Jean-Baptiste Du Halde : Description de l'empire de la Chine

Tome premier

A Paris, chez P. G. LEMERCIER, Imprimeur-libraire, rue Saint-Jacques, au livre d'Or, 1735.


Extraits : La Grande muraille - Les premiers empereurs


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Table sommaire du premier tome

 

Idée générale de l’empire de la Chine.

De la Grande muraille qui sépare la Chine de la Tartarie.

Des peuples nommés Si fan, ou Tou fan. Des Tartares de Coconor. De la nation des Lo los. De la nation des Miao sse. - Routes diverses.

Description géographique des provinces de la Chine.

Fastes de la monarchie chinoise.

Les plans de villes


De la Grande muraille qui sépare la Chine de la Tartarie

 

Ce fut par une vue de politique que le fameux empereur Tsin chi hoang, se détermina l’an 221 avant Jésus-Christ à bâtir cette célèbre muraille, qui borne la Chine au septentrion, & qui la défend contre les Tartares voisins, lesquels divisés alors en différentes nations, soumis à divers princes, ne pouvaient guère faire autre chose que de l’incommoder par des courses imprévues, & d’y exciter du trouble par leurs pillages. Il n’y avait point encore eu d’exemple de réunion dans les Tartares occidentaux tel qu’on le vit au commencement du XIIIe siècle, que la Chine devint leur conquête.

Il n’y a rien sans doute dans le reste de l’univers qui approche de cet ouvrage, continué le long de trois grandes provinces, Pe tche li, Chan si, & Chen si, bâti souvent dans des lieux qui paraissent inaccessibles, & fortifié par une suite de places militaires construites avec une égale dépense.

Cette muraille commence par un gros boulevard de pierre élevé dans la mer à l’orient de Peking, & presque à la même hauteur, étant de 40 degrés 2 minutes 6 secondes dans la province de Pe tche li ; elle est aussi bien terrassée & revêtue de brique, aussi haute, mais beaucoup plus large que les murailles des villes ordinaires de l’empire, c’est-à-dire, de 20 à 25 pieds de hauteur.

Le Père Régis, & les Pères qui dressaient avec lui la carte des provinces, ont fait plusieurs fois tirer la corde par dessus, pour mesurer des bases de triangle, & prendre avec l’instrument des points éloignés : ils les ont toujours trouvées bien pavées, & assez larges pour que cinq ou six cavaliers puissent y marcher de front à leur aise.

Les portes de la grande Muraille sont fortifiées en dedans par des forts assez grands : le premier à l’orient s’appelle Chang hai koan, il est près de la Muraille, qui depuis le Boulevard bâti dans la mer, s’étend pendant une lieue dans un terrain tout à fait plein, & ne commence à s’élever sur les penchants des montagnes qu’après cette place. Ce fut le général chinois, lequel commandait dans ce quartier-là, qui appela les Tartares de la province de Leao tong qui est au-delà : & ce fut ce qui donna occasion aux Tartares de s’emparer de la Chine, malgré la confiance qu’ils avaient dans ce rempart de leur Muraille, qui paraissait insurmontable.

Telle est la vicissitude des choses humaines : les défenses extérieures, & toutes les forces d’un État, ne servent qu’à y produire des révolutions plus subites, & même à en hâter la ruine, si elles ne sont soutenues par la vertu & par l’application du prince au gouvernement.

Les autres forts également connus, sont Hi fong keou, à 40 degrés 26 minutes ; Tou che keou à 41 degrés 19 minutes 20 secondes ; Tchang kia keou à 40 degrés 5 minutes 15 secondes ; deux entrées célèbres parmi les Tartares soumis à l’empire qui se rendent à Peking par ces passages ; & Cou pe keou à 40 degrés 43 minutes 15 secondes. C’est par où l’empereur Cang hi sortait ordinairement pour aller en Tartarie, & se rendre à Ge ho ell. Ce lieu est à plus de 40 lieues de Peking toujours en s’élevant vers le nord ; ce ne sont que des montagnes où il prenait le plaisir de la chasse ; le chemin qui y conduit depuis Peking est fait à la main, & uni comme un jeu de boule.

C’est là que ce grand prince passait plus de la moitié de l’année, ne cessant pas de gouverner son vaste empire aussi aisément qu’un père de famille gouverne sa maison : il avait beau revenir tard de la chasse, il ne se couchait jamais qu’il n’eût expédié toutes les requêtes, & le lendemain il était encore levé avant le jour. On était souvent surpris de le voir à l’âge de soixante ans, & quoique la neige tombât à gros flocons, à cheval au milieu d’un gros de ses gardes, habillé aussi légèrement qu’eux, chargé d’un côté de son arc, & de l’autre de son carquois, sans daigner se servir d’une chaise qui le suivait à vide.

