L'abbé de MABLY (1709-1785) et les Éphémérides du citoyen
Gabriel de Mably : DOUTES PROPOSÉS
aux philosophes économistes sur L'ordre naturel et essentiel des sociétés politiques.
Lettres IV et V sur la Chine. La Haye, 1768. Pages 97-163 de 316.
M. D. (Éphémérides du citoyen) : LES DOUTES ÉCLAIRCIS
ou Réponse aux objections de M. l'abbé de Mably.
Quatrième lettre, [sur la Chine]. Éphémérides du citoyen, année 1768, tome VI, pages 218-259.
- Mably : "C'est ne point faire une digression étrangère aux matières que nous traitons, Monsieur, si je m'arrête à vous proposer ici quelques doutes sur les Chinois. Il me semble que l'auteur de L'ordre naturel des sociétés a puisé toutes les idées de sa politique dans leur gouvernement. Entendant parler d'un empire qui regorge d'habitants, & où il n'y a pas un pouce de terre qui ne soit cultivé, tant de prospérité l'a prévenu en faveur de ses lois."
- "Je crains que vous ne retiriez pas des Chinois tous les avantages que vous vous êtes promis ; leur histoire est trop merveilleuse pour qu'on y donne une entière croyance. Soit que les missionnaires usent du privilège commun aux voyageurs, soit qu'ils ne soient pas propres à démêler avec exactitude les ressorts qui font mouvoir la société, il est certain que leurs récits sont pleins de contradictions, & chargés de choses incroyables. Je demanderai toujours pourquoi l'histoire de tous les pays du monde n'offre rien qui ne puisse s'expliquer aisément, tandis que celle de la Chine ne présente que des événements dont on ne peut découvrir les causes, & qui paraissent contrarier la nature du cœur humain."
- Éphémérides du citoyen : "Que vous rassemblez, Monsieur, & que vous confondez d'objets différents dans vos lettres sur la Chine ! La constitution primitive & fondamentale du gouvernement, l'administration, la police, la morale privée du souverain, la politique de l'État ; la propriété foncière qui, selon vous, excite la guerre ; les vertus héroïques que vous mettez au premier rang dans votre plan de société, d'où vous bannissez la propriété foncière ; le mépris que vous avez conçu pour les Chinois, grands possesseurs de propriétés foncières & qui vous paraissent négliger les vertus héroïques. Dans ce chaos, il n'est pas étonnant que vous ayez trouvé des obscurités & que vous ayez quelquefois perdu le fil de vos raisonnements."
Doutes proposés : Quatre mille ans de perpétuité - Justice et corruption
Doutes éclaircis : Le meilleur gouvernement qui existe, mais non le meilleur gouvernement possible
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Il m'est impossible, Monsieur, de m'accoutumer à quatre mille ans de perpétuité dans le gouvernement chinois ; tant de constance n'est point
faite pour les hommes ; & comment y croirais-je, tandis que je vois mille événements particuliers qui auraient dû déranger l'harmonie des lois, & faire naître de nouveaux intérêts, de
nouvelles habitudes & de nouvelles coutumes ? L'auteur du Despotisme de la Chine convient lui-même que si, dans le nombre de deux cent trente empereurs, il s'en trouve plusieurs qui se sont
rendus recommandables par leurs belles qualités, leurs lumières & leurs vertus ; il y en a d'autres qui ont été en horreur par leur méchanceté, leur ignorance & leurs vices. Il ajoute
plus bas que plusieurs de ces princes ont fourni à leurs successeurs de funestes exemples du danger auquel s'expose un empereur de la Chine, lorsqu'il s'attire le mépris & la haine de ses
sujets ; & que ceux qui ont voulu se servir des forces militaires pour exercer un despotisme arbitraire ont été abandonnés par leurs propres armées.
