Jean du Plan Carpin (~1182 - ~1252)
RELATION DU VOYAGE EN TARTARIE
Traduite en français et publiée par Pierre Bergeron (1580-1657). Édition utilisée : Imprimerie de Béthune, Paris, 1830.
avec la
NOTICE, de Marie-Armand D'AVEZAC
sur les anciens voyages de Tartarie en général, et sur celui de Jean du Plan de Carpin en particulier.
Librairies Arthus-Bertrand et Dondey-Dupré, Paris, 1838.
- Pierre Bergeron : "Pour une plus parfaite intelligence de ces voyages, il est bon de savoir que le pape Innocent IV, touché des grands ravages que les Tartares faisaient dans la chrétienté, se résolut d'envoyer deux sortes de religieux vers ces barbares, pour les prier de se désister de tant de maux qu'ils y causaient par leurs incursions, et les exhorter à recevoir la foi chrétienne."
- Jean de Plan Carpin : "Et bien que nous eussions aussi assez de sujet d'appréhender pour nous-mêmes d'être massacrés par ces Tartares et autres peuples farouches, ou pour le moins d'être réduits en une rude servitude, et d'endurer toutes les incommodités de la faim, de la soif, du froid et du chaud, outre les injures et opprobres que nous avons depuis assez éprouvés, avec tout ce qu'on peut souffrir de peines, hors la mort et l'esclavage ; tout cela ne nous a point rebutés, et nous ne nous sommes aucunement épargnés, mais nous nous sommes résolus d'accomplir en toutes manières la volonté de notre bon Dieu, suivant le commandement du Saint Père, afin de profiter en quelque chose aux chrétiens, et leur déclarer au moins la bonne volonté et intention de ceux qui nous avaient envoyés, de peur que les ennemis se jetant subitement en leurs pays, ne les surprissent au dépourvu."
- Marie-Armand d'Avezac : "Nous avons voulu examiner tour à tour quelle importance relative appartenait à la relation de Jean du Plan de Carpin dans la série des anciens voyageurs en Tartarie ; quels textes nous possédions de cette relation ; au milieu de quelles circonstances s'ouvrirent entre l'Europe et l'Asie les rapports diplomatiques dont il fut le premier agent ; quel était cet homme que la chrétienté choisit pour son représentant ; quelle route il suivit pour arriver au fond de l'Asie ; quelle peinture il nous a faite de la puissance des Mongols vers lesquels il était envoyé ; quel fut le succès de sa mission ; et quel résultat enfin il obtint pour lui-même de ses fatigues."
Extraits : Notice : Les raisons de l'ambassade
Relation : Premiers contacts - Réception des ambassadeurs - Qualité des Tartares - De leurs coutumes
bonnes ou mauvaises
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Jean du Plan Carpin (~1182-~1252), religieux franciscain, fut, en 1245-1247, envoyé en qualité de légat apostolique et
d'ambassadeur de la part du pape Innocent IV, vers les Tartares et autres peuples orientaux.
Le domaine public possède notamment, sur le voyage en Tartarie de Plan Carpin, deux excellents travaux :
— La traduction en français de la relation du voyage, par Pierre Bergeron.
— Une notice sur le voyage du franciscain, accompagnée du texte en latin de la relation du voyage, et préparée par Marie-Armand d'Avezac.
Il était exclu de publier le texte en latin. Il était évidemment dommage de négliger pour autant la notice de M.-A. d'Avezac.
Nous présentons donc ici la traduction de P. Bergeron, précédée de la notice de M.-A. d'Avezac : celle-ci a toutefois été allégée des commentaires sur le recueil du texte en latin (pages
48-55), puisqu'il n'était pas présenté, ainsi que de notes en latin et de nombreuses notes et références très érudites ; d'autre part, les références de la notice vers la relation en latin ont
été remplacées par des liens hypertextes vers la relation en français de P. Bergeron.
Le lecteur désirant retrouver l'intégralité des textes pourra se référer aux pages internet précisées par ailleurs.
Les populations qui habitent [la grande Asie] se trouvent naturellement groupées en trois longues zones étendues d'ouest en est : tout au nord
végètent les nations encore sauvages de la glaciale Sibérie ; au sud, au contraire, se succèdent, sous d'heureux climats, des races policées dont la civilisation remonte à une haute antiquité,
telles que les Sémites, les Persans, les Indiens, les Chinois. La zone moyenne appartient à des nomades, souvent confondus sous l'appellation commune de Tartares, qui fut jadis le nom d'une de
leurs hordes, mais faciles à distinguer d'après leurs langues en trois divisions tranchées : à l'est celle des Tongouses, à l'ouest celle des Turks, au milieu celle des Mongols ; dénominations
moins exactes que commodes, en ce que chacune d'elles est ainsi employée à désigner une masse de peuplades congénères, bien qu'elle ne soit en réalité que le nom spécial d'une de ces
peuplades.
L'empire de la Haute-Asie flottait depuis des siècles entre les hordes prépondérantes de ces nations tartares : au temps qui nous occupe c'était le tour des Mongols, dont la domination s'était
développée avec une rapidité et une étendue jusqu'alors sans exemple, sous l'impulsion irrésistible de Tchenkiz-khân.
