Lao-seng-eul et San-iu-leou
LAO-SENG-EUL
[Le vieillard qui obtient un fils], comédie chinoise [de Wou-han-tchin (A. Bazin)]. La 22e pièce du répertoire Youên-jîn-pĕ-tchong.
SAN-IU-LEOU, ou Les trois étages consacrés
Conte moral
Traduits du chinois en anglais, par J. F. DAVIS ; et de l'anglais en français, par André BRUGUIÈRE DE SORSUM (-1823).
Rey et Gravier, libraires, Paris, 1819, 276 pages.
Arguments
Extraits du Lao-seng-eul : La tristesse d'In-sun - La douleur de Lieou
Extrait du San-iu-leou : Le lecteur saura tout cela, s'il veut se donner la peine de le lire
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LAO-SENG-EUL
(par J.-P. Abel-Rémusat)
Sie-tseu ou prologue. Un vieillard de Toung-phing-fou, nommé Lieou-thsoung-chen, a ramassé une grande fortune dans le commerce ; sa conscience lui reproche les moyens dont il s'est servi pour
l'acquérir ; le ciel l'en punit cruellement ; il a soixante ans ; sa femme Li en a cinquante-huit ; il n'a qu'une fille qui est mariée, et un neveu, fils de son frère, qui porte le même nom de
famille que lui : mais tout le monde dans sa maison est conjuré contre ce neveu ; sa femme, sa fille, et surtout son gendre. On craint que le vieillard ne veuille laisser son bien à cet héritier
du nom de sa famille. La femme oblige son mari à le chasser de chez lui : le pauvre neveu est renvoyé sans pitié. Le vieillard, à la sollicitation de sa femme, remet toutes ses clefs à son
gendre, et lui abandonne la direction de son bien. Tout le monde est content, excepté le neveu, qui se trouve réduit à la misère. Le vieillard, prêt à partir pour la campagne, annonce à sa femme
la grossesse de Siao-meï, sa seconde femme, et demande avec instance d'être informé tout de suite du sexe de l'enfant qu'elle lui donnera.
Au premier acte, le gendre déplore son malheur de se voir privé de l'héritage sur lequel il avait compté... La jeune femme le console ; elle lui propose de feindre que Siao-meï a pris la fuite
avec un autre homme. Cette feinte est adoptée ; on en parle à la dame Li, et tous trois vont à la campagne trouver Lieou-thsoung-chen. Celui-ci refuse d'abord d'ajouter foi à son malheur ; il
croit qu'on lui prépare une surprise : mais, quand il est enfin persuadé, il se livre à son désespoir, et prend la résolution de distribuer des aumônes pour apaiser le ciel, dont la colère le
poursuit.
Le second acte commence par la distribution des aumônes, que le gendre du vieillard est chargé de faire dans le temple de Khaï-youan. Une scène de mendiants placée en cet endroit est égayée par
quelques tours de fourberie dont ces sortes de gens ont coutume d'user. Le neveu de Lieou-thsoung-chen vient ensuite pour avoir sa part de la distribution ; il est repoussé durement par le
gendre, accueilli avec tendresse par son oncle, mais chassé de nouveau sur les instances de sa tante. Le vieillard le congédie, en lui recommandant d'être exact à remplir ses devoirs sur les
tombeaux de ses ancêtres...
Dans [le troisième acte], la scène est au milieu des tombeaux. La fille de Lieou-thsoung-chen voudrait aller pratiquer les cérémonies accoutumées sur ceux de sa famille ; mais son mari l'en
éloigne pour la conduire à la sépulture de la sienne. Le neveu vient ensuite, et, dans un monologue tout à fait touchant, il exprime ses sentiments aux ombres de ses ancêtres, et témoigne le
regret de ne pouvoir, à cause de la pauvreté où il est réduit, orner leurs tombes suivant son désir. Quand il est éloigné, Lieou-thsoung-chen et sa femme arrivent à leur tour. Ils savent que leur
fille et leur gendre sont partis avant eux, avec les gâteaux, les victimes et le vin chaud destinés aux offrandes : mais tout cela a été porté aux tombeaux de la famille de leur gendre. La faible
offrande de leur neveu n'est point aperçue. Lieou-thsoung-chen déplore l'abandon où sont les sépultures ; et cette image redouble sa douleur, en lui présageant le sort qui attend sa tombe et
celle de sa femme. Celle-ci s'attendrit peu à peu ; et le résultat de cette scène, est que la dame Li accueille avec joie son neveu, qui revient pour achever les rites qu'il avait commencés. Le
gendre et la fille, qui viennent ensuite pour la cérémonie, sont très mal reçus par la dame Li, qui les congédie à leur tour, et les force de rendre les clefs qui leur avaient été confiées.
