Théâtre chinois

Pièces de théâtre, traduites et annotées par Antoine BAZIN (1799-1863). Imprimerie Nationale, Paris, 1838, LXIV + 412 pages.

  • Tchao-meï-hiang, ou les Intrigues d'une soubrette, comédie composée par Tching-Té-hoei.
  • Ho-han-chan, ou la Tunique confrontée, drame composé par Tchang-Koue-pin, courtisane chinoise.
  • Ho-lang-tan, ou la Chanteuse, drame (sans nom d'auteur).
  • Teou-ngo-youen, ou le Ressentiment de Teou-ngo, drame composé par Kouan-Han-king.
  • "C'est à l'empereur Hiouen-tsong, de la dynastie des Thang, que les Chinois attribuent la gloire d'avoir élevé, l'an 720 de notre ère, le premier monument dramatique vraiment digne de ce nom... La naissance du drame fut marquée par une révolution dans le système musical des Chinois, révolution due à l'heureux génie de Hiouen-tsong, qui fonda une académie impériale de musique, dont il devint lui-même le directeur... Hiouen-tsong fut le premier qui introduisit dans une pièce régulière tous les éléments du poème dramatique. Cet exemple fit négliger les pantomimes."
  • "Les personnages des deux sexes sont tirés de toutes les classes de la société chinoise. On voit figurer sur la scène des empereurs, des mandarins civils et militaires, des médecins, des laboureurs, des bateliers, des artisans et des courtisanes. On y rencontre même des dieux et des déesses."
  • "La civilisation chinoise est fondée sur le principe de l'élection... Dans le temps où les drames naquirent, elle avait déjà pour point de départ la sage et utile institution des concours. Les dogmes chinois ne révèlent nulle part une diversité d'origine parmi les habitants du royaume du milieu... Il est résulté que les attributs des personnages dramatiques n'ont jamais été limités et fixés d'avance ; qu'aucune règle émanée d'une constitution (par castes)... n'est venue entraver le développement des caractères, et que pour ce développement les poètes chinois ont toujours joui d'une assez grande latitude."

Extraits de l'introduction : Un tableau vivant des mœurs - Un but ou un sens moral - Le personnage qui chante
Les intrigues d'une soubrette : Le sac parfumé
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Un tableau vivant des mœurs

Cependant s'il est un argument dont on ne saurait contester l'exactitude, c'est que les drames composés pendant la dynastie des Youen, et surtout les drames domestiques, doivent nous offrir un tableau vivant des mœurs chinoises sous cette dynastie. Or que nous apprennent sur ce sujet les quatre drames contenus dans ce volume ? Dans Tchao-meï-hiang, page 9, nous lisons qu'une fois on envoya Fan-sou, la soubrette, dans la maison d'un ministre d'État pour y annoncer une nouvelle ; page 13, l'entrevue de Pé-min-tchong et de madame Han a lieu en présence des deux jeunes filles ; page 52, Fan-sou va dans le cabinet d'étude voir Pé-min-tchong, qui est malade. Dans Ho-han-chan, page 230, Li-yu-ngo quitte sa maison et va seule dans le temple offrir un sacrifice expiatoire pour son époux. Dans p.XXIV Ho-lang-tan, page 279, la courtisane donne rendez-vous à son amant sur les bords du fleuve Jaune ; page 301, la nourrice porte à Ho-nan-fou les ossements de son bienfaiteur. Dans Teou-ngo-youen, page 332, une femme veuve, madame Tsaï, va faire ses recouvrements de fonds dans les faubourgs de la ville et à la campagne ; page 371, les femmes arrivent en foule sur la place publique pour voir une exécution, etc.

Les pièces de théâtre nous apprennent donc que les relations morales entre la femme et l'homme ont varié depuis le XIIIe siècle. Nous pourrions multiplier les exemples et accumuler les preuves que le sexe le plus faible à la Chine ne partageait pas, sous la domination des petits-fils de Gengis-khan, la triste condition à laquelle il se trouve réduit sous le gouvernement des Tartares.

