Erh-Tou-Mei ou Les Pruniers Merveilleux

Roman chinois. Auteur inconnu (XVIe ou XVIIe siècle). Traduit et accompagné de notes philologiques par

A. Théophile Piry (1851-1918)

Biographie

A partir de : Premier tome : Ernest Leroux, éditeur, Paris, 1886 (2e édition), XXI + 334 pages.
Second tome : Émile Dentu, libraire-éditeur, Paris, 1880 (1e édition), 338 pages.

 

  • Extraits de la préface : "Le lecteur européen trouvera dans le Erh-Tou-Mei un roman chinois dans toute la force du terme, je veux dire un de ceux qui se lisent universellement et sont populaires en Chine."
  • "Le Erh-Tou-Mei est une sorte de roman de moralité, fait par conséquent pour servir d'enseignement. On y voit, tracés sous leur vrai jour et mis en pratique, ces préceptes de fidélité au souverain, de piété filiale, de fidélité conjugale, de devoirs entre les amis, qui sont le fondement du système philosophique et religieux de ce peuple."
  • "Le Erh-Tou-Mei est agréable à lire. L'auteur a pris à tâche d'intéresser son lecteur. L'intrigue est bien nouée, et ce n'est que rarement que l'écrivain se départ du ton d'aimable conteur pour laisser échapper un jet poétique. Presque toutes les scènes de la vie chinoise se déroulent tour à tour sous les yeux du lecteur et dans une lumière toujours assez exacte."
  • "Le Erh-Tou-Mei, comme la plupart des romans du même genre, ne date que du XVIe ou XVIIe siècle. L'action, qui a des fondements historiques, se passe sous la dynastie des T'ang, et la vengeance du héros du roman, Mei Liang-Yü, accomplie sur les traîtres qui ont perdu son père, fait tous les frais du livre."
  • Mais... Le lecteur ignore encore si notre héros arrivera à ses fins ; nous l'invitons donc à prêter l'oreille au chapitre premier, il y trouvera d'intéressants détails.

 

Table des matières
Extraits : Le Fils du Ciel mande Mei-kong à la cour - Le départ - L'aiguille d'or aux crabes de jade - Sur la route, Hsing-Yüan monte sur le pic
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Table des matières

Kiai-tseu-yuan Houa Tchouan [Jieziyuan huazhuan]. Les Enseignements de la Peinture du Jardin grand comme un Grain de Moutarde. Encyclopédie de la peinture chinoise. Traduction Raphaël PETRUCCI
Pruniers dans le givre et au bord de l'eau, à l'imitation de la peinture de Wang Yuan-tchang.

En faisant un sacrifice au Ciel, Mlle Yün-Ying rencontre Hsing-Yüan. — Arrêté par les soldats de ronde, Mei-Pi prend un faux nom. — Une jeune pêcheuse est fiancée à Tch'ouen-Shêng. — Un jeune libertin enlève Yü-Kieh. — Le kün-mên fait une enquête et punit le ravisseur. — Émerveillé du talent du jeune fiancé, le kün-mên le retient dans son palais. — Dans le salon privé, le jeune étudiant confesse toute la vérité. — Tch'ouen-Shêng devient l'enfant adoptif des K'iou. — Tch'ouen-Hsiang dérobe secrètement l'aiguille aux crabes de jade. — À bout d'expédient, Hsing-Yüan révèle son secret. — Hsing-Yüan reprend le costume tartare pour s'offrir aux regards de son époux. — À son retour chez lui, Tseou-Kong est mis au courant de toute l'histoire. — Mou-Jong se présente aux concours supérieurs : il est reçu à l'Académie. — Tch'ouen-Shêng accable le traître de ses injures et s'enfuit : on l'arrête. — Les licenciés infligent une bonne correction au ministre perfide. — Les deux jeunes gens présentent une supplique au Trône. — Le Fils du Ciel ordonne un sacrifice d'État à la mémoire de son loyal sujet. — Vengeant son fidèle Hsi T'ong, Mei-Pi condamne 'Heou-Louan à la mort. — On allume les bougies fleuries de la chambre nuptiale.

