Trois poésies chinoises

traduites par Stanislas Julien (1797-1873)

éditées à la suite des Avadânas, par Benjamin Duprat, libraire, Paris, 1859, volume 2 de 3, pages 167-192.


Texte intégral :
Ni-kou-sse-fan, ou La religieuse qui pense au monde
Kouan-fou-youan. Élégie sur la mort d'une épouse
Tou-fou : Le village de Kiang

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Ni-kou-sse-fan, ou La religieuse qui pense au monde

À la première ville, une jeune religieuse entre dans le temple ;
Elle tient dans sa main un chapelet de perles blanches, et ses yeux sont mouillés de larmes.
« Pauvre jeune fille ! Quel malheur pour moi d'avoir quitté le monde !
Je suis dans la fleur de mon printemps, et je n'ai point d'époux !? »


Elle laisse échapper une plainte contre son père, un murmure contre sa mère.
« Il ne fallait pas me traîner dans un cloître, où tous les matins on adore Kouan-in et Fo.
Quand le soir est venu, je songe à prendre un époux, un époux orné de grâces et d'esprit. »


À la deuxième veille, la jeune religieuse s'afflige et se lamente.
« Je songe à mes sœurs qui ont chacune un charmant époux,
Et qui brillent par leur toilette et par leur beauté.
Elles tiennent dans leurs bras de jolis enfants, qui appellent leur mère d'une voix caressante.
Plus j'y pense, plus mon âme se brise de douleur.
Elles ont arrangé leurs noirs cheveux, et montrent ce que peuvent l'adresse et le désir de plaire.
Des fleurs nouvellement cueillies se balancent légèrement sur leur tête, et des anneaux d'or pendent à leurs oreilles. »


À la troisième veille, la jeune religieuse pense et soupire.
« Je vois le disque arrondi de la lune
Qui se tourne vers l'occident,
Pendant que je suis au temple, plongé dans une rêverie silencieuse. »


Elle lave ses mains pour brûler de l'encens, et prononce :
« 'O-mi !
Nan-wou Kouan-chi-in ! Nan-wou Kouan-chi-in !
Divinité protectrice, montrez à votre servante une tendre compassion,
Et mariez-la vite à un bel époux.
Je ferai rebâtir votre chapelle,
Je vous ferai élever une statue d'or. »


À la quatrième veille, la jeune religieuse dormait d'un profond sommeil.
« J'ai aperçu en songe un jeune étudiant qui entrait dans ma cellule.
Il m'attire vers lui et me presse sur son cœur.
Il s'appuie sur mon lit et me comble de caresses.
Au milieu de mon songe, il m'adresse des paroles de tendresse et d'amour.
Qu'entends-je ! le vent agite ma porte, et le marteau sonore retentit dans mon âme émue...
Je m'éveille et mon illusion s'évanouit !
Je me retourne sur ma couche humide de larmes,
Et je retombe dans un vide affreux. »


À la cinquième veille, la jeune religieuse s'endort jusqu'à l'heure où le ciel se colore des premiers rayons du jour. — L'oiseau kinhi se dresse sur la branche, et entonne le chant matinal qui annonce l'aurore.
« Je récite les prières sacrées, mais mon âme ardente est en proie aux plus cruels tourments.
Je n'ai qu'une pensée, je ne forme qu'un désir :
C'est de descendre de la montagne pour chercher un époux. »


Elle laisse échapper une plainte contre son père, un murmure contre sa mère :
« Il ne fallait pas, non, il ne fallait pas m'enfermer dans un cloître.
Une chose m'étonne, une chose me confond :
C'est la réponse de celui qui tira mon horoscope.
Celui qui tira mon horoscope dit que j'étais destinée à vivre seule,
Que je devais renoncer au monde.

« Les femmes du monde se nourrissent de mets délicieux,
Et les saveurs les plus exquises réjouissent leur palais.
La pauvre religieuse n'a d'autre aliment que du riz insipide,
D'autre breuvage que du thé amer.
Les femmes du monde s'habillent d'étoffes moelleuses, d'étoffes tissues d'or et de soie.
Cette triste esclave n'a d'autre vêtement qu'une tunique de laine, formée de pièces grossièrement cousues.

« Ce matin le supérieur est sorti :
Je veux m'échapper du cloître et aller chercher un amant.
Je ne redoute point l'indiscrétion des personnes qui fréquentent le couvent.
Je veux un époux, je le veux tendre et passionné.
L'an prochain, je serai mère ! L'an prochain, un bel enfant sera suspendu à mon sein !

