Une visite aux mei-fa, et autres nouvelles

Traduites du chinois par Maurice VERDEILLE (1875-1940)

Bulletin de la Société des Études Indochinoises, Saïgon, 1921, pages 5-37 ; 1923, pages 67-90 ; 1926, pages 39-58.

 

  • "C'était au début du printemps ; les fleurs des mei commençaient à poindre des tiges encore couvertes de givre. Assis sur une mule dont il avait abandonné la bride, [Tchao Koei-fang] laissait ses regards errer à droite et à gauche du chemin pénible et montueux qu'il suivait. Les pensées poétiques se présentaient aussi nombreuses à son esprit que les merveilles à ses regards."
  • Pensées du Dormeur de la Montagne : "À son retour des contrées occidentales, il pensait bien avoir laissé les anciennes croyances de la vieille Chine en échange de la science qu'il en avait rapportée ! Il ignorait qu'il n'est en ce monde aucune science capable de détruire le monde surnaturel après lequel tout esprit aspire sous toutes les latitudes !"
  • "Ce n'est pas d'aujourd'hui que date le premier essai de rationalisme ; Lao-tse a dit, il y a fort longtemps : « Le bonheur et le malheur ne nous sont pas envoyés par le ciel ; les esprits et les khoei n'existent pas ». Quoique ces paroles soient millénaires, on a continué à y croire. Je sais que les nouvelles méthodes d'enseignement prétendent être aptes à détruire l'obsession des esprits et des khoei. Que ceux qui prétendent être assez habiles pour se soustraire à ces obsessions le fassent, mais qu'ils se gardent de tourner en ridicule ceux qui gardent leur ancienne foi. L'essentiel est de n'avoir pas l'esprit borné !"


Extraits : Une visite aux mei-faFa-tche, le Fou des fleursUn tou-ti cupide
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Une visite aux mei-fa

Une visite aux mei-fa, et autres nouvelles. Maurice Verdeille (1875-1940). Bulletin de la Société d'Études Indochinoises, Saïgon, 1921, 1923, 1926
Paysage. Extrait de Grosse, Le lavis en Extrême-Orient.

Tchao Koei-fang était un étudiant retour d'Europe, où il avait obtenu le diplôme de fin d'études à l'École des Mines.

Il avait reçu l'ordre de se rendre dans la province de Canton pour y effectuer des recherches minières; c'est dans ce but qu'il alla un jour à la sainte montagne de Lo-feou-shan ; c'était au début du printemps ; les fleurs des mei commençaient à poindre des tiges encore couvertes de givre. Assis sur une mule dont il avait abandonné la bride, il laissait ses regards errer à droite et à gauche du chemin pénible et montueux qu'il suivait. Les pensées poétiques se présentaient aussi nombreuses à son esprit que les merveilles à ses regards. Cette montagne ne le cédait en rien au mont Liang-Fou et les vers qu'il composait égalaient les Liang-Fou-In.

Tout plaisir faisant trouver le temps moins long, le soleil se coucha derrière les monts de l'Occident sans que Tchao s'en aperçut. Il ne revint à lui qu'au moment où d'épais nuages eurent dérobé à ses yeux toute trace de sentier. Son intention première était de se rendre au belvédère où perchent les grues pour y passer la nuit. Perdu dans ce brouillard dont se couvrent le soir les hautes montagnes et qui sert de voile aux assemblées des Immortels qui s'y réunissent d'ordinaire, Tchao ne put trouver le belvédère. Désorienté, il marcha droit devant lui s'enfonçant de plus en plus dans l'inconnu.

Il commençait presque à maudire la beauté de ces sites qui avaient captivé son esprit de poète quand, tout à coup, dans une éclaircie passagère, il aperçut une vieille maison située au milieu d'un bosquet de mei en fleurs.

Ce site était si ravissant qu'il crut avoir devant lui le beau tableau peint par Ly Ing-Kieou intitulé : Demeure des mei-fa.

