Paul-Louis-Félix Philastre (1837-1902)

EXÉGÈSE CHINOISE

[le Yin-phù-king]

Annales du musée Guimet, tome premier, 1880, pages 255-318. Ernest Leroux, éditeur, Paris.

  • Introduction : "Pour pouvoir, avec quelque sécurité, aborder l'étude des religions dans l'empire chinois et celle de leur origine, il est indispensable de s'assurer d'abord de la valeur intrinsèque des matériaux, c'est-à-dire des textes, qui peuvent servir à cette étude et du degré de confiance qu'on peut accorder à chacun d'eux.
    C'est seulement à un travail préparatoire de ce genre que nous consacrons les pages suivantes. Nous prendrons un livre traitant d'une des doctrines religieuses qui ont des adhérents en Chine, et, sans préventions, nous essayerons de juger de l'antiquité réelle du texte, du sujet traité par son auteur et, enfin, du rapport qu'il peut y avoir entre ce sujet et la religion en question."
  • "En France, la doctrine de Khong-Tsé [Confucius] est la moins inconnue ; quant à la seconde [de Lao-Tsé], on n'en sait guère que ce que la traduction du Tao-te-king, telle qu'elle existe, a pu faire connaître. Laissant donc de côté les ouvrages qui traitent de la doctrine la mieux connue, nous allons entreprendre une courte étude critique sur un monument singulier de la littérature taoïste.
    Ce livre qui n'a probablement jamais été traduit, mais néanmoins qui est bien connu de tous les sinologues, c'est le Yin-phù-king. Il est indubitable que la traduction et l'étude de ce petit opuscule viendraient mieux à leur place, et seraient surtout plus faciles et plus complètes après celles du livre de Lao-Tsé lui-même,... cependant le Yin-phù-king présente une originalité suffisante pour être considéré isolément."
  • "A. Wylie, dans ses Notes on chinese Literature, donne un résumé de l'appréciation du Yin-phù-king par les critiques chinois, d'après le catalogue descriptif de la Bibliothèque impériale (rédigé vers 1790) :
    « Un volume intitulé Explication du Yin-phù-king a été transmis depuis le temps de la dynastie des Tang (de 618 à 905). Cet ouvrage prétend être une exposition du plus ancien monument taoïste existant, et il porte les noms de l'ancien empereur Hoàng-Ti comme auteur, de Thaï-Kong, etc., comme commentateurs... Ce court traité, qui n'est pas entièrement dégagé de l'obscurité du mysticisme taoïste, prétend réconcilier les décrets du Ciel avec le courant des affaires du monde.
    Une étude sur le Yin-phù-king a été publiée par Tshou-Hi... Il arrive à la conclusion que cet ouvrage a été fabriqué par Lé Tsuen, mais il estime néanmoins qu'il s'y trouve des pensées qui donnent à l'ouvrage un titre à une place dans la littérature nationale. »"

Yin-phù-king, la voie de l'union mystique
Texte in extenso : Premier chapitre - Deuxième chapitre - Troisième chapitre
Premiers commentaires de P.-L.-F. Philastre
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Yin-phù-king
La voie de l'union mystique

Annotations. — Yin, manque ou absence de clarté ; obscurité. Ce mot exprime que les autres hommes étant dans l'impossibilité de voir, dans l'impossibilité de connaître, on est soi-même, seul, capable de voir et de savoir. — Phù, contrat, lien, union. Expression marquant l'union entre deux choses distinctes, de telle sorte que l'une et l'autre sont comme ne faisant plus qu'un ensemble. — King, sentier, voie, route ; permanence ou continuité invariable. Expression indiquant une voie suivie avec une persistance invariable, sans changement dans le cours du temps. — Le Yin-phù-king, ou « voie de l'union mystique », est précisément la doctrine de l'alternance de clarté et d'obscurité dans l'intelligence, de la création et de la transformation dans l'union mystérieuse.

L'union mystérieuse créant et transformant, il en résulte que l'homme s'égale au ciel et que, quel que soit son état d'action ou d'inertie, cet état a toujours le ciel lui-même pour cause et mobile ; l'homme est ainsi un véritable ciel.

Cet ouvrage est composé de trois chapitres qui, tous trois, ont pour but unique l'explication réitérée de ces trois mots Yin-phù-king. Celui qui peut s'assimiler le sens de ces trois mots pourra certainement déduire et connaître l'idée fondamentale contenue dans ces trois chapitres.


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Premier chapitre

I. Contempler la voie du ciel, saisir son action et s'y conformer : tout est là.

Ann. — La voie de la nature de l'être et de la destinée est uniquement la voie du ciel elle-même. Qu'est cette voie du ciel ? rien autre que la voie naturelle d'action des deux principes négatif et positif. Celui qui s'applique scrupuleusement à se conformer à la voie morale peut arriver à connaître le principe transcendantal et mystérieux de la voie du ciel et l'alternance de clarté et d'obscurité dans l'intelligence, comme aussi il peut arriver à surprendre le jeu naturel de l'éther des deux principes négatif et positif et à s'emparer de la puissance créatrice et transformatrice. Il pourra appliquer ces acquisitions à allonger la vie sans mourir ; il pourra les appliquer à se soustraire à la vie et à la mort ; mais toutefois, le point le plus spécialement important consistera en ceci qu'il pourra contempler et qu'il pourra saisir.

Qu'entendre par cette contemplation ? c'est la contemplation résultant de l'extrême analyse de la raison dernière des choses et de l'extension indéfinie du savoir ; c'est la contemplation qui consiste dans la recherche de la cause, lorsque cette recherche est poussée aux dernières limites de la profondeur ; c'est la contemplation qui résulte de la connaissance acquise par l'individu et de l'intelligence du fait par son esprit ; c'est la contemplation qui consiste à revenir indéfiniment sur l'élucidation et la mise en lumière de la vérité ; la contemplation qui ne laisse subsister ni ombre ni détail caché.

Qu'entendre par l'expression « saisir » ? c'est saisir et retenir avec une volonté exclusive et dans un dessein immuable, saisir par l'action des forces de la substance du corps et retenir avec une énergie qui défie le temps et la force ; c'est saisir sans dépasser le but visé et sans rester en deçà, saisir de telle sorte que, du début à la fin, la tendance soit unique et non interrompue.

L'œuvre de la contemplation du non-agir dans la voie du ciel s'accomplit par l'observation méditative ; l'étude par laquelle la nature (de l'individu) saisit l'agir dans l'action du ciel consiste dans l'application scrupuleuse et continuellement croissante.

La destinée de l'homme (destinée tracée par le ciel) lui permet cette contemplation et cet attachement inébranlable ; elle lui permet d'employer la voie naturelle des deux principes de la négativité et de la positivité dans le but de se soustraire à la domination de ces mêmes principes ; de déférer aux règles qui régissent la société, tout en sortant de cette société.

Lorsqu'il s'est également conformé à sa nature et à sa destinée, lorsque sa propre volonté et les règles humaines sont oubliées, lorsqu'il a franchi le ciel et la terre en en dépassant les limites, qu'il s'est définitivement et invariablement attaché à l'observation exclusive de ces deux préceptes, l'homme gravit précisément les degrés célestes qui conduisent à l'état de génie ou à celui de Bouddha, il est sur la voie qui conduit à l'état de saint ou à l'état de sage. Hors de là, il n'y a que portes latérales, sentiers détournés, fausses définitions, sentences licencieuses ; voilà pourquoi le texte dit : « Tout est là ».

II. Le ciel contient cinq ennemis ; celui qui les voit les admire.

Ann. — Ces cinq ennemis sont le métal, le bois, l'eau, le feu et la terre. Le ciel emploie la négativité, la positivité, et les cinq agents pour transformer et faire naître l'éther constitutif de toutes choses, afin d'en produire la forme visible, et l'homme se trouve naturellement doué de cet éther constitutif qui lui donne la vie et lui permet de croître.