Le Fils du Ciel mande Mei-Kong à la cour. — Le ministre fidèle adresse des exhortations à son fils. — Un digne magistrat console et réconforte son peuple. — Mei-Kong réprimande ses gens sur leur extravagance. — Mei-Kong court un danger imminent. — Tous les grands de la cour célèbrent la fête de Lou-Tch'i. — Le ministre perfide met secrètement en œuvre ses plans habiles. — VIII. T'ou-Shên découvre la vérité et fait évader la mère et le fils. — IX. Tch'ên, le préfet, se concerte avec les commissaires pour se disculper. — 'Heou, le sous-préfet, prononce condamnation contre son gendre. — Réduit à toute extrémité, le jeune Mei attente à sa vie. — Forcé par les circonstances, Liang-Yü joue le rôle d'un valet. — À la vue des pruniers en fleur, Tch'ên-Kong se rappelle son ami. — Par un heureux présage, le Ciel annonce qu'il se souvient de l'orphelin. — Merveille inouïe ! des pruniers ont fleuri deux fois en une saison ! — Une alliance se forme par inclination mutuelle. — Les deux fiancés sanglotent amèrement dans le salon de famille. — Les deux amants fondent en larmes sur la tour du Tch'ong-T'aï. — Au fort de Yên-mên, les deux amants se séparent en pleurant. — À Lo-Yên-Yên, une chaste vierge préfère la mort à la souillure. — La reine se précipite et tombe dans l'abîme.

Kiai-tseu-yuan Houa Tchouan [Jieziyuan huazhuan]. Les Enseignements de la Peinture du Jardin grand comme un Grain de Moutarde. Encyclopédie de la peinture chinoise. Traduction Raphaël PETRUCCI
Pruniers entrecroisés, à l'imitation de la peinture de Tang P'ou-tche.

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Le Fils du Ciel mande Mei-kong à la cour

Mei-Kong avait commencé la carrière publique après avoir pris ses degrés et débuté comme sous-préfet titulaire de Li-Tch'êng, préfecture de Tsi-Nan, Shantong. Il occupait ce poste depuis plus de dix ans, et s'était toujours acquitté de ses fonctions avec intégrité et droiture, car il était de ceux qui, tout prêts, par aménité, à accepter un verre d'eau de leurs administrés, se feraient un scrupule de leur prendre même un demi-denier.

On parlait souvent alors de l'élévation de Lou-Tch'i, chef d'une faction toute-puissante, au poste de Premier ministre d'État. Les gens qu'on appelait de confiance aux affaires n'étaient plus que les hommes perfides et déshonnêtes, qui, pour se mettre à même de gagner à prix d'or et d'argent l'alliance des traîtres au pouvoir, écorchaient le pauvre peuple et le réduisaient à la plus cruelle nudité. Ceux qui sympathisaient avec le despote avançaient rapidement et atteignaient en quelques années aux plus hautes charges ; quant aux serviteurs probes et aimant la justice, non seulement ils restaient stationnaires, mais on cherchait encore à leur susciter quelque affaire compromettante afin de consommer leur perte. Combien il était triste de voir ces fidèles et loyaux sujets, les uns soumis à la dégradation, les autres condamnés à la peine capitale ! Qui pourrait dire le nombre de ceux qui perdirent la vie en ces temps de malheur !

Heureusement pour Mei-Kong, il avait encore de vieux amis et d'anciens camarades de promotion, dont plusieurs occupaient de hautes charges à la cour. C'est eux qu'il devait d'avoir pu garder son poste pendant ces quelques années ; sans l'influence de ces amis puissants, qui sait ce qu'il serait, comme de tant d'autres, advenu de lui ?

Lorsque Mei-Kong avait quelque loisir, il aimait à s'entretenir avec sa noble femme.

— Ces messieurs, lui disait-il souvent en parlant de ses amis, ont vaillamment gagné leurs degrés aux concours, et s'emploient de toutes leurs forces au service de l'État. Dans la carrière publique, on doit savoir renoncer à toute adulation envers ses chefs et, afin de payer de retour les bienfaits de l'empereur, ne songer qu'à prendre tendrement soin de son peuple. À qui veut par les flatteries intriguer pour son avancement, que d'or et de bijoux, que de choses précieuses ne faut-il pas, avant qu'il puisse atteindre aux postes élevés ! Car, soyez-en sûre, quiconque recherche par des présents les faveurs d'une faction despotique, y mettra des milliers et des milliers d'onces d'or avant de réussir à la rassasier ! Or, dites-moi, un pauvre lettré comme moi, qui, pour obtenir ses degrés, a dû, pendant quelque dix ans, étudier sans relâche dans les privations et la misère, où trouverait-il toutes ces richesses ? S'il veut, lui aussi, se mettre à faire sa cour aux grands, ne sera-t-il pas obligé d'écorcher le peuple et de lui soutirer, pour s'en enrichir, jusqu'à sa sueur et son sang ? Sans doute il obtiendra par ces moyens d'éclatantes promotions. Mais, s'il est facile d'opprimer le peuple, est-il personne qui saurait tromper le Ciel ? Ah ! ce bonnet de crêpe noir [insigne de ma charge], je ne le dois du moins qu'à mes longues veilles de pénibles études, aux hautes faveurs de l'empereur et à l'influence heureuse de mes ancêtres !