Pensant que cette demeure était celle d'un philosophe renommé, il descendit de la mule, qu'il attacha à un pied de mei. Mais, chose curieuse, plus il s'approchait de cette maison, plus celle-ci lui semblait belle ; quand il arriva devant la porte il fut fort étonné de voir un portique de toute beauté. Il se dit que cette maison que, tout d'abord, il avait prise pour une masure, devait être la retraite d'un riche misanthrope. Saisissant l'anneau de cuivre il frappa.

— Qui est là ? demanda une voix argentine.

— Une personne perdue dans le brouillard, répondit Tchao.

Les verrous grincèrent et la porte s'ouvrit ; une gentille servante parut devant lui ; sa robe, de couleur cendrée, était parsemée de fleurettes de mei ; sa chevelure était noire et luisante comme l'aile du corbeau ; sur son front s'étalait une frange de cheveux taillés avec art.

La servante, un gracieux sourire sur les lèvres, l'invita à entrer ; elle lui demanda ensuite :

— Qui êtes-vous, noble visiteur ?

— Je suis Tchao-Koei-Fang, répondit le jeune homme, captivé par la beauté des mei-fa, je me suis égaré dans le brouillard.

Quand Tchao fut assis, la servante lui offrit une tasse de thé odorant. En le dégustant, ses regards furent frappés par la beauté des murs de cette demeure qui, dès l'abord, lui parurent être en marbre poli.

Cependant, après examen, il vit qu'ils étaient en blocs de cristal ; les meubles eux-mêmes étaient diaphanes et vaporeux ; son étonnement était extrême.

— Quel est le maître de céans ? demanda-t-il.

La servante ouvrait déjà la bouche pour lui répondre, quand une jeune fille, habillée de soie mauve, fit son apparition ; marchant à pas menus en frappant le sol de ses « lotus dorés », elle vint se placer près du jeune homme. Un suave parfum se dégageait de sa personne, elle semblait âgée d'une vingtaine d'années. Seules les Immortelles doivent avoir une figure semblable à celle de cette fille. Tchao fut fort troublé ; il crut effectivement voir une Immortelle ; se levant aussitôt il lui fit un profond salut en disant :

— Pauvre égaré, je devrai à votre hospitalité, la bonne fortune d'échapper aux dents et aux griffes des tigres. Il faut que le bonheur que m'a réservé le Ciel ne soit pas petit ! Qui êtes-vous, noble sœur aînée ?

— Faites taire votre curiosité, noble hôte ; le seul fait de me voir habiter seule en ces lieux doit vous suffire pour vous prouver que je dois être d'une nature différente de celle des hommes ! Puisque le Destin vous a conduit jusqu'ici, conservez votre esprit tranquille et votre visage serein.

S'adressant à la servante, elle ajouta :

— Notre hôte vient de loin ; la marche a dû aiguiser son appétit. Je regrette que notre demeure soit si loin de tout endroit habité ; il nous est impossible de lui offrir une tasse de vin chaud.

Servez-lui les fruits conservés dans le miel ; demain nous pourrons mieux nous acquitter de nos devoirs d'hôtes.

La servante obéit en souriant ; elle disposa sur une de ces tables de crystal des oranges, des poires et une foule d'autres fruits confits dans le miel. Le jeune homme les trouva suaves et délicieux.

Quand Tchao eut terminé son repas, qui, en d'autres circonstances, lui eût paru plus que léger, il fut tout étonné de se trouver aussi rassasié qu'après le meilleur des festins.

La lune brillait maintenant de tout son éclat, ses rayons se jouaient à travers le feuillage qu'agitait une légère brise, à travers ces murs transparents, il apercevait les fleurs des mei-fa.

La jeune servante rompit soudain le silence :

— Cette demeure, noble hôte, est-celle des mei-fa, puisqu'un heureux destin vous y a conduit, nous allons passer cette nuit de notre mieux. Si vous le trouvez agréable, je vais vous chanter ma plus belle poésie.