Parti des montagnes Bourqân Qâldoun qui forment, au sud-est, le partage des eaux entre les petites rivières tributaires du lac Baïkal et les affluents supérieurs du grand fleuve Amour qui
débouche à la mer d'Okhotsk, il avait marché à la conquête du monde ; d'abord il avait soumis à son autorité toutes les tribus mongoles, puis les États limitrophes, ensuite les nations plus
éloignées ; l'un de ses généraux, poussant ses excursions par-delà le Wolga jusque sur la rive occidentale du Don, était venu battre, sur les bords de la Kalka, l'armée des princes russes qui
avaient marché à sa rencontre ; et le nom du grand duc Mieczislaw de Kiew est inscrit jusque dans les annales de la Chine comme un trophée de la victoire de Sobodây. Retournant au cœur de la
Mongolie, après une campagne de sept années contre l'Occident, Tchenkiz-khân avait confié à Tchoutchy-khan, l'aîné de ses fils, le soin d'étendre la domination tartare sur ces contrées de l'Ouest
; mais Tchoutchy-khân, réduit à l'inaction par l'épuisement de ses forces, avait terminé ses jours sans avoir pu s'en occuper : et Tchenkiz-khân était mort lui-même bientôt après, léguant à ses
enfants l'empire le plus vaste qui fut jamais ; domaine immense baigné, à quinze cents lieues d'intervalle, d'un côté par la mer du Japon, de l'autre par la mer Noire, et dont le partage devait
bientôt constituer quatre grands empires, l'un suzerain, celui du Khithây, les autres vassaux, celui de Tchaghatây, celui de la Perse et celui du Qaptchâq.
Quand Oukodây eut été proclamé par ses frères et par toute sa famille héritier de la puissance souveraine de Tchenkiz, il songea à l'extension des conquêtes mongoles et il envoya Tcharmâghân en
Perse, Kouktây et Sobodây dans le Qaptchâq, pendant que lui-même se rendait en Chine. Cinq ans après, dans une assemblée générale convoquée en son Ordou-bâlyq, sur l'Ourqoun, une formidable
expédition fut résolue contre l'Occident ; le qâân en donna le commandement suprême à son neveu Bâtou, fils de Tchoutchy, mettant sous ses ordres un grand nombre de princes de la famille
impériale : c'étaient Hordou, Schybân et Tankqout, frères du généralissime, son oncle Kolkân, ses cousins Bâydâr et Boury, fils de Tchaghatây ; Mankou et Bougjek, fils de Touluy ; enfin Kuyûk et
Kadân, fils de l'empereur lui-même ; et le guerrier Sobodây fut rappelé du centre de la Chine pour accompagner Bâtou à la conquête de l'Europe en qualité de lieutenant général. On fait monter
jusqu'à six cent mille hommes l'effectif de cette immense armée.
Enfin le torrent déborda ; les Boulgares, les peuples du Caucase, les Qaptchâqs, les Comans, furent successivement engloutis ; une partie de ces derniers, fuyant devant le fléau, alla demander
asile en Hongrie ; mais bientôt la Russie fut envahie, la Pologne dévastée : depuis les bords du Wolga, Wolodimir, Souzdal, Moscou, Czernigow, Kiew, Kamenetz, Galicz, Lublin, Sandomir, Cracovie,
Ratibor, jalonnèrent la marche des Mongols jusqu'aux plaines de Volstadt près de Lignitz, où les troupes chrétiennes rassemblées pour les arrêter furent taillées en pièces. Puis se dirigeant au
sud, les vainqueurs se précipitèrent sur la Hongrie, que Bâtou khân avait déjà envahie avec le gros de l'armée. Ce malheureux pays fut mis à feu et à sang ; tout était saccagé, dépeuplé,
lorsqu'arrivèrent à Bâtou la nouvelle de la mort d'Oukodây khân, et l'invitation de venir à la Syra Ordou prendre part à l'élection d'un nouveau souverain ; le qâân décédé avait désigné pour son
successeur son petit-fils Schyrâmoun ; mais la régence avait été décernée à l'impératrice Tourâkinah, dont les affections étaient pour Kuyûk, l'aîné de ses fils ; et Bâtou, dont les vues
personnelles étaient peut-être contrariées par un choix facile à prévoir, ne se pressa point de se rendre à l'assemblée générale où il était convoqué ; il s'arrêta à guerroyer encore dans le
Caucase, puis allégua une maladie, en sorte qu'après avoir été longtemps retardée, la proclamation solennelle de Kuyûk s'effectua enfin sans que Bâtou y assistât.