Au nombre des personnages du drame figure une classe de femmes voluptueuses qui, aux charmes de la figure et à une élégance recherchée, joignent encore tous les agréments de l'esprit et une connaissance assez approfondie des belles-lettres et des philosophes. Nous voulons parler des courtisanes savantes de la Chine qu'il ne faut pas confondre avec celles qui étalent publiquement le sourire, comme disent les poètes, et courent après la volupté. On appelle les premières (et il est rarement question des autres dans les drames) chang-ting-hang-cheou. Pour qu'une jeune fille soit admise dans la société des courtisanes, dans le district vert et rouge où elles se traitent mutuellement de sœurs (tsé-meï), il faut qu'elle se distingue des autres femmes par sa beauté, par la finesse et l'étendue de son esprit ; il faut qu'elle connaisse la musique vocale, la danse, la flûte et la guitare, l'histoire et la philosophie. Ce n'est pas tout ; il faut encore qu'elle sache écrire tous les caractères du Tao-té-king. Quand elle a fait un séjour de quelques mois dans le Pavillon des cent fleurs ; quand elle sait danser aux sons du seng-hoang et chanter à demi-voix avec ses castagnettes de santal, elle devient alors la femme libre ; elle est affranchie des devoirs particuliers à son sexe et peut se croire p.XXVI au-dessus de la jeune fille qui est dans la dépendance de son père ; au-dessus de la concubine légale qui est dans la dépendance de son maître ; au-dessus de l'épouse légitime qui est dans la dépendance de son mari ; au-dessus de la veuve qui est dans la dépendance de son fils.

Les mœurs privées de ces femmes attrayantes sont minutieusement décrites dans les Nouvelles. Comme les courtisanes de Rome, de la Grèce et de l'Inde, elles aiment les danses lascives, la musique, les parfums, les mets délicats et avant toutes choses, l'argent ; mais du moins nous ne voyons pas qu'elles figurent ni qu'elles aient jamais figuré dans les cérémonies civiles ou religieuses. La profession de courtisane est vouée à l'ignominie et réputée infâme par tous les écrivains qui jouissent à la Chine de quelque célébrité. Il y a plus ; c'est qu'il existe dans le code pénal un statut formel contre les officiers civils et militaires du gouvernement et contre les fils de ceux qui possèdent un rang héréditaire et qui fréquentent la compagnie des courtisanes.

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Un but ou un sens moral

La poétique chinoise veut que toute œuvre de théâtre ait un but ou un sens moral. Par exemple, la moralité de la pièce intitulée Tchao-meï-hiang ou les Intrigues d'une soubrette, se trouve dans ces paroles que madame Han adresse à sa fille : «Ignorez-vous qu'aujourd'hui comme dans les temps anciens, le mariage de l'homme et de la femme doit être consacré par les rites et les cérémonies?»

Le dénouement est le triomphe de la vertu. Toute pièce de théâtre sans moralité, n'est aux yeux des Chinois qu'une œuvre ridicule dans laquelle on n'aperçoit aucun sens. Suivant les auteurs chinois, l'objet qu'on se propose dans un drame sérieux est de présenter les plus nobles enseignements de l'histoire aux ignorants qui ne savent pas lire ; et d'après le code pénal de la Chine, le but des représentations théâtrales est « d'offrir sur la scène des peintures vraies ou supposées des hommes justes et bons, des femmes chastes et des enfants affectueux et obéissants qui peuvent porter les spectateurs à la pratique de la vertu. »

L'obscénité est un crime. Ceux qui composent des pièces obscènes, dit un écrivain chinois cité par Morrison, seront sévèrement punis dans le séjour des expiations, ming-fou, et leur supplice durera aussi longtemps que leurs pièces resteront sur la terre.

Cette théorie morale élève jusqu'à un certain degré le théâtre chinois au-dessus de tous les théâtres des temps anciens, à l'exception du théâtre grec dans les deux premières périodes de son existence ; au-dessus du théâtre européen moderne, toutes les fois que les auteurs des compositions dramatiques se sont bornés « à imiter les actions des hommes et à peindre les mœurs des siècles où ils ont vécu. »

...Si la poétique chinoise désavoue les œuvres du vice, la loi punit sévèrement les écrivains coupables qui font l'apologie des mauvaises passions. Du reste, il n'existe aucune disposition restrictive des jeux de la scène, à l'exception d'un statut du code pénal qui interdit « à tous musiciens et acteurs de représenter, dans leurs pièces, les empereurs, les impératrices et les princes, les ministres et les généraux fameux des premiers âges.»