— Ce sera un régal pour mon esprit porté naturellement à la poésie, répondit Tchao.

La servante commença, les sons qui sortaient de son gosier étaient des plus harmonieux ; on aurait dit que cent langues se remuaient à l'aise dans cette bouche mignonne comme une rose aux premiers rayons du soleil. La symphonie qu'entendaient les oreilles de Tchao n'était écrite en aucun recueil. Elle avait fini son chant et le jeune homme écoutait encore immobile comme un Boudha !

La jeune maîtresse des céans ordonna ensuite à la servante d'aller chercher les couvertures destinées à leur hôte ; elles se retirèrent aussitôt après pour lui permettre de dormir s'il le pouvait.

Tchao venait de s'étendre sur le divan en marbre poli, quand il entendit un froufrou de soie et vit la jeune fille venir se coucher doucement près de lui.

— Vous êtes sans doute une Immortelle, demanda Tchao, serai-je un nouveau Lieou-Yuen ? Pourrai-je habiter longtemps en ces lieux ?

— Noble hôte, répondit la jeune fille en riant, vous n'êtes point l'hôte de T'ien-tai et moi je ne suis pas une immortelle ! Avant peu, tout vous apparaîtra clair et brillant ! En attendant bannissez toute crainte de votre esprit.

Qu'il vous suffise de savoir, ami lecteur, qu'après avoir bu aux deux moitiés de la gourde du plaisir, un esprit leur ferma lentement les paupières ! En s'endormant, Tchao serra amoureusement la jeune fille dans ses bras ; nulle force humaine n'aurait pu les écarter.

Quand le soleil parut, le chant des oiseaux tira le jeune homme de son rêve. Ayant ouvert ses yeux, toute trace de maison avait disparu, il se vit couché au pied d'un vieux tronc de mei couvert de fleurettes mauves ! Ses bras enlaçaient un bloc de granit ! Dans les branches chantait un merle dont le plumage ressemblait à s'y méprendre à la robe de soie qu'il avait vue sur le dos de la servante.

Après s'être frotté les yeux, il n'eut pas de peine à se convaincre que c'était bien la gentille servante de la veille et que la jeune fille qui lui avait si gentiment tenu compagnie n'était autre que le yao des mei-fa et non une immortelle.

Sa mule toujours attachée à un mei le regardait placidement ; l'ayant détachée, il s'éloigna à regrets de ce verger enchanteur.

Le Dormeur de la Montagne qui rapporte ce fait termine en citant les deux vers anciens :

Le lettré à la sagesse profonde, s'endort quelquefois dans la montagne couverte de neige.
Les jeunes filles aiment à se promener au clair de lune à l'ombre des forêts.

Puis il ajoute :

Ces deux vers s'appliquent admirablement à l'aventure fort extraordinaire arrivée à cet étudiant à son retour des contrées occidentales où il pensait bien avoir laissé les anciennes croyances de la vieille Chine en échange de la science qu'il en avait rapportée! Il ignorait qu'il n'est en ce monde aucune science capable de détruire le monde surnaturel après lequel tout esprit aspire sous toutes les latitudes !

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Fa-tche, le Fou des fleurs

Maurice Verdeille (1875-1940) : Une visite aux mei-fa, et autres nouvelles Bulletin de la Société d'Études Indochinoises, Saïgon, 1921, 1923, 1926.
Il s'empara d'une tige fleurie et l'appliqua sous son nez.

On rapporte qu'à l'époque de Song-jen-tsong de la dynastie des Song, dans la province du Kiang-Nam, au village de Tchang-loh, sis à l'extérieur de la porte Est de la préfecture de P'ing-Kiang, se trouvait un petit vieux maigre du clan des Ts'eou qui avait nom Shien.

...Ce Ts'eou Shien, depuis son jeune âge, aimait avec passion à cultiver les fleurs et les arbres fruitiers. Il avait même abandonné l'entretien de sa rizière, pour se livrer tout entier à cette importante affaire. Lorsqu'il avait mis la main sur une fleur rare, il était plus heureux que l'avare qui a mis à jour un riche trésor.