Les horribles dévastations que celui-ci avait commises dans les parties de l'Europe envahies par ses armées, avaient porté une profonde terreur dans les contrées voisines ; on craignait sans
cesse le retour de ces hordes féroces, dans l'invasion desquelles Grégoire IX avait pu craindre de voir périr le nom chrétien, et contre lesquelles il avait fait prêcher une croisade en
Allemagne, par les plus éloquents orateurs des ordres de Saint-François et de Saint-Dominique ; et quand Innocent IV fut élevé au suprême pontificat, il fit de nouveau prêcher la croisade en
Allemagne pour secourir la Hongrie, que son voisinage immédiat de l'immense empire des Mongols menaçait continuellement de nouveaux ravages. Puis, au concile de Lyon, il exposa l'urgence d'aviser
aux moyens de défendre la chrétienté contre l'invasion toujours imminente de ces légions sauvages vomies par l'enfer ; on ordonna des jeûnes et des prières solennelles pour apaiser le Ciel irrité
; on conseilla aux peuples limitrophes des terres ennemies de fortifier leurs villes, de couper les routes ; et enfin l'on approuva et confirma la résolution déjà prise et exécutée par le
pontife, d'envoyer vers les chefs Mongols des missionnaires chargés de les inviter à cesser leurs expéditions sanguinaires contre les chrétiens, et de leur prêcher la vraie foi.
Les ordres de Saint-Dominique et de Saint-François, que le pape affectionnait particulièrement, s'étaient partagé la gloire d'accomplir cette périlleuse mission ; des frères prêcheurs s'étaient
dirigés vers le nouyân Batchou, qui commandait les troupes tartares en Perse, et qui avait forcé les princes chrétiens de Géorgie, d'Arménie et d'Antioche à se soumettre aux plus dures conditions
; ces zélés religieux furent Anselme ou Ascelin, chef de la légation, Alexandre, Simon de Saint-Quentin et Albert, auxquels se joignirent en route Guichard de Crémone et André de Lonjumeau.
Nous partîmes par le commandement du pape en l'an 1246 pour aller vers les Tartares, afin de pouvoir détourner l'orage prêt à tomber sur l'Église
de Dieu. Nous arrivâmes premièrement en Bohême, dont le roi nous conseilla de prendre notre chemin par la Pologne et la Russie, d'autant qu'il avait des parents assez proches en Pologne qui nous
donneraient moyen d'entrer en Russie, et pour cela il nous donna des lettres avec des gens pour nous conduire et défrayer par tous ses États, jusqu'à ce que nous fussions venus auprès de son
neveu Boleslaus, duc de Silésie, que nous connaissions bien, et qui était de nos amis. Il nous fit recevoir avec la même bonté que son oncle par tout son pays, et de là nous fûmes vers Conrad,
duc de Lantiscie (en Massovie), où de bonne fortune pour nous, nous rencontrâmes le seigneur Vasilic (Basile), duc de Russie, qui nous instruisit au sujet des Tartares, vers lesquels il avait
envoyé des ambassadeurs qui n'étaient pas encore de retour.
Ayant donc su là qu'il nous fallait porter des présents à ces Tartares pour en être bien reçus, nous fîmes acheter quelques peaux de castor, et d'autres animaux, sur les aumônes qui nous avaient
été faites pour notre voyage. Ce qu'étant su par le duc Conrad de Cracovie et sa femme, par l'évêque du lieu, et quelques seigneurs et gentilshommes du pays, ils nous firent donner force autre
pelleterie. Le duc Basile, à la prière du duc de Cracovie, de l'évêque et des barons du pays, nous mena chez lui, où il nous fit reposer quelques jours, nous défrayant de tout ce que nous
pouvions avoir besoin. Nous le priâmes de faire venir ses évêques, auxquels nous fîmes la lecture des lettres de sa Sainteté, qui les exhortait de retourner à l'union de la sainte Église
catholique, et nous nous employâmes à les y convier et le duc aussi. Mais d'autant que le duc Daniel, frère de Basile, n'était pas là, mais qu'il était allé vers Bathy, ils ne peuvent nous faire
aucune réponse là-dessus.
Après cela, ce Basile nous fit conduire par un des siens jusqu'à Kiovie, capitale de Russie ; mais ce ne fut pas sans péril de la vie, à cause des Lituaniens, qui faisaient d'ordinaire des
courses dans la Russie et principalement aux endroits par où nous avions à passer ; car pour les Ruthènes, ou Russiens, nous n'avions rien à craindre à cause du guide que nous avions, et aussi
que la plupart d'eux avaient été tués ou emmenés par les Tartares. Étant arrivés à Danilon, nous y tombâmes malades à l'extrémité, après quoi, étant un peu mieux, nous ne laissâmes pas de nous
mettre en chariot par des neiges et de grandes froidures, et enfin d'arriver à Kiovie. Là nous eûmes avis que si nous nous servions des chevaux que nous avions amenés pour ce voyage de Tartarie,
ils pourraient bien mourir tous de faim par les neiges, à cause qu'ils n'avaient pas l'adresse de chercher l'herbe dessous comme font les chevaux tartares, et que là il ne se trouvait ni foin ni
paille, ou autre fourrage. Sur quoi nous résolûmes de laisser là nos chevaux, avec deux garçons pour en avoir le soin et les panser, et prîmes des chevaux de louage avec des guides. Le second
jour après la Chandeleur, nous partîmes en cet équipage, et arrivâmes au premier village de Tartarie, nomme Canove, dont le gouverneur nous fit donner d'autres chevaux et guides, jusqu'à un autre
village où nous trouvâmes un capitaine nommé Micheas, homme très méchant, et grand trompeur ; mais nous l'adoucîmes tellement à force de présents, qu'il nous fit conduire jusqu'au premier
logement des Tartares.