Ici, j'ai régénéré mon peuple en affermissant chez lui les relations sociales. Pourrais-je donc, à l'instar de ces fonctionnaires avides, briguer par des présents les faveurs de mes chefs et de cette faction puissante qui sert le despote ? Confiant dans les bénédictions du Ciel, j'ai pu ici, pendant quelques années, occuper une charge publique, administrer le peuple et remplir mes devoirs de fidèle citoyen. Eh ! quand il me faudrait renoncer aux emplois, ne pourrai-je, avec ma femme et mon fils, retourner dans mon pays natal, cultiver les quelques arpents de terre de mon maigre patrimoine et chercher le bonheur dans la retraite ?

C'est là encore le lot d'une existence entière. Mais, moi, Mei-K'ouei, faire la cour aux grands, acheter l'appui des traîtres au pouvoir, intriguer pour mon élévation ! Non, jamais je n'agirai ainsi contre ma conscience et la doctrine du Ciel ! Laissons faire les volontés d'en haut : nous n'y pouvons rien !

Kiai-tseu-yuan Houa Tchouan [Jieziyuan huazhuan]. Les Enseignements de la Peinture du Jardin grand comme un Grain de Moutarde. Encyclopédie de la peinture chinoise. Traduction Raphaël PETRUCCI.
Branche de prunier penchée portant des fleurs, à l'imitation de la peinture de Ting Ye-tang.

*

Le départ

Trois jours après, Mei-Kong se mit en route pour la Capitale. Déjà ses administrés avaient préparé l'habit et le parasol des dix mille peuples, et vinrent les lui présenter. La foule à genoux remplissait les rues ; le tumulte était au comble ; dans chaque maison, on avait allumé des cierges, et l'on brûlait des parfums ; partout on voyait des tablettes de longévité couvertes d'inscriptions. On présenta l'habit à Mei-Kong, et le parasol fut déployé.

— Mes chers amis, disait Mei-Kong, veuillez vous retirer et ramasser l'habit et le parasol ; il faut que je me rende maintenant au temple municipal pour y brûler les parfums.

Mais personne ne voulait le quitter, et il fut escorté en foule jusqu'au temple ; les bonzes sortirent pour le recevoir. Dès qu'il fut entré, il offrit les parfums et se prosterna devant les divinités du lieu ; après quoi, les notables le revêtirent de l'habit des dix mille peuples, changèrent ses bottes et lui présentèrent respectueusement trois tasses de vin. Pendant cette cérémonie, toute la foule, prosternée le front dans la poussière, pleurait et sanglotait ; c'était vraiment un spectacle touchant.

— Mes dignes amis, relevez-vous ! dit Mei-Kong, laissez-moi ici vous faire mes révérences et prendre congé de vous.

La foule lui rendit ses salutations et se prosterna le front contre terre :

— Vous nous brisez le cœur ! murmurait ce bon peuple.

Enfin, Mei-Kong monta en chaise et sortit de la ville.

Tous les bagages avaient été préparés d'avance par Mei-Paï, qui avait précédé son maître au pavillon des dix li. Là, se trouvaient également les autorités et les notables de la ville qui désiraient prendre congé de lui. Le peuple y avait préparé un festin d'une pompe extraordinaire ; tout le monde était là pour prendre part au banquet des adieux. Bientôt Mei-Kong parut ; [les notables] descendirent aussitôt du pavillon pour aller à sa rencontre. Dès qu'il les vit venir, quoiqu'encore fort loin d'eux, Mei-Kong descendit de sa chaise et, se plaçant sur le bord de la route, leur adressa une profonde révérence :

— Quel est donc, dit-il, le rang de votre indigne subordonné pour causer tant de dérangement à Vos Excellences, ainsi qu'à vous, vénérables maîtres ?

