P'ing-chân-ling-yên, ou Les deux jeunes filles lettrées

Roman chinois, traduit par

Stanislas Julien (1797-1873)

Librairie Didier et Cie, Paris, deuxième édition, 1860. Deux volumes XVIII + 362, 330 pages.

 

“Dans les classes les plus modestes comme les plus élevées, tout le monde n’a d’autre souci que d’étudier la langue savante dans les écrivains clas­siques, d’autre occupation que les exercices litté­raires, d’autre ambition que l’avancement qui suit le succès dans les concours. Ce zèle infatigable des Chinois pour la culture du goût et l’imitation des bons auteurs est le trait distinctif de leur caractère, et il a été l’un des éléments les plus puissants de leur civilisation.”.

 

Table des matières - Préface - Extrait : A la recherche des hommes de talent
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Table des matières

I. L’astre de la littérature annonce d’heureux présages.
II. L’empereur donne un pied de jade pour mesurer le talent.
III. Une noble fille persifle en vers un lettré extravagant.
IV. Par la force de son talent, elle écrase l’élite des lettrés.
V. Un lettré sans emploi est cruellement mortifié.
VI. Des vers sur un cerf-volant font crever un poète de dépit.
VII. Une belle personne rencontre un beau jeune homme.
VIII. Dans l’appartement intérieur, le talent ne le cède pas au talent.
IX. P’ing-jou-heng traite Tchang-în avec hauteur.
X. Ils composent des vers liés aussi beaux que l’or et le jade.
XI. Une pièce de vers sert à usurper une vaine réputation.
XII. Quelques tasses de vin font découvrir la vérité.
XIII. La vue d’anciennes pièces de vers fait naître une vive passion.
XIV. En regardant les poiriers en fleurs, il trouve le plus doux parfum.
XV. Ils suspendent leurs élégantes compositions pour chercher sincèrement une épouse accomplie.
XVI. Déguisées en servantes, elles terrassent des hommes de talent.
XVII. Une jolie personne compose des vers à la place d’un sot.
XVIII. Une jolie personne fait barbouiller le visage d’un sot noble.
XIX. Une circonstance extraordinaire décide leur mariage.
XX. Leurs succès sont proclamés et amènent un heureux mariage.

INDEX des mots français les plus remarquables. INDEX des mots chinois les plus remarquables.

Préface

En traduisant le roman des Deux jeunes filles lettrées, je me suis proposé un double but, savoir : de faire connaître, pour la première fois en Europe, un ouvrage qui offre une peinture fidèle, animée et souvent piquante, des goûts et des habitudes littéraires des chinois, et de donner, aux étudiants qui voudront lire l’ouvrage dans la langue originale, l’intelligence du style moderne le plus relevé, le plus brillant et aussi le plus difficile, et qu’il leur serait impossible de comprendre complètement, à l’aide des dictionnaires et des ouvrages philologiques publiés jusqu’à ce jour.

Les Chinois, on le sait, ont devancé les Européens dans plusieurs inventions qui ont changé la face du monde. Sans parler de la boussole, qu’ils possèdent et emploient aux mêmes usages que nous depuis trente siècles, de la poudre de guerre que les Arabes leur ont empruntée et qu’ils nous ont transmise, je dirai que, dès l’an 593 de cotre ère, ils ont commencé à répandre, par la gravure sur bois, les chefs-d’oeuvre de la peinture, du dessin et de la littérature (invention que jusqu’ici l’on n’avait reconnue en Chine que cinq cents ans plus tard). De là, une diffusion rapide et immense des connaissances littéraires dans cet empire du milieu, où elles sont un moyen infaillible d’arriver à la fortune, à la renommée et aux plus hautes charges de l’État.

