Choix de Contes et Nouvelles

Traduits par THEODORE PAVIE
Librairie de Benjamin Duprat, Paris, 1839, 300 pages.

 

  • Même en écrivant les ouvrages les plus futiles au premier abord, les Chinois s’inspirent presque toujours d’un fait historique, d’une légende, d’un axiome emprunté à l’une de leurs trois religions ; et ces collections de nouvelles si abondantes, si multipliées, formées à des époques diverses, traversant ainsi les siècles sans nom d’auteur, pourraient à la rigueur se comparer à tant d’autres recueils anonymes du même genre, vers ou prose, communs à toutes les nations, et qui sont d’ordinaire la plus fidèle et la plus piquante peinture des mœurs et des croyances du peuple chez lequel ils ont pris naissance. (Th. Pavie).

 

Table des matières - Extraits : Les pivoines . Les beautés du luth
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Grande fleur de pivoine.
Grande fleur de pivoine.

Table des matières

 

  • Les pivoines, conte. Extrait du Kin-Kou-Ky-Kwan.
  • Le bonze Kai-Tsang sauvé des eaux, histoire bouddhique. Extraite du Sy-Yeou-Ky.
  • Le poète Ly-Taï-Pe, nouvelle. Extraite du Kin-Kou-Ky-Kwan.
  • Le lion de pierre, légende. Extraite du Long-Tou-Kong-Ngan.
  • La légende du roi des dragons, histoire bouddhique. Extraite du Sy-Yeou-Ky.
  • Les renards-fées, conte tao-sse. Extrait d'Histoires à réveiller le monde.
  • Le luth brisé, nouvelle historique. Extraite du Kin-Kou-Ky-Kwan.

*

Les pivoines

Fleur de ye-ho
Fleur de ye-ho

Tsieou-Sien, levé chaque jour de grand matin, lavait les fleurs et enlevait les feuilles tombées ; il puisait de l’eau pour arroser, et vers le soir il les rafraîchissait une seconde fois. Y en avait-il une près de s’ouvrir, tout hors de lui, il chantait et dansait ; tantôt il faisait chauffer une coupe de vin, tantôt il faisait bouillir une tasse de thé, et s’inclinant vers ses fleurs avec de profondes révérences, il faisait devant elles des libations, en répétant par trois fois : Fleurs, soyez heureuses ! puissiez-vous vivre dix siècles ! Ensuite, assis à leurs pieds, il vidait son verre en le savourant goutte à goutte. Lorsque le vin lui avait monté l’imagination, il chantait et sifflait au gré de sa fantaisie ; puis, quand la fatigue le prenait, faisant d’une pierre son oreiller, il s’endormait à la racine de ses plantes. Ainsi, depuis le moment où le bouton se cache encore jusqu’à celui où il est bien ouvert, il demeurait à poste fixe dans son parterre : l’éclat trop vif du soleil desséchait-il une fleur, à l’aide d’un petit balai de millet, il l’aspergeait d’eau fraîche ; lorsque la lune brillait, il passait toutes les nuits sans se coucher ; et venait-il à souffler un vent nuisible, tombait-il une pluie violente, Tsieou-Sien endossait son habit d’écorce, déployait son parasol et parcourait le jardin pour tout examiner en détail ; s’il y avait une branche lésée, il l’étayait avec un roseau ; au milieu même de la nuit, il se relevait à plusieurs reprises pour faire son inspection.

Pavot
Pavot

Quand enfin tout était passé, fané, c’étaient, pendant bien des jours, des soupirs qui allaient jusqu’aux larmes ; il ne pouvait se séparer de l’objet de ses affections. Ramassant donc les fleurs tombées, il les essuyait délicatement avec le balai de millet, et les déposait sur des bassins de faïence ; après en avoir bien nourri ses regards, jusqu’à ce qu’elles fussent entièrement desséchées, il les plaçait dans des cruches très propres, et faisait en leur honneur une seconde libation de thé et de vin. Comme il eût été trop cruel pour Tsieou-Sien de les jeter, il prenait alors avec tendresse ses cruches pleines, et les allait enfouir sous un grand amas de terre : il appelait cela « enterrer les fleurs ».