Les autorités s'avancèrent et lui prirent la main :

— Vénérable maître, firent-ils, vous allez prendre possession de votre nouvelle charge ; c'est le devoir de vos humbles cadets de vous faire les honneurs du repas des adieux. Où donc est le dérangement ?

Ils l'emmenèrent avec eux dans le pavillon. Mei-Kong ne pouvait faire autrement et force lui fut d'accepter trois tasses de vin, et de prêter l'oreille aux ardentes sollicitations de ces plats intrigants. Il se leva enfin pour les quitter et exprima à chacun d'eux ses remerciements ; puis, après avoir également accepté par respect trois tasses de la part des notables, il prit congé d'eux.

Alors vint le tour des délégués du peuple : prosternés jusqu'à terre et munis d'une bouillotte de vin, ils lui offrirent aussi les trois tasses d'honneur.

— Mes bons amis, leur dit Mei-Kong, relevez-vous ! je connais la sincérité de votre affection pour moi.

Et, à la vue de tout ce monde agenouillé pour le saluer dans la campagne, il dut prendre de nouveau et coup sur coup trois tasses de vin.

— Hélas ! mon bon peuple, s'écria-t-il, puis-je donc me séparer de vous ! Mais les volontés de l'empereur pèsent sur moi : il faut obéir ! Rentrez dans vos demeures, chers amis ; que chacun de vous honore et respecte ses parents, s'applique aux devoirs de son état, à l'agriculture ou à l'étude, et se garde de l'oisiveté ou de l'extravagance !

— Jamais nous ne manquerons à vos précieuses exhortations ! s'écria la foule.

Aussitôt, Mei-Kong, le visage trempé de larmes, se sépara de son peuple.

Kiai-tseu-yuan Houa Tchouan [Jieziyuan huazhuan]. Les Enseignements de la Peinture du Jardin grand comme un Grain de Moutarde. Encyclopédie de la peinture chinoise. Traduction Raphaël PETRUCCI.
Branches de prunier dans le soleil, à l'imitation de la peinture de Siu Hi.

*

L'aiguille d'or aux crabes de jade

Pour conclure la paix, les Barbares du Nord exigent de jeunes beautés, dont Mlle Hsing-Yüan, fiancée de notre héros Liang-Yü, le fils de Mei-Kong.
Le morne convoi s'est ébranlé.

La nuit approchait déjà lorsque le char parfumé arriva, accompagné de Tang-Kong et de sa suite. Le sous-préfet reçut les voyageurs le front dans la poussière, les fit immédiatement entrer dans la ville, et ce ne fut que lorsque Mlle Hsing-Yüan et ses compagnes eurent été installées dans l'hôtel, Tang-Kong et les deux jeunes gens introduits dans une maison voisine, que les autorités prirent congé des voyageurs et se retirèrent.

La nuit s'écoula.

Le lendemain, de grand matin, Mlle Hsing-Yüan, désirant envoyer du haut de la tour ses salutations lointaines vers son pays, pria le sous-préfet de faire préparer une table aux parfums sur le sommet du Tch'ong-T'aï. Le magistrat obéit ponctuellement à ses ordres et fit disposer tout avec soin. Alors, Hsing-Yüan monta dans son char parfumé, les jeunes filles dans les petites chaises, et, suivies de Tang-Kong et des deux jeunes gens à cheval, elles se dirigèrent lentement vers le couvent du Tch'ong-T'aï. Les bonzes, rangés en dehors de la porte principale, les reçurent et les introduisirent dans la grande salle, où, d'avance, l'encens et les cierges avaient été préparés. La jeune fille fut invitée à descendre de son char et vint faire ses offrandes devant la statue du dieu Fo ; ses compagnes l'imitèrent et se prosternèrent devant la divinité. Ces cérémonies terminées, Hsing-Yüan demanda si l'on avait disposé l'encens et les cierges au sommet de la tour.

— Tout y est prêt depuis longtemps, fut la réponse. Votre Altesse peut monter pour offrir ses sacrifices.

— Mesdemoiselles, dit Hsing-Yüan à ses compagnes, veuillez vous asseoir un instant ici ; je vais, la première, m'acquitter de mes salutations envers ma famille ; vous pourrez, ensuite, venir à votre tour.