Mais le traducteur anglais, sir G. T. Staunton, observe avec raison que les représentations qui sont prohibées par ce statut formant, dans le fait, à la Chine, les scènes théâtrales favorites et les plus ordinaires, on doit considérer cette loi comme tombée en désuétude.

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Le personnage qui chante

Ce n'était pas assez pour les Chinois d'avoir établi l'utilité morale comme but des représentations dramatiques, il fallait encore qu'ils imaginassent un moyen d'atteindre ce but. De là le rôle du personnage qui chante, admirable conception de l'esprit, caractère essentiel qui distingue le théâtre chinois de tous les théâtres connus. Le personnage qui chante dans un langage lyrique, figuré, pompeux, et dont la voix est soutenue par une symphonie musicale, est, comme le chœur du théâtre grec, un intermédiaire entre le poète et l'auditoire, avec cette différence qu'il ne demeure pas étranger à l'action. Le personnage qui chante est, au contraire, le héros de la pièce, qui, toutes les fois que les événements surviennent, que les catastrophes éclatent, reste sur la scène pour émouvoir douloureusement les spectateurs et leur arracher des larmes. On remarquera que ce personnage peut être tiré, comme les autres, de toutes les classes de la société. Dans les Chagrins de Han, c'est un empereur ; dans l'Histoire du cercle de craie, une femme publique devenue l'épouse d'un homme riche ; dans les Intrigues d'une soubrette, une jeune esclave. Quand il arrive que le principal personnage meure dans le cours de la pièce, il est remplacé par un autre personnage du drame qui chante à son tour. C'est enfin le personnage principal qui enseigne, qui invoque la majesté des souvenirs, cite les maximes des sages, les préceptes des philosophes ou rapporte les exemple fameux de l'histoire ou de la mythologie.

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Les intrigues d'une soubrette : Le sac parfumé

SCÈNE III. FAN-SOU : C'est moi qui suis Fan-sou. Il y a quelque temps, j'étais dans la bibliothèque avec mademoiselle ; sa mère nous faisait expliquer les livres, quand on vint annoncer l'arrivée de Pé-min-tchong. Je ne puis deviner pour quel motif madame Han ordonna à sa fille de le saluer comme s'il eût été son frère. Depuis, j'ai regardé mademoiselle à la dérobée ; elle m'a paru triste et rêveuse : il faut qu'il y ait de l'amour là-dessous. Mademoiselle est une personne qui connaît les rites, et qui ne sort jamais de son appartement. Moi-même je ne la quitte pas d'un instant. Je l'ai souvent engagée à venir avec moi dans le jardin pour voir les fleurs ; elle a toujours résisté à mes instances. C'est aujourd'hui le quinzième jour de la troisième lune ; voici en outre le Tsing-ming qui va commencer. Tout à l'heure le domestique vient de dire que dans le jardin, que nous oublions de visiter, toutes les fleurs se sont épanouies, et que des milliers de plantes rivalisent de fraîcheur et de beauté. Je vais encore inviter mademoiselle à y faire un tour de promenade. (Elle aperçoit Siao-man.)

SCÈNE IV . SIAO-MAN ET FAN-SOU

SIAO-MAN : Fan-sou, d'où viens-tu ? je t'attendais pour expliquer les livres.

FAN-SOU, à part : Mademoiselle a bien autre chose à faire qu'à m'attendre pour étudier.

SIAO-MAN : Fan-sou, il me vient quelque chose à la mémoire. Du fleuve Ho est sortie la table ; du fleuve Lo l'écriture. Quand le Yn et le Yang furent séparés, les huit Koua naquirent. Depuis Fou-hi et Chin-nong, ils furent transmis de siècle en siècle jusqu'à Confucius et Mencius. Vint ensuite Tsin-chi-hoang, qui fit périr les lettrés et brûler les livres. Ce tyran exerça des cruautés sans nombre. Plus tard Kong-wang, roi de Lou, démolissant l'ancienne maison de Confucius, trouva dans un mur le Chi-king et le Chou-king. Les six livres canoniques furent transmis de cette manière aux siècles suivants ; car le ciel ne voulait pas que le goût de la littérature s'éteignît parmi les hommes. Toutes les fois que j'ouvre un livre, je sens mon cœur s'épanouir. Je puis étudier tout le jour sans éprouver la moindre fatigue. Pourtant n'est-ce pas une espèce de démence de négliger les travaux de mon sexe pour me livrer sans partage à l'étude des livres ?