Je vois bien que l'histoire de la Chine, à l'égard de ses empereurs, ressemble à toutes les histoires du monde, & qu'on a vu sur le trône de bons & de mauvais princes : pourquoi ne
dirais-je donc pas que les Chinois sont, par conséquent, comme les autres hommes, & que le vice qui a osé s'asseoir sur le trône, infecte aussi les maisons des particuliers ? Ne suis-je pas
en droit de soupçonner notre auteur de flatter le peuple qu'il nous propose comme un modèle ? Résolu de trouver le gouvernement des Chinois admirable, parce que leurs champs sont très bien
cultivés, il s'est fait illusion à lui-même ; il n'a voulu voir que le bien que les missionnaires disent de ce peuple : sans s'en apercevoir, il déguise leurs reproches qui sont cependant très
graves. Je voudrais qu'on m'expliquât comment plusieurs princes vicieux n'ont pu réussir à corrompre leurs sujets, ou par quel prodige les mœurs altérées des Chinois ont été un obstacle aux
révolutions.
Mais je vous prie, Monsieur, qui a détrôné ces méchants empereurs, dont parle notre auteur ? Si cette opération dangereuse s'est faite sans tumulte, il faut qu'il y en ait une cause, car il n'est
pas naturel qu'un prince tout puissant perde sa couronne sans produire les commotions qu'un pareil événement a toujours excitées dans les autres États. Si les Chinois n'ont pas dans leur droit
public une règle constante & sûre pour détrôner les empereurs qui leur déplaisent, la disgrace de quelques princes ne doit servir qu'à diviser la nation & le souverain, en les mettant
l'un à l'égard de l'autre dans une défiance continuelle. Si cette règle existe j'en conclus qu'il y a à la Chine une puissance supérieure à celle de l'empereur ; dès lors le monarque n'est ni un
despote arbitraire comme l'assurent les relations des missionnaires, ni un despote légal, comme vous le prétendez ; & la Chine ne vous servira plus à étayer les principes de votre ordre
naturel des sociétés.
Un empereur de la Chine se dépose-t-il comme le grand seigneur que les Janissaires font étrangler ou relèguent dans un cachot du serrail ? En ce cas je devrais voir la milice dominante & une
sorte de démocratie militaire ; & je demande pourquoi la milice chinoise n'a pas les mœurs, la politique & les prétentions des cohortes prétoriennes des janissaires. Les soldats
seraient-ils à la Chine les dépositaires, les gardiens & les protecteurs des lois ? En ce cas il faudrait me dire ce qui les empêche d'abuser de leurs forces. S'ils refusent de servir
d'instrument à l'injustice de l'empereur ; pourquoi cette audace généreuse dans la milice, ne réveille-t-elle aucune ambition dans ses chefs ? Il est inconcevable que la Chine n'éprouve pas tous
les jours des révolutions. On est surpris avec raison que dans le cours de quatre mille ans, il y ait eu si peu de généraux qui aient cherché à tromper l'amour des troupes pour la justice, &
à profiter de leur disposition à la désobéissance, & de l'orgueil que doit leur inspirer leur pouvoir, pour s'emparer du trône.
Si ce sont les cours souveraines de Pékin qui jugent & déposent les empereurs, il est donc vrai que la volonté du despote n'entraîne, ne subjugue, ne soumet pas toutes les autres volontés ;
les Chinois ne connaissent donc pas votre ordre naturel & essentiel des sociétés ; & j'ajouterai que bien leur en prend, car s'ils l'avaient connu, ils auraient été contraints de se
soumettre à la tyrannie des plus méchants princes, & depuis longtemps seraient aussi vicieux & aussi malheureux que les autres peuples. Ces tribunaux assez puissants pour déposer le
souverain, & qui cependant ne sont destinés qu'à exécuter ses ordres, sont pour moi une énigme que je ne puis deviner. Pourquoi n'ont-ils pas établi une véritable aristocratie ? Pourquoi
n'ont-ils pas limité les droits & la prérogative de l'empereur ? Si l'ambition & l'envie de dominer ne sont pas connues à la Chine, les Chinois ne sont pas des hommes ; & je ne
conçois plus par quel motif ils se donnent cependant tant de peine pour parvenir aux premiers honneurs. Les passions ont-elles dans le fond de l'Asie une marche toute différente que dans le reste
du monde ? Je demanderais encore par quelle raison les mandarins qui composent ces tribunaux, n'ont pas cherché à y établir leurs familles à l'exclusion de toutes les autres : l'amour du sang
chez les Chinois n'est-il sujet à aucune des illusions qu'il occasionne partout ailleurs ?