« Quand je l'aurai nourri jusqu'à l'âge d'un an, jusqu'à l'âge de deux ans,
Il me tirera, doucement par ma robe, et, de sa voix enfantine, il m'appellera ma-ma (maman).
Quand je l'aurai élevé jusqu'à l'âge de sept ans, jusqu'à l'âge de huit ans,
Je l'enverrai à l'école, je veux qu'il devienne savant.

« Il étudiera avec ardeur, il étudiera jusqu'à dix-huit ans.
Déjà il sait à fond les quatre livres moraux et les cinq livres canoniques.
Il n'attend plus que le moment où l'empereur va ouvrir lui-même le concours général.
S'il n'obtient pas le premier rang sur la liste des docteurs, il obtiendra au moins le troisième.

« Le courrier part comme un éclair et m'annonce l'arrivée de mon fils.
D'abord il doit saluer son père, ensuite il saluera sa mère.
Eh bien ! mes espérances n'ont pas été déçues.
Arrangeons avec symétrie mes tresses ondoyantes ;
Allons jouir de sa gloire et de mon bonheur ! »


Elle dit, et brise sa chaîne importune,
Comme le poisson brise la soie qui le retenait captif ;
Et, n'écoutant que sa passion,
Elle s'élance de la montagne pour aller chercher un époux.


*

Kouan-fou-youan. Élégie sur la mort d'une épouse

Le premier jour de l'année, à la cinquième veille, à l'époque où l'hiver déploie toutes ses rigueurs,
Ma tendre épouse est morte. Est-il au monde un homme plus malheureux que moi ?
Si tu vivais encore, je t'aurais donné une autre toilette pour passer le nouvel an.
Mais hélas ! tu es déjà descendue au sombre empire qu'arrose la fontaine Jaune !
Pour que l'époux et l'épouse puissent se voir encore,
Viens me visiter au milieu de la nuit, viens à la troisième veille ;
Je veux renouer les douces illusions du passé.


À la seconde lune, à la naissance du printemps, le soleil brille plus longtemps au ciel ;
toutes les familles lavent dans une eau pure leurs robes et leurs habits.
Les maris qui ont encore leur épouse, se plaisent à la parer de nouveaux vêtements.
Mais moi, qui ai perdu mon épouse, je suis en proie à une douleur qui me mine et me consume.
J'ai éloigné de ma vue l'étroite chaussure qui enfermait ses jolis pieds.
Quelquefois j'ai songé à prendre une seconde compagne.
Mais où en trouverais-je une autre aussi belle, aussi spirituelle, aussi affectueuse ?


À la troisième lune, c'est l'époque qu'on appelle Tsing-ming.
Le pêcher épanouit ses fleurs vermeilles, et les saules commencent à déployer leur verdoyante chevelure.
Les maris qui ont encore leurs femmes vont visiter avec elles les tombeaux de leurs parents.
Mais moi, qui ai perdu la mienne, je vais seul visiter sa tombe.
À la vue des lieux où repose sa cendre, des larmes brûlantes ruissellent le long de mes joues.
Je lui fais des offrandes funèbres, je brûle pour elle des images de papier doré.
« Tendre épouse, lui dis-je, d'une voix pleine de larmes, où es-tu ? tendre épouse, où es-tu ? Mais hélas ! elle est sourde à mes cris !
Je vois un tombeau solitaire, mais je ne puis voir mon épouse.


À la quatrième lune, à l'époque appelée Mang-tchong, l'air est pur, le soleil brille dans toute sa splendeur.
Combien de maris ingrats se livrent au plaisir, et oublient celles qu'ils ont perdues !
L'époux et l'épouse sont comme deux oiseaux d'une même forêt.
Quand vient le terme fatal, ils s'envolent chacun de leur côté.
Cette beauté si accomplie, cette tendresse sans bornes, se sont évanouies en un matin.
Pourquoi, hélas ! deux époux si intimement unis n'ont-ils pu vivre et blanchir ensemble ?
Je suis comme un homme qu'un songe enchanteur a bercé d'une douce illusion.
À son réveil, il cherche la jeune immortelle qui charmait ses oreilles et ses yeux, et il ne trouve plus autour de lui que le vide, la solitude et le silence !