FAN-SOU : Mademoiselle, il vous suffit d'ouvrir les livres classiques pour vous trouver en face du saint homme ; vous devez en retirer de grands avantages.

SIAO-MAN : Eh bien, je veux encore expliquer un chapitre avec toi.

FAN-SOU : Mademoiselle, vous voulez encore étudier ! Tout à l'heure, étant allée avec madame dans le jardin qui est derrière la maison, pour brûler des parfums, j'ai remarqué que les sites avaient un charme inexprimable. Si avec un ciel si pur, une nuit si belle, nous n'allions pas jouir des agréments que cette délicieuse saison étale à nos yeux, ne serait-ce pas nous montrer insensibles aux charmes du printemps ? Qu'est-il besoin d'expliquer les livres ? Allons nous promener et nous récréer un peu.

SIAO-MAN : Confucius a dit : « À l'âge de quinze ans, je m'appliquais à l'étude. » À plus forte raison devons-nous, à notre âge, imiter le saint homme.

FAN-SOU, à part : Il paraît qu'elle raffole de littérature. Comment cela finira-t-il ? Le mieux est de la laisser faire. (À Siao-man.) — (Elle chante)

Eh bien, mademoiselle, délaissez les travaux de votre sexe ; appliquez-vous à l'étude des neuf livres sacrés ; comme Confucius, examinez-vous trois fois le jour.

SIAO-MAN : « Les jours et les mois s'écoulent, les années ne nous attendent pas ! » Pourquoi donc refuses-tu d'expliquer les livres ? Fan-sou, veux-tu aller dans le jardin ?

FAN-SOU : Mademoiselle, ne parlons plus des beaux sites qui sont dans le jardin, derrière la maison. Écoutez donc.

SIAO-MAN : Que veux-tu que j'écoute ?

FAN-SOU (Elle chante) : Entendez-vous les modulations pures et harmonieuses de l'oiseau Tou-liouen ? Sentez-vous le parfum des pêchers qui vient réjouir l'odorat ? Mademoiselle, oubliez un instant l'amour de l'étude, et venez goûter avez moi les plaisirs de la promenade. Laissez là votre lampe solitaire.

SIAO-MAN : Fan-sou, si je consens à aller me promener avec toi, et que madame Han vienne à le savoir, que deviendrai-je ?

FAN-SOU (Elle chante) : À cette heure madame repose dans son lit ; les songes qui la bercent ne sont pas encore dissipés.

SIAO-MAN : Ma mère t'a ordonné de me tenir compagnie pour lire les livres, et toi, au contraire, tu viens me presser d'abandonner l'étude.

FAN-SOU : Si madame vient à le savoir, je dirai que vous n'y êtes pour rien ; je prendrai tout sur moi. (Elle chante) : Demain matin Fan-sou viendra elle-même recevoir son châtiment. (Elle parle): Je vous sollicite, il est vrai, de quitter l'étude. (Elle chante) : Je ressemble à Kouan-ning, de Tchong-nan-chan, qui rompit toute communauté d'études avec son ami Hoa-in.

SIAO-MAN : J'ignore dans quelle intention tu veux aller dans le jardin, derrière la maison.

FAN-SOU (Elle chante) : Je n'ai pas de motif particulier pour vous inviter à y aller. (Elle parle) : Mais n'avez-vous pas entendu dire qu'un quart d'heure d'une nuit de printemps vaut mille onces d'argent ? (Elle chante) : N'allez pas manquer cette charmante saison qu'embellissent les fleurs et les chants de l'oiseau ing.

SIAO-MAN : Puisque c'est ainsi, je cède à tes instances, et je vais avec toi ; mais songe bien que tu réponds de toute cette affaire. — Cette nuit je sens un peu la fraîcheur du printemps ; attends que j'aille remettre un autre vêtement. — Va, conduis-moi.

FAN-SOU : Marchons ensemble.

(Siao-man et Fan-sou sortent.)

