecteur ; vous jugez bien de l'opinion que j'eus de cet honorable Chinois.

*

Sur l'empereur

Je vous dirai deux mots de l'empereur qui règne aujourd'hui à la Chine.

Ce prince s'appelle Kamhi : il est Tartare & petit-fils de celui qui conquit la Chine. Il y a environ cinquante ans qu'il règne, & il est âgé de soixante & trois ans. Sa taille est haute & sa complexion vigoureuse. Il a le visage long, l'air sévère & le regard superbe. Le désir de savoir & d'apprendre les sciences & les arts qui nous sont propres, lui fait tolérer le séjour de nos missionnaires, & l'établissement d'une religion étrangère dans son empire ; mais il n'a aucune disposition à l'embrasser. Il est intérieurement convaincu qu'il y a une divinité, mais il est extérieurement livré à toutes les superstitions de la secte des bonzes. Les disputes qui remuent depuis si longtemps entre les missionnaires, l'amour qu'il a pour les cérémonies que quelques-uns d'entr'eux veulent proscrire lui paraissent des raisons suffisantes pour ne se point déclarer en faveur du christianisme.

Ce prince a tout l'orgueil & le faste des princes asiatiques. Sa vanité ne peut souffrir que dans les cartes géographiques on ne mette pas son empire dans le centre du monde, & quoique par les conversations fréquentes qu'il a eues avec nos missionnaires les plus habiles, il soit convaincu que ses États ne sont non seulement pas situés dans le centre du monde, comme tous ses prédécesseurs l'ont prétendu, mais encore qu'ils ne sont qu'une très petite partie de ce monde. Il s'obstine par un trait de politique, où l'orgueil a beaucoup de part, à vouloir que dans les cartes qu'on dresse par son ordre, on mette la Chine & les États qui en dépendent au centre du monde. Il fallut même autrefois que le père Mathieu Ricci dans la carte chinoise du monde qu'il dressa à Pékin, renversât l'ordre pour plaire à l'empereur, & pour se conformer à ses idées.

Il y a quelques années qu'un négociant anglais apporta à Canton deux globes, l'un terrestre, l'autre céleste, dont l'ouvrage & la beauté ne se pouvaient assez priser. Un mandarin en donna avis à l'empereur, & ce prince toujours curieux de pareilles nouveautés, ordonna qu'on les lui envoyât à Pekin. Il en admira l'ouvrage, & fit expliquer & même transcrire en chinois les noms des royaumes & des villes principales. Mais après avoir examiné attentivement la situation de tous les pays, & remarqué que le sien n'était pas situé où il voulait qu'il le fût, il parut peu content. Ses eunuques qui sont ses favoris & ses confidents, blâmèrent beaucoup l'artisan des globes, ou par ignorance, ou pour faire leur cour à l'empereur, en sorte qu'il commanda d'un air chagrin qu'on les ôtât de sa présence.

Il est ami des arts, surtout de ceux qui sont inconnus aux Chinois. S'il voit quelque ouvrage nouveau d'Europe, il ordonne secrètement à ses ouvriers de le contrefaire, & le montrant ensuite à nos missionnaires comme une production du génie chinois, il leur demande avec beaucoup de sang-froid, si en Europe on fait de ces mêmes ouvrages : il ne saurait souffrir qu'on soit plus habile & plus adroit ailleurs, & il cherche à se tromper soi-même pour mieux tromper les autres.

Sa curiosité n'a point de bornes, il veut savoir jusqu'aux choses qu'il sied bien à un grand prince d'ignorer. Un jour il voulut s'enivrer pour connaître les effets du vin. Il ordonna à un mandarin qui avait la réputation d'une tête forte de boire avec lui. On apporta des vins d'Europe, surtout des îles Canaries, dont les gouverneurs des villes maritimes ont soin de fournir sa table pendant toute l'année. Il but & s'enivra. Cette ivresse l'ayant plongé dans un profond sommeil, le mandarin se retira dans l'antichambre des eunuques, & leur dit que l'empereur était ivre ; qu'il était à craindre qu'il ne contractât l'habitude de boire du vin avec excès ; que cette liqueur aigrirait encore son humeur naturellement violente, & que, dans son ivresse il ne pardonnerait pas à ses plus chers favoris.