Au quatrième, on célèbre le jour de la naissance de Lieou-thsoung-chen. Le neveu, devenu intendant de la maison, reçoit son cousin comme il en a été reçu, et lui rend dans les mêmes termes
l'accueil qui lui a été fait. Le vieillard lui-même refuse longtemps de recevoir les félicitations de son gendre et de sa fille. Mais celle-ci a un moyen sûr de se réconcilier avec son père :
elle fait entrer Siao-meï, que depuis trois ans elle avait tenue cachée, ainsi que le fils auquel cette dernière avait donné le jour... Le vieillard, transporté à la vue de son fils, passe
aisément sur tout ce qu'il y a d'irrégulier et d'invraisemblable dans cette manière d'agir ; il exprime le bonheur qu'il éprouve de se voir au milieu de sa fille, de son neveu et de son fils, et
partage en leur faveur son bien en trois parties égales :
— Le ciel m'a su gré des aumônes que j'ai distribuées, dit-il en finissant, et, pour me récompenser, il m'a donné un fils dans ma vieillesse.
On pense bien que, par cette analyse, nécessairement aride et décharnée, je n'ai pas espéré faire partager l'intérêt que ce drame m'a inspiré à la lecture ; mais il m'a semblé que c'était le
moyen le plus court et le plus sûr de faire juger la conduite d'une pièce chinoise.
SAN-IU-LEOU, ou Les trois étages consacrés
Le jardin et le pavillon sont vendus avant d'être achevés. Les acheteurs avides désirent de
posséder la propriété entière.
N'étant ni un voleur, ni un receleur de vols, il arrive tout à coup à la possession d'un trésor considérable. La maison et ceux qui l'habitent retournent à leur premier maître.
Un personnage bienveillant conçoit le projet de mettre dans l'embarras l'homme avare et envieux. L'équitable magistrat s'efforce avec diligence d'éclaircir un cas douteux.
Dans un monologue tout à fait touchant, In-sun exprime ses sentiments aux ombres de ses
ancêtres.
Depuis le jour où mon oncle m'a donné deux pièces d'argent, j'ai continué à vivre dans les
environs des poteries. Voici maintenant le Tsing-ming, et les personnes de tous les rangs, les grands et les petits, viennent accomplir les rites sacrés sur les sépultures de leurs ancêtres. Mon
oncle m'a dit : « In-sun, si vous honorez avec exactitude les tombeaux de vos pères, dans un an ou deux vous deviendrez riche. » — Certainement il a caché ici quelque trésor ! Ah, lorsque je
pense que mes ancêtres, outre mon père et ma mère, reposent dans ces tombeaux, il serait étrange que j'attendisse un ordre de mon oncle pour venir les honorer. Quoique pauvre, je n'en ai pas
moins étudié, et je ne saurais par conséquent ignorer l'importance de ce devoir essentiel. J'ai été chez le marchand de papier, et je me suis procuré, en chantant, un peu de papier doré. J'ai
aussi obtenu ailleurs cette demi-cruche de vin et ce gâteau. Ainsi, je n'ai point négligé les avis de mon oncle ; j'ai emprunté cette bêche d'un voisin, et je vais maintenant accomplir les
cérémonies d'usage ; je brûlerai ce papier, je bêcherai la terre autour des tombeaux, je ferai les oblations et remplirai ainsi tous les devoirs filiaux.