SCÈNE V. (La scène est dans le jardin du palais de Tsin.). PÉ-MIN-TCHONG, SIAO-MAN ET FAN-SOU.

PÉ-MIN-TCHONG, dans le cabinet d'étude. C'est moi qui suis Pé-min-tchong. Depuis que j'ai vu, ces jours derniers, Siao-man, qui ressemble par sa figure à une jeune immortelle du ciel de jade, par sa taille svelte et gracieuse, à la fille de la belle Si-ché, ma pensée ne peut plus se détacher d'elle, pas même pendant mon sommeil ; j'oublie de prendre le thé et le riz ; et madame Han ne dit pas un mot de ce mariage ! — À cette heure avancée de la nuit, la lune est brillante, l'air est pur. Depuis que je suis dans ce cabinet d'étude, la tristesse m'accable. Je vais jouer un air sur ma guitare. (Il parle à sa guitare.) Je t'invoque d'une voix suppliante ; souviens-toi que pendant plusieurs années je t'ai suivie, comme un ami fidèle, sur les lacs et les mers. Je vais jouer un air, jeune immortelle ! c'est dans ta ceinture, mince et svelte comme celle d'une vierge, dans ton sein, nuancé comme celui d'un serpent, dans ta gamme d'or, ton chevalet de jade, c'est dans tes sept cordes, pures comme le cristal, que réside toute la puissance de mes chants. Ô ciel ! puisse une brise heureuse recevoir les sons de ma guitare et les porter mollement aux oreilles de cette jeune beauté, qui semble formée de jade et pétrie de vermillon ! Ô ma guitare ! je te suspendrai dans ma chambre, je t'offrirai des sacrifices aux quatre saisons de l'année, et je ne manquerai jamais de te saluer, soir et matin, pour te témoigner ma reconnaissance.

FAN-SOU : Mademoiselle, promenons-nous à la dérobée.

SIAO-MAN : Fan-sou, garde-toi de faire du bruit. Retenons nos ceintures qui sont garnies de pierres sonores, et marchons tout doucement.

FAN-SOU (Elle chante) : Les pierres de nos ceintures s'agitent avec un bruit harmonieux ; que nos petits pieds, semblables à des nénuphars d'or, effleurent mollement la terre (bis). La lune brille sur nos têtes pendant que nous foulons la mousse verdoyante (bis). La fraîcheur humide de la nuit pénètre nos légers vêtements. (Elle parle) : Mademoiselle, voyez donc comme ces fleurs sont vermeilles ; elles ressemblent à une étoffe de soie brodée ; voyez la verdure des saules ; de loin on dirait des masses de vapeurs qui se balancent dans l'air. Nous jouissons de toutes les beautés du printemps.

SIAO-MAN : Que ces perspectives sont ravissantes !

FAN-SOU (Elle chante) : Ce printemps, qui dure quatre-vingt-dix jours, déploie maintenant tous ses charmes. Nous voici dans ces longues nuits qui valent mille onces d'argent. En vérité, il est difficile de goûter à la fois tant d'agréments réunis. (Elle parle) : Regardez ces pêchers vermeils et ces saules verdoyants. Voici un printemps délicieux ! (Elle chante) : Les fleurs et les saules semblent sourire à notre approche ; le vent et la lune redoublent de tendresse : ce sont eux qui font naître ces couleurs variées que nous admirons. Dans ces moments délicieux, un poète se sentirait pressé d'épancher en beaux vers les sentiments de son âme. (Elle parle) : Mademoiselle, les sites que vous voyez m'enchantent à tel point que je voudrais profiter de cette heure délicieuse de la nuit pour composer quelques vers. Je vous prie, ne vous en moquez pas.

SIAO-MAN : Je désire les entendre.

FAN-SOU (Elle chante) : Un han-lin, avec tout son talent, ne pourrait décrire les charmes de ces ravissantes perspectives ; un peintre habile ne pourrait les représenter avec ses brillantes couleurs. Voyez la fleur haï-tang, dont la brise agite le calice entrouvert ; la fraîcheur de la nuit pénètre nos robes de soie ornées de perles ; les plantes odoriférantes sont voilées d'une vapeur légère ; notre lampe jette une flamme tranquille au milieu de la gaze bleue qui l'entoure ; les saules laissent flotter leurs soies verdoyantes d'où s'échappent des perles de rosée qui tombent, comme une pluie d'étoiles, dans cet étang limpide : on dirait des balles de jade qu'on jetterait dans un bassin de cristal. Voyez la lune qui brille à la pointe des saules ; elle ressemble au dragon azuré qui apporta jadis le miroir de Hoang-ti.