— C'est pourquoi, ajouta-t-il, pour prévenir les suites fâcheuses qui pourraient naître de cette fatale habitude, il faut que vous me chargiez de chaînes, & que vous m'envoyiez dans un cachot comme si Sa Majesté avait ordonné de me faire mourir : laissez-moi le soin du reste.

Les eunuques que leur propre intérêt sollicitait à suivre ce conseil, firent lier & conduire le mandarin dans la prison du palais. L'empereur se réveilla quelque temps après, & surpris de se voir seul, il appela le chef des eunuques, & demanda où était le mandarin. L'eunuque répondit qu'ayant eu le malheur de déplaire à Sa Majesté, on l'avait conduit par son ordre dans la prison où il devait être mis à mort. L'empereur rêva longtemps, & commanda qu'on fît venir le mandarin en sa présence. Il vint chargé de ses chaînes, & se prosterna aux pieds de l'empereur comme un criminel qui attend l'arrêt de son supplice.

— Qui t'a mis en cet état, lui dit-il, & d'où viennent ces chaînes ? Quel crime as-tu commis ?

— Mon crime, je l'ignore, Sire, lui répondit le mandarin, je sais seulement que Votre Majesté a commandé qu'on me traitât de la sorte, & j'attendais la mort, lorsqu'on m'a tiré du cachot.

L'empereur rêva encore ; il parut surpris & interdit. Enfin attribuant aux fumées du vin une violence dont il n'avait aucun souvenir, il fit délier le prétendu coupable, & le renvoya. Depuis cette aventure, on a remarqué qu'il a toujours évité les excès du vin.

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Les femmes

Outre cet agrément singulier [petits pieds], elles ont soin d'empêcher que les yeux ne croissent & ne deviennent grands. Les jeunes filles instruites par leurs mères, se tirent continuellement les paupières, afin d'avoir les yeux petits & longs, ce qui joint à un nez écrasé, les rend beautés parfaites. Leurs cheveux sont fort noirs, & elles les tressent sur un bonnet de fil de fer, en y entrelaçant des fleurs & des poinçons d'or & d'argent. Lorsque l'âge commence à semer des rides sur leurs visages, elles croient les effacer par les fleurs dont elles couvrent leurs têtes, & l'on voit communément des têtes de printemps avec des visages d'hiver.

Elles sont vêtues modestement. Leurs robes sont assez semblables à celles des hommes, mais elles sont beaucoup plus larges, & la couleur en est plus vive. Elles ont trois tuniques qui se croisent : leurs jupes font plissées & ouvertes aux deux cotés & par derrière. Elles ne portent point de bas : les bandages de leurs pieds montent à mi-jambe, & un caleçon de taffetas blanc ou jaune en couvre le reste. Leurs souliers sont proportionnés à la petitesse de leurs pieds, & un enfant de huit mois aurait de la peine à les chausser.

Elles ont le teint beau, les lèvres fort vermeilles, la bouche bien faite, les dents un peu noires par l'usage continuel du bétel. Le fard dont elles se servent relève leur blancheur naturelle, & leur donne du coloris, mais il gâte leur teint d'une telle manière, qu'une femme de trente ans est ridée & dégoûtante.

Malgré la solitude éternelle dans laquelle elles vivent, elles aiment à plaire. La femme est femme partout, & nature ne saurait se démentir. Elles ont autant de soin de leur parure & de leur ajustement, que si elles devaient paraître en public. Quand nous allons chez nos négociants soit pour y manger, soit pour y parler d'affaires, leurs femmes, que la curiosité tourmente, font autant d'efforts pour être vues, qu'elles en font pour nous voir. Quelle satisfaction pour elles, nous dit notre interprète, lorsqu'à travers une porte grillée, elles peuvent faire paraître le bout du pied, & nous en faire admirer le petit volume. Mais ce n'est pas par les pieds que les Français se prennent, & ces bonnes dames perdent leur étalage.