À la cinquième lune, à l'époque appelée Touan-yang, des barques à tête de dragon sillonnent les eaux.
On fait chauffer le vin le plus exquis ;
On amoncelle sur des corbeilles les fruits les plus délicieux.
Chaque année, à cette époque, j'aimais à partager avec ma femme et mes enfants les plaisirs de ces fêtes naïves.
Mais aujourd'hui je suis inquiet et agité, je suis en proie aux plus cruelles angoisses.
Je pleure du matin au soir, et du soir au matin ; à chaque instant je sens que mon âme va se briser de douleur.
Que vois-je ? de jolis enfants folâtrent gaiement devant ma porte.
Je comprends leurs plaisirs : ils ont une mère qui les presse souvent sur son sein !
Éloignez-vous, tendres enfants : vos joyeux ébats ne font que me déchirer le cœur.


À la sixième lune, à l'époque appelée Sanfo, il est difficile de supporter l'ardeur brûlante du jour.
Les riches et les pauvres font sécher leurs habits.
Je vais prendre une robe de soie, et l'exposer aux rayons du soleil.
Je vais exposer aussi les souliers brodés de mon épouse.
Regardons ! voilà la robe dont elle se parait aux jours de fête ;
Voilà l'élégante chaussure qui enchâssait ses jolis pieds.
Mais où est mon épouse ? où est la mère de mes enfants ?
Il me semble qu'une lame d'acier glace et divise mon cœur.


À la septième lune, à l'époque appelée Ki-kiao, je ne puis retenir les larmes qui inondent mes yeux.
C'est alors que Nieou-lân visite dans le ciel son épouse Tchi-niu.
J'avais aussi une belle épouse, mais j'en suis séparé à jamais !
J'ai sans cesse devant les yeux cette figure ravissante qui éclipsait les fleurs.
Que je marche, que je coure, que je sois assis ou couché, l'idée de sa perte déchire sans cesse mon cœur.
Quel est le jour où je n'aie point pensé à ma tendre épouse,
Quelle est la nuit où je ne l'aie point pleurée jusqu'au matin ?


Le quinzième jour de la huitième lune, lorsque son disque brille dans tout son éclat,
On offre aux dieux des melons et des gâteaux qui ont une forme arrondie comme l'astre des nuits.
Les hommes et les femmes vont deux à deux se promener dans la campagne, et jouir de la douce clarté de la lune.
Mais le disque arrondi de la lune ne ferait que me rappeler l'épouse que j'ai perdue.
Tantôt, pour dissiper mes ennuis, je verse dans ma coupe un vin généreux ;
Tantôt je prends ma guitare, mais elle résonne à peine sous ma main languissante.
Mes parents et mes amis viennent m'inviter tour à tour,
Mais mon cœur rempli d'amertume se refuse à aller partager leurs plaisirs.


À la neuvième lune, à l'époque appelée Tchong-yang, les chrysanthèmes ouvrent leurs calices d'or,
Et tous les jardins exhalent une odeur embaumée.
Je voudrais aller cueillir un bouquet de fleurs nouvellement écloses,
Si j'avais encore une épouse qui pût en orner ses cheveux !
Mes yeux se mouillent de larmes, mes mains se contractent de douleur, et frappent mon sein décharné !
Je rentre dans la chambre brillante qu'habitait mon épouse.
Mes deux enfants me suivent, et viennent tristement embrasser mes genoux.
Ils me tirent chacun par la main et m'appellent d'une voix étouffée.
Ils me demandent leur mère par leurs larmes, leurs gestes et leurs sanglots !


Le premier jour de la dixième lune, les riches et les pauvres offrent à leurs épouses des habits d'hiver.
Mais moi, qui n'ai plus d'épouse, à qui offrirai-je des vêtements d'hiver ?
Quand je songe à celle qui partageait ma couche, qui reposait sur le même oreiller,
Je brûle pour elle des images de papier doré, et mes larmes coulent en abondance.
J'envoie ces offrandes à celle qui habite sur les bords de la fontaine Jaune.
J'ignore si ces dons funèbres seront utiles aux mânes de celle qui n'est plus,
Mais du moins son époux lui aura payé un tribut d'amour et de regrets.


À la onzième lune, quand j'ai salué l'hiver, j'appelle plusieurs fois ma belle épouse.
Dans mon lit glacé, je ramasse mon corps, je n'ose dormir les jambes étendues,
Et la moitié de la couverture de soie flotte sur une place vide.
Je soupire et j'invoque le Ciel : je le supplie d'avoir pitié d'un époux qui passe des nuits solitaires.
À la troisième veille, je me lève sans avoir dormi, et je pleure jusqu'à l'aurore.