(Pé-min-tchong joue de la guitare.)

SIAO-MAN : Fan-sou, de quel endroit viennent ces accords harmonieux ?

FAN-SOU : Sans doute c'est Pé-min-tchong, le jeune étudiant, qui joue de la guitare.

SIAO-MAN : Quel air joue-t-il ?

FAN-SOU : Allons en cachette écouter au bas de cette fenêtre.

PÉ-MIN-TCHONG : En présence de ces beaux sites, je vais chanter une romance. (Il chante en s'accompagnant de la guitare.) La lune brille dans tout son éclat, la nuit est pure, le vent et la rosée répandent leur fraîcheur ; mais, hélas ! la belle personne que j'aime n'apparaît point à mes yeux : elle repose, loin de moi, dans sa chambre solitaire ! Depuis qu'elle a touché mon cœur, aucun oiseau messager ne m'apporte de ses nouvelles. Il lui est difficile de trouver quelqu'un à qui elle puisse confier une lettre. Mon âme se brise de douleur, ma tristesse s'accroît de plus en plus, et cependant ma chanson n'est pas encore finie. Les larmes inondent mon visage. Mille lis me séparent de mon pays natal ; j'erre à l'aventure comme la feuille emportée par le vent. Quand serai-je assez heureux pour posséder la belle Iu-feï ?

SIAO-MAN : Les paroles de ce jeune homme vous attristent le cœur.

FAN-SOU (Elle chante) : Avant la fin de sa chanson, j'ai senti mon âme se briser. (Elle parle) : Et moi aussi, je commence à devenir émue. (Elle chante) : À peine l'ai-je entendu, que j'ai senti s'accroître mes ennuis. La douceur de ses accents faisait naître par degrés le trouble au fond de mon âme ; sa voix touchante inspire l'amour. Avec quelle vérité il a dépeint les tourments de cette passion ! ne croirait-on pas qu'en prenant sa guitare, il a voulu décrire votre abandon, votre tristesse ? ne semble-t-il pas dire qu'en dehors de sa fenêtre, il y a une jeune fille qui gémit comme lui sur sa couche solitaire ?

PÉ-MIN-TCHONG (Il chante de nouveau en s'accompagnant de la guitare.) : Le phénix solitaire cherche la compagne qu'il aime : il chante d'une voix plaintive ; où est-elle pour écouter ses tendres accents ?

FAN-SOU : Que ne joue-t-il un autre air ? (Elle chante) : Lorsqu'il peint avec sa guitare les plaintes du phénix séparé de sa compagne, il semble faire allusion à nos peines. (Elle parle) : Mademoiselle, allons-nous-en.

SIAO-MAN : Pourquoi es-tu donc si pressée ?

FAN-SOU (Elle chante) : Ce jeune homme ne parait pas un lettré d'un caractère droit et sincère. (Elle parle d'un ton effrayé.) : Holà ! mademoiselle, est-ce que vous ne voyez pas un homme qui vient ?

SIAO-MAN : De quel côté vient-il ?

FAN-SOU (Elle chante) : Les bambous froissés résonnent sur son passage ; les fleurs laissent tomber avec bruit leurs pétales décolorés ; les oiseaux, qui dormaient sur les branches, s'envolent de frayeur. (Elle écoute.) J'ai écouté longtemps avec inquiétude : je n'entends personne ; autour de nous règnent la solitude et le silence.

SIAO-MAN : Pourquoi fais-tu l'effrayée ? comment un homme pourrait-il venir à cette heure ? Il faut que tu sois folle !

FAN-SOU, se mettant à rire : Ah ! ah ! ah !

SIAO-MAN : Pourquoi ris-tu ?

FAN-SOU (Elle chante) : À peine ai-je éclaté de rire, qu'un effroi soudain vient étouffer ma voix.