Plante de Kin-seu-ho-ye
Plante de Kin-seu-ho-ye

Les pétales que la pluie avait salis, il les lavait trois ou quatre fois dans une eau limpide, et les plongeait ensuite respectueusement dans le lac : cela s’appelait « baigner les fleurs ».
Monter sur les arbres et cueillir les branches fleuries, destinées à fructifier, voila deux choses qui lui avaient toujours singulièrement déplu ; et il avait coutume de formuler sa pensée par ce raisonnement : — Dans toute l’année, les fleurs n’ont qu’une fois à s’épanouir; sur quatre saisons, elles n’en prennent qu’une pour elles, et sur cette saison même il ne leur revient que quelques jours. Après avoir souffert les alternatives cruelles de trois saisons, quand elles ont enfin obtenu la bienfaisante température des quelques jours qui leur sont accordés, vous les voyez danser au gré de la brise et venir au-devant de vous en souriant, comme des hommes satisfaits dont l’attente est remplie. Mais si on les tourmente, si on les maltraite violemment, avec quelle facilité ne sera pas détruit en un matin ce qui, à si grande peine, avait obtenu quelques jours à vivre ? Oh ! si les fleurs pouvaient parler, n’exhaleraient-elles pas des soupirs de douleur !

Fleur de Ki-kouan (amaranthe crête-de-coq)
Fleur de Ki-kouan (amaranthe crête-de-coq)

Et d’ailleurs, pendant ce rapide instant d’éclat, si d’abord le bouton a été épargné, dans la suite, au milieu de leur plus grande beauté, les fleurs ont à souffrir des calamités auxquelles elles ne résistent pas longtemps : les insectes les percent, les abeilles cueillent leur suc, les oiseaux les becquètent, les vers les piquent, le soleil les brûle, le vent les secoue, le brouillard les fatigue, la pluie les bat. C’est donc à l’homme qu’il est réservé de les défendre, c’est à lui d’en prendre pitié.
Si au contraire, par un caprice condamnable, il les coupe et les mutile, comment supporteront-elles ce traitement ? — Voyez : c’est du germe que se développe la racine de la plante, de la racine sort la tige ; la partie la plus robuste constitue le tronc, la plus faible, les branches ; ce tronc et ces branches, on ne sait combien d’années il faudra pour leur accroissement. Aussi à l’époque des fleurs, patiemment attendue, quel délicieux spectacle ces plantes présenteront à l’homme ! De quelle beauté ne se pareront-elles pas à ses regards ! Si donc vous les coupez, la fleur détachée de la branche ne pourra plus y être replacée, la branche arrachée du tronc ne pourra plus y chercher son appui : tel un homme mort qui ne peut être rappelé à la vie, un supplicié dont on ne peut racheter le châtiment. Ah ! si les fleurs parlaient, ne verseraient-elles pas des larmes d’indignation !

Fleur de ling (trapa bicornis ou châtaigne d’eau)
Fleur de ling (trapa bicornis ou châtaigne d’eau)

D’autres personnes encore qui coupent les fleurs, s’en vont tout simplement chercher les plus belles, préférant les branches mieux garnies ; puis les plantent dans un vase, les étalent sur une table, soit pour alimenter un instant la joie parmi les convives, et les exciter à boire, soit pour orner pendant un jour la toilette d’une jeune fille : comme si les convives ne pouvaient savourer le même plaisir en admirant la fleur sur sa tige, comme si la toilette des jeunes filles ne devait pas emprunter tout son éclat au talent de l’artisan ! Cette branche coupée, c’en est une de moins sur l’arbre ; et le tronc ainsi mutilé pourra-t-il prolonger son existence avec la même vigueur, et renouveler chaque année l’incessant spectacle dont il réjouit vos regards ? D’ailleurs, au milieu de ces fleurs épanouies, il se trouve parfois des boutons encore fermés, pauvres êtres qui meurent d’une mort prématurée.