Supposons enfin que ces empereurs vicieux qui avaient soulevé les esprits contre eux, aient été détrônés les armes à la main ; voilà donc, vous dirai-je, Monsieur, le fruit de cette évidence qui
veille à la conservation des lois ; votre dernière ressource dans votre despotisme légal, est donc une révolte générale, & vous exposez les lois à devenir le jouet des hasards & des
évènements incertains de la guerre. À quelle terrible extrémité n'exposez-vous pas les hommes ? Il me semble même, si j'ai bonne mémoire, que quelques-unes de ces révolutions ont été occasionnées
par des voleurs, qui en s'attroupant, sont venus à bout de se rendre les maîtres de l'empire. Si cela est, quelle estime voulez-vous que j'aie pour un gouvernement qui ne prévient pas un mal si
aisé à prévenir ? Mais quoi qu'il en soit de la manière dont ces révolutions ont été produites, il est certain que la révolte a mis quelquefois toute la Chine en feu ; il est fort extraordinaire
que l'évidence qui avait échauffé les esprits au point d'allumer une guerre civile, les contienne encore assez pour qu'ils obéissent tranquillement à un usurpateur, & qu'on ne prenne contre
lui aucune précaution. Les vainqueurs sont apparemment bien peu avisés à la Chine, s'ils ne craignent pas de la part de leur nouvel empereur les maux que leur avait faits le prince qu'ils ont
détrôné ; & l'usurpateur est bien imbécile s'il ne prend pas des mesures pour affermir sa fortune.
Rien n'est plus digne d'admiration, dit l'auteur du Despotisme de la Chine, que la façon d'y rendre la justice... Pour les affaires
d'importance, on peut appeler des jugements des vice-rois, aux cours souveraines de Pékin ; ces cours ne prononcent qu'après en avoir informé Sa Majesté, qui quelquefois prononce elle-même après
avoir fait faire toutes les informations convenables. Mais, Monsieur, souffrez que je vous dise que cela n'est pas admirable, mais très suspect ; & l'auteur de l'Ordre naturel des
sociétés a fort raison de ne pas vouloir que son despote soit juge : quel scandale pour les jeunes économistes, que leurs maîtres se contredisent ainsi !
Voici encore une chose sans doute digne d'admiration. L'empereur, dit-on, nomme un commissaire pour examiner toutes les causes criminelles : souvent il les adresse à différents tribunaux, jusqu'à
ce que leur jugement soit conforme au sien. Cela ne s'appellerait-il point mendier ou plutôt dicter un jugement ? Une affaire criminelle, ajoute-t-on, n'est jamais terminée qu'elle n'ait passé
par cinq ou six tribunaux subordonnés les uns aux autres, qui font de nouvelles procédures, & prennent des instructions sur la vie & la conduite des accusés & des témoins, Ces délais,
à la vérité, font longtemps languir l'innocence dans les fers ; mais ils la sauvent toujours de l'oppression. Notre auteur prend un peu légèrement son parti sur les innocents de la Chine ; une
prison, des fers ne sont donc pas une oppression. Est-il indifférent aux hommes, que l'innocence subisse pendant longtemps le sort destiné au crime ? Voilà donc comment les lois de la Chine ne
sont autre chose que la loi naturelle elle-même. Qui ignore que les longueurs & les délais dans la forme & la procédure des justices criminelles, sont un vice énorme dans la société ? Il
blesse les droits de l'innocence & le châtiment, en venant trop tard, ne produit plus l'effet salutaire qu'on en attend.
Comment voulez-vous, Monsieur, que je croie que les lois pénales sont douces à la Chine, quand je lis la description que notre auteur fait lui-même de la manière dont on écorche & coupe par
morceaux un homme coupable de trahison ou de révolte ? Prouve-t-il bien cette prétendue douceur, en disant que le châtiment le plus léger est la bastonnade ; & que ce supplice, qui, contre
toutes les règles d'une bonne législation, ne flétrit point celui qui le reçoit, est quelquefois assez violent pour causer la mort ? Il est vrai que, pour nous consoler, on nous avertit que les
coupables trouvent moyen de gagner les exécuteurs qui ont l'art de ménager les coups avec une légéreté qui les rend presque insensibles. Je ne suis plus étonné qu'on fasse usage, à chaque
instant, de la bastonnade qui ne devient qu'une espèce d'amende ; mais que puis-je penser du caractère & des mœurs des Chinois qu'on n'a pas imaginé de conduire par des sentiments d'honneur ?