Tout en méditant, je suis, je le vois, arrivé enfin parmi les sépultures ; ah, Lieou-tsoung-chen, quelle que soit votre opulence, où est le fils qui viendra visiter la vôtre ? (Il fait ses
adorations.) O vous parents de mon père, votre vie étant terminée, soyez immortels après votre mort ! Je fais cette oblation à vos ombres ! Mon père et ma mère, c'est ici que vous reposez, et
moi, votre enfant, je réfléchis que, durant votre vie, vous avez, au désavantage de mon oncle et de ma tante, détourné sur vous seuls la tendresse partiale de mon grand-père et de ma grand'mère ;
maintenant vous n'êtes plus, et toutes les fâcheuses conséquences de votre conduite retombent sur moi, O mes parents ! pourquoi répétai-je maintenant cette maxime ? : « Ne dissipez pas
entièrement ce que vous possédez, et conservez-en une portion sur dix pour vos enfants. » Je la répète, parce que vous avez tout dissipé, et que j'en souffre cruellement aujourd'hui. « Mais dans
un an ou deux je deviendrai riche. » En ce moment je ne puis faire autre chose que de jeter un peu de terre fraîche sur vos tombeaux ! Je ressemble à cet instrument de fer que je tiens entre mes
mains : mais le caractère de ma tante est si rude, que lors même que je serais formé de fer ou de pierre, je ne pourrais m'empêcher de me plaindre d'elle. Ils ont confié à Tchang-lang le soin de
leur maison, et moi, ils m'envoient travailler et creuser la terre.
Eh bien, c'est fait, je l'ai remuée cette terre, et je puis maintenant faire mes oblations. Cependant, si j'offre ce gâteau aux seules ombres de mon grand-père et de ma grand'mère, celles de mes
autres parents n'auront rien. Que faire pour les empêcher de se disputer ? Oh, rien n'est plus facile ! je vais couper ce gâteau en deux parts, et je les offrirai aux uns et aux autres. Après
avoir répandu le vin, brûlé le papier et fini les oblations, je dois manger le reste de ces provisions ! Contemplez l'homme riche cent cinq jours après le solstice d'hiver, voyez avec quelle
magnificence il accomplit les rites des tombeaux ! Hélas, seul, je suis pauvre et dépourvu de tout. Je ne puis entasser sur les sépultures de mes ancêtres les jambons fumés, les viandes exquises
et les vins précieux ; je n'ai que cette bêche de fer pour remplir mon devoir ! Ah, ce vin est trop froid pour être bu ; il faut que j'aille le faire chauffer dans quelque chaumière du voisinage.
J'y cours, et je reviendrai dans un moment.
Lieou et sa femme arrivent à leur tour devant les tombeaux de leurs ancêtres. Devant la
douleur du vieillard voyant l'abandon des sépultures, Li-chi s'attendrit peu à peu, dans cette scène "très bien filée, fort intéressante, et écrite d'un style très propre au sujet"
(Rémusat).
LIEOU : Le Tsing-ming commence aujourd'hui, et nous venons visiter les tombeaux de nos
pères. Femme, notre fille et son mari ne sont-ils pas partis avant nous ?
LI-CHI : Ils nous ont précédés depuis longtemps. Déjà la tente doit être dressée, les moutons doivent être tués ; les gâteaux, les jambons, toutes les offrandes sont sans doute préparées, et le
vin est chauffé. Les ombres de nos ancêtres et de nos parents n'attendent plus que nous. Nous allons brûler le papier parfumé, et nous mangerons ensuite le reste des offrandes.
LIEOU : Je crains que nos enfants ne soient point encore ici.
LI-CHI : Je vous répète qu'ils sont partis avant nous.
LIEOU : Mais croyez-vous qu'ils soient en effet arrivés ?
LI-CHI : Depuis longtemps sans doute.
LIEOU : Marchons donc. Ah, ne vous apercevez-vous pas que, dans le feu de notre conversation, nous avons déjà dépassé les tombeaux ? Les voilà certainement ; approchons-nous.
LI-CHI : C'est vrai il faut revenir sur nos pas.