Fleurs de rosier yue-ki et chö-wei.
Fleurs de rosier yue-ki et chö-wei.

On voit aussi des gens qui, étrangers à tout sentiment d’affection envers les plantes, montent sur les branches pour cueillir les fleurs, jetant les mauvaises, gardant les bonnes ; ils les donneront au premier passant qui les leur demandera ; ou bien ils s’en iront en les semant sur leur route, sans même détourner la tête : ainsi, victime d’une injustice, un homme meurt sans pouvoir obtenir de vengeance. Si les fleurs avaient le don de la parole, n’exprimeraient-elles pas leur ressentiment !


Tsieou-Sien avait donc eu toute sa vie pour règle constante de ne cueillir jamais une fleur, de ne jamais toucher un bouton. Lorsque, par exemple, il se trouvait dans le jardin d’un étranger, c’était avec amour qu’il examinait chaque fleur, et il serait resté volontiers tout le jour plongé dans cette contemplation. Si le maître du lieu, prétextant la richesse de son parterre, voulait cueillir une fleur pour la lui donner, Tsieou criait au meurtre, et n’y consentait d’aucune façon. Il arrivait également que des voisins curieux venaient chez lui dans l’intention de faire un bouquet ; tant que Tsieou ne les voyait pas, cela passait, mais s’il s’en apercevait, il les engageait deux ou trois fois à cesser ; et quand ils ne tenaient pas compte de ses avertissements, Tsieou inclinant respectueusement sa tête, faisait de grandes politesses, intercédait du fond de son cœur pour ses pauvres plantes. Aussi, bien qu’on l’appelât le Fou des fleurs, on était vraiment touché de sa sincère bonhomie ; car dès qu’on s’abstenait de tourmenter les objets de son affection, il se confondait en saluts et en remerciements.

*

[Les beautés du luth]

Le roi de Chu
se défait de son armure,
interprété par Liu Fang



[Pe-Ya, revenant d'ambassade, rencontre au bord du fleuve un bûcheron qui apprécie la musique]


Pe-Ya demanda, avec quelque surprise :

— Est-ce bien vous qui tout à l’heure avez du haut du rivage écouté en connaisseur les sons de mon luth ?

Le bûcheron n’articula aucune réponse.

— Puisque vous êtes amateur, reprit Pe-Ya, je vous demanderai (et vous devez le savoir) dans quel lieu le luth a pris naissance, quel en est l’inventeur, et quelles sont les ressources et les beautés de cet instrument ?

— Le pauvre homme, répondit le bûcheron, va sans se gêner donner son explication en détail.