Ces graves mandarins, qui ont quelquefois eux-mêmes la bastonnade, sont trop avisés pour ne pas s'apercevoir qu'on n'exécute point régulièrement leurs ordres ; & ce serait le dernier terme de
la corruption, de la lâcheté & de l'infamie, s'ils partageaient les profits des exécuteurs de la justice. Notre auteur ajoute que souvent des hommes se louent volontiers pour supporter le
châtiment à la place des coupables. La plus vile canaille en Europe n'est pas capable de cet avilissement. L'évidence tolère-t-elle à la Chine un pareil abus ? Quelle idée les magistrats y
ont-ils des lois, de la justice & des châtiments ? Et quel jugement devons-nous porter de ces prétendus sages ?
Permettez-moi actuellement de demander à l'auteur du Despotisme de la Chine, pourquoi les Chinois, ainsi qu'il le prétend, ne seraient pas aussi vicieux dans l'intérieur de l'empire,
qu'ils le sont à Canton. Nous pouvons avoir communiqué quelques-uns de nos vices à ceux qui commercent avec nous, soit ; mais nous ne méritons pas tous les reproches que les voyageurs leur font.
Dans aucun pays, la générosité n'est l'esprit du commerce ; cependant les commerçants d'Europe traitent avec bonne foi, & ceux de la Chine sont les fripons les plus impudents & les plus
adroits de toute l'Asie. Si le gouvernement était aussi attentif qu'on l'assure à rendre les citoyens honnêtes gens, il ne sacrifierait pas leurs mœurs aux profits du commerce, & ne
souffrirait pas que les villes maritimes devinssent une école de corruption. Les relations des missionnaires ne vous sont-elles pas suspectes ? Ils ont vu à la Chine je ne sais quoi de monacal,
& ils en ont été enchantés. Une fausse apparence d'ordre, d'exactitude, de politesse & d'humilité, les a empêchés d'apercevoir une servitude véritable & les vices abjects qui
l'accompagnent. Mais je veux bien m'en rapporter aux missionnaires. Si j'ai bonne mémoire, c'est dans le père Le Comte que notre auteur a puisé la plupart de ses remarques sur la Chine, & les
principes mêmes de son système despotique. Cet écrivain, qui par conséquent ne peut vous être suspect, ne nous peint-il pas les Chinois comme des hommes dévorés par la soif de l'argent ? Cent
fois il parle des excès où les porte l'avarice. La plus honteuse corruption règne dans le conseil du prince & dans les cours souveraines de Pékin. Les colaos & les mandarins de la
capitale mettent à contribution les gouverneurs & les mandarins des provinces. Tout homme public est perdu s'il n'achète pas la protection de son supérieur, & il s'en dédommage sur ses
inférieurs. Le père Le Comte paraît faire un cas extrême de l'hypocrisie ; & quand on examine bien ses relations, on voit que c'est la seule vertu qu'il accorde aux Chinois ; & c'est en
effet la seule que peut leur donner leur misérable gouvernement.
Qu'on ne nous propose plus ce peuple comme un modèle. Pour me convaincre de sa prétendue vertu, on a beau me dire que toutes ses lois se trouvent dans l'admirable livre de l'Y-King, & qu'il
n'a pas moins de vénération pour cet ouvrage, que les juifs pour l'Ancien Testament, les chrétiens pour le Nouveau, & les Turcs pour l'Alcoran. Mais, sans parler, Monsieur, des juifs &
des mahométans, comment, je vous prie, sommes-nous chrétiens ? Respecter l'Évangile, & observer ses préceptes, ce n'est pas la même chose. Quand l'Y-King serait le commentaire le plus parfait
de la loi naturelle, ce que je ne crois pas ; quand les Chinois l'auraient continuellement dans les mains, & qu'ils y trouveraient toutes les règles de leurs devoirs publics & privés,
j'aurais encore quelque répugnance à croire que ce livre pût les délivrer des vices que leur gouvernement leur rend nécessaires.