Là, dans les classes les plus modestes comme les plus élevées, tout le monde n’a d’autre souci que d’étudier la langue savante dans les écrivains classiques, d’autre occupation que les exercices littéraires, d’autre ambition que l’avancement qui suit le succès dans les concours. Ce zèle infatigable des Chinois pour la culture du goût et l’imitation des bons auteurs est le trait distinctif de leur caractère, et il a été l’un des éléments les plus puissants de leur civilisation. Mais, pour le bien comprendre et l’apprécier, il faut le voir se développer sur une scène vivante et animée, où chaque acteur, je veux dire chaque lettré, paraisse avec ses qualités et ses travers, son savoir ou son ignorance, son intelligence éclairée ou ses prétentions pédantesques. Voilà un spectacle fait pour piquer vivement notre curiosité, et que nous ne saurions trouver ni dans les histoires ni dans les relations de voyages qui se rapportent à la Chine. Ce n’est pas tout que de voir agir les Chinois dans le cercle de leurs relations sociales, nous sommes avides de connaître leurs productions littéraires, de nous faire une juste idée des sujets qu’ils aiment à y traiter, du genre d’esprit qui les anime et de l’imagination qui y brille. D’autres traits non moins remarquables méritent encore de nous intéresser. Les missionnaires, sans lesquels la connaissance de la langue chinoise aurait été retardée de plus d’un siècle, nous ont révélé l’histoire, la géographie, les sciences, les arts et l’industrie de ce peuple actif et intelligent, dont les ports s’ouvrent depuis peu, avec moins de restrictions et d’entraves, aux entreprises commerciales des étrangers. Mais ils n’ont jamais pénétré dans le sein de la société chinoise, ils n’ont pu nous introduire dans l’intérieur des familles, nous faire assister aux occupations gracieuses, aux entretiens tendres ou piquants des femmes distinguées, que des rites inflexibles enferment dans une sorte de gynécée inviolable, où elles sont inaccessibles non seulement à notre curiosité indiscrète, mais encore aux regards des Chinois eux-mêmes, à l’exception de leurs proches parents. Où trouver ces détails de moeurs si précieux pour nous, sinon dans les romans où les Chinois se sont peints eux-mêmes, sans songer que les barbares de l’extrême Occident, si sévèrement exclus de leur société, étudieraient un jour, sans faire un pas hors de leur pays, ces scènes intimes, ces révélations de la vie de famille, ces luttes et ces exercices littéraires qu’ils croyaient n’avoir racontés que pour l’instruction ou l’agrément de leurs concitoyens ?

Les Chinois possèdent un nombre infini de romans, dont les uns ont pour objet de répandre et de populariser l’histoire nationale, les autres de peindre les mœurs publiques et privées, d’exalter les vertus des héros et de flétrir les vices des méchants, ou de faire la satire des ignorants et des sots.

Parmi ces romans, ils en ont remarqué dix dont ils ont qualifié les auteurs du titre d’écrivains de génie (Thsaï-tseu), de sorte que, pour désigner tel ou tel ouvrage de cette série d’élite, ils disent communément le livre du premier, du deuxième, du troisième Thsaï-tseu (écrivain de génie). Cette distinction ne pouvait échapper aux Européens. Aussi les a-t-elle guidés dans le choix des romans chinois dont ils ont voulu donner la traduction. Sur ces dix romans, il n’en reste plus que deux à faire passer dans notre langue.

Le premier, ou le San-kouo-tchi (l’Histoire des trois royaumes), a été traduit en entier par M. Théodore Pavie, qui en a déjà publié deux volumes.

Le deuxième, ou le Hao-khieou-tch’ouen, a été traduit par M. Francis Davis (anciennement gouverneur de Hong-kong), sous le titre de the Fortunate Union. M. Guillard d’Arcy l’a donné en français sous le titre plus exact de la Femme accomplie.

Le troisième, le Yu-kiao-li, ou les Deux cousines, est bien connu en France par la traduction de M. Abel Rémusat.

Le cinquième est le Chouï-hou-tch’ouen ou l’Histoire des Insurgés. M. Bazin, professeur de chinois vulgaire près la Bibliothèque impériale, en a déjà traduit quatre livres.

Le sixième est le Si-siang-ki ou l’Histoire du Pavillon d’Occident, comédie célèbre en prose et en vers, dont je vais donner bientôt une traduction complète, accompagnée de notes perpétuelles.