Puis, s'adressant aux bonzes :

— Veuillez, ajouta-t-elle, interdire aux oisifs de monter sur le Tch'ong-T'aï.

Tang-Kong demeura en bas, et la jeune fille, accompagnée seulement de Mei-Pi et de Tch'ouen-Shêng, se mit à gravir la tour ; arrivée au pavillon du sommet, elle demanda à Liang-Yü :

— Dans quelle direction est situé mon pays natal ?

— Si vous voulez adresser vos salutations à votre pays, ma cousine, répondit Mei-Pi, c'est vers le sud-est que vous devez vous tourner.

La jeune fille s'avança donc, et, faisant face au sud-est, elle s'inclina profondément.

— Chers parents ! murmura-t-elle, de notre maison où vous êtes là-bas, daignez accepter les révérences que vous envoie d'ici votre enfant !

Ce devoir rempli, elle se releva, et, jetant les yeux sur Mei-Pi, malgré elle, elle se prit à pleurer ; la présence de Tch'ouen-Shêng la gênait pour parler, mais, tout à coup, elle trouva le moyen de l'éloigner.

— Mon frère, puis-je vous prier d'aller inviter ces demoiselles à monter ? lui dit-elle.

Tch'ouen-Shêng, qui l'avait comprise, se disait en lui-même :

— Ils voudraient tous deux se faire part de la douleur qu'ils éprouvent à se séparer, mais, gênés qu'ils sont par ma présence, ils n'osent ouvrir la bouche. Je vais descendre et rester un peu plus longtemps [qu'il n'est nécessaire], afin qu'ils aient le temps d'épancher leur chagrin.

Il sortit du pavillon et descendit.

Lorsqu'elle vit, de tous côtés, qu'il n'y avait plus de témoins, la jeune fille fondit en larmes.

— Mon cher époux, dit-elle à Mei-Pi, avez-vous quelque chose à me dire ? Profitez de ce moment, où nous sommes seuls, pour en instruire votre femme. C'est bien vainement, hélas ! que nous nous donnons ici le titre d'époux, puisque jamais nous ne le serons en réalité ! Mais, du moins, ne laissons pas échapper cette occasion qui nous est offerte à présent de nous parler sans témoins ; nous ne le pourrons dans un autre lieu.

Mei-Pi s'approcha d'elle :

— Chère cousine ! lui dit-il, je ne puis que me prosterner devant vous !

— À quel moment sommes-nous donc, cher époux, pour faire encore des cérémonies entre nous ? répliqua la jeune fille. Si vous avez quelque chose à me dire, hâtez-vous de parler.

Les yeux du jeune homme n'étaient plus qu'un flot de larmes.

— Que pourrais-je vous dire ? répondit-il ; je maudis la destinée cruelle qui m'interdit le bonheur de vous garder près de moi, attachés tous deux l'un à l'autre comme les fleurs jumelles d'une même tige, goûtant dans notre union un bonheur sans partage ! Respectant la folle affection que je vous ai vouée, de ma vie je ne me remarierai ! Puissé-je ainsi reconnaître les bienfaits que j'ai reçus de vous, chère cousine, ainsi que de mon beau-père et de ma belle-mère ! Quant à vous, dans les pays étrangers où vous allez, vous deviendrez forcément une reine : qu'alors mon souvenir ne vous attriste pas ! Pour moi, quand, vous ayant conduite sur la terre étrangère, il faudra vous dire adieu pour jamais, je ne sais, hélas ! comment je pourrai supporter votre absence ; ma triste vie sera bientôt brisée, je ne tarderai pas à descendre dans la tombe !

À ces paroles, la jeune fille, incapable de maîtriser son émotion, s'empara de la main de Mei-Pi ; ses sanglots débordèrent.

— Vous faites erreur, cher époux ! lui dit-elle. Par l'ordre de mes parents, j'ai été attachée à vous pour la vie : vivante, je suis membre de la famille des Mei ; morte, mes esprits appartiennent aux Mei ! Aussi, lorsque, dans quelques jours, j'arriverai au milieu des sables du Sha-mo, je me tuerai afin de reconnaître par ma fidélité les bontés de mon époux ! Pourrais-je donc subir la souillure aux mains des Barbares ! Du reste, les sages l'ont dit :

La jeune fille qui garde son honneur inspire plus de respect que le mont T'aï-Shan ;
Celle qui se souille est méprisable comme le duvet du cygne.