Étant arrivés là le premier vendredi de carême sur le soir, les Tartares tous armés se vinrent jeter furieusement en notre logement, demandant quels gens nous étions, et leur ayant répondu que
nous étions ambassadeurs du pape, après avoir reçu quelques vivres de nous, ils se retirèrent. Étant partis le matin, les principaux d'entre eux coururent après nous, s'enquérant pourquoi nous
venions vers eux et quelle affaire nous avions ; nous leur répondîmes, « que nous venions de la part du pape, qui est le père et seigneur de tous les chrétiens, qui nous avait envoyés vers les
Tartares et leurs princes pour faire la paix entre eux et les chrétiens, et les priait par ses lettres de vouloir recevoir la foi de Jésus-Christ, qui était le seul moyen de se sauver ; qu'il
s'étonnait fort du grand massacre qu'ils faisaient des chrétiens, et principalement des Hongrois et Polonais, qui lui sont sujets, vu qu'ils ne les avaient offensés en rien, et qu'ainsi il les
priait et exhortait de s'abstenir dorénavant de ces excès de cruauté, et de faire pénitence du passé ; qu'ils voulussent aussi l'avertir de leur intention en cela, et en toute autre chose qu'ils
voudraient faire. »
Ayant entendu tout cela de nous, ils nous dirent qu'ils nous voulaient donner des chevaux et des guides pour nous mener vers Corrensa, puis nous demandèrent quelques présents que nous leur
donnâmes. Ayant donc monté sur leurs chevaux, nous nous mîmes en chemin, mais eux allant plus vite que nous, ils envoyèrent un des leurs devant avertir leur chef de notre venue, et de ce que nous
leur avions dit. Ce chef ou duc commande à tous ceux qui sont établis en garde contre tous les peuples d'Occident, pour empêcher qu'ils ne viennent les surprendre à l'improviste ; on dit qu'il a
bien soixante mille hommes de guerre sous son commandement.
Étant arrivés en cette cour, Corrensa nous fit donner logement un peu loin de lui, puis nous envoya demander avec quels présents nous voulions lui faire la révérence ; nous leur répondîmes que sa
Sainteté n'en envoyait aucun, parce qu'il n'avait pas cru que nous pussions arriver jusqu'à lui ; que nous avions en effet passé par des lieux fort périlleux ; que toutefois de ce peu que nous
avions pour vivre, par la grâce de Dieu et du pape notre maître, nous lui en ferions volontiers un présent d'honneur. Ce qu'ayant reçu, ils nous conduisirent en la horde ou tente de Corrensa, et
nous fûmes avertis de nous incliner par trois fois sur le genou gauche devant la porte de la tente, et de nous garder bien de toucher du pied le seuil de la porte en entrant.
Étant entrés, il nous fallut, les genoux en terre, dire en la présence de Corrensa et des principaux de la cour les mêmes choses que nous avions déjà dites auparavant. Nous lui présentâmes aussi
les lettres de sa Sainteté ; mais notre truchement, que nous avions amené de Kiovie, n'était pas assez capable pour interpréter tout, et il n'y en avait point là d'autre qui le sût faire. Après
cela on nous fit donner des chevaux avec trois Tartares, pour nous conduire vers le prince Bathy, qui est le plus puissant entre eux après l'empereur, et auquel tous les autres obéissent.
Les religieux ambassadeurs ont accès auprès de l'empereur. En ce lieu même où l'empereur
Cuyné fut mis sur son trône, nous fûmes appelés vers lui, et comme Chingay, son premier secrétaire, eut pris nos noms par écrit, aussi bien que les noms de ceux par qui nous étions envoyés, avec
celui du duc des Solangues et d'autres encore, il cria à haute voix, les récitant tous l'un après l'autre devant l'empereur, ses princes et seigneurs. Cela fait, chacun de nous fléchit par quatre
fois le genou gauche, et fûmes avertis de ne pas toucher le seuil de la porte : puis nous ayant soigneusement fouillés pour voir si nous ne portions point de couteaux, et n'en trouvant point,
nous entrâmes dedans la tente par la porte du côté d'orient, car par la porte d'occident nul n'y ose entrer que l'empereur. Tous les autres grands ducs en font de même en leurs tentes, mais les
autres moindres n'y regardent pas de si près.