Toutes ces places sont terrassées & revêtues de briques des deux côtés dans toute la province de Pe tche li, mais dès qu’on la quitte pour passer dans celle de Chan si vers Tien tching ouei, la Muraille commence à n’être que de terre battue : elle est sans crénaux, & sans enduit, peu large, & haute au plus de quinze pieds.

Cependant, quand on a passe Cha hou keou à 40 degrés 19 minutes, lieu par où les Moscovites viennent en droiture de Selingisko, elle est revêtue en dehors de brique, & parmi ses tours il y en a quelques-unes qui sont fort larges & bâties de briques sur une base de pierre : mais elle ne continue pas toujours de même.

Le fleuve Hoang ho, bordé de guérites, où des soldats font sentinelle jour & nuit, tient lieu de grande Muraille vers les limites qui séparent la province de Chan si de celle de Chen si.

Au-delà du Hoang ho, quand on va vers l’occident dans la province de Chen si, la Muraille n’est plus que de terre : elle y est basse, étroite, quelquefois ensablée, car elle est dans un terrain plein & sablonneux, & en quelques endroits tout à fait ruinée : mais d’autre part l’entrée est défendue par plusieurs villes considérables, telles que sont Yu ling hien à 33 degrés 15 minutes ; Ning hia, Lan tcheou à 37 degrés 59 minutes ; Kan tcheou à 39 degrés ; Sou tcheou & Si ning, où résident des officiers généraux avec des corps de troupes. Celui de Kan tcheou est le commandant général qu’on nomme ti tou ; les autres ne sont que des lieutenants généraux appelés tsong ping.

Ning hia est la meilleure de ces villes, & est plus belle, plus riche, & surtout mieux bâtie que la plupart des villes de l’empire : elle est même assez grande, car si l’on prend l’une & l’autre enceinte habitée, comme ne faisant qu’un tout, elle a bien quinze lis chinois de tour.

L’industrie des habitants y a rendu la terre fertile : ils ont fait des canaux & des écluses propres à conduire les eaux du fleuve Hoang ho dans leurs terres, quand elles ont besoin d’être arrosées. Les fossés de la ville ont des sources salées, dont on fait du sel. Il y a des manufactures d’étoffes en laine, & on y travaille des tapis façon de Turquie.

Les montagnes sont si hautes dans le district de Ning hia qu’à sept ou huit lieues de la ville, elles tiennent lieu de grande Muraille dans l’espace d’environ dix lieues : elles sont fort escarpées, & presque toutes étroites.

Sou tcheou qui est à 39 degrés 45 minutes 40 secondes, est une assez grande ville, mais moins belle & moins marchande que Ning hia, quoiqu’elle commande aux soldats qui sont à Kia yu koan par où l’on va à Hami & dans plusieurs districts des Tartares Kalkas.

La muraille n’est que de terre dans ces cantons, mais elle est mieux entretenue qu’ailleurs, à cause du voisinage des habitants de Hami qui ne font soumis à l’empereur que depuis peu d’années. Les murailles de Kia yu koan ne sont point de brique, mais elles sont bien garnies de soldats qui défendent cette importante entrée.

Quand on a passé une petite ville nommée Tchouang lan, parce qu’elle est située à la rencontre de deux chemins, dont l’un est dans la vallée, qui va par Lang tcheou jusqu’à Kia yu koan, & l’autre le long des montagnes qui vont à Si ning tcheou il n’y a plus de muraille, mais seulement un fossé creusé exprès & médiocrement large, excepté dans les gorges qui sont voisines de Si ning, & qui sont murées comme celles de la province de Chen si.

La ville de Si ning qui est à 36 degrés 59 minutes n’est pas grande, mais elle surpasse celle de Ning hia par son commerce : tout ce qui vient de pelleterie de la Tartarie occidentale, se vend dans cette ville, ou dans un bourg voisin nommé Topa. Il est certain que ce lieu vaut mieux qu’une grande ville, quoiqu’il soit d’ailleurs assez mal situé & mal bâti. On y trouve presque tout ce qu’on peut souhaiter de marchandises étrangères de la Chine, diverses drogues, du safran, des dattes, du café, &c.

Quand le P. Régis y était pour travailler à la carte du pays, il y trouva trois ou quatre Arméniens catholiques qui s’y étaient établis, & avaient boutique ouverte des belles peaux qu’ils allaient chercher chez les Tartares. Les maisons & les boutiques sont bien plus chères dans ce bourg, que dans la ville de Si ning qui n’en est éloignée que de quatre lieues.

Ce qu’il y a de singulier, c’est que ce bourg ne dépend point des mandarins de Si ning, mais d’un bonze lama, qui se prend toujours dans la même famille à laquelle ce terrain appartient. Cette famille est la plus considérable de la nation qu’on nomme Si fan ou Tou fan, dont je donnerai une connaissance plus étendue.