PÉ-MIN-TCHONG : Il me semble que je viens d'entendre parler plusieurs personnes au bas de cette fenêtre. Ne serait-ce pas parce qu'elles m'ont entendu jouer de la guitare ? Ouvrons la porte de ce cabinet pour regarder.

FAN-SOU (Elle chante) Ah ! j'ai entendu résonner l'anneau de la porte ; il m'a semblé voir quelqu'un venir. Le bruit qui a frappé mon oreille m'annonçait une personne qui marche dans l'ombre. Soudain j'ai arrêté mes yeux de ce côté : ce n'était que le bruit des gouttes de rosée ; ce n'était que le murmure de la brise du soir. Les fleurs balancent capricieusement leur ombre ; elles ont failli me faire mourir de frayeur. (Elle parle) : Mademoiselle, allons-nous-en. J'appréhende qu'il ne vienne quelqu'un.

SIAO-MAN : Écoutons encore un air. Qu'est-ce que tu as à craindre ?

FAN-SOU (Elle chante) : Mademoiselle, c'est à votre sollicitation que je me promène cette nuit dans le jardin. Si madame vient à le savoir, je ne pourrai trouver aucune excuse. De plus, cette démarche excitera peut-être des propos malveillants. Madame est sévère sur les convenances, et elle gouverne sa maison avec une inflexible rigueur. (Elle parle) : Si madame vient à le savoir, elle dira qu'elle connaît la coupable, que c'est Fan-sou, cette petite scélérate ; puis elle m'appellera, et me fera mettre à genoux. La nuit devient obscure ; retournons-nous-en. Holà ! je crois entendre l'arrivée de quelqu'un.

SIAO-MAN : Eh bien, retirons-nous.

FAN-SOU (Elle chante) : Dites-moi un peu, quand vous êtes sortie de votre chambre parfumée, la cour était-elle tranquille ? tout le monde était-il en repos ?

SIAO-MAN : À l'heure qu'il est, qui pourrait venir ici ?

FAN-SOU : Ne serait-ce pas Pé-min-tchong, qui vient de jouer de la guitare ?

(Pé-min-tchong fait semblant de tousser.)

SIAO-MAN : Il sait que nous sommes là ; mais comment pourrait-il deviner ce que nous venons faire ici ?

FAN-SOU (Elle chante) : Quoique nous ne pensions pas à l'amour, il va supposer que l'amour nous amène dans cet endroit.

SIAO-MAN : Quel motif pourrait autoriser un semblable soupçon ?

FAN-SOU (Elle chante) : Il cherchera naturellement dans quelle intention nous sommes venues écouler sa romance. (Elle parle) : La nuit devient sombre ; retirons-nous.

SIAO-MAN : Quelle heure est-il à présent ?

FAN-SOU (Elle chante) : Il y a longtemps que j'ai entendu sonner la première veille. La nuit s'avance ; ne restons pas davantage.

SIAO-MAN : Si tu veux rester, reste ; si tu veux t'en aller, va-t'en ; moi, je désire attendre encore un peu. Qu'est-ce que j'ai à craindre ?

FAN-SOU (Elle chante) : Vous avez donc grande envie d'attendre ! pour moi, je vais me retirer.

SIAO-MAN : Où vas-tu maintenant ?

FAN-SOU (Elle chante) : Je vais près du puits, à l'ombre de ces arbres touffus.

SIAO-MAN : Et pourquoi vas-tu de ce côté ?

FAN-SOU (Elle chante) : Je me cacherai derrière la balustrade du puits.

SIAO-MAN : Eh bien ! marche ia première ; je te suivrai.

FAN-SOU (Elle chante) : Cachez-vous à la faveur de l'ombre que je projette en marchant.

SIAO-MAN : Fan-sou, tu diras que je ne t'ai pas vue.

FAN-SOU (Elle chante) : L'éclat de la lune peut nous trahir : je meurs d'inquiétude !

SIAO-MAN, seule : Me voici débarrassée de Fan-sou ; prenons maintenant notre sac d'odeur et jetons-le sur le seuil de cette porte. Si Pé-min-tchong sort du cabinet d'étude, il ne peut manquer de l'apercevoir. (Elle récite des vers) : Les fleurs de pêcher emportées par les flots servirent de guide à Lieou-chin et à Youen-chao, et les conduisirent vers une île habitée par les dieux. (Elle jette le sac d'odeur et sort.)