Il est rare, comme je le dirai dans la suite, qu'avant la cérémonie du mariage, le mari ait vu sa femme. Les questions qu'il fait faire par son entremetteur au père de la fille, lui suffisent. On demande d'abord quelles sont les perfections de la fille, son âge, son nom, si elle a le pied long de deux pouces tout au plus, les cheveux longs, les yeux petits, les oreilles longues, larges, ouvertes & pendantes (car c'est la encore une perfection) ; si la fille a toutes ces qualités, le marché est à moitié conclu.

Il y a des Chinois qui ne pouvant se résoudre à vivre dans la continence, se vendent eux-mêmes à des gens riches, afin de pouvoir épouser une de leurs esclaves. Tous les enfants qui naissent de ce commerce sont esclaves du maître, mais ils peuvent recouvrer leur liberté, lorsque par leur travail ils ont amassé une somme suffisante pour se racheter eux & leurs enfants. Il y en a d'autres qui ayant assez d'argent pour acheter une femme, mais qui n'ayant pas un bien suffisant pour élever les enfants qui surviennent, se trouvent réduits à la nécessité de les vendre, & de les rendre esclaves, surtout dans les temps de disette ; mais cet esclavage n'a rien de dur, & les Chinois sont des maîtres très débonnaires. Il arrive quelquefois qu'un père au lieu de vendre ses enfants, surtout les filles, aime mieux les noyer au moment de leur naissance. Cette coutume règne principalement parmi le petit peuple, & il n'y a aucune loi positive qui s'y oppose. L'opinion de la métempsychose y contribue beaucoup ; car s'imaginant que les âmes de leurs enfants animeront peut-être des corps plus heureux, ils ne craignent point de se montrer barbares par l'excès d'une compassion mal entendue.

Les femmes aussi bien que les hommes sont fort lascives : leur unique étude est de rechercher quelque raffinement dans les plaisirs de l'amour, pour avoir la préférence sur leurs rivales. Elles ont des livres où sont peintes des figures qui feraient rougir l'Arétin. Ces livres ne sont autre chose que plusieurs petites planches doubles attachées ensemble en forme de feuilles de livre, & longues d'un pied tout au plus ; sur la partie extérieure de ces feuilles, on voit des figures d'oiseaux, d'animaux, &c. Cette feuille ou planche qui est double, s'ouvre ensuite, & en montre une autre, sur laquelle il y a tout ce qu'on peut voir de plus sale & de plus immodeste. On vend ces livres publiquement, & les Chinois ne connaissent ni scrupule, ni modestie sur cet article. Cependant les femmes ont plus de disposition que les hommes à embrasser le christianisme : la raison en est assez naturelle, car la loi qui défend la polygamie est aussi favorable aux femmes qu'elle l'est peu aux maris.

Si vous lisez cette lettre, Monsieur, à quelque dame de vos amies, il me semble déjà l'entendre se récrier sur la jalousie des Chinois, & sur l'esclavage de leurs femmes ; les traiter de barbares, de cruels. Quoi, partager un mari avec une douzaine de rivales ! ne pouvoir prêter l'oreille à la fleurette : être éternellement esclaves ! quelle cruauté ! Mais les femmes chinoises pensent autrement. Cette liberté qui fait le bonheur de nos dames, est pour elles un bien indifférent, parce qu'elles ne le connaissent point. Les maux & les biens dépendent le plus souvent de notre imagination. Je suis bien persuadé que si elles avaient une fois goûté les charmes de la liberté, elles les préféreraient aux ennuis de la solitude ; mais comme elles n'ont aucune idée de cette liberté, & que tout ce qui les environne leur retrace l'image de la servitude, elles ne connaissent point les peines qui y sont attachées.

Il n'y a point de pays au monde ou les intrigues galantes soient moins communes. Je ne conseille pas à nos faiseurs de romans d'en mettre la scène à la Chine, s'ils veulent donner quelque vraisemblance à leurs fictions. C'est peut-être le seul pays de la terre où la jalousie des maris ait rendu les femmes sages. Les lois du royaume sont favorables aux maris, & rigoureuses envers ceux qui n'ayant point de femmes entreprennent de séduire celles d'autrui. De là vient que les jeunes gens contractent des habitudes, qu'ils ne quittent pas même lorsqu'ils sont mariés.