Mais, depuis le moment où la positivité parvenue au comble de son développement a donné naissance à la négativité, où le ciel antérieur s'est confondu dans le ciel postérieur, les cinq agents du ciel n'ont plus pu s'accorder harmoniquement, ils se combattent et se détruisent mutuellement, chacun selon sa nature particulière. Le bois a le métal pour ennemi ; le métal a le feu pour adversaire ; le feu est combattu par l'eau ; l'eau est entravée par la terre, qui, à son tour, est épuisée par le bois. C'est là ce qu'on nomme les cinq ennemis du ciel.

Cependant ces cinq ennemis sont journellement employés par l'homme et il ne sait pas agir avec opportunité, suivant l'éther, pour causer volontairement la vie et la mort, la mort et la vie, la vie et la mort se succédant sans fin. Si quelqu'un les regarde et applique dans une mauvaise direction les facultés créatrices et transformatrices en intervertissant l'ordre naturel des cinq agents, le métal domine d'abord le bois, qui, à son tour, profite de l'action subie et devient objet façonné ; le bois commence par dominer la terre, et celle-ci profite de l'action qu'elle en a subie, en donnant la vie à la végétation ; la terre dompte d'abord l'eau, et l'eau, par suite de l'action qu'elle a subie, ne déborde point ; l'eau dompte d'abord le feu qui, par contre, subissant son action, ne dessèche point ; le feu commence par l'emporter sur le métal, et le métal, par réaction, donne naissance à la lumière.

Dans la domination d'un agent par un autre, il y a la cause de la vie ; les cinq hostilités agissent l'une sur l'autre successivement et constituent les cinq choses précieuses. Le même et unique éther se matérialise, revient à son origine primitive, retourne à sa source : comment n'admirerait-on pas ?

III. Les cinq ennemis sont dans le cœur ; ils étendent leur action au ciel ; le temps et l'espace sont contenus dans la main ; toutes les transformations naissent dans le corps.

Ann. — L'homme participe à l'éther des cinq agents, et cet éther donne la vie à son corps ; dans ce corps l'éther des cinq agents se trouve donc au complet, mais ce qu'on appelle le cœur (ou volonté) est ce qui domine le corps, tandis que le corps n'est que l'habitation du cœur ; si les cinq ennemis se trouvent dans le corps, en réalité c'est qu'ils sont dans le cœur.

Mais dans ce cœur, il faut faire la distinction du « cœur humain » et du « cœur moral ».

Lorsque ce « cœur humain » entre en contact avec les objets extérieurs, les cinq ennemis se manifestent et constituent les cinq choses nommées : la gaieté, la colère, le chagrin, le plaisir et la passion. Lorsque ce « cœur moral » entre en relation avec les objets extérieurs, alors, les cinq ennemis se modifient et deviennent les cinq vertus essentielles de l'humanité, du devoir, de la bienséance, de la raison et de la foi.

Si on peut contempler le ciel et comprendre la dissolution et la renaissance alternatives des cinq agents ; considérer le « cœur moral » comme leur résultat continu, qui les suit pas à pas, provenant absolument du ciel et non de l'homme, l'espace et le temps, malgré leur immensité, apparaissent comme contenus dans le creux de la main ; les mille transformations, quelque considérable que soit leur nombre, sont toutes embrassées dans les limites du corps. Alors, rassembler les cinq agents et réunir les quatre symboles, afin de réaliser complètement la nature et la destinée, peut ne pas être difficile.

IV. La nature du ciel, c'est l'homme ; le cœur de l'homme, c'est le mécanisme. Poser la voie du ciel pour déterminer l'homme.

Ann. — La nature du ciel, c'est la nature des ennemis du ciel, c'est-à- dire la nature absolument originelle ; c'est ce qu'on appelle le cœur originel non altéré, qui ne sait pas, ne connaît pas, obéit passivement aux lois de la puissance souveraine, que l'homme reçoit et qui le constitue homme.

Le cœur humain, c'est la nature résultant des caractères physiques particuliers de l'éther, c'est-à-dire la nature qui donne la connaissance et le savoir. C'est ce qu'on appelle « cœur, mécanisme », qui perçoit la lumière et donne naissance au sentiment, comme les vagues se soulèvent à la suite du vent, et ce qui, dans l'homme, détermine la vie et la mort.

La nature du ciel, c'est le mécanisme du ciel ; c'est donc la voie du ciel. Le cœur de l'homme, c'est le mécanisme de l'homme, c'est donc précisément la voie, ou loi naturelle, de l'homme. Celui qui observe le mécanisme céleste, en s'y conformant, la préserve ; celui qui obéit au mécanisme humain la perd. L'homme d'une grande sainteté seul contemple la voie du ciel, saisit son action et s'y attache ; il se place droit au milieu sans s'appuyer d'aucun côté, dans un repos tranquille, sans agitation, et, s'il perçoit une sensation, il en comprend naturellement la nature. Il s'attache à l'observation scrupuleuse de sa nature originelle et transforme la nature qu'il tient de son éther ; il observe et respecte la voie du ciel et commande au cœur humain, sans permettre au plus léger atome d'éther étranger de s'introduire et de se mélanger dans son cœur.

V. Le ciel fait surgir le mécanisme destructeur ; il change les étoiles et les constellations. La terre fait surgir le mécanisme destructeur ; le Dragon et le Serpent montent sur le plateau élevé. L'homme fait surgir son mécanisme destructeur ; le ciel et la terre retiennent et recouvrent ; le ciel et l'homme font surgir, en se joignant, la base déterminée et fixe de toutes les transformations.

Ann. — Le mécanisme destructeur, c'est l'éther du principe négatif augmentant d'intensité, ce qui blesse et détruit les êtres. Cependant, sans négativité, la positivité ne pourrait être engendrée ; sans la destruction il n'y aurait pas lieu de préserver la vie. Aussi, une fois que le mécanisme destructeur du ciel a surgi, il effectue sa révolution et recommence de nouveau de sorte que les étoiles et les constellations changent et parcourent successivement toutes les positions, jusqu'à ce que l'attelage du chariot soit ramené en concordance avec la conjonction yin.

Le mécanisme destructeur de la terre une fois surgi, le mal est poussé à son extrême limite et, de nouveau, le Dragon et le Serpent montent sur le plateau élevé ; l'état de repos poussé à son extrême, le mouvement recommence.

Mais l'homme seul réunit de même en lui, tout à la fois et en entier, le ciel et la terre ; de même aussi il a en lui cette négativité et cette positivité, S'il peut régler sa conduite sur le mécanisme moteur et destructeur des règles du ciel et de l'action (translation) de la terre, il en résultera que l'ordre des cinq agents sera interverti et renversé et que la terre et le ciel seront reliés par un accord prospère.

Qu'en sera-t-il sur le cœur de l'homme ? S'il s'identifie au cœur du ciel, s'il renverse et intervertit l'ordre de la négativité et de la positivité, réunissant et unifiant uniquement la division du temps, les saisons et les choses humaines, il en résultera que l'origine initiale et la base fondamentale de la modification et de la transformation de toutes choses sera immédiatement déterminée et fixée par ceci. C'est exactement ce que le Tshong yong entend par « le parfait et juste accord entre les situations du ciel et de la terre, la génération de tous les êtres ».