PÉ-MIN-TCHONG, seul. (Il sort du cabinet et regarde) : Ah ! ah ! c'était donc mademoiselle qui était là, écoutant les accords de ma guitare ! Pourquoi s'est-elle éloignée ? courons vite après elle. Hélas ! il est trop tard maintenant. — Ne serait-elle pas venue furtivement dans cet endroit pour épier mes démarches ? C'est moi peut-être qui, sans le savoir, ai provoqué sa fuite. — Ah ! tout me démontre que je n'ai pas une destinée heureuse pour le mariage. — Retournons dans notre cabinet. — Mais qu'est-ce que j'aperçois à la clarté de la lune ? (Il ramasse le sac et le regarde.) C'est un petit sac d'odeur que Siao-man vient sans doute de laisser tomber à dessein. Je vais l'emporter dans le cabinet d'étude et l'examiner attentivement. (Il rentre dans le cabinet.) Coupons un peu la mèche émoussée de cette lampe, afin que sa clarté soit plus vive. Voici d'abord deux nœuds qui indiquent l'union des cœurs, la sympathie des caractères. Elle a brodé sur ce sac un joli étang, couvert de nénuphars, et deux oiseaux, le youen et le yang, qui entrelacent leurs cous. Il y a des vers au-dessus. Voyons-les donc. (Il lit les vers) : Dans sa chambre silencieuse et solitaire, — Nan-yong s'afflige de la longueur des nuits. — Fun-lang, gardez-vous de me quitter à la légère. — Je vous donne ce sac d'odeur en soie violette.

Je ne me trompais pas, c'est Siao-man qui a laissé tomber à dessein ce sac d'odeur, qu'elle a brodé pour moi. Il faut que je l'examine avec le plus grand soin, et que je tâche d'interpréter ses sentiments. — Commençons par les nœuds qui se trouvent aux deux bouts et qui marquent la douce union des âmes ; elle veut dire sans doute que l'amour confondra nos cœurs et nos pensées. Quant aux nénuphars qui recouvrent ce petit étang, je vois ce qu'ils représentent. Le cœur du nénuphar porte un nom qui se prononce ngeou, comme celui qui exprime l'union de deux époux ; elle me donne à entendre qu'elle désire m'épouser. Au-dessus elle a brodé deux oiseaux aux cous entrelacés ; elle veut dire que, lorsque la même couche nous recevra, lorsque nous reposerons l'un et l'autre sur le même oreiller, nous nous entrelacerons tendrement comme ces deux oiseaux, qui sont l'emblème de l'amour conjugal.

Voici maintenant les vers :

Dans cette chambre silencieuse et solitaire. Elle veut dire qu'elle habite une chambre solitaire, et qu'aucun homme ne connaît le lieu de sa retraite.

Nan-yong s'afflige de la longueur des nuits. Nan-yong était une belle femme de l'antiquité. Pourquoi se compare-t-elle à Nan-yong ? — Nan-yong signifie visage du Midi, et elle emprunte ce nom, parce qu'elle s'appelle Siao-man, nom qui veut dire petite barbare du Midi.

Fun-lang, gardez-vous de me quitter à la légère. Mon nom de famille est Pé (blanc), et c'est pour cela qu'elle me donne le nom de Fun-lang (qui signifie époux blanc).

À diverses reprises, j'ai voulu faire mes adieux à madame Han, pour retourner dans ma famille ; par ce vers, elle m'engage à me désister de mon projet.

Je vous donne ce sac d'odeur en soie violette. C'est à dessein que Siao-man a laissé ce sac d'odeur, afin que je le gardasse comme un gage de son amour. Mais puisque mademoiselle me témoigne ainsi son attachement, quel plaisir trouverais-je à jouer de la guitare ou à étudier ? Non, chaque jour, matin et soir, je veux rendre des hommages à ce sac parfumé. Prenons-le donc et offrons-lui des sacrifices. Ô sac d'odeur ! tu me feras mourir de tourment.

(Il récite des vers.)

Ce sac est plus précieux pour moi qu'un lingot d'or. Il allume dans mon sein une passion qui pénètre mes os ; mais l'amour même m'accable de tristesse et d'ennuis. Quand pourrai-je goûter le bonheur que me promet cette union !

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