Les étrangers doivent se conduire avec prudence sur le chapitre des femmes. Celles mêmes à qui la bassesse de leur état ou leur âge décrépit permet d'aller par les rues, ne sont pas moins dangereuses que les autres. Si un étranger les regarde avec trop de curiosité, il s'expose à des extrémités funestes. Les Anglais, que le vin rend quelquefois entreprenants, en ont fait de tristes épreuves en plusieurs occasions. Les Chinois qui haïssent les nations étrangères, & qui ne cherchent qu'un prétexte pour les inquiéter, en embrassent l'occasion dès qu'elle se présente. Néanmoins comme la clef du coffre-fort, & des cœurs est la même, l'argent facilite ce que la loi entreprend vainement de rendre difficile.

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Les bonzes

Quoique les bonzes soient les amis & les confidents des dieux, qui par leur organe publient leurs oracles, ils sont cependant fort méprisés à la Chine, & les peuples, qui dans leur idolâtrie n'ont aucun système bien suivi, respectent peu la divinité & le ministre. Ils sont tirés de la lie du peuple, & lorsqu'ils ont amassé quelque somme d'argent, ils achètent des esclaves, dont ils font des disciples, qui sont ensuite leurs successeurs, étant bien rare qu'un Chinois embrasse cet état de son plein gré.

Ils ont des supérieurs, & des dignités parmi eux, & pour être initié aux mystères extravagants de leur secte, il faut passer par un noviciat très rude. Celui qui prétend à l'état bonzique, est obligé de laisser croître sa barbe, & ses cheveux pendant un an ; de porter une robe déchirée, & d'aller de porte en porte chanter les louanges des idoles, auxquelles il se consacre. Il s'acquitte de ce devoir sans lever les yeux, & la populace, pour éprouver la vocation, ou pour l'en détourner, l'accable d'injures ; il souffre tout avec une patience qui mériterait un objet plus noble. Il ne mange, pendant une année, aucune chose qui ait eu vie : il est pâle, maigre, défiguré. Si le sommeil, auquel il résiste constamment, l'accable quelquefois, un compagnon impitoyable le réveille. En un mot, rien n'est comparable aux tourments qu'on lui fait endurer. Au reste, je ne vous assurerai pas que ce noviciat soit partout & toujours le même. Je tiens cette circonstance du père Laureaty, lequel me la raconta, à l'occasion d'un de ces malheureux qui chantait devant notre porte.

Lorsque le jour arrive, où il doit prendre l'habit de sa secte, (cérémonie que j'ai vue deux fois dans mon pagode de Colomfou) les bonzes des pagodes voisins s'assemblent, & se prosternant tous devant l'idole, ils disent à haute voix, comme s'ils psalmodiaient, des prières, dont ils m'ont avoué plusieurs fois qu'ils n'entendaient pas le sens : ils ont une espèce de chapelet autour du col, dont les grains sont très gros, & qui ressemble aux nôtres, à la réserve de la croix, dont ils n'ont pas le bonheur de connaître le mystère. Ils entonnent ensuite je ne sais quels hymnes, & accompagnent leur chant du son de plusieurs petites clochettes.

Cependant le novice, prosterné la face contre terre à l'entrée du temple, attend la fin de ces cérémonies, pour recevoir l'honneur qu'on veut lui faire. Les bonzes le conduisent au pied de l'autel, & lui mettent une longue robe grise, que j'ose dire être semblable, quant à la forme, aux robes ou manteaux de nos religieux bénédictins, le capuchon & la couleur à part. On lui met aussi sur la tête un bonnet de carton, sans bords, doublé de toile grise ou noire, & la fonction finit par l'accolade. Le novice régale ensuite tous les bonzes, & l'ivresse, qui succède à ce repas, fait la perfection de la cérémonie.