VI. La nature de l'homme comporte des différences d'habileté et d'incapacité ; il doit en faire abstraction.

Ann. — L'homme procède de l'éther de la négativité et de la positivité et cet éther constitue sa forme. Il réunit à la fois l'aptitude à savoir et à produire et ces aptitudes supérieures constituent sa nature. Cette nature est excellente en tout et exclusive du mal, mais l'éther peut être pur ou trouble. Celui qui procède d'un éther pur sera habile ; celui qui procède d'un éther trouble et épais sera maladroit. Celui dont la nature est habile sera très industrieux et perspicace ; celui dont la nature est dépourvue d'adresse sera passionné et dénué d'intelligence. La nature habile et la nature inhabile sont également la nature résultant des caractères physiques de l'éther. Le cœur humain qui dirige les actions n'est pas la nature céleste originelle. La voie de l'attachement scrupuleux à la pratique de la pureté originelle consiste à choisir le ciel antérieur, à transformer le ciel postérieur et à mettre de côté, en en faisant complètement abstraction, toutes les habiletés ou incapacités naturelles.

VII. Les illusions des neuf orifices résident dans les trois sens indispensables ; ils peuvent fonctionner ou demeurer inertes.

Ann. — Les neuf orifices sont les sept ouvertures supérieures et les deux ouvertures inférieures du corps de l'homme. Les trois sens indispensables résident clans les oreilles, les yeux et la bouche.

Les neuf orifices du corps humain sont tous également les points par où l'erreur le pénètre et, entre ces neuf orifices, trois sortes seulement, les oreilles, les yeux et la bouche, sont les ouvertures plus spécialement propres à entraîner l'erreur. Les oreilles entendent le son, et l'unité mystérieuse de l'esprit est ébranlée ; les yeux voient la couleur et l'intelligence est distraite ; la bouche abuse de la parole et l'éther se disperse. L'unité mystérieuse de l'esprit, l'éther, l'intelligence une fois lésés, le corps tout entier périclite et dépérit ; jamais la nature et la destinée n'évitent le naufrage.

Si l'homme peut concentrer ses regards, revenir sur l'audition, restreindre sa parole, fermer ces ouvertures plus spécialement importantes, s'absorber dans la considération minutieuse du vide et du néant, alors ses réflexions internes ne s'échappent pas, les pensées d'autrui (extérieures) ne le pénètrent pas ; l'unité mystérieuse spirituelle, l'éther, l'intelligence qui sont en lui et constituent trois degrés distincts prennent corps et constituent une panacée contre le désordre intellectuel et moral. Ces neuf orifices peuvent fonctionner, ils peuvent rester en repos, et, qu'ils fonctionnent ou restent inertes, c'est toujours absolument l'effet du mécanisme céleste, sans aucune immixtion du mécanisme humain. Comment l'éther nuisible de l'erreur subsisterait-il encore ?

VIII. Le feu prend naissance dans le bois ; le malheur survient et l'emportera nécessairement. Le vice naît dans l'État ; avec le temps il agit et doit nécessairement tout submerger. Le savoir réformer, reprendre par des conseils, c'est ce qu'on appelle la sainteté de l'homme.

Ann. — Le feu est pris comme image de la perversité du cœur ; le bois, comme image de la nature (de l'homme). Le vice symbolise la négativité et le mal ; l'État est pris comme représentation du corps.

D'abord le bois donne naissance au feu ; le feu éclate et son action funeste atteint le bois, de sorte que le bois diminue. La fausseté naît dans le cœur ; elle se développe, et le mal atteint le cœur, de sorte que la nature est pervertie. Quand le vice existe dans l'État, ce vice devient le mobile des actions et submerge l'État, de sorte que l'État périt. La négativité s'insinue dans le corps ; elle se développe, l'envahit, et elle le ruine, de sorte que la destinée se trouve déviée ; le corps et le cœur en éprouvent les conséquences, et à leur tour la nature et la destinée éprouvent le même effet. Les choses arrivées à ce point, savoir corriger discrètement, épurer mystérieusement, contempler la voie du ciel, saisir l'action du ciel, abaisser et humilier le corps en assurant l'intégrité primordiale de la nature et de la destinée : savoir ne point se laisser entraver par l'action des cinq agents du ciel postérieur, est-ce donc là un mérite que puisse s'attribuer celui qui n'est pas réellement un homme saint ?


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Deuxième chapitre

IX. Le ciel donne la vie, le ciel tue ; c'est là la raison être des choses, telle qu'elle résulte de la voie (du ciel).

Ann. — La voie du ciel consiste exclusivement dans la négativité et la positivité. La positivité préside à la vie ; la négativité préside à la mort. Il ne peut jamais y avoir positivité sans négativité, ou vie sans mort. C'est pour cela que le printemps fait naître, l'été fait croître ; l'automne condense et l'hiver contracte. Les quatre saisons après avoir accompli leur révolution dans leur ordre fixe, recommencent le même cycle sans fin, et cela depuis l'antiquité.

X. Le ciel et la terre sont les destructeurs de toutes choses ; la foule infinie des êtres et des choses est le destructeur de l'homme, et l'homme est le destructeur de la foule des êtres et des choses. Les trois destructeurs étant dans leurs conditions nécessaires, les trois causes efficientes étant en repos, c'est pour cela que l'on dit : « Profiter du moment, les cent os seront en ordre, et en faisant agir le mécanisme, les mille transformations seront calmes ».

Ann. — L'effet du ciel est de commencer toutes choses ; l'effet de la terre est de donner la vie à toutes choses. Mais du moment où il y a don de la vie, il faut que de plus il y ait destruction de la vie, donc le ciel et la terre sont bien précisément les destructeurs de toutes choses.

L'univers est peuplé de la foule des êtres et des choses ; l'homme porte ses regards sur eux, leur vue fait naître le sentiment. S'il donne libre cours à ses sentiments et se laisse aller à ses désirs, il anéantit et annihile son intelligence et son éther. L'enfance et la maturité, la maturité et la vieillesse, la vieillesse et la mort, font que la foule innombrable des êtres et des choses est le destructeur de l'homme. L'homme, entre tous les êtres, représente l'esprit, bien que les êtres puissent détruire l'éther de l'homme, cependant l'homme absorbe la fleur et la plus fine essence de toutes choses ; il emprunte l'éther de toutes choses ; il en vit, il s'en accroît ; donc l'homme est précisément le destructeur de toutes choses.

La grande réforme fait que l'homme peut usurper l'éther de tous les êtres pour son propre usage; qu'il peut, de plus, tirer parti de ce que la foule des êtres détruit son propre éther, pour détruire à leur tour ces mêmes êtres, et en même temps profiter de ce que le ciel et la terre détruisent l'éther de tous les êtres pour usurper à son tour l'éther du ciel et de la terre. Ces trois usurpations reviennent à une seule usurpation ; dans la destruction qui donne la mort se trouve la vie ; les trois destructeurs obtiennent chacun ce qui lui est nécessaire.

Les trois destructeurs obtenant chacun ce qui lui convient, l'homme égale ses facultés à celles du ciel et de la terre, il exerce la même action, et entre lui et le ciel et la terre il n'y a point opposition réciproque ; les trois causes efficientes sont donc aussi en paix.

Les trois causes efficientes étant en paix, la voie du ciel et l'éther subsistent indéfiniment sans altération ; la foule des êtres ne peut les faire dévier ; l'action créatrice et transformatrice ne peut être entravée.

Toutefois le mystère de ces usurpations est l'œuvre d'un instant déterminé ; il est absolument indispensable que cet instant ne soit ni prévenu ni dépassé ; il ne peut être rapproché et l'on ne peut aller au-devant ; on ne peut le dépasser ni rester en deçà ; si la chute arrive, la séparation doit l'avoir immédiatement précédée ; l'un arrive, l'autre l'attend. La nécessité immuable du retour de la positivité amenée par la négativité revient à l'instant déterminé ; le mécanisme ne peut être dérangé, et c'est pour cela que le texte dit : « Saisir le moment, et les cent os feront rationnellement agir le mécanisme, les mille transformations seront calmes ».