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Disons maintenant qu'à la ville voisine se trouvait un personnage qu'on appelait Wei et qui appartenait au clan des Tchang. C'était un rejeton d'une famille de mandarins, ayant le verbe haut, la patience peu profonde, la peau si mince que le moindre attouchement l'égratignait. Sa famille étant influente, il s'appuyait sur la force pour vexer les faibles. Si quelque téméraire osait lui résister, il ne cessait le combat que quand il l'avait réduit à la mendicité. Il avait, pour le seconder, une bande d'esclaves ressemblant plutôt à des loups et à des tigres qu'à des hommes. Il était uni à ceux qui, par nature, sont toujours prêts à se joindre à ceux qui font le mal. Lorsque pareil troupeau passe quelque part le malheur suit leur pas ; ceux qui avaient eu à en souffrir ne se comptaient plus !

Un jour, suivi de quatre ou cinq esclaves, il partit en compagnie d'une bande de jeunes vauriens et alla rendre visite à un de ses fermiers. Cette ferme était située sur le territoire du village de Tchang-loh et à peu de distance du jardin de Ts'eou Shien.

Allant au gré de leurs chaussures, le hasard les fit passer devant l'enclos de Ts'eou ; ayant aperçu quelques rameaux fleuris se balançant au-dessus de la haie, ils ne purent retenir un cri d'admiration :

— Que ce lieu est charmant ! À quelle famille appartient-il ?

— C'est l'enclos du Fa-tche Ts'eou Shien, dit un des esclaves.

— Ah ! ah ! s'exclama Tchang, j'ai, en effet, entendu dire que, non loin de ma ferme, vivait un certain vieux Ts'eou et qu'il avait planté dans son jardin des fleurs rares ; puisque nous y voilà, entrons-y.

— C'est un vieux maniaque, dit une des esclaves, il n'en permet guère la visite.

— Oh ! dit Tchang-Wei, il refuserait peut-être à d'autres, mais à moi pensez-vous qu'il osera ? Allons vite frapper à la porte.

Justement ce jour-là, les fleurs de pivoine venaient d'éclore. Ts'eou Shien après les avoir arrosées, avait déposé à terre une burette de vin et deux soucoupes de fruits ; assis au milieu d'elles, il vidait à petites gorgées la coupe du « plaisir solitaire » ! Il allait porter la troisième tasse à ses lèvres lorsqu'il entendit les coups frappés à sa porte ; déposant aussitôt la petite tasse, il courut entr'ouvrir la porte pour voir. Il aperçut cinq ou six individus environnés « d'effluves alcooliques » !

— Voilà des gens qui, certainement, viennent voir mes fleurs, se dit l'ancêtre Ts'eou.

Obstruant aussitôt, de sa maigre carcasse, la porte entrebâillée, il leur demanda :

— Nobles personnes, quelle affaire vous amène ici ?

— Eh ! petit vieux, ne me reconnais-tu pas ? demanda Tchang-Wei. Je suis le jeune noble Tchang de la ville ; la ferme voisine Tchang-Kia-Tchoang est mienne. J'ai appris que dans ton enclos se trouvaient de nombreuses fleurs rares, laisse-moi les contempler.

— Jeune noble, répondit Ts'eou Shien, laissez-moi vous dire que moi, pauvre vieux, je ne possède aucune fleur rare ; je n'ai que quelques plants du genre pêcher et prunier et déjà leurs fleurs nous ont dit « au revoir » ; je ne possède actuellement nulle autre fleur.

— Voilà un vieux fort grossier, cria Tchang-Wei en fronçant les sourcils ; regarder des fleurs n'est pas une affaire d'importance. Pourquoi me répond-t-il qu'il n'en a pas à me montrer ?