Ils sont obligés de garder la continence, mais malgré les punitions attachées au commerce des femmes, ils cherchent sans cesse les occasions de satisfaire leurs passions, & au défaut des femmes, ces scélérats recourent à d'autres objets pour assouvir leur brutalité. Leur extérieur grave & composé cache une âme noire, abandonnée à toutes sortes de vices. Ils sont moins persuadés de l'existence de leurs ridicules divinités, que les Chinois mêmes, qui ne se piquent pas d'une foi bien vive, ni d'une dévotion bien grande. Ils n'affectent une vie retirée & solitaire que pour mieux surprendre la crédulité du vulgaire, laquelle est en effet leur unique ressource.

Lorsqu'ils se sont enrichis dans cette indigne profession, ils peuvent la quitter & en embrasser une autre ; mais le changement d'état ne peut effacer la mauvaise réputation qu'ils se sont acquise. Étrange aveuglement de ces peuples, d'adorer des dieux dont ils méprisent les ministres, & de marquer d'infamie ceux qui s'attachent plus étroitement à leur culte !

Quoique l'art de deviner soit fort commun à la Chine, comme je l'ai déjà remarqué, les bonzes néanmoins se l'attribuent par excellence, & croient être les véritables & seuls organes des volontés du destin. La plus grande superstition des Chinois consiste à consulter les dieux & les hommes sur le succès heureux ou malheureux de leurs affaires. S'ils sont malades, ils veulent connaître la durée de leur maladie, & pour cet effet ils consultent la divinité bienfaisante, dont l'attribut est d'en procurer la guérison. Ils viennent dans un pagode, & après avoir présenté à l'idole plusieurs mets différents, dont les bonzes profitent, ils se prosternent la face contre terre, tandis que le bonze principal fait brûler du papier doré dans une urne de bronze, & prépare plusieurs petits bâtons, sur lesquels est écrite la bonne ou mauvaise fortune. Après les avoir brouillés, ils en tirent un du fond d'un sac ou d'une boîte ; si la décision de l'oracle ne leur plaît pas, ils recommencent, & sont obligés de s'en tenir à cette seconde décision, favorable ou contraire. C'est ainsi que parmi eux le hasard décide de l'avenir.

Un bonze convaincu d'avoir eu commerce avec une femme, est puni très sévèrement : ses confrères sont ses bourreaux, & vengent en apparence l'injure faite à leur religion, en punissant un crime qu'ils commettent eux-mêmes, ou qu'ils brûlent de commettre. On met au col du coupable un ais fort pesant, & on le traîne par la ville pendant une lune entière, en le frappant continuellement. Au reste ces châtiments sont rares, & les bonzes ont autant de prudence dans leurs amours que d'avidité à satisfaire leurs passions.

Il y avait autrefois près de Focheu (ville où réside le père Laureaty) un pagode fameux, où demeuraient les bonzes les plus huppés de la province. La fille d'un docteur chinois, allant à la maison de campagne de son père, suivie de deux servantes, & portée, suivant l'usage du pays, dans une chaise couverte, eut la curiosité d'entrer dans ce temple, & envoya prier les bonzes de se retirer tandis qu'elle y ferait sa prière. Le bonze principal, curieux de voir cette jeune personne, se cacha derrière l'autel ; il ne la vit que trop, & il en devint sur-le-champ amoureux. Son imagination échauffée écarta l'idée du péril, & ne lui montra que la facilité qu'il y avait à enlever une fille faible & mal accompagnée. L'exécution suivit de près le projet ; il ordonna aux autres bonzes ses confidents d'arrêter les deux suivantes, & il ravit cette fille malgré ses cris & ses larmes.