« Profiter du moment », c'est-à-dire revenir sur le temps et réinspirer l'air du ciel antérieur ; « donner le mouvement au mécanisme », c'est-à- dire tourner, dans le sens du mécanisme, la manivelle qui produit la vie et la mort. En dévorant le temps, l'éther du ciel postérieur se transforme. Les cent os étant tous en ordre, ils peuvent maintenir et préserver la forme intacte ; en faisant agir le mécanisme, l'éther du ciel postérieur revient, les mille transformations sont toutes paisibles et l'ordre des saisons peut éternellement se continuer.

Ce mécanisme est impossible à définir. Il faut savoir que ce « moment » ce sont les saisons déterminées par le Ciel ; que ce « mécanisme » est le mécanisme du Ciel ; comment celui qui n'a pas profondément élucidé l'action créatrice et transformatrice, qui n'a pas compris et pénétré le mystère de la négativité et de la positivité pourrait-il le connaître ?

Étrange ! le quinzième jour du huitième mois, le reptile yuàn tshien resplendit ; c'est le moment précis de la parfaite maturité du développement de la pure essence du métal. À peine l'élément positif est-il survenu que le feu surgit, selon l'ordre établi, sans le moindre retard.

XI. L'homme connaît une sorte d'intelligence qu'il considère comme constituant l'intelligence ; il ne sait pas que l'absence d'intelligence est ce qui produit l'intelligence.

Ann. — Dans l'antiquité, comme de nos jours, les hommes d'étude ont tous admis que l'intelligence compréhensive, essence spirituelle et lumineuse, est bien réellement l'intelligence primitive originelle, ce qui fait que, nette et vide, elle saisit la suite innombrable des phénomènes dans leur étrangeté admirable, parvient à la vieillesse sans s'être perfectionnée et se dissout avec la mort. Mais ils n'ont pas su que cette intelligence est l'intelligence du ciel postérieur et non celle du ciel antérieur ; que c'est une intelligence, et qu'en réalité ce n'est pas l'intelligence.

L'intelligence du ciel antérieur n'est point meublée et elle n'est pas vide ; elle est ce qu'il y a de plus nul et elle embrasse ce qu'il y a de plus réel ; elle est ce qu'il y a de plus immatériel, et ce qui renferme ce qu'il y a de plus matériel : c'est l'intelligence de la non-intelligence et réellement ce qu'il y a de plus intelligent. Comment se fait-il que les hommes connaissent seulement l'intelligence du ciel postérieur et la considèrent comme étant la véritable intelligence ? qu'ils se plaisent à suivre son évolution ordinaire, et qu'ils ne savent pas que l'intelligence de la non-intelligence du ciel antérieur peut suffire à préserver la nature et la destinée, sans s'étonner au contact de la foule infinie des êtres et des choses, alors que ces choses usurpent son propre éther et sans s'en apercevoir ?

XII. Le soleil et la lune ont des nombres particuliers, la grandeur et la petitesse sont déterminées; l'œuvre de la sainteté naît, la clarté de l'intelligence jaillit. Ce mécanisme destructeur, l'univers est incapable de le voir, incapable de le connaître. L'homme doué le comprend et en poursuit indéfiniment l'application avec fermeté ; l'homme inférieur le possède et se joue de sa destinée.

Ann. — Ce qui permet à l'homme d'usurper l'éther du ciel, de la terre et de toutes choses, c'est que le ciel, la terre et toutes choses ont chacun un nombre déterminé. Le ciel, la terre et toutes choses ne peuvent usurper l'éther de l'homme, parce que la voie intellectuelle de la sainteté n'a ni forme ni image.

Ainsi, quelle que soit la hauteur du soleil et de la lune, cette hauteur peut être mesurée en un certain nombre de degrés. La loi du mouvement solaire est qu'il accomplit une révolution en un an, et le ciel marque la division du printemps, de l'été, de l'automne et de l'hiver, qui peut être observée. La loi du mouvement lunaire est que cet astre accomplit sa révolution en trente jours, et le ciel marque les circonstances de concordance ou de discordance du mouvement des deux astres, du renouvellement et de la plénitude de la lune, circonstances qui sont toutes observables.

La grandeur, c'est la positivité ; la petitesse, c'est la négativité. La positivité, parvenue à son comble, engendre la négativité, et celle-ci, arrivée à son extrême limite, donne à son tour naissance à la positivité. Quand la grandeur s'en va, la petitesse vient ; quand la petitesse disparaît, la grandeur vient ; la négativité et la positivité se suivent dans un cercle sans fin, et c'est là une voie une fois fixée et immuable.

Quant à l'homme, il recherche dans ceci le mouvement de pulsation de l'action créatrice et transformatrice de la négativité et de la positivité ; il applique ses facultés et son effort à un moment et dans un temps particulier ; en lui-même il recherche l'éther encore mélangé tel qu'il existait dans la confusion du chaos et considère cet éther comme le germe primordial ; il s'approprie les nombres de la concordance ou de la discordance des mouvements du soleil et de la lune, du ciel et de la terre, qu'il considère comme constituant la base fixe de sa destinée ; il précède le ciel et le ciel ne le dément pas, il suit le ciel et obéit aux indications des saisons marquées par le ciel.

L'œuvre de la sainteté naît de ce travail ; la clarté dans l'intelligence en résulte : cette œuvre, cette clarté, sont le mécanisme de la destruction. Le ciel, la terre, les esprits et les génies eux-mêmes, sont incapables de le comprendre et de le mesurer ; à combien plus forte raison donc l'homme en est-il éloigné ! Dans l'univers, qui donc pourrait réussir à le voir ? qui donc pourrait réussir à le comprendre ? Et si quelqu'un pouvait le voir et le comprendre, comment donc serait-il à même de s'en emparer, en en faisant son propre bien ?

C'est cela qui constitue la sainteté ; c'est ce qui constitue l'intelligence : c'est la «voie rationnelle». À moins d'être sujet fidèle, fils pieux, grand sage, homme d'une grande vertu, on ne peut la connaître ; à moins d'être un savant distingué, un érudit regardant la réalité sous ses mille formes comme ne constituant qu'un vide absolu, il est impossible de la pratiquer ; c'est là réellement la restauration absolument exacte de la voie rationnelle.

L'homme doué s'approprie l'idée et oublie le mot : nonobstant sa grande raison, il semble absolument ignorant ; malgré la grandeur de ses talents, il semble incapable ; tant qu'il n'est pas arrivé au point où la nature et la destinée sont épuisées et embrassées, il se refuse à faire voir et à publier le signe mystérieux de sa science ; il en poursuit indéfiniment l'application avec fermeté et demeure comme s'il l'ignorait.

Pour l'homme inférieur que la fortune favorise, en toute occasion, il s'adonne à ses goûts ; plein et satisfait de lui-même, cela lui suffit. De plus, il n'attache aucune importance à sa nature et à sa destinée ; il prend le néant pour la réalité, le vide pour la plénitude ; il considère ce qui est restreint et borné comme il considérerait quelque chose florissant et prospérant. C'est précisément propre à la conduire aux fautes et aux erreurs ; non seulement son action est sans avantage, mais encore elle est nuisible.


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Troisième chapitre

XIII. Les aveugles entendent bien, les sourds voient bien ; supprimer la source unique de l'avantage ; agir en maître qui enseigne, répéter dix fois et revenir à trois fois. De jour ou de nuit agir en maître qui enseigne, répéter dix mille fois.