Pourrais-je donc laisser toute honte et toute pudeur, et jeter pour jamais l'ignominie sur le nom de mon père ! N'ayez donc plus à l'avenir d'autres soucis, cher époux : souvenez-vous-en, vous êtes un homme plein de noblesse et de dignité, l'héritier d'un renom littéraire de plusieurs générations ; votre noble père est tombé victime ignorée d'un ministre perfide, le Ciel le sait et en tiendra compte. Les anciens ne l'ont-ils pas dit : « Quiconque a souffert une grande infortune est sûr de jouir en retour de grands avantages ! » En attendant, restez dans la maison de mes parents, supportez patiemment vos chagrins, livrez-vous avec diligence à l'étude ; et si, un jour, vous avez l'honneur de voir votre nom inscrit sur la liste d'or, accomplissez la vengeance de votre père !

À ces paroles désolantes, les deux jeunes gens se jetèrent dans les bras l'un de l'autre et sanglotèrent amèrement. Au milieu de ses pleurs, la jeune fille porta la main à ses cheveux, et, en détachant une aiguille d'or, ornée de crabes de jade, elle la présenta des deux mains à Liang-Yü :

— Cette aiguille, dit-elle, est le bijou favori de votre femme : je vous en fais présent, cher époux ! Gardez-la bien précieusement, et lorsque je ne serai plus, si vous pensez à moi, jetez les yeux sur cette aiguille et figurez-vous me voir encore. Ô mon époux ! Bientôt, quand vous serez comblé de distinctions, rappelez-vous les paroles que votre femme vous adresse aujourd'hui sur cette tour, en se séparant de vous !

Et de sa bouche s'échappèrent les quatre vers qui suivent :

L'époux au sud, l'épouse au nord, l'étendue des deux bientôt nous séparera !
Puisse mon époux entrer au palais de Diane et revêtir le manteau de satin et de zibeline !
Aux confins de la terre Fleurie des Hsia, se briseront nos liens d'hyménée :
C'est en vain que les deux amants voudraient franchir ensemble le pont Azuré !

Mei Liang-Yü reçut l'aiguille ; mais, sans prendre le temps de l'examiner, il souleva son chapeau et la piqua dans ses cheveux pour l'y cacher.

— Ma chère cousine, dit-il, vous qui m'avez donné aujourd'hui tant de preuves d'amour, vous me faites don en outre de cette aiguille ! Vous me comblez de faveurs inestimables ! Il faut donc, dès cet instant, nous quitter pour jamais : en vérité, c'est, tout vivant, m'arracher les entrailles ! Mais, puisque voir, m'avez aujourd'hui montré tant d'affection, je veux à mon tour vous réciter quelques vers vulgaires, que vous garderez comme un souvenir de ces derniers instants !

Et, sur-le-champ, il improvisa les vers suivants :

Elle est en selle sur son coursier et parcourt une route sans fin :
Disant à jamais adieu à la terre du Milieu, elle s'en va revêtir la zibeline des Barbares.
Quand le fleuve limitrophe nous aura séparés, nous ne pourrons plus nous parler de notre amour:
Comment, hélas ! pourrait-il nous être donné de franchir ensemble le pont-des-Pies ?

Après cet échange de poésie, les deux jeunes amants continuèrent longtemps encore à causer tendrement en confondant leurs larmes.

Mille sentiments de douleur et de haine contre le traître s'agitent au fond de leur cœur ;
Avec hésitation et à la dérobée, ils improvisent encore des vers passionnés.
En vain, dans leur amour, voudraient-ils se dire le chagrin de la séparation !
Mille générations verseront des pleurs en lisant leur touchante histoire !

Extrait de Kiai-tseu-yuan Houa Tchouan [Jieziyuan huazhuan]. Les Enseignements de la Peinture du Jardin grand comme un Grain de Moutarde. Encyclopédie de la peinture chinoise. Trad. R. Petrucci.
Extrait de : Kiai-tseu-yuan Houa Tchouan [Jieziyuan huazhuan]. Les Enseignements de la Peinture du Jardin grand comme un Grain de Moutarde. Encyclopédie de la peinture chinoise. Traduction et commentaires par Raphaël PETRUCCI.