Le docteur n'ignora pas longtemps l'absence de sa fille : il sut qu'elle était entrée dans le pagode, & qu'elle y avait disparu. Les bonzes répondirent à toutes les demandes qu'il fit, qu'il était vrai qu'elle avait visite le pagode, mais qu'elle en était sortie après avoir fait sa prière. Le docteur élevé dans le mépris pour les bonzes, comme le sont tous les lettrés, qui se mettent au-dessus de la sotte crédulité du vulgaire, s'adressa au général des Tartares de cette province, & lui demanda justice contre les ravisseurs de sa fille. Les bonzes s'imaginant trouver dans ces deux hommes une confiance aveugle, leur dirent que Foë étant devenu amoureux de la jeune fille, l'avait enlevée. Le bonze, auteur du rapt, voulut ensuite, par une harangue fort pathétique, faire comprendre au docteur, combien Foë avait fait d'honneur à toute sa famille, en jugeant sa fille digne de son amour & de ses embrassements : mais le général tartare, sans s'amuser à ces fables, s'étant mis à examiner curieusement tous les réduits les plus cachés du pagode, entendit quelques cris confus sortir du fond d'un rocher ; il s'avança vers ce lieu, & aperçût une porte de fer qui fermait rentrée d'une grotte ; l'ayant fait abattre, il entra dans un lieu souterrain, où il trouva la fille du docteur & plus de trente autres femmes qui y étaient renfermées. Elles sortirent de leur prison & du pagode, & incontinent après le général fit mettre le feu aux quatre coins de cet édifice, brûlant le temple, les autels, les dieux, & leurs infâmes ministres.

Le culte que les bonzes rendent aux idoles ne s'étend pas loin. Uniquement occupés à entretenir les lampes des pagodes, & à recevoir ceux qui viennent faire leurs prières, ils mènent une vie molle & oisive : ils n'ont aucun revenu fixe, & ils vont de portes en portes, une clochette à la main, mendier les secours nécessaires à la vie. Lorsqu'un Chinois fait quelque fête à l'honneur de l'idole qu'il garde dans sa maison, il appelle les bonzes, qui revêtus de longues chapes brodées, portent l'idole par les rues : ils marchent deux à deux, tenant en main plusieurs banderoles garnies de sonnettes, & le peuple les suit plus par curiosité que par dévotion. Au jour de la nouvelle & pleine lune, ils se lèvent pendant la nuit, & disent des prières. Il m'a semblé qu'ils répétaient toujours la même chose, avec autant de modestie & de dévotion que s'ils avaient quelque idée des dieux qu'ils invoquent. Ils affectent une grande humilité dans les premiers compliments qu'ils se font dans leurs visites ; ils se prosternent les uns devant les autres, ils se régalent ensuite, & s'enivrent le plus souvent, en sorte que la visite qui commence par les compliments, finit presque toujours par les invectives.

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Transactions commerciales, suites et fin

Septembre. Venons maintenant à nos affaires : elles étaient toujours dans le même état. Cet Empsia dont je vous parlai dans ma lettre précédente, était sourd à nos prières, & refusait constamment de revenir à la ville. Nous ne pouvions rien conclure sans son entremise, notre plus grand malheur venait de ce qu'il ne l'ignorait pas. Tant d'obstacles nous rebutaient & nous étions prêts à subir les dures conditions qui nous étaient offertes lorsqu'enfin nos affaires changèrent un peu de face.

Un riche marchand de Canton, nommé Changchua, avant su notre arrivée dans ce port, & les embarras où nous nous trouvions, vint à Émouy pour traiter avec nous à des conditions plus raisonnables. Empsia craignant que ce nouveau venu ne lui arrachât sa proie, accourut aussitôt & s'étant associé avec lui, il ne tarda guère à le séduire par ses discours. On diminua à la vérité quelque chose des premiers prix, mais il s'en faut beaucoup que notre traité soit à notre avantage.

Nous apprîmes alors quelles avaient été les véritables raisons qui avaient engagé Empsia à se retirer ; comme il était le négociant le plus considérable d'Émouy & peut-être le seul en qui l'on pût se fier un peu, le titô l'avait nommé chef de notre négoce, & prétendit qu'il devait reconnaître cette faveur par un don de 10 mille taëls. Les autres mandarins avaient aussi leurs prétentions & Empsia se trouva si embarrassé, que n'osant leur refuser, ni leur accorder tout ce qu'ils demandaient, il jugea qu'il n'y avait qu'une prompte retraite qui pût le mettre à couvert de leur avidité. Il prévit bien que rien ne se conclurait pendant son absence, & qu'il serait toujours à temps de s'accommoder avec les mandarins ; & en effet de peur de tout perdre, ils relâchèrent beaucoup de leurs premières demandes.