Nous eûmes ainsi accès près de l'empereur la première fois depuis son avènement au trône, et tous les autres ambassadeurs furent aussi reçus par lui mais il y en eut peu qui entrèrent en sa
tente. Ces ambassadeurs lui firent une infinité de présents, comme de pièces de satin, pourpre, écarlates, cramoisis, avec des ceintures et baudriers de soie, tissus d'or, des fourrures très
riches et choses semblables. On lui présenta aussi un parasol pour porter sur la tête, qui était tout semé de pierreries. Un gouverneur de province lui amena des chameaux caparaçonnés d'écarlate
; d'autres lui présentèrent des selles de chevaux faites avec certains ressorts par le moyen desquels on se pouvait aisément seoir dedans ; puis force de chevaux et mulets richement enharnachés,
et armés les uns de cuir, les autres de fer. On nous demanda si nous n'avions aussi rien à lui donner, mais il n'y avait pas moyen, car nous avions déjà employé tout ce que nous avions apporté.
Là même, un peu loin des tentes, on avait mis sur une colline plus de cinq cents chariots remplis d'or, d'argent et d'habits de soie, et tout cela fut partagé entre l'empereur et ses princes et
ducs, qui après en firent des présents aux leurs, comme il leur plut.
Les religieux présentent leurs lettres à l'empereur, et en ont réponse. Ayant été menés vers l'empereur, et lui ayant su par nos conducteurs
que nous avions été envoyés vers lui, il nous renvoya à sa mère. Car deux jours après son couronnement, il avait intention, comme nous avons dit, de déployer sa bannière contre toutes les nations
de l'Occident, et ne voulait pas que nous le sussions. Étant revenus en notre logis, nous demeurâmes quelque jours ainsi, puis nous retournâmes à la cour, où nous fûmes bien un mois entier si
maltraités, que nous étions demi-morts de faim et de soif. Ce que l'on nous donnait à dépenser pour quatre jours, à peine eût-il été assez pour un. Et qui pis est, nous ne trouvions rien à
acheter, le marché étant trop loin. Mais Dieu eut pitié de nous, il nous fit connaître un certain Russien, nommé Côme, orfèvre, que l'empereur aimait fort ; celui-là nous assista de ce qu'il put
en tout ce temps-là. Il nous fit voir aussi le trône impérial qu'il avait fait, et le sceau qui était de sa façon. Après tout cela, l'empereur nous fit dire par son secrétaire Chingay, que nous
eussions à mettre par écrit ce que nous avions à lui dire, et le lui envoyer, ce que nous fîmes.
Plusieurs jours après, il nous fit appeler devant lui, et nous demanda si auprès du pape il y en avait qui entendissent la langue russienne, sarrasine, ou tartare. Nous répondîmes que non, qu'il
y avait bien quelques Sarrasins vers l'Occident, mais qu'ils étaient assez loin du lieu où était le pape ; que cependant nous trouvions bien à propos qu'ils prissent la peine de nous écrire ce
qu'ils voudraient en langue tartare, et nous le missions par écrit en la nôtre, et que nous présenterions l'un et l'autre au pape notre maître. Après cela, nous nous retirâmes et demeurâmes ainsi
jusqu'à la saint Martin qu'on nous fit rappeler ; et lors vinrent vers nous Kadac, intendant de tout l'État, Chingay, Bala et plusieurs autres secrétaires, qui nous interprétèrent de mot à mot ce
qu'ils voulaient nous faire entendre, ce qu'en même temps nous écrivions en langue et caractères latins, et eux se faisaient interpréter chaque mot que nous écrivions, de peur que nous ne
manquassions en quelque chose. Quand les deux écritures furent achevées, ils nous les firent lire une et deux fois, afin qu'il n'y eut rien de plus ou de moins, nous demandant si nous entendions
bien tout, comme il était nécessaire. Ils nous donnèrent aussi des lettres en langue sarrasine, en cas qu'il se trouvât quelqu'un en nos quartiers qui l'entendît.
Comment ces religieux furent congédiés. Nous fûmes avertis par nos Tartares que cet empereur avait dessein d'envoyer ses ambassadeurs avec
nous, mais nous jugeâmes bien qu'il voulait que nous-mêmes lui en fissions instance ; en effet un de nos Tartares, le plus ancien, nous le conseillait ; mais nous ne le trouvions pas à propos.
C'est pourquoi nous lui fîmes dire que ce n'était pas à nous à demander cela, mais que si la volonté de l'empereur était d'en envoyer, que très volontiers nous les recevrions et conduirions, Dieu
aidant, en toute assurance.
Plusieurs raisons nous firent croire qu'il n'était pas expédient qu'il en envoyât avec nous. La première, parce que nous craignions que, venant à voir les guerres et dissensions qui étaient parmi
nous, cela ne les excitât davantage à nous venir attaquer. La seconde, que ce serait autant d'espions entre nous. La troisième, nous craignions qu'on ne leur fît du déplaisir, ou qu'on ne les
tuât, à cause que les nôtres étaient un peu fiers et turbulents, ainsi qu'ils se montrèrent à quelques-uns de nos serviteurs, qui ayant été, à la prière du cardinal légat d'Allemagne, envoyés
vers lui en habit de Tartares, furent en danger d'être assommés des Allemands par le chemin, et contraints pour se garantir de quitter ces habillements là. La coutume des Tartares est de ne faire
jamais paix ni trêve avec ceux qui ont tué ou maltraité leurs ambassadeurs, et n'ont point de repos qu'ils ne s'en soient vengés. La quatrième raison est que nous appréhendions qu'on ne nous les
enlevât de force ; et la cinquième et dernière, que nous ne pensions pas que leur venue fût d'une grande utilité, puisqu'ils n'avaient autre charge et pouvoir que de porter des lettres au pape et
aux autres princes, qui n'étaient en substance que les mêmes que nous portions, sans ce qui pouvait arriver de pis comme nous le craignions.