Ann. — Les aveugles sont habiles à entendre ; ce n'est pas qu'ils aient une ouïe plus fine. Leurs yeux ne voyant point, leur intelligence se concentre dans l'ouïe, aussi leur audition est claire. Les sourds sont habiles à voir ; ils n'ont pas une meilleure vue. Leurs oreilles ne pouvant entendre, leur éther se porte vers les yeux, de sorte que leur vue est perçante. L'application de ces deux observations peut servir dans la contemplation : fermer les yeux, et les oreilles entendent ; boucher les oreilles et les yeux voient. À plus forte raison, par quelle cause malheureuse celui qui condense en lui l'éther du ciel antérieur, rejette le faux, revient à l'absolu, préserve la sincérité et écarte la fraude, ne pourrait-il pas prolonger la vie ? Le livre intitulé la Voie de la pure inertie dit :

« Ce qui fait que la foule des vivants ne possède point la voie de l'absolu, c'est que le cœur est faussé ; le cœur étant faussé, l'intelligence est éveillée ; l'intelligence étant éveillée, elle discerne toutes choses ; les choses étant discernées, les convoitises naissent ; les convoitises étant nées, elles donnent immédiatement lieu aux inquiétudes et aux remords. Par les inquiétudes et les remords viennent les calculs pervers, le chagrin et ses amertumes ; le corps et le cœur rencontrent naturellement le courant trouble et les vagues de la honte ; la vie et la mort sont continuellement agitées comme la mer, et la voie absolue est à jamais perdue. Les calculs pervers et les convoitises, telles sont la source de l'avantage ».

L'homme pouvant supprimer cette source unique de l'utile, il en résulte que les dix mille réalités sont toutes réduites au néant ; toutes les préoccupations cessent à la fois ; il devient apte à agir en maître qui enseigne et dont l'œuvre consiste à conduire et à guider. Après avoir répété dix fois il peut encore s'y reprendre une seconde et une troisième fois ; il revient sur lui-même, préserve la sincérité, rejette le faux ; il est actif le matin, sur ses gardes le soir, actif et diligent pendant le jour comme pendant la nuit. Entre les douze moments il n'y a ni lacune ni interruption ; il revient au point de l'extrême excellence, là où le mal n'existe pas ; il est apte à pratiquer l'œuvre du maître qui enseigne, conduit et dirige et répète dix mille fois.

En effet, l'œuvre du maître peut changer l'apparence extérieure, mais elle ne peut rénover le cœur; elle peut agir sur l'homme comme le compas et l'équerre sur la matière à laquelle on veut donner une forme régulière ; elle ne peut amener les aptitudes de l'homme à supprimer l'utile, à lui faire faire retour sur lui-même et à redresser son cœur. Ici-bas, cette œuvre consiste à se mettre en garde au sujet des choses qu'on ne voit et qu'on n'entend pas, en inspirant une prudente circonspection ; telle est la force du maître qui enseigne. Quant au point le plus élevé qui puisse être atteint dans cette voie, l'homme saint [Khong-Tsé] le définit en disant :

« Si un seul jour il se dompte et revient aux bienséances, l'univers retourne à la vertu première de l'humanité. Cette vertu de l'humanité on ne la pratique et on ne la possède que par sa propre impulsion, jamais par l'action et la pression d'autrui.

C'est exactement là le sens mystérieux et la recherche de ce paragraphe.

XIV. Le cœur naît dans l'être, meurt dans l'être, le mécanisme est dans l'œil.

Ann. — Le cœur est en quelque sorte ce qui dirige l'homme et les yeux sont comme les portes du cœur. Le cœur absolument pur de l'homme à son origine, est vide d'impressions, perméable à toutes ; il ne connaît pas les distinctions du moi, de l'homme, des êtres ou choses ; il est de la même essence que le grand vide. Mais il y a la vie et la mort ; ce qui a vie et ce qui meurt, c'est la masse ronde de chair qui constitue le cœur du ciel postérieur. Le cœur ne peut voir, c'est par l'être qu'il voit ; voir l'être, c'est précisément voir le cœur ; sans l'être, le cœur ne se manifesterait pas, de sorte qu'en réalité si le maître de l'homme est tantôt vivant, tantôt mort, c'est l'être qui le fait vivre, c'est l'être qui le fait mourir, et ce qui conduit l'être à faire vivre ou mourir le cœur, c'est toujours la perception par la porte ouverte de l'œil. En effet, lorsque l'œil a quelque chose à voir, le cœur perçoit tout aussitôt la sensation ; donc le mécanisme de la vie et de la mort est réellement dans l'œil. Si l'homme peut détourner sa contemplation de l'être et porter la clarté en lui-même, les choses n'ont plus le moyen de l'influencer ; par où viendraient la vie et la mort ? Les anciens disaient : « Détruire le regard c'est permettre de viser à la vieillesse » : c'est on ne peut plus exactement dit.

XV. Ce qui n'est pas un bienfait et constitue un grand bienfait du ciel, c'est la vie. La foudre rapide, le vent violent toujours agissant. Par l'extrême joie la nature s'épanouit ; par l'extrême inertie, elle se contracte.

Ann. — Le ciel est ce qu'il y a de plus élevé, et la multitude infinie des êtres est tout ce qu'il y a de plus inférieur ; le ciel est éloigné par rapport aux êtres et aux choses, et il semble qu'il ne leur confère aucun bienfait. Au contraire, on ne sait pas que dans cette absence de bienfait il y a un grand bienfait : la vie.

L'éther du ciel résonne et produit la foudre ; il s'exhale et produit le vent. La foudre rapide ébranle et tous les êtres naissent ; le vent violent souffle et tous les êtres et choses brillent et fleurissent. Venant à la vie, brillant et florissant, tous les êtres s'agitent sans savoir que leur origine est un phénomène naturel et spontané. Ceci n'est pas un bienfait et engendre un grand bienfait. Comment le ciel aurait-il un cœur ? C'est pour cela que, dans l'extrême joie, les êtres se contiennent difficilement ; rien ne les retient et ne les contient ; leur nature s'épanche sans cesse. Dans l'extrême inertie, au contraire, les êtres changent difficilement ; ils n'ont ni passions ni amour et restent dans un état permanent de contraction. Dans le cas de la pure joie, il n'y a point volonté de se dilater et la dilatation est naturelle ; dans le cas du calme de l'inertie, il n'y a point désir de se contracter dans l'absorption et cette absorption est spontanée ; c'est encore comme l'absence de bienfait de la part du ciel qui, en résumé, constitue un grand bienfait : c'est bien là l'emploi inconscient de l'intelligence.

XVI. L'extrême égoïsme du ciel a pour effet l'extrême désintéressement ; la détermination créatrice des animaux réside dans l'éther.

Ann. — La voie du ciel agit dans l'absence d'images, elle se déroule dans l'absence de forme ; elle constitue les êtres sans les seconder : cela paraît le comble de l'égoïsme. Les quatre saisons se suivent et tous les êtres naissent, donc l'effet est encore l'extrême désintéressement. Si on remonte à la cause mystérieuse et secrète, c'est cet éther unique qui par son action domine et détermine tous les êtres. Le mot kin, qui sous cette forme graphique désigne les volatiles, équivaut au mot kin qui signifie saisir, prendre, retenir ; c'est une expression qui indique la direction générale sur une catégorie de choses. Le mot déterminer est une expression qui désigne l'idée d'organisation et de création. Les deux mots signifient que cet éther imprime une direction générale à tous les êtres, les crée et les détermine. Lorsque cet éther unique s'élève et monte, tous les êtres naissent et croissent par suite de ce mouvement. Lorsque l'éther unique s'abaisse et descend, tous les êtres le suivent, se contractent et disparaissent. La naissance et la croissance, la contraction et la disparition ne sont, tout à la fois, que les effets divers de l'action dominatrice et créatrice de l'éther. Une seule et même cause originale constitue par son action divergente la multiplicité infinie des variétés ; cette multiplicité infinie des variétés converge et elle se résume en une seule et même cause originale. Égoïsme et désintéressement ; désintéressement et égoïsme ; ni égoïsme ni désintéressement, et cependant égoïsme et désintéressement. Le courant d'action d'un éther unique tourne dans un cercle sans origine ; c'est comme le courant de l'eau et le mouvement alternatif de la marée.