On nous dit que les passions des hommes qui forcent l'ordre, ne sont pas des vices du gouvernement qui les réprime. J'en conviens, Monsieur, pourvu que les passions soient en effet réprimées,
& qu'il y ait peu de coupables ; mais, si ces passions dangereuses forment le caractère général de la nation, je dirai hardiment que le gouvernement est vicieux. Les hommes réfractaires,
ajoute-t-on, qui déshonorent l'humanité, peuvent-ils servir de prétexte pour décrier un gouvernement ? Sans doute, Monsieur, car un gouvernement n'est pas bon parce qu'il prononce une loi contre
un désordre, mais parce qu'il est en état de la faire observer. Un bon gouvernement ne se borne pas à punir les crimes ; il les prévient en donnant de bonnes mœurs.
Il est aisé de concevoir combien vous avez dû être embarrassé pour concilier l'histoire des Chinois avec celle des Romains. Vous comparez ces
deux peuples, & vous attribuez la durée de la domination des premiers à l'étendue immense de leur empire, tandis que la domination des derniers a été si étendue & si passagère. Comment
accorder la simplicité des souverains de la Chine qui ne sont pas parvenus au despotisme arbitraire, & la stupidité que vous supposez à leurs sujets, si faciles à opprimer ; la multitude de
caractères hiéroglyphiques & le peu de connaissances des Chinois ; la prospérité de leur culture, leur population surabondante & la dureté du gouvernement ; l'ignorance de ce peuple,
& l'étude rigoureuse des lois naturelles & constitutives de la société. Avec quelques assertions sur des faits, dont vous avouez vous-même n'être pas bien instruit, vous avez ainsi tout
mis en contradiction : & puis vous vous êtes permis d'appeler roman historique l'histoire de la Chine composée par des missionnaires, qui n'avaient rien vu en Europe qui ait pu leur donner
l'idée de ce roman ; & puis, en supposant la réalité des récits, vous avez hasardé des conjectures pour combattre cette réalité même : & puis vous avez essayé de contrebalancer l'autorité
des historiens chinois, en leur opposant l'incompatibilité de l'histoire de tous les pays du monde, ou l'on ne voit rien qui ne puisse s'expliquer aisément avec celle de la Chine, qui n'offre que
des événements dont on ne peut découvrir les causes ; & cependant vous annoncez la division future de l'empire de la Chine en différentes dominations qui anéantiront la culture, & feront
de la finance & du commerce un art ténébreux, qui déroutera les lettrés des belles maximes qu'ils savent aujourd'hui & qui leur deviendront bientôt inutiles. Comment un philosophe éclairé
se permet-il toutes ces contradictions, toutes ces subtilités peu adroites, pour combattre un gouvernement dont tous les historiens s'accordent à reconnaître l'antiquité ? En vain mettrez-vous le
fait en supposition. Tout le monde conclura avec vous que si le gouvernement de la Chine reste dans une perpétuelle immobilité depuis quatre mille ans, sa constitution, qui produit de pareils
effets, est la plus sage ; & personne ne contestera la durée immense de cet empire. Mais, Monsieur, pourquoi prétendez-vous rendre les philosophes économistes responsables des prétendus abus
de ce gouvernement ? Vous avaient-ils reproché ceux qui résultent du gouvernement de Sparte ? Avions-nous élevé aucune doute sur la certitude de ce que vous avancez à son sujet, quoique des
personnes instruites prétendent vous trouver en opposition avec Plutarque & Thucydide ? Il faut distinguer, Monsieur, les principes d'avec les faits. Quand même vous trouveriez dans le
gouvernement chinois quelques parties qui ne seraient pas conformes à nos principes, vous ne seriez pas autorisé à vous écrier, comme vous le faites : Quel scandale pour les jeunes économistes
que leurs maîtres se contredisent ainsi !
Nous regardons, Monsieur, le gouvernement chinois comme le meilleur gouvernement qui existe, mais non pas comme le meilleur gouvernement possible. Nous lui reconnaissons des défauts ; & le
cinquième volume des Éphémérides de l'année dernière, vous offre un chapitre entier où ils ne sont pas dissimulés. Il y a bien de la légèreté à lire aussi peu, Monsieur, quand on prétend réfuter.