Trois jours après, à savoir la fête de saint Brice, ils nous donnèrent congé avec des lettres de l'empereur, cachetées de son sceau ; et de là nous fûmes envoyés vers sa mère, qui nous fit
présent à chacun d'un vêtement de peaux de renard qui avait le poil en dehors, et un autre d'écarlate. Mais nos Tartares en dérobèrent quelques pièces de chacune, et en prirent plus de la moitié
de celui qui avait été donné à notre garçon ; ce que nous sûmes bien, mais nous n'en voulûmes pas faire semblant.
Pour parler des Tartares, de leurs mariages, vêtements, habitations, meubles et biens, je dirai premièrement que leurs visages sont assez
différents de tous les autres du monde. Car ils ont une grande largeur entre les yeux et les joues et leurs joues s'élèvent fort en dehors ; ils sont fort grêles et menus de ceinture, pour la
plupart de stature médiocre, avec peu de barbe ; quelques-uns toutefois ont quelques poils à la lèvre de dessous et au menton, qu'ils laissent croître sans jamais les couper. Au sommet de la tête
ils ont des couronnes comme nos prêtres, et depuis une oreille jusqu'à l'autre, ils se rasent tous à la largeur de trois doigts, ce qui se vient joindre à cette couronne. Ils se rasent tous sur
le front le large de trois doigts ; et pour les cheveux qui sont entre leur couronne et cette rasure, ils les laissent croître jusque sur les sourcils ; et de part et d'autre du front ils ont
leurs cheveux à demi coupés, et du reste, ils les laissent croître aussi longs que les femmes, et de cela ils en font deux cordons qu'ils lient et nouent au derrière de l'oreille. Ils ont les
pieds assez petits. Au reste, chacun peut avoir autant de femmes qu'il en peut nourrir ; les uns en ont cent les autres cinquante, vingt, dix, plus ou moins. Ils épousent indifféremment leurs
proches parentes, excepté leurs mères, filles et sœurs de père ou de mère ; et même ils peuvent épouser leurs belles-mères après la mort de leur père. Les jeunes frères sont tenus aussi d'épouser
la femme de leur frère aîné mort, ou quelqu'autre de la parenté.
Pour les autres femmes, ils les peuvent prendre comme il leur plaît sans en faire aucune différence. Ils les achètent fort chèrement de leurs pères et mères. Les femmes, après la mort de leurs
maris, ne convolent pas aisément en secondes noces, si ce n'est que quelqu'un veuille épouser sa belle-mère.
Les habillements des hommes et des femmes sont faits de même sorte : ils n'usent point de manteaux, ni de capes, ni de capuchons, ni de peaux. Ils portent des tuniques de bougran, de pourpre ou
d'écarlate faites de cette manière : elles sont fendues et ouvertes depuis le haut jusqu'en bas, et les rendoublent dessus l'estomac et les lient d'un ruban au côté gauche, et de trois au droit ;
et elles sont fendues au côté gauche jusqu'au bras. Toutes leurs sortes de fourrures sont faites de la même façon ; toutefois celle de dessus a le poil par dehors ; mais par derrière cela est
ouvert, et ont une petite queue qui leur va jusqu'aux jarrets.
Les femmes mariées portent une tunique fort large qui leur traîne jusqu'à terre et fendue par devant. Sur la tête elles portent je ne sais quoi de rond fait d'osier ou d'écorce qui s'étend plus
d'une aune de long, se termine au haut en carré, et va depuis le bas jusqu'au haut, toujours en élargissant ; il y a au bout une petite verge longue et menue d'or ou d'argent, ou de bois, ou bien
une plume : et cela est attaché sur un bonnet qui s'étend jusques sur les épaules. Cette sorte de coiffure est couverte de bougran, ou de pourpre et d'écarlate ; et sans cet ornement elles ne se
montrent jamais devant les hommes, et par cela on les reconnaît d'avec les autres femmes.