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Sur la route, Hsing-Yüan monte sur le pic

On se trouva bientôt au milieu de sentiers tellement escarpés et glissants, d'herbes et de lianes si étroitement entrelacées, que les voyageuses n'avaient pas un instant pour regarder le paysage. Enfin, après une pénible marche, on arriva sur le sommet tranchant du pic. Là, les femmes tartares laissèrent à elle-même Hsing-Yüan, qui se trouva comme au centre d'un vaste horizon. Toute la troupe s'empressa à l'instant de baisser la tête avec curiosité vers le pied de la montagne.

C'est un pic effilé dont les mille côtes superposées s'élancent de toutes parts comme des glaives acérés ; le camp avec ses bannières, ses étendards et ses tentes déployées, n'apparaît plus, dans la distance, que comme un point microscopique. En se tournant vers l'autre versant, on découvre un gouffre sans fond, au bord duquel rampent d'étranges serpents et de formidables dragons ; le bruit des torrents retentit comme les mugissements du taureau ou les grondements du tonnerre ; leur blanche écume jaillit vers le ciel. Les bords de l'abîme, aux pics monstrueux, aux roches effrayantes, semblent comme hérissés de glaives ; un vent mystérieux gémit ainsi qu'une plainte, un souffle de mort passe en tourbillonnant.

La jeune fille, à ce spectacle, sentit le cœur lui manquer ; elle fondit en larmes :

— Ah ! moi, Tch'ên Hsing-Yüan, se dit-elle, j'ai dû être bien coupable dans mon existence antérieure pour être soumise aujourd'hui à tant d'adversités ! Si j'étais restée dans ma terre natale, aurais-je eu à contempler jamais un pareil pays de désolation !

Tout à coup, au milieu de son chagrin, les paroles que lui a adressées la princesse Tchao-Kün, dans le rêve de la nuit précédente, lui reviennent à la mémoire.

— Persévère, m'a-t-elle dit, et tu seras rendue à ton époux, tous les membres de ta famille seront de nouveau réunis. Mais, j'y songe, nous sommes déjà loin du Yên-mên, nous arrivons bientôt dans les sables du Sha-mo : comment, hélas ! pourra venir encore le jour de notre réunion ? Moi, l'épouse de Mei Liang-Yü, devenir la femme d'un Barbare ! Non, jamais ! Mieux vaut me précipiter dans ce gouffre ! J'y trouverai du moins une retraite tranquille et solitaire, et les os de mon corps, exilés du milieu des hommes, ne seront jamais exposés aux regards du passant !

À ces réflexions, ses yeux, malgré elle, s'inondent de larmes.

— Ô mon père ! ô ma mère ! murmure-t-elle tout bas.

Puis elle ajoute :

— Ô mon époux ! aujourd'hui, ta femme, en ce lieu, sacrifie sa vie à sa fidélité ! Pendant cette existence, je n'ai pu partager avec toi la couche de l'hyménée et goûter à tes côtés un bonheur sans mélange ! Mais, morte, je veux que mes esprits s'en aillent à ta recherche jusqu'aux confins de l'empire et te révèlent en songe mon amour !

En ce moment, les pensées de son cœur lui brûlent le sein et lui consument les entrailles. Le visage noyé de larmes, elle se tourne tout à coup vers ses compagnes :

— Mesdemoiselles ! s'écrie-t-elle, moi, Tch'ên Hsing-Yüan, je ne puis plus longtemps vous tenir compagnie ! Adieu !

Et, s'avançant d'un pas vers le gouffre, elle prend son élan pour sauter...

— Mademoiselle ! que faites-vous ? s'écrie Ts'ouei-'Houan.

Mais, avant qu'elle ait pu s'approcher pour la retenir, Hsing-Yüan a bondi dans l'abîme et disparu !..

Les suivantes et les femmes tartares sont glacées d'une telle épouvante, que leur visage se couvre d'une pâleur mortelle ; puis, elles se mettent à se jeter le blâme les unes aux autres.

Néanmoins, il fallut songer au retour ; on redescendit précipitamment la montagne, et les femmes tartares coururent porter la nouvelle aux cinq officiers.

— La princesse n'est plus ! elle s'est précipitée dans un abîme !

Kiai-tseu-yuan Houa Tchouan [Jieziyuan huazhuan]. Les Enseignements de la Peinture du Jardin grand comme un Grain de Moutarde. Encyclopédie de la peinture chinoise. Traduction Raphaël PETRUCCI.
Peinture de Yang Long-yeou.

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