Le septième, le Pi-pa-ki, ou l’Histoire du Luth, autre comédie remarquable en prose et en vers, a été traduit et publié par M. Bazin.

Le huitième, le Hoa-tsien-ki, a été publié en chinois et en anglais par M. P. Perrin Thom, sous le titre de Chinese courtship.

Le quatrième est le P’ing-chân-ling-yên ou les Deux jeunes filles lettrées, que j’ai l’honneur de présenter aujourd’hui au public, et dont le titre désigne, par autant de monosyllabes, les noms abrégés des quatre principaux personnages, savoir : Chân-taï et Ling-kiang-sioué, deux jeunes filles poètes, ainsi que P’ing-jou-heng et Yên-pé-hân, jeunes lettrés qui éprouvent pour elles une de ces passions qu’on ne voit qu’à la Chine, un amour fondé sur l’admiration de leur talents littéraires, plutôt que sur leurs agréments extérieurs.

Ce roman est, en Chine, dans les mains de toutes les personnes instruites, et cependant nul n’en saurait dire l’auteur ; il en est de même de la plupart des autres ouvrages du même genre. C’est qu’à la Chine, les écrivains qui publient de telles compositions, même les plus irréprochables et les plus propres à donner de la réputation, cachent ou déguisent leurs noms aussi naturellement que chez nous on recherche le grand jour et la publicité. Ajoutons qu’en Chine, où l’on écrit sur tout, où l’on possède des bibliographies fidèles et détaillées de tous les bons ouvrages, il serait impossible d’y trouver une ligne sur les romans, qui sont la lecture favorite de toutes les classes de la société. Le même silence, ou plutôt le même oubli calculé pèse sur les compositions théâtrales, comédies, drames, opéras, dont il existe d’immenses collections, et auxquels on assiste avec une avidité égale à la nôtre. Nous avons à Paris, en 120 vol. in-8°, le catalogue descriptif et raisonné de la bibliothèque de l’empereur Khien-long, qui régna de 1736 à 1795. Toutes les branches de la littérature et des sciences y sont représentées dans ce qu’elles ont de plus remarquable (les livres classiques et canoniques, l’histoire, la biographie, la chronologie, la géographie, l’administration, la politique, etc., etc.) ; mais on y chercherait en vain un seul volume de romans, de contes, de nouvelles, de pièces de théâtre, ou de notices sur les auteurs qui les ont composés. Cette lacune n’est point l’effet du hasard ; elle prend sa source dans les textes révérés des rites chinois, qui ne semblent pas admettre qu’un homme puisse s’occuper d’autre chose que de l’étude des chefs-d’œuvre littéraires, légués par l’antiquité, des fonctions officielles qu’il remplit ou veut obtenir, et de la pratique des vertus sociales.

En traduisant les romans intitulés : l’Histoire des trois royaumes, la Femme accomplie, les Deux Cousines, etc., les sinologues que je viens de citer, et dont deux (MM. Bazin et Théodore Pavie) ont été mes élèves, s’étaient proposé de faire connaître l’histoire et les mœurs des Chinois. Tout en approuvant leurs intentions, j’ai cru que l’enseignement dont j’ai l’honneur d’être chargé depuis vingt-huit ans ne devait pas se renfermer dans l’enceinte du Collège de France, et que je devais faire tous mes efforts pour étendre bien au delà, si cela est possible, les résultats de mes études, et rendre plus accessible aux Français comme aux étrangers, une langue vaste et compliquée qu’un travail opiniâtre m’a rendue familière, et qu’il est difficile d’étudier seul, en Europe, faute de bonnes traductions. Aussi ai-je choisi de préférence, parmi les mille volumes de romans chinois que possède la Bibliothèque impériale de Paris, celui qui m’a paru réunir, au plus haut degré, l’intérêt qui naît de la peinture naïve et fidèle des mœurs, et celui que peut nous offrir la culture assidue des lettres chinoises dans ce qu’elles ont de plus délicat, de plus recherché et de plus difficile pour les étudiants européens....