XVII. La vie est le principe de la mort, la mort est le principe de la vie ; le bienfait naît du mal causé, le mal causé naît du bienfait.

Ann. — La voie du ciel donne la vie aux êtres, c'est précisément là l'effet de la circulation de l'éther unique montant et descendant. L'éther ascendant constitue la positivité, descendant il constitue la négativité. La positivité, c'est la vie, c'est le bienfait ; la négativité, c'est la mort, c'est le mal causé. Mais s'il y a vie, il doit y avoir mort ; s'il y a mort, il doit nécessairement y avoir vie, c'est donc que la vie a la mort pour principe et que la mort a la vie pour principe. Lorsqu'il y a bienfait, il y a nécessairement mal causé ; lorsqu'il y a mal causé il y a nécessairement bienfait, c'est donc réellement que le bienfait naît dans le mal causé et que le mal résulte du bienfait.

Ainsi l'homme qui se meurt rappelle la vie en lui, de sorte qu'il vit longtemps et ne meurt pas ; l'homme qui subit un tort désire en lui-même un bienfait, de sorte qu'il y a bienfait et non point mal causé, ce qui sort de l'un rentre dans l'autre ; peut-on donc ne point y faire attention ?

XVIII. L'homme ignorant arrive à la sainteté par (l'observation de) l'aspect et (de) la raison d'être (des phénomènes) du ciel et de la ferre ; moi, j'arrive au discernement par l'aspect et la raison d'être des saisons et des êtres.

Ann. — L'homme ignorant ne sait pas que la vie et la mort, le bienfait et le mal, sont l'évolution de l'action mystérieuse créatrice et transformatrice du ciel et de la terre : c'est directement par l'aspect et la raison d'être du ciel et de la terre qu'il atteint à la sainteté. Pour moi, j'en dirai que l'aspect du ciel présente des images et que la configuration géographique de la terre présente des formes ; que ces images et ces formes sont perceptibles à l'extérieur ; qu'elles sont visibles, qu'on peut les connaître, mais que c'est insuffisant pour constituer la sainteté du ciel et de la terre, Mais s'il s'agit de l'aspect et de la raison d'être des saisons et des êtres, il n'y a plus ni image ni formes, il n'y a là que la voie rationnelle de l'évolution de l'esprit, renfermée en dedans de soi. On ne peut la voir, on ne peut la connaître, c'est vraiment par là que le ciel et la terre peuvent conduire à l'éclaircissement de l'intelligence.

En effet, il y a un moment où l'être naît, il y a un moment où il meurt. Le moment où il doit naître arrivé, le temps le fait naître et il ne peut pas ne pas naître ; le moment où il doit mourir arrivé, le temps le fait mourir et il ne peut pas ne pas mourir. La naissance c'est le bienfait, la mort c'est le mal causé. Naissance et mort, mort et naissance, bienfait et mal, mal et bienfait, la vie et la mort, le bienfait, le mal, tout n'est que le résultat de l'évolution du temps et, en même temps, ce n'est jamais autre chose que l'évolution de la voie intelligente du ciel et de la terre. La voie intelligente du ciel et de la terre est quelque chose d'invisible, c'est au moyen des êtres qu'elle est observée. En observant que la naissance et la mort des êtres arrivent à des moments déterminés, il est possible de reconnaître que la voie intelligente du ciel et de la terre est clairement compréhensible.

XIX. L'homme mesure la sainteté avec son ignorance ; moi, je me sers de ce que je ne suis pas ignorant pour mesurer la sainteté. L'homme croit que l'initiation à la sainteté constitue quelque chose de surnaturel ; moi, je participe à la sainteté par l'absence du surnaturel.

Ann. — La voie rationnelle de la nature et de la destinée de l'homme commence avec l'exister et le faire ; l'homme porte rarement ses vues jusqu'à ce point. Quant au non-faire, c'est là que commence la connaissance de la foule. Aussi, depuis les temps antiques, la haute sainteté de ceux qui s'appliquent à la restauration de la vérité primordiale, consiste, en présence du moment de l'exister et du faire, à s'attacher à supprimer l'entendement, à détruire la raison, à étouffer la lumière de l'intelligence et à entretenir l'obscurité. Elle consiste à observer le mouvement du ciel qui fait tourner l'attelage du chariot, à recueillir des simples et des substances à la clarté douteuse des étoiles et à pratiquer l'observation du feu au sujet de ce qu'elle ne sait et ne connaît pas. Enfin, elle consiste à tendre l'esprit vers le vide et le néant et vers l'évolution de la clarté et de l'obscurité de l'intelligence. Le ciel et la terre, les esprits et les génies eux-mêmes, seraient, en suivant cette voie, incapables d'y atteindre et de la mesurer ; combien donc, à plus forte raison, serait-ce impossible à de simples hommes ! C'est ainsi que l'homme reste dans l'ignorance de la cause mystérieuse interne qui se trouve en lui et que, parfois, il mesure la sainteté avec sa propre ignorance. Comment celui-là connaîtrait-il le prix inestimable et profondément caché, insaisissable quoique réel, de l'effet et de l'action possible de l'extinction de l'ignorance ?

En présence du moment du non-faire, cette haute sainteté consiste à s'harmoniser avec la lumière, à s'unifier avec le nuage de l'obscurité, à concentrer ses facultés et à restaurer ses aptitudes ; elle consiste à comprendre que, le mouvement d'éloignement poussé à son extrême limite, il y a mouvement de retour ; qu'à un seul choc correspondent cent réflexions. La perception de l'intelligence s'élargit et grandit ; la raison n'a pas de limites, et parfois l'homme vise à la sainteté par le surnaturel. Comment celui-là connaîtrait-il que la vérité absolue correspond immédiatement aux êtres, en réalité sans aucune action secrète et cachée, étrange et surnaturelle ?

L'homme saint n'est point ignorant, et sa faculté de discernement et de perception est comme la clarté de l'apparence et de la raison d'être des saisons et des êtres ; l'homme saint ne s'étonne point et demeure imperturbable comme si l'apparence du ciel et de la terre étaient sans rapport avec la sainteté : c'est là ce qui fait que l'homme saint pénètre l'action transformatrice et génératrice du ciel et de la terre et que ses facultés s'égalent à la puissance d'action du ciel et de la terre.

XX. Il s'immerge dans l'eau, entre dans le feu, et il est lui-même l'auteur de sa destruction et de sa perte.

Ann. — L'aspiration de l'homme vers les bienfaits et l'amour est comme celle du tourbillon de l'eau; la passion du vin, la luxure, le goût des richesses, sont comme l'action dissolvante du feu. La généralité des hommes ordinaires n'approfondit pas la recherche de la voie créatrice et transformatrice du ciel et de la terre, ni l'étude de la nature et de la destinée de l'homme saint. Ceux-là violentent leur propre nature, s'abandonnent, prennent le faux pour le vrai, la difficulté pour l'agréable, se noient dans le tourbillon des eaux sans le savoir, entrent dans la flamme sans le comprendre, et sont eux-mêmes les auteurs de leur propre destruction et de leur perte. À qui donc pourraient-ils s'en prendre ?

XXI. La voie de la nature est l'inertie, c'est pour cela que le ciel, la terre et toutes choses existent. La voie naturelle du ciel et de la terre est la continuité, aussi la négativité et la positivité s'élèvent. La négativité et la positivité se choquent, et la modification et la transformation suivent naturellement.

Ann. — La grande voie n'a pas de forme visible, elle engendre le ciel et la terre et leur donne la vie. La grande voie n'a point de nom ; elle fait croître et entretient tous les êtres : sans forme, sans nom, c'est la voie naturelle et spontanée de l'extrême inertie.

