San-Koué-Tchy [Sanguo Yanyi], Histoire des Trois Royaumes

 

de Louo Kouang-Tchong [Luo Guanzhong] (XIVe siècle)

Traduit par Théodore Pavie (1811-1896)

Traduction partielle (chapitres 1 à 35). — Benjamin Duprat, libraire, Paris. Tome I, 1845, LXIV+350 pages. Tome II, 1851, XVI+428 pages.

Quelques phrases de l'introduction du traducteur
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L’an 147 de notre ère, Hiuen-Ty se trouva placé sur ce trône absolu qu’entouraient six mille concubines et une troupe d’ambitieux eunuques revêtus d’une grande autorité. En permettant la vente des charges et des offices publics, ce prince donna le signal des désordres qui compromirent l’existence même du céleste Empire.

C’est cette désastreuse époque des annales chinoises que retrace le San-Koué-Tchy, depuis les premières années du règne si troublé de Ling-Ty jusqu’à l’avènement de Ssé-Ma-Sien, qui prit, en recueillant l’héritage, longtemps disputé des Han, le nom de Wou-Ty, et fonda la dynastie des Tsin ; c’est-à-dire l’histoire d’une guerre civile qui dura près d’un siècle, depuis l’an 168 jusqu’à l’an 265 de notre ère.

Aux récits des chroniqueurs, aux faits succinctement énoncés par les historiens officiels, qui n’osèrent pas trop s’appesantir sur les malheurs de cette époque, l’auteur du San-Koué-Tchy a ajouté des légendes populaires, souvent même merveilleuses ; toutefois les dates le maintiennent dans un cadre de réalité qu’il embellit, sans doute, mais qu’il ne peut librement franchir.


Si le San-Koué-Tchy est un roman, c’est surtout dans ce sens que l’intérêt se concentre sur un personnage qui représente la pensée dominante de l’écrivain plutôt qu’il n’occupe le premier rang et ne joue le principal rôle dans ce long drame. Ce héros est un rejeton oublié de la famille régnante des Han, qui va s’éteindre ; sorti d’une condition obscure, s’élevant bientôt par ses vertus et son courage aussi haut que les chefs ambitieux empressés de se partager l’empire, forcé à son tour de se déclarer souverain de l’un des trois royaumes qui se sont formés des débris de la grande monarchie déchue, Liéou-Pey est la vivante expression d’une légitimité à laquelle les Chinois attachent le sort de leur pays, qu’ils n’abandonnent que quand une dynastie nouvelle, dûment établie, a fait renaître la paix, en assurant à son tour le principe d’hérédité. Dans sa volumineuse chronique, l’auteur, fidèle aux traditions de sa patrie, soutient jusqu’au bout les droits du prétendant ; puis, lorsque la force a triomphé, lorsque a cessé l’anarchie, il reconnaît et proclame ce que les siècles ont consacré avant lui.

... Telle est la donnée générale de cette longue chronique, romanesque quant à la forme, historique quant au fond ; elle renferme tous les faits, toute la réalité d’une époque ; plus, les scènes et les épisodes qui tiennent au drame et à l’épopée. L’histoire de la Chine a, presque tout entière, été mise en roman. Mais il y a loin de ces légendes, souvent fabuleuses, arrangées sans goût, à l’ouvrage qui nous occupe. Toutefois, la prédilection des lettrés et du peuple pour l’histoire, même dénaturée, est un trait distinctif du caractère chinois. Dans cet empire immense qui se regarde comme le centre, comme la partie lumineuse de la terre, la nation, fort indifférente au sort des royaumes étrangers, s’est arrêtée sur les phases principales de sa propre existence. Le peuple aime à étudier sa généalogie, à se voir vivre dans le passé, à balayer la poussière qui s’accumulerait sur les tablettes des ancêtres ; aussi accueille-t-il avec empressement et écoute-t-il toujours avec respect les fragments de ses annales où la légende s’encadre dans la tradition, les discours pompeux où les noms des anciens empereurs sont invoqués à l’appui d’un principe.

... Il s’agissait de dérouler sans confusion les scènes multipliées d’un drame qui dura un siècle et eut pour théâtre le plus vaste empire de l’Orient ; de faire vivre une quantité effrayante de personnages historiques qui devaient conserver le caractère reçu de personnages fictifs qui, bien que secondaires, devaient, sans nuire à l’action, soutenir l’édifice du roman, en remplir les vides, graviter, à l’état de satellites, autour des principaux rôles. Les pièces capitales de la machine épique étant données, il restait à les faire mouvoir au moyen de rouages artistement combinés. L’auteur avait à fondre l’histoire dans le roman, à puiser dans les annales la réalité, dans son imagination la fiction poétique. Le thème, ainsi posé, a produit un ouvrage qui n’est ni le roman de chevalerie du moyen âge en Europe, ni le roman historique de nos jours, ni la chronique sérieuse, telle que l’entendaient les Romains, mais qui résume assez bien les éléments principaux de ces genres divers. Sans jamais tomber dans la fable ignorante, l’auteur ne s’abstient pas de donner dans le merveilleux, dans les présages à la manière d’Hérodote. Les discours, les tirades oratoires, à la façon de Tite-Live, abondent dans le San-Koué-Tchy et lui impriment ce caractère de vérité, d’authenticité qui séduit chez les grands historiens.