— Je ne vous trompe pas, dit Ts'eou ; en vérité, je n'en ai pas.

Tchang-Wei ne voulut pas entendre de plus longs discours ; s'avançant, les poings en avant, il poussa rudement Tseou Shien ; celui-ci, chancelant, s'abattit sur le battant de la porte qui s'ouvrit ; toute la bande pénétra aussitôt dans l'enclos. Ts'eou, ne pouvant rien contre la violence, après avoir refermé la porte, les suivit. Arrivé près des fleurs, il ramassa le vin et les fruits puis resta debout immobile près d'elles.

Quoique le jardin fut plein de plantes, seules les pivoines étaient en pleine floraison. Ces pivoines n'étaient pas ordinaires ! On n'en voyait pas de pareilles aux douze belvédères de jade des sommets des monts Kuen-lun ! Cinq espèces choisies parmi les plus rares se trouvaient réunies là : Kiosque jaune, Papillon vert, Pastèque brodée, Chat bleu, Lion rouge !

Ces fleurs se trouvaient juste en face de la maison en paille, plantées autour d'un étang que bordait une balustrade en pierre. Sur des étais en bois était étendue une toile qui les protégeait des ardeurs du soleil. Les plus hautes dépassaient dix pieds de haut, tandis que les plus petites en avaient sept à huit ; sur leurs corolles, grandes comme des assiettes, s'étalaient les cinq couleurs dont l'éclat était si vif que les yeux en étaient éblouis.

— Que ces fleurs sont belles, s'écrièrent-ils tous !

Tchang-Wei, sauta sur la balustrade en pierre pour les sentir de plus près ; or, Ts'eou Shien ne voulait pas qu'on sente ses fleurs

— Jeune noble, s'écria-t-il, veuillez descendre ; contentez- vous de les admirer de loin.

À ces mots, Tchang-Wei, que la scène de la porte avait mis de fort mauvaise humeur et qui ne cherchait qu'à faire naître une dispute, se fâcha :

— Petit vieux ! s'écria-t-il, tu habites trop près de ma terre pour qu'il me soit possible de croire que tu n'as jamais entendu parler du jeune Tchang. Possédant de pareilles fleurs, tu as eu l'audace de m'affirmer que tu n'en avais pas ; bien loin de t'estimer heureux de ce que je ne t'en faisais grief, tu oses encore m'assourdir de tes radotages. Où a-t-on jamais vu des fleurs périr pour avoir été senties ? — Eh bien ! je veux les sentir moi ! Et cela, malgré toi.

Ce disant, il s'empara d'une tige fleurie et l'appliqua sous son nez.

Ts'eou Shien, quoique écumant de rage, n'osa proférer une seule parole ; il espérait qu'après avoir regardé à satiété, ils s'en iraient; le grossier Tchang ne l'entendait pas ainsi.

— Puisque nous avons la bonne fortune de rencontrer des fleurs si belles, dit-il, il ne convient pas de les admirer à jeun ! Il nous faut du vin.

. . . . . . . . . . . . . .

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Un tou-ti cupide

Note du traducteur : Le tou-ti est le saint protecteur d'un endroit : village, hameau ; un espèce de garde-champêtre. La bonté est généralement son apanage. Il ne doit pas être confondu avec ce que les Annamites nomment ma-qui et les Chinois khoei : esprit ou âme errante, qui est méchant et surtout vindicatif. Le tcheng-hoang est l'esprit protecteur d'une ville et du territoire d'un district, ayant juridiction sur les tou-ti des villages de ce district.


Il y avait une fois, à la ville de Hiang-shan, dans la province de Canton, un tailleur qui se nommait Tan-K'oen. Il était employé dans une boutique d'habits de la ville.

Un jour d'été, la chaleur étant accablante, notre tailleur décida de prendre un congé. Il alla le passer dans son village pensant y trouver un peu de fraîcheur. Malheureusement la chaleur y était aussi forte qu'en ville. Une nuit, malgré le khang avancé, il se tournait et retournait encore sur sa natte ; ne parvenant pas à s'endormir, il se leva et sortit pour prendre l'air.