LIEOU : Nous y voici. Mais je n'aperçois aucune tente ! Je ne vois ni moutons, ni gâteaux, ni vin ! Aucune offrande n'est prête ! Ah, quel sera donc le sort des ombres de nos pères ?
LI-CHI : Je crains que nos enfants ne se soient arrêtés en chemin.
LIEOU : Femme, autrefois vous n'auriez pas été si confiante.
LI-CHI : En vérité, ils m'ont bien trompée.
LIEOU : Hélas, l'aspect de ces tombeaux est fait pour affliger !
(Il chante.) Voyez les épines et les ronces sortir de ces murs de briques et de terre, couvrir les cercueils et envahir le lieu des offrandes. Où sont les arbres lo-yang et pe-yang ? (Il
parle.)
Mais il me semble que quelqu'un a visité récemment cet endroit.
(Il chante.) Qui peut y être venu ? Est-ce mon gendre, ma fille, mon neveu, ou quelque parent plus éloigné ? Quelle désolation règne ici ! La terre marécageuse n'a reçu ni la saveur des
offrandes, ni les parfums du thé ou du vin ! A peine a-t-elle été remuée. On n'y a point brûlé de papier, ni versé seulement une demi-tasse de vin chaud. (Il parle.)
Cependant quelqu'un est venu ici il y a peu d'instants, et en est reparti.
LI-CHI : Oh, si quelqu'un y est venu, ce ne peut être qu'un pauvre misérable.
LIEOU : (Il chante.) Lui et moi le sommes donc également ! Les longues pluies qui sont tombées naguère ont sans doute empêché bien des gens de se rendre ici, et c'est ce qui fait que l'herbe y
est si longue. Ah, quand goûterai-je le bonheur de me voir revivre dans un fils ? Chaque jour le bétail immonde viendra brouter sur nos tombeaux ! Où placera-t-on les tigres et les chèvres de
pierre ? (Il parle.)
Femme, puisque nos enfants ne sont point arrivés, commençons nos adorations sans eux.
LI-CHI : Vous avez raison. Nous autres vieilles gens, commençons en les attendant.
LIEOU : Tournez-vous d'abord de ce côté.
LI-CHI : Qui sont ceux qui reposent ici ?
LIEOU : Les parents de mon père.
LI-CHI : Parents du père de mon époux, versez sur notre famille votre influence favorable. Parents du père de mon époux, puissiez-vous bientôt monter dans les célestes demeures !
LIEOU : Passons à ceux-ci maintenant.
LI-CHI : Qui est enterré là ?
LIEOU : Mes propres parents.
LI-CHI : Parents de mon époux, votre vie étant terminée, soyez immortels après votre mort !
LIEOU : Par ici à présent.
LI-CHI : À qui appartiennent ces tombeaux ?
LIEOU : A mon frère et à sa femme ; au père et à la mère d'In-sun.
LI-CHI : Quoi, c'est là qu'ils sont déposés ! C'est à tort que vous m'ordonnez de rendre hommage à des inférieurs ; je suis trop au-dessus d'eux, pour faire des oblations sur leurs tombes.
LIEOU : Pendant leur vie, sans doute, ils étaient au-dessous de vous ; mais maintenant ils n'existent plus ! Ah, dites seulement : « Votre vie étant terminée, soyez immortels après votre mort ! »
Pour l'amour de moi, ma femme, prononcez cette formule.
LI-CHI : Hé bien donc je vais obéir ! (A part.) O vous, les deux plus jeunes de la branche des Lieou, prêtez-moi l'oreille du fond de vos sépultures ! Souvenez-vous que pendant que vous viviez,
vous nous avez fait du tort en abusant de la partialité de votre père et de votre mère ; cependant le terme le plus court vous est échu en partage, et maintenant vous avez quitté la vie, laissant
derrière vous ce misérable In-sun qui obsède constamment notre porte. Puisse-t-il bientôt être estropié ou tué en chemin ! Puissé-je le voir foulé aux pieds et écrasé !
LIEOU : Aurez-vous bientôt fini de prier ?