Les intrigues du palais s’y déroulent surtout sous un aspect dramatique, saisissant. On voit le sanctuaire de cette monarchie absolue, enveloppée dans un labyrinthe ténébreux où les pouvoirs se tendent des pièges, où les empereurs peuvent s’anéantir, s’effacer sans que la nation soit jamais initiée à ces redoutables mystères. D’un autre coté, le peuple, séparé de son maître par un intervalle immense, se montre encore comme le réceptacle dans lequel se conservent les traditions de la fidélité, de la loyauté et de la vertu, inaltérées par les nécessités de la politique. Mieux que les grands, toujours prêts à arracher quelque lambeau de ce territoire trop étendu, le peuple respecte l’unité dans l’empire, et se rallie d’instinct à la cause dynastique. Enfin, la classe pauvre est réhabilitée et mise en honneur, ainsi que le principe d’hérédité, dans la personne du principal héros, Liéou-Pey qui, parent de la famille impériale, gagne sa vie à faire des nattes et que les sympathies populaires appellent, en toute occasion, au trône de ses aïeux.

Extraits




Liu-Pou, monté sur le Lièvre-rouge, lance le feu autour de lui


Liu-Pou s’est avancé ; on l’annonce aux confédérés qui délibèrent, et Chao leur crie de marcher. Cette fois c'est Kong-Tsan qui veut se mesurer avec lui, mais bientôt il est en fuite ; son adversaire le poursuit avec son cheval célèbre, qui semble avoir des ailes. Tsan est serré de près ; l’ennemi cherche à le frapper, quand une voix l’arrête ; c'est Tchang-Fey, le frère adoptif de Hiuen-Té, qui le provoque à son tour, et il abandonne Tsan pour charger ce nouvel adversaire. En se préparant à la lutte, Fey a la majesté d’un esprit céleste ; il s’y précipite avec joie. Durant ce combat singulier, les grands vassaux se retirent pêle-mêle ; l’un rassemble toutes ses forces ; l’autre jette un cri de colère ; le chef au grand cimeterre recourbé, Kouan, arrive au galop en brandissant son énorme glaive, il veut avoir sa part de la victoire ; les trois chevaux se rencontrent ; trente assauts ne font pas reculer Liu-Pou.

Hiuen-Té les a vus ; c'est une occasion qu’il doit saisir ; il s’élance sur son cheval aux crins jaunes ; mais, pareil à un phare tournant, Liu-Pou, cerné de trois côtés, lance le feu tout autour de lui. Les huit divisions l’assaillent à la fois ; incapable de faire face à cette triple attaque, il veut frapper Hiuen-Té, qui évite le coup, et, profitant de ce mouvement fait en arrière par son adversaire, Liu-Pou s’esquive à son tour.

Il fuit ; les trois chefs s’acharnent sur ses pas ; l’armée entière pousse de grands cris ; la mêlée s’engage ; Liu-Pou trouve enfin un asile au milieu du passage que défendent ses troupes, mais Hiuen-Té va l’y attendre ; arrivé là, Fey regarde et voit au-dessus de lui un parasol de soie bleue ; c'est Tong-Tcho.



* * *




Liu-Pou veut réconcilier Ky-Ling et Hiuen-Té

— Je vous exhorte à ne pas recourir à la voie des armes, répéta Liu-Pou, mais à vous en rapporter à la décision du ciel.

A ces mots il dit aux gens de sa suite d’aller placer une lance hors des portes du camp, à une assez grande distance de la tente  ; puis il prit son arc, le tendit, y ajusta une flèche et se tournant vers les deux chefs qu’il voulait concilier :

— D’ici  à la porte du camp, reprit-il, il y a cent cinquante pas. Si je perce avec cette flèche la tige bien mince de la lance plantée là-bas, vous devrez renvoyer vos troupes. Si je manque le but, vous retournerez à vos camps respectifs pour vous attaquer ensuite. Mais celui qui ne se conformera pas à la décision que je lui impose, sera puni de mort !

Tous les assistants approuvèrent cette convention ; et Hiuen-Té implorant le ciel et la terre disait en lui-même :

— Puisse-t-il frapper le but !

Liu-Pou fit asseoir tout le monde et verser de nouveau une coupe de vin aux conviés ; puis, ayant relevé sa manche, il plaça la flèche sur la corde, tendit l’arc jusqu’à l’arrondir et lâcha le trait en s’écriant :

— Frappé !

Le ciel avait exaucé les vœux de Hiuen-Té ; la flèche vibrait dans la tige si frêle de la lance.



* * *




Héou-Tun avale son œil

Cependant, Héou-Tun sortait des rangs pour provoquer au combat les divisions de Liu-Pou ; Kao-Chun s’avança à cheval en l’injuriant, et Héou-Tun transporté de colère accepta le défi. Cinquante fois ils s’attaquèrent ; enfin, incapable de résister plus longtemps, Kao-Chun prit la fuite, et tourna autour des rangs, ne sachant par où se glisser au milieu des siens. Son ennemi le poursuivait toujours sans le lâcher, quand tout à coup un officier sortit des lignes de Liu-Pou ; c’était Tsao-Seng. Il lance son cheval au galop, tend son arc, y pose la flèche et le trait va percer l’œil gauche de Héou-Tun qui passait près de lui.