La lune brillait de tout son éclat ; le tailleur se dirigea vers la rivière qui coulait devant le village ; enlevant ses habits, il se plongea dans l'eau courante. Le bain pris, il remonta sur la rive ; Il se baissa pour prendre son habit ; en se relevant, il vit quelqu'un venir vers lui ; ayant honte de sa nudité, le tailleur, les habits sous le bras, courut se cacher dans la petite pagode du tou-ti de son village sise non loin de là. Après avoir endossé son habit, il rentra chez lui sans penser à mal.

Sitôt qu'il eut passé le seuil de sa porte, il sentit soudain ses entrailles horriblement tiraillées ! Il se roula sur sa natte : la douleur, au lieu de se calmer, allait en augmentant. Sa femme lui donna d'abord une potion, puis une autre, sans résultat ; désespérée, celle-ci lui demanda :

— Aurais-tu par hasard offensé quelque esprit ?

— Je ne crois pas, répondit Tan-K'oen.

La question de sa femme fit cependant réfléchir le tailleur ; il se souvint qu'il avait pénétré, tout nu, dans la demeure du tou-ti-lao-yé.

— C'est certainement le tou-ti qui se fâche, dit-il à sa femme, j'ai pénétré dans sa demeure nu comme un ver !

— Voilà la cause de ton mal, dit la femme.

S'habillant en tout hâte, elle courut à la pagode du tou-ti. Elle le pria avec ferveur de vouloir bien être indulgent envers un pauvre pécheur repentant et ignorant qui, forcé par un voisin indiscret, lui avait involontairement manqué de respect. Sa prière terminée, elle courut auprès de son mari qui geignait de plus belle ! Persuadée que le tou-ti était la cause du mal, elle réfléchit encore ; soudain elle s'écria :

— Ah ! j'ai oublié d'offrir des bougies et du papier sapèque au tou-ti.

Prenant une ligature de bougies et de papier monnaie elle retourna à la pagode. Renouvelant sa prière elle offrit le cadeau.

L'offrande était à peine brûlée que le mal du tailleur disparaissait.

Quelques jours après, le congé étant expiré, Tan-K'oen retourna à la boutique du tailleur son patron. Au fond du cœur il était fort mécontent des procédés du tou-ti qui s'était permis de lui soutirer mille sapèques. Il rumina longtemps sa vengeance. Un jour, il prit un pinceau et rédigea une accusation en règle contre ce tou-ti, à son avis, par trop cupide. Quand son cas fut bien expliqué et écrit sur papier jaune, il traversa la rue et alla à la pagode du tcheng-hoang ; s'étant humblement prosterné devant le chef du tou-ti, il énuméra ses griefs puis, le feu étant le messager de l'autre monde, il brûla sa supplique pour la faire parvenir.

Le lendemain, vers l'heure de midi, se sentant fatigué, il se coucha ; à peine endormi, il vit venir à lui un satellite «conducteur d'âmes» ayant en main un mandat d'amener. Tan-K'oen l'ayant suivi, le satellite l'introduisit dans un yamen dont il referma sur lui la porte.

Arrivé à la salle de justice le conducteur d'âmes fit mettre le tailleur à genoux. Tan-K'oen, plus mort que vif, obéit en tremblant. Quand il releva la tête, il vit, assis devant lui, un personnage dont la tête était couronnée comme celle d'un empereur. Ce terrible juge était assis derrière une table ; à ses côtés se tenaient, debout, deux grands diables à longue barbe hirsute ; leurs sourcils étaient horriblement broussailleux. La cruauté était peinte sur leur figure. L'un tenait une abaque (planche à compter), l'autre un grand livre.

À la vue de cet appareil judiciaire, le tailleur devina qu'il se trouvait devant le tcheng-hoang auquel il en avait appelé. Ce qui le lui confirma, ce fut la vue d'un vieillard à longue barbe blanche qui était à genoux, comme lui, devant ce juge au regard sévère.