— Cet instrument, c’est l’empereur Fo Hi  qui en est l’inventeur : il avait vu l’âme des cinq planètes s’abattre en volant sur l’arbre Ou-Tong ; le phénix aussi aimait à y faire briller son beau plumage ; or, le phénix est le roi des oiseaux, il ne se nourrit que du fruit du bambou, ne se perche que sur l’arbre Ou-Tong, ne boit qu’aux sources pures d’une eau douce. Fo-Hi connut alors que cet arbre l’emportait par ses qualités sur tous ceux de la forêt ; il sut dérober l’essence subtile de ces éléments favorables à son invention, et put par leur secours obtenir des sons harmonieux. Il ordonna donc à ses gens d’abattre cet arbre, dont la hauteur était de 33 pieds, en rapport avec les 33 sphères célestes. Puis il coupa le bois en trois parties, figurant le ciel, la terre et l’homme qui sont les trois puissances primitives. Quand il frappa la première de ces trois parties, elle rendit un son trop clair : il la trouva trop légère et la mit de côté. La partie inférieure ainsi essayée rendit un son obscur, trop peu articulé : Fo-Hi la rejeta comme étant trop pesante. Enfin, il frappa la partie intermédiaire, qui produisit un son à la fois clair et grave, dans lequel les deux qualités précédentes se balançaient dans un parfait équilibre. Alors il plongea ce bois dans les eaux de la rivière et l’y laissa tremper pendant soixante-douze jours, qui correspondent aux soixante-douze heou (petites divisions de l’année) ; puis il le porta à l’ombre pour le faire sécher ; et après avoir choisi une époque favorable et un jour heureux, il le confia aux mains d’un charpentier habile, Lieou-Tse-Ky, lequel en fit un instrument de musique. Comme il servit dans ce temps à exécuter la musique appelée Yao-Tchy, on le nomma Yao-Kin. Sa longueur fut de 3 pieds 6 pouces 1 ligne, figurant les 361 degrés du ciel ; sa partie supérieure large de 8 pouces représentait les huit divisions de l’année. Les quatre saisons étaient figurées par le côté inférieur large de 4 pouces, et son épaisseur de 2 pouces seulement était un symbole du ciel et de la terre. Voici quelles sont ses diverses parties : la tête qu’on nomme le jeune immortel d’or, la ceinture qu’on appelle la jeune fille de jade, le dos désigné par le nom d’habitant des cieux. Le plus grand est dit bassin du dragon ; le plus court, étang du phénix : tous les deux ont des chevilles de jade et des touches d’or, au nombre de douze, en harmonie avec les douze lunes de l’année, il y en a même une de plus pour représenter la lune intercalaire. Jadis, le kin portait cinq cordes, figurant à l’œil les cinq éléments, les métaux, l’eau, le bois, le feu et la terre ; mais au fond et dans leur essence, ils représentaient les cinq tons de la gamme (qui portaient le nom de chacune de ces cordes).

Au temps de Yu, de Yao et de Chun  , on touchait le luth à cinq cordes pour chanter les vers de Nan-Fong (le vent du sud), qui servaient à établir le règne des lois dans l’empire. Plus tard, Wen-Wang de la dynastie des Tcheou ayant été captif à Mey-Li, il voulut pour consoler son fils le prince Pe-Y-Kao, y ajouter une corde qui par ses sons à la fois éclatants et tristes exprimait le deuil et la douleur : on l’appela la corde de Wen-Wang. Wou-Wang à son tour ayant détrôné Cheou-Sin (le dernier empereur de la dynastie des Chang)  , fit refleurir la musique aux dépens de la danse ; il ajouta donc encore au kin une corde qui rendait un son majestueux et brillant : on l’appela la corde de Wou-Wang. L’instrument en compta alors sept.

Or, il y a six choses que redoute le kin, sept occasions dans lesquelles on ne doit pas le faire résonner, et huit qualités éminentes qui le distinguent. Les six choses qu’il redoute, ce sont : le grand froid, la grande chaleur, le grand vent, la grande pluie, la foudre qui suit de près l’éclair, et la neige trop abondante.

Voici les sept circonstances dans lesquelles il faut s’abstenir de jouer du luth : quand on apprend une nouvelle de mort, quand on joue de la flûte dans le voisinage, quand on est accablé d’affaires qui préoccupent, quand on n’a pas purifié son corps, quand on n’a pas p.275 ses vêtements et son bonnet de cérémonie, quand on n’a pas fait brûler des parfums, et quand on ne se trouve pas à portée d’un ami qui connaît la musique.

Maintenant quelles sont les huit grandes beautés des sons de cet instrument ? — Les voici : ils sont clairs, mystérieux, mélancoliques, harmonieux, vibrants, tristes, graves et étendus comme le temps et l’espace. Quand le musicien arrive en touchant le luth à ses plus beaux, à ses plus puissants effets, le tigre furieux, s’il vient à l’entendre, cesse de rugir ; le singe qui se lamente, si ces accents frappent son oreille, interrompt sa plainte. Telles sont les admirables vertus de l’harmonie !

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