Les empereurs de la famille précédente, dans le dessein de mieux assurer le repos de la nation, en rendant le lieu où ils tenaient leur cour comme imprenable, avaient bâti une seconde muraille aussi forte & aussi surprenante que l’ancienne. Elle subsiste encore toute entière dans le Pe tche li, à 76 lis de Peking, en une des principales portes nommée Nan keou, à dix lis de là, sur le penchant d’une haute montagne, par où l’on va à Suen hoa fou, & par là à Tai tong de la province de Chan si. C’est une petite ville fortifiée de plusieurs enceintes de murailles, lesquelles suivent les hauts & les bas des montagnes qui sont à côté, & surprennent par une structure si hardie.

Cette muraille qu’on appelle la grande Muraille intérieure se joint avec l’autre au nord de Peking près de Suen hoa fou où est une garnison ; continue le long de la partie occidentale de la province de Pe tche li, & s’étend dans la province de Chan si, où elle est tombée en bien des endroits. Parmi les plans de ville qui sont vers le milieu de ce volume, on trouvera gravé le plan d’une partie de la grande Muraille du côté de Yong ping fou.

Quand on considère le nombre des places & des forts bâtis entre ces deux murailles, & tout ce qui est du côté oriental, on ne peut s’empêcher d’admirer le soin & les efforts des Chinois, qui semblent avoir épuisé tous les moyens que la prévoyance humaine peut suggérer pour la défense de leur royaume, & pour la tranquillité publique.


Les premiers empereurs

 

FO HI. Premier empereur.

 

Il naquit dans la province de Chen si : un mérite supérieur le fit choisir pour gouverner ses compatriotes, qui l’appelèrent Tien tse, c’est-à-dire, fils du Ciel, voulant marquer par là qu’il avait été plus chéri du Ciel que le reste des hommes, puisque c’est du Ciel qu’il avait reçu ces qualités supérieures & extraordinaires, qui l’avaient élevé sur le trône.

Dans ces commencements les hommes n’étaient guère différents des bêtes, dit un auteur chinois ; ils connaissaient leur mère, mais ils ignoraient qui était leur père ; ils étaient impolis & grossiers, ils ne cherchaient à manger que quand la faim les pressait ; dès qu’ils étaient rassasiés, ils jetaient les restes : ils avalaient le poil, buvaient le sang, & s’habillaient de peaux.

Fo hi leur apprit à faire des filets pour pêcher des poissons, & des lacets pour prendre les oiseaux : il leur enseigna pareillement à élever des animaux domestiques, soit pour leur nourriture, soit pour les sacrifices. Par là il pourvut à la subsistance de ses peuples.

Ce prince voyant ensuite que les cordes nouées, qui tenaient lieu de caractères, & dont on se servait pour l’instruction des enfants, étaient peu propres à publier ses lois, & à laisser à la postérité les instructions qu’il voulait lui transmettre, il traça les huit koua : ces koua sont trois lignes, qui combinées différemment, en font soixante-quatre, & il traça ces fameuses lignes, comme autant de symboles, pour exprimer ce qu’il voulait.

Ces huit koua ou symboles, chacun de trois lignes, ou droites, ou brisées, signifiaient certaines choses générales, dont dépendent la corruption & la génération des choses particulières : l’un représente le ciel, l’autre la terre, le troisième la foudre & les éclairs, le quatrième les montagnes, le cinquième le feu, le sixième les nuages, le septième les eaux, le huitième le vent. Il apprit à faire usage de ces symboles, & pour donner plus de crédit à ses nouvelles lois, il publia qu’il les avait vu marquées sur le dos d’un dragon-cheval qui sortait du fond d’un lac ; il le nomma dragon-cheval, parce qu’il avait la figure d’un cheval, & les écailles d’un dragon avec les ailes.

Ce prodige l’ayant accrédité parmi les peuples, lui donna lieu de créer des officiers ou mandarins sous le nom de dragon. Il nomma l’un dragon volant, & son occupation fut de faire des livres ; il nomma un autre dragon qui se cache, & c’était à lui de faire le calendrier ; un troisième fut nommé dragon qui demeure, & il eut l’intendance des bâtiments ; un quatrième appelé dragon protecteur, fut chargé de prévenir les misères du peuple, & de le soulager ; un cinquième sous le nom de dragon terrestre, eut soin des terres ; un sixième appelé dragon des eaux, fut chargé de faire croître les bois & les plantes, & de procurer la communication des sources d’eau vive.

Il établit un premier ministre, & partagea le gouvernement de son État entre quatre mandarins, qu’il envoya, l’un au nord, l’autre au sud, le troisième à l’est, & le quatrième à l’ouest. C’est ainsi qu’il fit fleurir ses lois.