Tout à coup, le juge couronné, s'adressant au vieillard à la peau ridée lui dit :

— Tou-ti de tel village, voici, ici présent, l'homme qui a porté plainte contre toi. Qu'as-tu à dire pour ta défense ?

— Quelle plainte a-t-il portée contre moi ? demanda le vieillard.

Le tailleur, prenant vivement la parole, dit :

— Tu exerces la charge de tou-ti, c'est-à-dire que tu as mission de protéger ; tu es par nature, un esprit de bonheur, car c'est toi qui distribues le bonheur aux gens du village ; or, moi Tan-K'oen, je suis ton protégé ; j'ai, par mégarde et sans songer à mal, commis une faute aussi légère que le costume que je portais ! Tu t'es aussitôt emparé de mes boyaux et les as tordus à les rompre ; j'ai souffert la torture. J'estime que ta sévérité à mon égard est injuste.

— Je suis un esprit vertueux, répondit le vieillard ; aux bons, je donne le bonheur ; aux méchants, je distribue le mal. Je suis impartial. Or, toi Tan-K'oen, tu as agi témérairement en venant te présenter en mon temple sans un fil de soie suspendu à ton corps ; ton audace est trop grande ; ce n'est pas ainsi qu'on se présente devant les esprits clairvoyants. J'ai fait mon devoir en t'envoyant ce mal dont tu te plains.

— S'il est vrai, répondit le tailleur, que je me suis présenté légèrement vêtu devant toi, j'ai été forcé ; ma femme est venue reconnaître ma faute et te manifester mon repentir. C'est du fond du cœur qu'elle t'a parlé ; tu as rejeté cette prière faisant mentir la devise écrite au frontispice de ton temple : « Priez et vous obtiendrez ». Toi, tu n'as pas pardonné au pécheur repentant. On t'a alors offert mille sapèques : tu t'es laissé corrompre. J'estime que la cupidité t'a fait agir ainsi envers un homme que tu as mission de protéger. Grand tcheng-hoang, j'en appelle à votre impartiale justice.

Le juge, sans en demander davantage, rendit aussitôt la sentence suivante :

— Tou-ti, pour avoir cupidement extorqué l'argent de cet être vivant, tu seras privé de ta charge durant trois ans.

Le tailleur vit alors un des terribles assistants inscrire la sentence sur le registre. Le tou-ti fut alors emmené.

— Toi, Tan-K'oen, cria le juge, tu as, pour une petite somme d'argent, mis en branle tout l'appareil judiciaire. Tu es fort turbulent !

Ayant dit, le juge se tournant vers ses deux assistants cria :

— Qu'on lui applique vingt coups de bâton !

Le tailleur fut si effrayé qu'il s'éveilla. Il sut alors que ce qu'il venait de voir n'était qu'un songe. Il repassa, dans son esprit, ce qu'il avait vu en rêve ; il en riait encore quand soudain, une forte colique le saisit. Se levant immédiatement, il courut en toute hâte aux lieux publics qui se trouvaient à l'extrémité de la rue.

Par un effet du hasard, le sous-préfet de Poung-Yu (Canton) passait dans cette même rue. Le tailleur était si préoccupé par son cas qu'il ne vit pas le magistrat. Courant comme un aveugle (!) il alla donner, la tête la première, dans l'estomac du sous-préfet. Celui-ci, furieux, le fit arrêter et conduire à son yamen. Il ne lui rendit la liberté qu'après lui avoir fait appliquer vingt coups de bâton.

Le pauvre tailleur, les fesses meurtries, rentra à la boutique complètement guéri du mal qui l'avait tant fait courir. Il raconta ce qui venait de lui arriver aux employés, ses confrères, qui rirent aux éclats. Mais lui, qui se souvenait de son rêve et de ce qu'il avait reçu sur son derrière, ne riait pas !

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