Les filles et jeunes femmes mariées se peuvent difficilement discerner et reconnaître par leurs maris mêmes, parce qu'elles sont vêtues tout de même que les hommes ; Les bonnets qu'ils portent
sont de toute autre sorte que ceux des autres nations, et très difficiles à décrire. Leurs logements sont ronds en forme de tentes et faits avec des verges et bâtons fort déliés ; et au-dessus,
droit au milieu il y a une fenêtre ronde par où la lumière entre et la fumée sort, car ils font toujours leur feu au milieu : les parois et toits de ces logis sont couverts de feutres, avec des
portes faites de la même étoffe. Ces maisons sont grandes ou petites selon la qualité et dignité de ceux qui les habitent. Quelques-unes sont fort aisées à défaire et refaire, et à être chargées
sur des bêtes de somme. Il y en a d'autres qu'on ne peut défaire de la sorte, mais qui sont portées en cet état sur des chariots ; les plus petites sont tirées par un bœuf seulement ; les autres
plus grandes par trois ou quatre, et même plus s'il est besoin ! En quelque part qu'ils marchent, soit à la guerre ou ailleurs, ils les traînent toujours avec eux. Ils sont fort riches en
troupeaux de bêtes, comme chameaux, bœufs, brebis, chèvres et chevaux. Je crois qu'ils ont eux seuls plus de bêtes de monture que tout le reste du monde ensemble, ils n'ont point de pourceaux ni
d'autres animaux.
Les Tartares sont les plus obéissants du monde à leurs seigneurs, plus même que quelque religieux que ce soit à ses supérieurs. Ils les révèrent
infiniment, et ne leur disent jamais une menterie. Ils n'ont guère ou point du tout de contestations de paroles, mais surtout ils n'en viennent jamais aux effets. Il n'y a point de différents, de
batteries, ni de meurtres parmi eux. Pour le larcin, il ne s'y en commet pas de chose d'importance, de sorte que les loges où ils serrent leurs trésors, ne sont point fermées par des serrures et
des verrous. Si on a perdu quelques bêtes, quiconque les trouve, ou il les laisse là sans les prendre, ou il les ramène à ceux qui sont destinés à cela. Ceux à qui elles appartiennent les allant
redemander, on les leur rend aussitôt sans difficulté. Ils s'honorent fort entre eux, et usent de grandes familiarités les uns envers les autres. Et bien qu'ils aient peu de vivres, ils se les
communiquent toutefois fort libéralement. Ils sont fort patients à tout supporter ; de sorte que quand ils jeûnent, ne mangeant rien durant un ou deux jours, on ne les voit pas porter cela avec
impatience ; mais ils jouent, chantent et passent le temps aussi gaiement que s'ils avaient fait bonne chère. Quand ils sont à cheval, ils endurent d'une manière surprenante l'excès du chaud et
du froid ; ils ne sont délicats en aucune sorte. Ils ne se portent point d'envie les uns aux autres. Point de procès ni de différends entre eux ; ils ne se méprisent point l'un l'autre, mais
plutôt s'aident et avancent mutuellement tant qu'ils peuvent. Leurs femmes sont fort chastes ; on ne dit point qu'aucune se gouverne mal ; elles n'usent d'aucunes paroles honteuses ni impudiques,
même quand elles se divertissent. De séditions et mutineries entre eux, il n'en fut jamais. Bien qu'ils soient fort sujets à s'enivrer, toutefois ils n'en viennent jamais aux disputes de fait ou
de paroles.
Mais aussi, d'un autre côté, ils ont de très mauvaises qualités, comme d'être les plus superbes et orgueilleuses gens du monde, de mépriser tous les autres, les estimer moins que rien, quelque
grands et nobles qu'ils puissent être. Car nous avons vu en la cour de l'empereur un Jeroslaus, grand duc de Russie, et le fils du roi de Georgiane, et autres chefs et seigneurs de remarque, être
tous fort peu honorés entre eux ; les Tartares qu'on leur donne pour les conduire, quelque petits qu'ils fussent, les précédaient en tout, et prenaient toujours la première et la plus honorable
place, faisant seoir le plus souvent les autres bien au-dessous d'eux. Ils sont fort sujets à la colère et à l'indignation ; grands menteurs envers tous les autres hommes, ne se trouvant jamais
presque un mot de vérité en leur bouche. Ils semblent fort doux et affables au commencement, mais à la fin ils piquent comme le scorpion ; ils sont fins et rusés et tant qu'ils peuvent tâchent de
tromper et de surprendre les autres. Ils sont fort sales et vilains en leur boire et manger, et en tout le reste de leurs actions.
Quand ils veulent faire mal à quelqu'un, ils s'y prennent arec tant de subtilité, qu'il est bien malaisé de s'en douter, de le prévoir et d'y donner ordre.
L'ivrognerie est honorable parmi eux, et quand, à force de boire, ils sont contraints de rejeter et de vomir tout, ils ne laissent pour cela de reboire mieux qu'auparavant. Ils sont fort avares
et convoiteux, grands demandeurs et exacteurs qui retiennent opiniâtrement tout, et ne donnent presque jamais. Ils ne font point scrupule de tuer les autres hommes ; enfin ils ont tant et de si
mauvaises qualités et manières d'agir, qu'il serait difficile de les coucher toutes par écrit.
Leurs viandes sont tout ce qui se peut manger, comme chiens, loups, renards et chevaux, et même, en cas de nécessité, ne font-ils point difficulté de manger de la chair humaine. De sorte que
quand ils assiégèrent une certaine ville des Kitajens, où était enfermé le prince, ils continuèrent le siège tant que les vivres manquèrent aux assiégeants mêmes ; si bien que, n'ayant plus à
manger, ils vinrent à se décimer eux-mêmes pour s'en repaître. Ils mangent aussi toutes les ordures que leurs juments jettent dehors avec leurs poulains ; nous les avons vus même manger des pous,
des rats et des souris.