Alors les deux sexes n’étaient point distingués par des habits particuliers, & confondus ensemble, ils vivaient sans pudeur, & dans une parfaite ignorance des lois du mariage.

Fo hi réforma ce désordre : il ordonna que les femmes seraient vêtues d’une manière différente de celle des hommes : il établit des lois pour la société conjugale : une de ces lois portait qu’on ne pourrait pas se marier avec une femme de même nom, soit qu’elle fût parente, ou non.

Cette coutume subsiste encore aujourd’hui : ceux, par exemple, qui portent le nom de Yong, de Ly &c. ne peuvent épouser des femmes de ce même nom, fussent-ils éloignés de vingt générations, & de familles différentes. Pour adoucir le naturel farouche de ses nouveaux sujets, & tranquilliser des esprits sauvages & turbulents, il inventa la musique, fit l’instrument kin auquel il donna par-dessus une figure ronde, pour représenter le ciel ; & par dessous une figure plate, pour représenter la terre.

Si cette harmonie inventée par Fo hi n’est pas meilleure que celle d’aujourd’hui, on ne voit pas quelle impression elle put faire sur les cœurs. Aussi les Chinois se retranchent-ils à dire, que la musique de Fo hi était toute divine, mais que c’est un trésor qu’on a perdu, & qui n’a jamais pu se recouvrer.

Fo hi mourut, & fut enterré dans un lieu nommé Tchin. Il eut pour successeur Chin nong. Un historien chinois met sur le trône quinze princes avant Chin nong mais d’autres, & c’est l’opinion commune, assurent que ces quinze princes n’étaient que des seigneurs de provinces tributaires, à peu près comme l’ont été depuis les Tchu heou.



*

CHIN NONG. Second empereur.


Le peuple s’étant extrêmement multiplié, les herbes & les animaux n’étaient plus suffisants pour le garantir de la faim ; Chin nong sensible à la misère de ses sujets, songea à rendre la terre féconde: il inventa les outils nécessaires au labourage, & il apprit au peuple à semer cinq sortes de grains ; c’est ce qui le fit appeler Chin nong, c’est-à-dire, laboureur céleste. Il leur apprit pareillement à tirer du sel de l’eau de la mer.

Les peuples devinrent sujets à beaucoup de maladies, & l’on ne connaissait point de remèdes propres à les guérir. Chin nong éprouva sur lui-même la vertu des simples, & il découvrit leurs bonnes & leurs mauvaises qualités : il considéra, dit l’historien chinois, leur nature, ou chaude, ou froide, ou tempérée, & s’en servit à proportion, comme un roi se sert de ses sujets.

En un seul jour il découvrit soixante-dix herbes venimeuses, & il eut le secret de les rendre utiles, c’est-à-dire, qu’il trouva le contrepoison. Après quoi il composa des livres de médecine, il enseigna la manière de rendre la santé aux malades. C’est ce qui le fait regarder comme l’auteur & le prince de la médecine.

La simplicité des mœurs bannissait alors tout esprit de contention ; chacun avait de quoi vivre, les lois étaient en petit nombre, & l’on n’eut pas besoin de les multiplier. Le gouvernement était majestueux & sévère. Chin nong donna l’idée du commerce, il établit des marchés publics, où le peuple se rendait vers le milieu du jour, & chacun s’étant fourni de ce qui lui était nécessaire, retournait paisiblement chez soi.

Pendant que ce prince ne s’occupait que du bonheur de ses sujets, un prince tributaire nommé So cha se révolta contre lui, & refusa d’obéir à ses ordres. Mais les propres sujets de ce prince punirent sa désobéissance, & lui ôtèrent la vie. Tout rentra dans le devoir, & il n’y eut personne dans l’empire qui ne fût volontiers soumis à la justice & à la douceur du gouvernement de Chin nong.

Il mourut à Tcha hiang, lieu dépendant de Tchang tcha. Un auteur chinois dit, que Tcha hiang est la ville qu’on nomme maintenant Tcha lin tcheou qui est du ressort de Tchang tcha fou capitale de la partie méridionale de la province de Hou quang.

Il y a des historiens qui donnent à Chin nong sept successeurs, jusqu’à Hoang ti, savoir Lin koue, Tcheng, Ming, Y, Lay, Ly, & Yu Ouang : ce dernier fut déposé, & il n’était plus empereur lorsqu’il mourut. Il se peut faire aussi que les autres n’étaient que des princes tributaires. Quoiqu’il en soit, il est certain que l’histoire chinoise ne met au rang des premiers empereurs que Fo hi, Chin nong & Hoang ti à qui les arts & les sciences doivent leur commencement & leur progrès.

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