À la douzième lune, au milieu des rigueurs de l'hiver, j'appelais ma tendre épouse...
Où es-tu ? lui disais-je. Je songe à toi tout le jour, et je ne puis voir ton visage.
Mais la dernière nuit de l'année, elle m'est apparue en songe.
Elle presse ma main dans la sienne, et me sourit d'un œil humide de larmes ;
Elle m'enlace dans ses bras caressants, et m'enivre, comme autrefois, de ravissement et de bonheur.
Je t'en prie, me dit-elle, ne te tourmente point de mon souvenir.
Désormais, je viendrai ainsi toutes les nuits te visiter en songe.


*

Tou-fou : Le village de Kiang


Argument.

Cette pièce a été composée vers l'an 759, par Tou-fou, qui tient un des premiers rangs parmi les poètes de la Chine.

Sou-tsong étant monté sur le trône, Tou-fou quitta précipitamment Fou-tcheou pour aller offrir ses services au nouvel empereur, mais il fut pris par une troupe de brigands et passa pour mort. Quelque temps après, il fut assez heureux pour s'échapper de leurs mains, et se rendit à Fong-tsiang, où résidait la cour. Il y avait déjà plusieurs années qu'il remplissait une charge dans le palais de Sou-tsong, lorsqu'il apprit que sa famille était dans la plus grande détresse. L'empereur lui permit d'aller la visiter pour lui porter des consolations et des secours.

C'est à cette occasion qu'il composa la pièce intitulée Le village de Kiang. Elle est tirée de ses œuvres complètes, en vingt livres, qui existent à la Bibliothèque Impériale.

Le pied du soleil s'abaisse lentement vers la terre,
Et des montagnes de nuages rouges empourprent l'Occident.
Dans la cabane isolée, les coqs poussent des cris confus,
En voyant un étranger qui arrive de mille lis.


Ma femme et mes enfant s'étonnent de me voir vivant,
Et, revenus de leur surprise, ils essuient les perles de leurs larmes.
Dans ces temps d'anarchie, j'ai été le jouet des orages,
Et c'est au hasard que je dois de respirer encore.


Mes voisins accourent et franchissent les murs pour me voir.
Muets de joie et de saisissement, ils poussent de longs soupirs.
La nuit s'écoule, une nouvelle lampe remplace la lampe mourante ;
Ils me regardent sans mot dire, comme un homme qu'on voit en songe.


Sur le soir de l'année, je dérobe à l'État ma frêle existence,
Et je reviens dans ma famille, goûter quelques instants de bonheur.
Mes jolis enfants ne peuvent s'arracher de mes genoux ; ils craignent que je ne parte encore.


Jadis, il m'en souvient, j'aimais à chercher le frais ;
J'aimais à me promener autour de l'étang, à m'asseoir au pied des arbres qui le couronnent.
Maintenant le vent du Nord me perce de ses flèches aiguës ;
Maintenant les angoisses de ma famille m'abreuvent de mille douleurs.


Les grains que l'on distille sont déjà moissonnés ;
Déjà je sens l'odeur spiritueuse qui s'exhale de la cuve.
Le vin n'a pas encore acquis sa saveur enivrante,
Mais il peut adoucir l'amertume de mon cœur.


Les coqs en émoi remplissent l'air de leurs cris ;
À l'approche de mes hôtes, ils redoublent leurs bruyants ébats.
Chassés de la cour, ils se réfugient sur les arbres,
Et de loin on entend frapper à la porte de bois.


Arrivent quatre vieillards dont l'âge a blanchi les cheveux.
Ils m'interrogent sur mon long voyage.
Chacun apporte sa modeste offrande ;
L'un me verse du vin trouble, l'autre du vin limpide.


D'une voix émue, ils excusent la faiblesse de leur vin.
« Ces champs si fertiles en grains n'ont plus de bras pour les cultiver.
Hélas ! le feu de nos discordes n'est pas encore éteint ;
Nos fils sont tous partis pour la guerre d'Orient !


Touché de ce tendre intérêt, qui adoucit mes souffrances,
Je veux, bons vieillards vous dire une chanson.
Mes chants ont cessé... Ils m'écoutent encore, le cœur gros de soupirs.
Puis immobiles, les yeux au ciel, ils essuient les larmes qui roulent le long de leurs joues.


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