LI-CHI : A peine ai-je eu le temps d'ouvrir la bouche.
LIEOU : Femme, où serons-nous enterrés nous-mêmes dans cent ans d'ici ?
LI-CHI : J'ai fait choix d'une place sur le sommet de cette colline. Voyez les grands arbres qui l'ombragent comme autant de parasols. C'est là que nous reposerons dans cent ans d'ici.
LIEOU : Je crains que nous ne puissions être enterrés là.
LI-CHI : Pourquoi donc ?
LIEOU : Je vous dis que cela ne se pourra pas. C'est ici qu'on nous mettra.
LI-CHI : Ici ? — Mais c'est un endroit humide, bas et triste ; je n'y consentirai jamais. Non, non, c'est là-haut, vous dis-je.
LIEOU : (Il chante.) Hélas, nous sommes semblables à deux colonnes ruinées, et nous n'avons ni fils, ni petit-fils pour nous soutenir. Dans cent ans d'ici, lorsque nos corps seront profondément
ensevelis, en vain nos tombes seront-elles convenablement orientées, nous n'en reposerons pas moins dans ce lieu de désolation. Au temps des oblations, le 1er et le 15 du mois, qui est-ce qui
viendra les yeux en pleurs orner nos sépultures de papier doré, et brûler de l'encens en notre honneur ? (Il parle.)
Femme, c'est seulement parce que nous n'avons point de fils que nous ne pourrons pas être enterrés où vous le dites.
LI-CHI : Point de fils, dites-vous ? N'avons-nous pas un gendre et une fille ?
LIEOU : Ah ! je n'y pensais pas. Allons, puisque nos enfants n'arrivent point, causons un peu ensemble, et dites-moi, je vous prie, quel est mon surnom.
LI-CHI, à part : Sûrement ce vieux bonhomme perd la raison à mesure qu'il avance en âge ; voila qu'il a oublié son surnom ! (Haut.) Votre surnom est Lieou, et on vous appelle
Lieou-youan-waï.
LIEOU : Ah, mon surnom est Lieou, et on m'appelle Lieou-youan-waï ! C'est fort bien ? et quel est le vôtre ?
LI-CHI : Le mien est Li.
LIEOU : Le votre est Li, et le mien est Lieou ; et dites-moi : comment êtes-vous entrée dans ma famille ?
LI-CHI : Vraiment est-ce que vous l'ignorez ? Eh à quoi ont servi les visites, les témoins, les fêtes et les présents de mariage, si ce n'est à faire de moi votre femme légitime, et à m'admettre
dans votre famille ?
LIEOU : Ceux qui vous rencontrent vous appellent-ils madame Lieou, ou madame Li ?
LI-CHI : (A part.) Il devient tout à fait stupide ! (Haut :) « Si j'épouse un oiseau, il faut que je vole après lui ; si j'épouse un chien, je dois le suivre à la course ; si j'épouse une motte
de terre abandonnée, il faut que je m'asseye à côté d'elle, et que je la garde. » Vous et moi durant notre vie, nous partageons le même lit, et après notre mort nous aurons le même tombeau.
J'appartiens tout à fait à votre famille, pourquoi donc m'appellerait-on madame Li ?
LIEOU : Oui, il me semble en effet que vous êtes de ma famille mais quel est le surnom de notre fille ?
LI-CHI : Son surnom est aussi Lieou. On la nomme Lieou-in-tchang.
LIEOU : Comment s'appelle votre gendre ?
LI-CHI : Tchang. Il s'appelle Tchang-lang.
LIEOU : Femme, permettez-moi de vous demander si, dans cent ans d'ici, notre fille sera déposée dans les tombeaux des Lieou ou dans ceux des Tchang ?
LI-CHI : Elle sera enterrée dans ceux des Tchang. (Après un moment de réflexion :) Oh pourquoi pensez-vous à tout cela ? Hélas, il n'est que trop vrai, n'ayant point de fils, nous sommes
réellement sans soutiens.
LIEOU : Vous me comprenez à la fin.
LI-CHI : Qu'il serait heureux que quelqu'un de notre famille vînt visiter ces tombeaux !