Après la conclusion de notre marché, nous donnâmes aux marchands les deux tiers de l'argent d'avance. Ils s'obligèrent de charger notre vaisseau le 15 décembre prochain, & de nous mettre en état de pouvoir profiter de la saison, & de partir vers le commencement de janvier.

...Quant à notre commerce, je vous dirai que nous tenons une conduite dont nous serons infailliblement les dupes. Nous avons envie de tout ce que nous voyons, & les Chinois savent bien mettre à profit toutes nos puérilités. Je doute cependant qu'ils gagnent beaucoup avec nous ; car outre que nos emplettes principales sont déjà faites, l'avidité des Chinois leur est aussi nuisible, que la nôtre est peu sensée.


Octobre. Vous entretiendrai-je encore, Monsieur, de nos affaires particulières ? Nous nous étions imaginés qu'il nous serait plus facile à Émouy, qu'en aucun autre port de la Chine, de tirer les soies crues de Nankin, à cause de la commodité des rivières : néanmoins nous ne les recevrons que par la voie de Canton, encore aurons-nous le rebut des autres vaisseaux ; ainsi je doute que nous puissions partir dans le mois de décembre : nous serons trop heureux si nous n'hivernons point dans ce port.

Le titô partit ces jours passés pour faire la visite de l'île d'Émouy & des autres îles qui en relèvent... Les Chinois toujours opiniâtres dans leur haine voulurent alors profiter de l'absence du titô, & de l'embarras où nous mettait la carène de notre vaisseau. Nous étions en petit nombre dans notre maison, quatre ou cinq passagers avec quelques domestiques. Les soldats d'un petit mandarin, qui pour notre malheur était notre voisin, vinrent suivis d'une foule de peuple nous insulter, & former une espèce de siège devant notre porte. Nous soutînmes leurs efforts autant que notre petit nombre pût nous le permettre ; nos sabres les écartaient, mais ils ne nous mettaient point à couvert d'une grêle de pierres qui tombait sur nous, lorsque nous étions obligés de les repousser jusque dans la rue. Le perfide mandarin au lieu d'apporter remède à ce désordre, regardait de loin avec une joie maligne le combat & les combattants. Nous épargnions les Chinois, dans la crainte que leur sang répandu ne nous attirât quelques malheurs. Cependant ils avaient redoublé leurs efforts ; le nombre de nos ennemis croissait de plus en plus, & ne pouvant plus résister à la violence de cette multitude de peuples, nous étions résolus à nous servir de nos avantages & à faire feu sur eux ; lorsque le mandarin houpou ayant été averti par notre interprète de ce qui se passait, envoya son fils & ses gardes à notre secours. La retraite de nos ennemis fut prompte, & le nom de houpou fut plus fort & plus puissant que nos armes. Nous n'avons pu savoir encore le motif qui les avait engagés à cette entreprise.


Novembre. Tous les vaisseaux qui sont à Canton se disposent à partir, Monsieur, tandis que trompés, trahis par les Chinois, nous courons risque d'hiverner ici & de perdre la saison de retourner en Europe. Je m'aperçois que la philosophie ne nous sert que contre les maux que nous ne sentons pas.


Janvier 1717. En vérité, Monsieur, on s'accoutume plus aisément aux caprices de la fortune que je ne l'avais cru. Il me semble, que les premiers contre-temps que nous avons essuyé avec les Chinois, nous rendent insensibles aux derniers. Je ne me flatte plus d'arriver en Europe dans le cours de cette année ; trop heureux encore si nous pouvons sortir de ce port le mois prochain...