Mais l'inertie est la base du mouvement ; lorsque l'inertie est parvenue à son comble, le mouvement lui succède ; c'est précisément de là que naissent le ciel, la terre et toutes choses. Le ciel et la terre une fois nés, ce ciel et cette terre possèdent immédiatement cette voie naturelle et spontanée comme constituant leur voie, ce qui fait que la voie du ciel et de la terre est la continuité. Ce mot continuité est une expression qui désigne l'introduction progressive analogue à l'imbibition par le courant de l'eau, ce qui comporte encore le sens de spontanéité naturelle. Mais dans ce courant de continuité spontanée, le mouvement ne se sépare pas de l'inertie ; l'inertie ne s'écarte pas du mouvement, un intervalle de mouvement et un intervalle d'inertie sont mutuellement la racine l'un de l'autre ; ainsi la négativité et la positivité s'élèvent.

Le mouvement constitue la positivité ; l'inertie constitue la négativité. Le mouvement, parvenu à son extrême limite, est suivi d'inertie, et l'inertie, arrivée au même point extrême, devient le mouvement ; la négativité parvenue à son comble donne la vie à la positivité, et celle-ci, à son tour, ayant atteint son maximum, engendre la négativité. La négativité et la positivité s'entrechoquent, et l'ordre des quatre saisons est déterminé, la vie anime tous les êtres. Qu'il y ait modification progressive ou transformation, l'action n'est jamais autrement que passive et conforme à la loi. Comment les êtres et les choses auraient-ils, par leur volonté, une part dans cette action ? En effet, puisque cette voie naturelle et spontanée n'a ni forme ni nom et peut cependant produire ces modifications et transformations, c'est évidemment que la modification et la transformation n'ont point de fin.

XXII. L'homme saint sait que la voie naturelle et spontanée ne peut être transgressée, et par suite il en fait sa règle. La voie de l'extrême inertie est ce que les lois sont incapables de lier ; elle entraîne l'existence d'instruments merveilleux : la vie, toutes les images, les huit Koua, les moments Kia et Tsé du cycle des douze Moments, le mécanisme des génies, l'absorption des esprits. Le système de la domination alternative de la négativité et de la positivité est lumineux ; il se manifeste dans l'image.

Ann. — L'homme saint est celui qui unit ses vertus à celles du ciel et de la terre. C'est seulement en unissant ses vertus à celles du ciel et de la terre qu'il ne va pas contre la voie naturelle du ciel et de la terre et que, par conséquent, ses décisions et les règles qu'il pose modifient peu à peu et pénètrent ; son œuvre et son action sont identiques à celles du ciel et de la terre.

Comment se régler sur la voie naturelle spontanée ? Elle n'est pas apparente et elle n'est pas nulle; c'est l'extrême rien contenant l'extrême être, l'extrême néant renfermant l'extrême idéalité. C'est l'être et le non-être contenant à la fois le fictif et le réel et y correspondant en même temps.

Aussi, en en parlant au point de vue de ce non-être, c'est l'éther unique, insaisissable et impalpable, sans son et sans odeur, qui constitue cette voie.

L'extrême inertie, c'est l'inertie parvenue à son point extrême. L'éther et les nombres des notes musicales et des mouvements astronomiques ne peuvent point la régir en tout. Car les lois musicales et les lois astronomiques peuvent régir ce qui a une forme matérielle ; elles ne peuvent régir ce qui n'a pas de forme. Puisqu'il s'agit de l'extrême inertie, c'est donc qu'elle n'a point de forme ; les lois musicales et astronomiques sont la conformité à cette extrême inertie, et c'est en vertu de cette conformité qu'elles régissent. C'est précisément ce qu'un auteur exprime en disant : « Quelque chose qui précède le ciel et la terre, innommable et essentiellement inerte et insaisissable. »

En en parlant au point de vue de l'être, c'est l'action créatrice et transformatrice qui ne peut être mesurée et qui embrasse tout ; elle constitue l'instrument.

Le plus merveilleux de ces instruments, l'extrême dans le merveilleux, c'est ce qu'on appelle l'instrument de l'intelligence. Cette intelligence, c'est la cause mystérieuse de toutes choses et ce qui constitue la parole. Aussi, les mille images se multiplient et s'enchevêtrent ; les huit Koua s'agrègent, les signes Kia et Tsé du cycle des douze Moments tournent dans un cercle sans fin ; le mécanisme du redressement de l'intelligence, l'absorption et la contraction des esprits, tout absolument, se trouve compris dans cette enveloppe, et c'est ce que l'auteur déjà cité exprime par les mots : « Ce qui peut être l'auteur de toutes les images, sans avoir recours à l'empreinte des quatre saisons ».

La voie de l'inertie, en ce qu'elle a d'innommable, c'est la création et le commencement de l'instrument de l'intelligence par le ciel et la terre ; en ce qu'elle peut être nommée, c'est la mère qui engendre toutes choses. C'est ce que Lao-Tsé exprime en disant : « L'anéantissement permanent des désirs sert à en considérer la cause inconnue », ce qui constitue précisément la contemplation de l'origine, et « l'existence permanente des désirs sert à en considérer les effets pénétrables », ce qui consiste précisément dans la contemplation de la mère qui engendre ces choses. Sans l'exister, impossible de déterminer le non-être ; sans la contemplation des effets pénétrables, impossible d'en contempler la cause mystérieuse. La voie rationnelle de la contemplation de la cause mystérieuse, c'est que tout ce qui existe est considéré comme néant, c'est le non-faire et le non-être ; la voie rationnelle de la contemplation des effets pénétrables, c'est la modification et la transformation de la négativité et de la positivité, c'est de travailler à la restauration et d'avoir des caractères physiques comme témoignage.

L'homme saint ne va point à l'encontre de la voie naturelle spontanée ; il s'en sert comme d'une règle qui le dirige ; il contemple la voie du ciel, saisit l'action du ciel. Il suit le milieu du ciel postérieur et rebrousse chemin vers le ciel antérieur. Le mécanisme destructeur est dans l'usurpation (?) ; le mécanisme qui cause la vie est interverti et renversé ; les cinq agents agissent contrairement à la loi ordinaire dans leur action créatrice et transformatrice ; la négativité développe la positivité, et celle-ci, à son tour, transforme la négativité. La positivité c'est la force active ; la négativité c'est l'exécution passive ; la négativité et la passivité se confondent et s'unissent. Par la contemplation des effets pénétrables il parvient à la contemplation de la cause mystérieuse ; par l'instrument de l'intelligence il pénètre jusqu'à l'inertie ; par la tension de l'effort il parvient à la spontanéité. L'exister et le néant surgissent en même temps, l'œuvre et l'effort se transforment tout à la fois. Le système de la prédominance alternative de la négativité et de la positivité brille lumineux et se manifeste en dehors dans la couleur et l'image.

Il est indispensable de savoir que ce système n'est point un système invariable et immuable ; c'est un système qui consiste dans l'emploi furtif de la négativité et de la positivité, et dans l'usurpation de leur action créatrice et transformatrice. C'est là le système de translation des étoiles β et γ de la Grande Ourse, et le système par lequel on se soustrait à la naissance et à la mort. Autrefois Hoang-Ti le restaura et employa un char traîné par des dragons pour monter au ciel. Après lui Tsheang le restaura de nouveau et dépassa par sa sainteté la foule des hommes. Enfin, par la suite, tous ceux qui se sont élevés au-dessus de ce monde par leur sainteté, et qui sont au nombre total de plus de 3.800 n'y sont jamais parvenus autrement que par cette voie. Le Yin-phù-king ne contient que trois cents caractères ; quelle tâche séduisante que d'exposer le sens de chaque paragraphe l'un après l'autre ! Les mots sont comme des perles et des pierres précieuses. Ce livre montre les moyens à employer pour éviter la mort de la nature humaine et de la destinée ; il ouvre aux mille générations à venir la route de la restauration de la vérité primordiale; c'est la parfaite exposition du mécanisme céleste, la règle fondamentale des générations futures. Bien qu'il se serve de mille exemples divers, ce n'est jamais que pour éclairer le système de prédominance alternative de la négativité et de la positivité. Les hommes capables de tension d'esprit qui verront ce livre et l'étudieront avec une volonté dégagée de toute prévention et qui auront recours à l'explication d'un maître, s'ils peuvent s'incliner devant son autorité et l'admettre, arriveront nécessairement à la grande perception et à la grande pénétration de l'intelligence ; si ensuite ils mettent sa doctrine en pratique avec une ardeur active dans l'étude de la connaissance de l'avenir, qu'est-ce qui pourrait leur être impossible ?