Extrait : A la recherche des hommes de talent

Un jour que le fils du ciel s’était rendu de bonne heure au palais, les officiers civils et militaires vinrent tous lui offrir leurs hommages et leurs félicitations. La cloche du matin résonnait dans la salle d’or, et la garde divine, qui était rangée sur les degrés de jade, offrait un spectacle aussi magnifique qu’imposant. Après que tous les magistrats eurent fini de se prosterner devant l’empereur et de lui souhaiter dix mille années, ils rentrèrent chacun dans leurs rangs. Tout à coup, un officier du palais s’écria à haute voix :

— S’il y a quelque affaire importante, qu’on se hâte de l’annoncer à Sa Majesté.

Il n’avait pas encore achevé de parler qu’on vit sortir des rangs un magistrat. Il portait un bonnet de crêpe noir et tenait dans sa main une tablette d’ivoire. Il se jette à genoux sur les dalles rouges et s’écrie :

— Thang-kîn, président du tribunal impérial de l’astronomie, a un événement remarquable à annoncer.

L’empereur lui ayant fait demander quel était cet événement :

— Cette nuit, dit-il, comme j’observais l’aspect du ciel, j’ai vu des nuages et des vapeurs d’heureux augure envelopper la constellation Tse-weï ; j’ai vu des étoiles dont l’éclat annonce la joie et le bonheur, briller près de la ligne jaune (l’écliptique). A ces signes, on reconnaît que le fils du ciel est saint et éclairé, que le gouvernement suit la droite voie, et que l’empire goûte les douceurs de la paix. Votre sujet en a été comblé de joie, et a voulu en informer respectueusement Votre Majesté. J’ose la supplier d’ordonner au tribunal des rites de publier, dans tout l’empire, un décret de félicitations, pour exalter la paix, l’harmonie et les changements salutaires que la génération présente doit à notre auguste souverain. J’ai observé en outre que les six étoiles de la constellation Wén-tchang brillaient d’un double éclat. Cela annonce que des lettrés éminents du jardin de la littérature répandront un grand lustre sur votre administration sage et éclairée. Que les nombreux fonctionnaires qui se trouvent dans le palais ou en dehors de la cour soient capables de remplir cette mission, il n’y a pas de quoi s’en étonner ; mais ce qui est digne d’exciter l’admiration, c’est que les constellations Koueï et Pi répandaient des flots de clarté qui inondaient l’univers. C’est signe que, dans l’empire, il doit naître des hommes d’un génie extraordinaire qu’on n’aura vus dans aucun siècle. Semblables au Khi-lîn et au phénix, ils se tiendront cachés dans des asiles profonds et reculés ; il est à craindre qu’on ne puisse les trouver tous par une voie régulière et les envelopper dans le filet (des concours). Je supplie Votre Majesté de convoquer le tribunal des rites, afin qu’après avoir mûrement délibéré, il envoie, dans les différentes parties de l’empire, des commissaires pour rechercher et découvrir les hommes capables de vous seconder dans vos augustes desseins.

Le fils du ciel ayant entendu ce rapport, une vive allégresse éclata sur sa face majestueuse.

— Puisque les astres, dit-il, offrent d’heureux présages, c’est un gage de bonheur pour les dix mille peuples de l’empire. Si, malgré mes fautes et mon peu de vertu, j’ai obtenu de siéger en paix au-dessus des hommes, c’est vraiment par l’effet d’un heureux hasard. Comment pourrais-je souffrir qu’on me loue de faire fleurir la paix et de suivre la droite voie ? Je n’approuve pas qu’on me décrète des félicitations, mais puisque l’empire voit naître de toutes parts des hommes d’un talent extraordinaire, ce n’est pas se tromper que de les croire annoncés par des signes célestes. Or les hommes de talent sont le trésor du royaume ; je ne puis permettre qu’ils restent cachés dans l’obscurité. J’ordonne au tribunal des rites de délibérer sur ce point, et d’envoyer des commissaires pour les rechercher et les découvrir.

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