Lorsque le fils de Iu-sou-chin fut parvenu à l'âge de dix-sept ou dix-huit ans, il obtint à
l'improviste un titre littéraire. Son nom était Iu-tseu-chin, et son surnom Ke-wou. Il fut créé hian, et ayant été choisi pour aller à Péking, il fut élevé à l'office de tchang-ko. Il avait de la
vertu et de la franchise, et il devint le favori de l'empereur Tsoung.
Lorsque sa mère eut atteint un âge avancé, il demanda la permission de se retirer de la cour pour aller soigner sa vieillesse. Comme il approchait du terme de son voyage, il aperçut une femme
qui, tenant un mémoire à la main, s'agenouillait sur les bords du canal, et s'écriait :
— Je supplie le seigneur Iu de recevoir et d'examiner ceci.
Ke-wou lui fit dire d'entrer dans son bateau, et prenant le papier, il le parcourut. C'était une pétition dressée au nom de l'époux de cette femme, par laquelle il le suppliait de le recevoir lui
et sa famille sous sa protection, et de les accepter pour esclaves. Ke-wou lui dit :
— Vous me paraissez être d'une bonne famille, qui peut vous porter à rechercher ainsi ma protection ? Pourquoi votre mari ne se montre-t-il pas lui-même, et vous expose-t-il, vous qui êtes une
femme, à courir les chemins, et à les faire retentir de vos cris ?
La femme répondit :
— Il est vrai, je descends d'une famille ancienne. Mon beau-père durant sa vie était possédé de la manie d'acheter des terres, et il s'efforçait constamment d'ajouter à ses propriétés toutes
celles qui en étaient voisines. Ceux qui les lui vendaient ne s'en défaisaient point volontiers, et ils le détestaient au fond de leurs cœurs. Les temps lui furent favorables presque jusqu'à la
fin, et il n'eut aucun sacrifice important à faire pour conserver sa fortune. Il était ailleurs homme de rang, et lorsqu'un mandarin lui en voulait pour quelque chose, il savait l'apaiser au
moyen d'un peu d'argent. Mais cette prospérité commença à s'altérer, et mon beau-père mourut. Son fils, mon mari, était jeune et ne possédait aucun titre. Les persécuteurs de l'orphelin et de la
veuve l'assaillirent en masse, et tous l'accusèrent auprès du hian ; dans le cours d'une seule année, il eut un grand nombre de procès à soutenir, qui lui enlevèrent la meilleure moitié de sa
fortune. Maintenant il gémit sous le poids d'un malheur plus grand encore. Il est en prison, et ce n'est pas l'argent qui peut l'en tirer ; un personnage puissant peut seul opérer sa délivrance,
Si un tel protecteur daigne se charger de son affaire et la traiter comme si elle le concernait lui-même, il pourra alors recouvrer sa liberté. Votre seigneurie peut donc seule nous secourir
aujourd'hui, d'autant plus que cette affaire la regarde elle-même. Elle appartient à votre seigneurie autant qu'à mon époux. Voilà pourquoi il s'est décidé à vous écrire et à me commander de
venir au-devant de vous pour mettre sous votre protection nos personnes et nos propriétés. Il ne nous reste qu'à supplier votre seigneurie de ne pas les rejeter comme indignes d'elle, et de les
accepter le plutôt possible.
Ke-wou ne put, en l'écoutant, dissimuler sa surprise.
— Dans quelle affaire, dit-il, puis-je être mêlé avec vous ? Sans doute que, pendant mon absence, mes esclaves complotant avec vous et avec votre mari, ont par quelque machination secrète tenté
de m'envelopper dans ce malheur. Voilà ce qui vous oblige maintenant à recourir à ma protection. Dois-je recevoir des étrangers chez moi ? les reconnaître comme membres de ma famille, et en les
protégeant, me rendre coupable moi-même d'une extension injuste de pouvoir ?