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Quelques premiers commentaires de P.-L.-F. Philastre

Le cachet particulier et très remarquable de la critique chinoise est un respect absolu pour la lettre du texte des livres légués par l'antiquité, quelles qu'en soient les incorrections apparentes, et pour le sens des commentaires explicatifs traditionnellement transmis.

De la première de ces deux circonstances résulte l'admirable préservation des textes anciens. Un commentateur peut parfois proposer une nouvelle leçon et avancer que tel mot est une superfétation ou que tel caractère est une forme graphique erronée qu'il faut lire autrement ; jamais il ne se permettrait de faire la correction qu'il propose et de publier un texte mutilé. De la seconde résulte la stérilité connue et signalée dans la littérature chinoise et l'absence de toute originalité dans les vues.

Sans peut-être s'en rendre exactement compte, les Chinois formés, quelle que soit leur croyance religieuse, par une discipline scholastique unique, sont pénétrés de cette idée que leurs livres renferment et cachent le fond et le dernier mot de la sagesse humaine ; ce point ne pouvant être dépassé, il faut faire taire ses propres doutes, annihiler sa raison ; se pénétrer de la pensée de l'auteur étudié, chercher à la comprendre sans la modifier.

L'immense majorité attribue cette sainteté aux livres transmis par Khong-Tsé ; mais les taoïstes, quoique se tenant modestement au rang très secondaire où ils sont relégués, nourrissent le même orgueil et, s'ils n'osent pas toujours ouvertement revendiquer la priorité pour leur doctrine, ils s'efforcent toujours d'établir qu'elle est identique, comme fond, à celle de Khong-Tsé. Cette prétention, qui paraît d'abord insoutenable, est peut-être parfaitement justifiable.

Cette remarque fera comprendre l'importance que nous attachons aux commentaires et le parti qu'on peut en tirer. Mais, pour l'intelligence des principales données et des termes techniques employés, il faut encore rappeler en quelques mots l'histoire et l'origine des principales doctrines cosmogoniques et métaphysiques des Chinois.

Au premier rang, comme antiquité, nous trouvons le Yi-king. L'origine qu'on lui attribue est mythique ; on lui donne Fou-Hi pour premier auteur. Ce livre est présenté sous la forme d'un traité de divination. En suivant certaines règles minutieusement décrites, en se servant de certains objets tels que de petites baguettes ou des brins d'une certaine herbe, celui qui consulte le sort au sujet d'une affaire quelconque se trouve renvoyé, pour chaque question posée, à un des six traits d'un des soixante-quatre koua ou hexagrammes du livre. Il lit la formule attachée à ce trait par les anciens « saints » et, de cette formule, il déduit la réponse.

Les commentateurs de ce livre, s'attachant avant tout à démontrer que la tradition de l'explication de ce livre n'a jamais été interrompue depuis
Khong-Tsé, se sont tous appliqués à généraliser le sens de ces formules pour le rendre applicable à tous les sujets d'investigation. Le premier de ces commentateurs, dans les temps historiques, est Khong-Tsé. En réservant toute appréciation de la valeur d'une explication ésotérique de son commentaire, il est difficile de soutenir que le seul sens connu et compris ait beaucoup éclairé la question. Après Khong-Tsé, on s'est borné à ressasser ses explications sans les comprendre, et il faut sauter jusqu'au onzième siècle pour trouver quelque originalité chez ses continuateurs. Un homme d'un génie plus hardi a cherché à formuler une explication précise de cette cosmogonie incohérente. Cet homme c'est Tshéou-Tsé. Dans un opuscule de quelques pages, s'aidant, dans une mesure encore difficile à déterminer, des traditions des diverses écoles et leur donnant une forme didactique et saisissable, il a résumé les lueurs vagues et flottantes entrevues par ses prédécesseurs depuis le temps de Khong-Tsé. Nous avons donné la traduction de cet opuscule dans un Premier essai sur la genèse du langage (p. 180) ; en voici le résumé :

Quelque chose qui n'a point d'origine et qui est l'extrême origine passe par des états alternatifs de repos et de mouvement ; chacun de ces états est le contraire et le résultat du développement extrême de l'autre ; ils constituent ce qui est appelé la négativité et la positivité. Cette négativité et cette positivité sont deux manières d'être d'un éther unique, et l'une contient toujours l'essence de l'autre. Ces deux manières d'être de l'éther engendrent à leur tour cinq nouvelles manifestations de l'éther, et ces manifestations, nommées les « cinq agents », sont l'eau, le feu, le bois, l'or et la terre. De la prédominance de l'un ou de l'autre des cinq agents, dans l'éther qui constitue un individu, résultent les différences morales et intellectuelles qu'on observe entre les hommes.

Notons de suite, en passant, que le mot traduit par agent dans ce cas, (hinh, marcher, agir) est celui qui désigne les planètes ou astres errants. Les deux mêmes mots servent à désigner les « cinq agents » et les « cinq planètes », et ces cinq noms : eau, feu, métal, terre et bois, sont aussi les noms des cinq planètes Mercure, Jupiter, Vénus, Mars et Saturne.

Voyons ensuite le moyen dont Tshéou-Tsé s'est servi pour rendre son explication moins absolument incompréhensible.

L'extrême origine sans origine est figurée par un cercle vide. L'alternance des deux manières d'être de l'éther, positivité et négativité, a été représentée par des zones circulaires concentriques alternativement blanches et noires ; le cercle lui-même est coupé par un diamètre horizontal et les zones noires du demi-cercle supérieur correspondent aux zones blanches du demi-cercle inférieur.

Ici se pose une première question : cette représentation graphique est-elle l'œuvre propre du génie de Tshéou-Tsé ? À défaut de ressources bibliographiques suffisantes et sous toutes réserves, nous ne pouvons émettre qu'une simple opinion.

L'idée de représenter graphiquement l'évolution cosmogonique nous paraît être de beaucoup antérieure à Tshéou-Tsé et voici les raisons qui semblent appuyer cette opinion. Ce genre de démonstration est employé dans plusieurs commentaires du livre de Lao-Tsé (Tao-te-king) et dans nombre d'ouvrages taoïstes, de traités de médecine et de livres d'astrologie.

Si on peut douter et admettre que la représentation graphique adoptée pour rendre sensible l'explication du livre de Lao-Tsé soit une imitation du système de Tshéou-Tsé, il paraît plus difficile d'admettre que des démonstrations analogues employées dans d'autres livres taoïstes pour expliquer la nature de l'homme par les influences du « ciel antérieur » et du « ciel postérieur » dérivent de celle de Tshéou-Tsé. Pour nous, au contraire, ces dernières démonstrations sont plus antiques. Si celle de Tshéou-Tsé n'est pas un emprunt fait par lui aux taoïstes, c'est qu'il a repris pour son compte une idée très ancienne et commune à toutes les écoles chinoises. La première idée de tous ces systèmes serait alors dans les figures jusqu'ici inexpliquées que Fou-Hi, selon la légende, aurait le premier observé sur le dos d'un dragon ailé sorti d'un fleuve...


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