Vous auriez vu, dans ce chapitre, que les philosophes économistes reprochent aux Chinois de ne s'être pas adonnés à un commerce extérieur plus étendu, qui aurait employé le superflu de la
population, & qui l'aurait déterminée à aller s'établir dans d'autres climats, & ajouter de nouvelles provinces à leur empire.
Quant aux excès que vous leur reprochez, & que nous détesterions ainsi que vous ; nous vous ferons d'abord observer, Monsieur, que l'esclavage toléré à la Chine n'y est pas avilissant, qu'il
n'y est qu'une espèce de domesticité assez douce ; qu'il ne prive pas de toute propriété ; que le fils esclave hérite de son père esclave ; qu'ils peuvent tous les deux gagner de quoi se racheter
; & que les mœurs & les lois du pays obligent les maîtres de regarder & de traiter leurs esclaves comme leurs enfants.
L'auteur du Despotisme de la Chine, après être convenu des abus toujours condamnables ne manque pas de dire que l'administration devrait réprimer ces excès si contraires à la
constitution de tout gouvernement, dont la liberté personnelle est la base essentielle. Mais il paraît extraordinaire, Monsieur, que ce soit vous qui appeliez excès affreux la vente de sa
liberté. En effet, d'après vous, les Chinois ne la vendent que par besoin ; & dans votre gouvernement fondé sur la communauté des biens, vous voudriez, Monsieur, que tous les hommes y
renonçassent sans nécessité & simplement mûs par un désintéressement qui n'est heureusement pas dans leur nature. Le premier de ces excès horribles, car je veux les appeler ainsi que vous,
(quoique ceux que vous reprochez aux Chinois ne méritent pas ce nom) ne serait-il pas plus naturel que l'autre ?
Continuez, Monsieur, tant que vous voudrez vos allégations contradictoires pour combattre un gouvernement que vous ne pouvez pas attaquer autrement ; mais ne nous rendez pas solidaire des abus de
l'administration dans ce gouvernement. Confondez tant que vous voudrez la constitution & l'administration ; pour nous, nous ne saurions ni les confondre, ni vous suivre dans tous les
raisonnements que vous suggère cette confusion. En vain avez-vous l'air d'imaginer qu'en nous occupant du bonheur des hommes, nous négligions les moyens de les rendre vertueux. Nous avons cru
faire quelque chose pour les progrès de la vertu, en développant les principes de la constitution politique la plus propre à opérer le bonheur des humains. Est-ce à vous qu'il faut dire,
Monsieur, que la route du bonheur & celle de la vertu ne sauraient être opposées ?
Il nous est impossible de lire comme vous, Monsieur, l'histoire du monde sans étonnement, & celle de la Chine avec surprise. L'histoire de tous les peuples nous offre le tableau de tous les
égarements de l'ignorance ; & nous sommes arrêtés à chaque page par des excès qui nous effraient. L'histoire de la Chine nous présente une foule d'événements simples sous un gouvernement
conforme en général à l'ordre de la justice par essence, & dont la première loi est l'instruction constante & perpétuelle de la nation. Si vous pouviez vous accoutumer, Monsieur, à l'idée
d'une instruction constante & générale de l'ordre social, dont l'effet nécessaire est d'éclairer un peuple sur ses vrais intérêts & d'entretenir les mêmes principes ; vous en verriez
résulter cette perpétuité de quatre mille ans qui vous paraît si difficile à croire ; vous commenceriez à découvrir la cause de ces événements, qui contrarient, dites-vous, la nature du cœur
humain. Vous n'appelleriez plus relation romanesque une histoire authentique ; & parce qu'elle offre le tableau de choses qui n'ont pas été associées ailleurs, vous n'en concluriez plus que
la nature ne saurait les associer. L'histoire de nos découvertes, Monsieur, nous offre continuellement des objets dont les hommes n'avaient pas encore saisi la mesure ; la découverte d'un
gouvernement conforme à l'ordre de la justice par essence est de ce nombre. Il est fondé sur le calcul exact des objets relatifs aux intérêts particuliers réciproques ; & ce calcul tout
exact, tout évident qu'il est, pouvait échapper longtemps aux hommes.