La femme répliqua :
— Vous ignorez ce dont il s'agit. Au milieu de l'emplacement de notre propriété est un bâtiment élevé, connu sous le nom des trois étages consacrés. Il vous appartenait autrefois, et il
nous a été vendu postérieurement. Nous en avons joui durant plusieurs années de suite sans inquiétude ; mais dernièrement un ennemi qui nous est inconnu adressa tout à coup à l'autorité une
dénonciation, portant que mon mari appartenait à une troupe de voleurs, et que depuis trois générations, notre famille n'avait grandi que par le brigandage ; qu'il y avait un trésor considérable
divisé en vingt portions, et caché sous les trois étages consacrés, et que, lorsqu'il aurait été déterré, on en apprendrait les particularités. Le mandarin après avoir lu ce mémoire, s'empressa
d'envoyer chez nous une troupe d'archers pour opérer cette recherche, et à la grande surprise de tout le monde, ils trouvèrent en effet sous le plancher un trésor tel qu'il avait été indiqué. Mon
mari fut aussitôt arrêté et conduit par devant le tribunal du mandarin. On le traita comme receleur, on le bâtit et on lui donna la torture pour lui faire découvrir ses complices et le reste de
ce qu'ils pouvaient avoir volé.
C'est en vain que mon époux essaya d'arranger cette affaire, il ne put ni l'expliquer ni se justifier. Cet argent, il est vrai, ne lui appartenait pas, mais il ne pouvait dire d'où il était venu.
Les circonstances ne lui étant pas connues, comment pouvait-il en expliquer la cause ? La seule consolation que nous eussions, c'est qu'il ne se présentait personne pour le réclamer. Cependant le
mandarin fit emprisonner mon mari, et il n'a point encore prononcé sur son sort. Après de mûres réflexions, mon mari a pensé que cette maison appartenant autrefois à votre famille, il était
possible que votre grand-père y eût enfoui ce trésor, et que votre père ignorant son existence, n'eût point cherché à le retirer de la terre. Ainsi, ce qui devait profiter à quelqu'un, est devenu
pour nous une source de malheurs.
Nous ne discutons point en ce moment la vérité ou la fausseté de cette conjecture ; nous supplions seulement votre seigneurie de réclamer ce trésor et d'en disposer. Par là elle peut rendre mon
mari à la vie, en l'arrachant des bras de la mort. Après que nous aurons été sauvés par votre seigneurie, il sera tout simple que nous lui fassions hommage de notre propriété. Nos jardins, notre
maison furent l'ouvrage de son père, il est juste qu'ils reviennent à la famille de leur auteur. Nous y renoncerons sans aucune peine, et nous nous croirons heureux, au contraire, si votre
seigneurie veut bien ne pas dédaigner nos offres.
Ke-wou en écoutant ces paroles, sentit naître en lui quelques soupçons ; il répondit donc :
— Ma famille a de tout temps observé comme règle de conduite, de ne point contracter d'obligations envers les personnes d'un rang inférieur. Je n'ai rien à vous dire pour le moment sur l'offre
que vous me faites de vous donner à moi. Il est vrai que le jardin et la maison que vous possédez appartenaient autrefois à ma famille ; mais elle en a disposé avec toutes les formes légales, et
vos parents ne les ont point dérobés. Si donc je veux les recouvrer, il faut que je vous restitue le prix de l'acquisition que vous en avez faite. C'est là la seule manière de procéder, et il
n'existe aucune raison qui puisse faire que vous me les rendiez pour rien. Quant au trésor, je reconnais n'y avoir aucun droit, et il ne me convient pas de le réclamer. Retirez-vous maintenant,
et attendez chez vous que j'aie eu une entrevue avec le hian. Je l'inviterai à examiner soigneusement cette affaire, afin de pouvoir prononcer un jugement équitable. Si l'accusation n'est point
fondée, votre mari recouvrera sa liberté, et sans doute on ne le mettra pas à mort injustement.
A ces mots la femme se réjouit extrêmement, et après lui avoir fait mille remercîments, elle partit.
Le lecteur ignore encore d'où le mal était provenu, et si la vérité fut ensuite connue. Il saura tout cela dans le chapitre suivant, s'il veut se donner la peine de le lire.