Ils ne se servent point de nappes ni de serviettes en leur manger ; ils n'ont ni pain, ni herbes, ni légumes, ni autre chose semblable, mais des chairs seulement, et encore en si petite quantité,
qu'à peine les autres nations en pourraient-elles se sustenter. Ils ont toujours les mains toutes pleines de graisse, et quand ils ont achevé de manger, ils les essuient à leurs bottes ou à de
l'herbe, ou à la première chose qu'ils ont en main. Les plus honnêtes ont seulement comme de petits mouchoirs qui leur servent à cela après avoir mangé de la viande. L'un d'eux tranche les
viandes, et l'autre prend les morceaux avec la pointe du couteau, dont il en donne aux uns et aux autres plus ou moins, selon qu'ils les veulent honorer. Ils ne lavent jamais les écuelles, et
s'ils les lavent, c'est avec le potage même, puis reversent le tout dans la marmite avec la viande. Pour leurs pots, marmites et chaudières, s'ils les lavent, c'est de la même façon. C'est un
grand péché entre eux de laisser perdre en mangeant aucun morceau de viande ou quelque goutte de boisson : de sorte qu'ils ne donnent jamais les os à ronger aux chiens qu'après qu'ils en ont tiré
la moelle.
Pour leurs habillements, ils ne les lavent et ne les nettoient jamais, ni ne permettent que l'on le fasse, et principalement quand il tonne. Ils boivent force lait de jument quand ils en ont,
aussi bien que de celui de brebis, de chèvre, de vache et de chameau. Ils n'ont point de vin, de cervoise ni d'hydromel, à moins qu'on ne leur en apporte des autres pays.
L'hiver, ils ne peuvent avoir de ce lait de jument, qu'ils ne soient riches et à leur aise. Ils font cuire du millet avec de l'eau ; ils en font un manger si délié, qu'il semble plutôt qu'on
boive cela que l'on le mange ; chacun en boit un verre ou deux le matin, et ne mangent rien plus de tout le jour. Le soir on leur donne un peu de viande, avec du potage et du bouillon qu'ils
hument ; mais en été, qu'ils ont abondance de lait de jument, ils mangent peu de chair, si ce n'est qu'on leur en fasse présent, ou qu'ils prennent quelques bêtes ou oiseaux à la chasse.
Leurs lois leur permettent de tuer tout homme et toute femme qu'ils auront surpris en un adultère manifeste ; ils en font de même d'un homme et d'une fille trouvés en fornication.
Si parmi eux il se trouve quelque voleur et larron découvert en son larcin, ils le mettent à mort sans merci. Que si quelqu'un découvre leurs entreprises, principalement quand ils veulent aller à
la guerre, ils lui font donner des coups de bâton sur le dos par un homme robuste de toute sa force. Quand aussi un inférieur offense un plus grand que soi, il est grièvement battu. Ils ne
mettent point de différence entre le fils d'une concubine et celui d'une femme légitime, mais le père peut donner à l'un ou à l'autre ce qu'il lui plaît. Si c'est entre les princes ou ducs
d'entre eux, le fils de la concubine sera aussi bien duc que l'autre. Quand un Tartare a plusieurs femmes, chacune a son logement et sa famille à part ; le mari mange et couche un jour avec
l'une, et un autre jour avec l'autre ; mais entre ces femmes, il y en a toujours une plus grande et la principale, avec laquelle il demeure plus souvent. Encore qu'elles soient plusieurs, elles
vivent toutefois fort doucement et paisiblement ensemble.
Les hommes ne s'attachent à aucun travail, sinon à faire des flèches et à prendre garde un peu à leurs troupeaux ; ils ne s'adonnent guère qu'à la chasse et à tirer de l'arc ; ils sont tous,
depuis le plus petit jusqu'au plus grand, bons archers, accoutumant leurs enfants dès l'âge de deux et trois ans à aller à cheval. Ils leur font mener leurs chevaux et leurs chariots, et leur
donnent des arcs proportionnés à leur âge, et leur apprennent à en tirer. Ils sont fort agiles, adroits et hardis.
Les filles et les femmes savent aussi monter à cheval, et les font courir et galoper aussi vite que les hommes. Nous en avons vu avec des arcs et des carquois ; et tant les hommes que les femmes,
ils se tiennent tous longtemps à cheval. Leurs étrivières sont fort courtes ; ils ont un grand soin de leurs chevaux, comme aussi de toutes autres choses qui sont à eux. Les femmes font tout le
travail et les ouvrages, comme les fourrures, habillements, souliers, bottes, et toutes autres choses faites de cuir. Elles mènent aussi les chariots, les rajustent, chargent les chameaux, et
sont forts diligentes et habiles à tout ce qu'elles font ; elles portent toutes des caleçons, et il y en a qui tirent aussi bien de l'arc que des hommes.