... Ceux qui commercent à la Chine doivent d'abord établir pour principe que les Chinois les tromperont s'ils peuvent, & qu'ils profiteront toujours de l'ignorance de ceux qui ne sauront pas traiter avec eux, ni leur manière de faire le commerce, c'est-à-dire, leurs fraudes & leurs artifices. Les négociants d'Émouy avaient reconnu en nous beaucoup d'avidité, peu d'union, & une ignorance pleine de présomption. Le capitaine de notre vaisseau, (qu'ils appelaient Capitan chap chap, parce qu'il courait sans cesse de magasins en magasins, en leur criant aux oreilles ces deux mots, qui signifient en langue de Fokien, vite, promptement) le capitaine, dis-je, qui craignait de perdre la saison propre pour doubler le cap de Bonne-Espérance, faisait voir son impatience & le désir qu'il avait de partir. Il leur montrait son vaisseau caréné, équipé, prêt à mettre à la voile. Ravis de son impatience, ils se hâtaient lentement, & leur intérêt justifiait leur lenteur. Lorsqu'ils ont vu enfin qu'on n'attendait plus que les marchandises, ils les ont apportées toutes à la fois avec tant de confusion & si peu d'ordre, que nous ne pouvons les visiter, ni reconnaître s'ils ont agi de bonne foi. Nous remarquons déjà qu'ils ont eu dessein de nous tromper, & que les soies crues de Nankin ont été mouillées à dessein d'en rendre le poids plus considérable. Nous avons crié au voleur, mais nos cris n'ont étonné personne. On nous a répondu qu'il fallait laisser sécher la soie, & qu'elle serait ensuite pesée à notre fantaisie. Le traître qui faisait cette proposition a ajouté froidement que ce serait une affaire de deux mois tout au plus. Que vous dirai-je, Monsieur, nous sommes encore forcés de baiser la main qui nous assassine. La soie crue, l'objet principal de notre cargaison est si humide que je suis persuadé qu'elle sera diminuée d'un tiers lorsque nous arriverons en Europe, sans compter le tort que cette eau lui causera. Quant aux étoffes de soie, nous ne les visitons point, & nous nous reposons tranquillement sur la probité des Chinois.

Quoique les marchands d'Émouy soient tels, & pires encore que je ne vous les ai dépeints, il aurait néanmoins été facile de les contraindre d'agir de bonne foi, par rapport même à leurs intérêts. Je n'attribue le mauvais succès de notre négociation qu'à la mésintelligence qui a toujours régné parmi nous, tant il est vrai que dans les plus petites sociétés l'union & l'uniformité des sentiments est nécessaire : mais il semblait que le démon de la discorde & de l'envie nous possédait tous. Si dès le premier jour de notre arrivée chacun avait voulu accuser la quantité d'argent qu'il avait, on aurait pu prendre des mesures avantageuses. Chaque particulier aurait dû donner un état des marchandises qu'il souhaitait ; on les aurait jointes à celles de la cargaison principale, & le capitaine aurait examiné si son vaisseau pouvait contenir la quantité des marchandises que les particuliers désiraient : on aurait ensuite retranché à un chacun ce qu'il aurait eu de trop gros volume ; en un mot on devait faire la charge du vaisseau, avant même que la marchandise fût achetée. Ce n'est pas tout encore : il fallait diviser toutes les marchandises en plusieurs articles, & donner la commission & le détail de chaque article à une personne en particulier. Par exemple, l'un aurait été chargé de faire l'emplette de toutes les soieries, l'autre de la broderie, celui-ci de la porcelaine, celui-là des ouvrages de vernis, &c. sans qu'aucun se mêlât de ces articles, hormis ceux à qui ils auraient été confiés. Ces commissionnaires, après l'achat des marchandises, auraient rendu compte de leur emplette. Ce projet était d'autant plus aisé à exécuter que nous étions seuls dans ce port : par là nous aurions évité l'adresse des Chinois, qui ne concluent jamais promptement, & qui, avant que de se déterminer, veulent connaître à fond la capacité de ceux avec qui ils ont affaire. Loin d'agir de la manière que je viens d'insinuer, chacun renchérissait sur l'autre, & les Chinois ont profité de notre avidité. Ce qui me persuade le plus que nous avons été trompés, est que les marchandises que nous avons achetées si chères, se vendent aujourd'hui la moitié moins. Une pièce de damas de douze aulnes qui nous a coûté 37 livres 15 sols se vend aujourd'hui 18 livres. Il en est ainsi des autres marchandises, mais par malheur nous n'avons plus d'argent.

 

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