Héou-Tun arrache la flèche et avec elle la prunelle de son œil, puis il s’écrie à haute voix :

— Ce qui a été formé du sang de mon père et de ma mère ne doit pas être perdu !..

Il avale son œil, et cesse de poursuivre Kao-Chun, pour s’attacher à celui qui l'a blessé ; d’un coup de lance il le renverse expirant aux pieds de son cheval ; cela fait, il rentre dans les rangs.



* * *

Hiuen-Té laisse échapper les bâtonnets

Hiuen-Té suivit le ministre au lieu où le repas était servi. Déjà les coupes se trouvaient rangées, des prunes mûres brillaient sur les assiettes, le vin bouillait ; les deux convives assis l’un en face de l’autre, libres de toute contrainte, mangèrent bien et burent mieux encore. Tout à coup cependant, les nuages s’amoncelèrent, la pluie tomba par torrents, et les serviteurs qui se tenaient derrière les conviés montrèrent du doigt le firmament, en assurant qu’ils y voyaient un dragon suspendu entre le ciel et la terre. Tsao se pencha sur la balustrade pour regarder ainsi que son hôte, puis il dit :

— Jeune frère, connaissez-vous les transformations du dragon ?

— Non, répliqua Hiuen-Té.

— Les voici : le dragon se grandit et se raccourcit à volonté ; il peut monter dans les airs ou se rendre invisible. Quand il est grand, il fait voler au ciel le brouillard et la pluie ; il mêle les eaux du fleuve Kiang et de l’Océan. Quand il est petit, il rentre sa tête, replie ses griffes, et se cache sous un brin d’herbe. Quand il s’élève dans les airs, il vole majestueusement dans tout l’espace ; quand il se dérobe aux regards, il se retire au plus profond des ondes. Le dragon, c'est le principe Yang. Selon les saisons il se transforme ; maintenant nous sommes au cœur du printemps, et c'est l’époque où il se manifeste ; les héros sont pareils à lui ! Quand le dragon s’élève, il monte jusqu’au neuvième ciel ; l’homme supérieur qui arrive à son but, qui trouve son heure, parcourt en maître tout l’Empire. Vous, Hiuen-Té, qui depuis longtemps avez rempli des emplois aux quatre coins de l’Empire, vous devez, sans aucun doute, avoir rencontré ce héros qui est le premier de son siècle. Dites, quel est-il ?

— Avec des yeux de chair, Liéou-Hiuen-Té pourrait-il avoir distingué ce héros et le faire connaître ? reprit celui-ci.

— Mettez de côté cette modestie, répliqua Tsao ; au fond de votre cœur, j’en suis convaincu, vous avez une opinion arrêtée sur ce point.

— C’est vous qui dans votre bonté m’avez accordé un grade à la cour ; en vérité, je ne connais point encore les héros, les sages qui se trouvent...

— Au moins vous savez les noms, si vous ne connaissez pas les personnes ! Je vous en prie, causons de ce qui se passe dans notre siècle.

— Dans le Hoay-Nan, reprit Hiuen-Té, il y a Youen-Chu, qui possède une belle armée, d’abondantes provisions ; on peut l’appeler un héros !

— Ah ! ah ! s’écria Tsao en riant ; c'est un vieux os pourri dans une bière ! Un de ces jours, soyez-en sûr, j’en viendrai à bout.

— Au nord du fleuve Ho, il y a Youen-Chao ; ... on pourrait lui appliquer cette dénomination de héros...

— Non, interrompit Tsao avec un sourire ; ce Youen-Chao est une statue imposante d’aspect, mais vide à l’intérieur ; il aime former des projets et ne s’arrête à aucun. Dans les grandes occasions, il ne sait pas se risquer, et pour un petit avantage il aventure follement sa vie ; c'est là un homme qui peut à peine causer quelque inquiétude, et non un héros !

[c.a. : Hiuen-Té continue à citer des noms. Tsao les repousse tous : blanc-bec, buveur, pauvre chien...]

— Cependant, après tous ceux-là, je ne trouve plus personne à citer !

— Le véritable héros, reprit Tsao, est celui qui nourrit en son cœur de grandes pensées, qui cache en son esprit de sages plans de conduite, qui est capable de tout entreprendre et de tout mener à fin. Tel est celui qu’on peut appeler un héros !

— Et quel homme réunit ces perfections ? demanda Hiuen-Té.

Tsao montrant du doigt son hôte, répondit :

— Le héros de notre siècle, c'est vous, seigneur, vous... et moi, à l’exclusion de tout autre !

Comme il achevait ces paroles, la foudre retentit avec un bruit terrible ; une pluie abondante se mit à tomber, et Hiuen-Té laissa échapper les bâtonnets qu’il tenait à la main.

— Pourquoi laissez-vous cheoir les bâtonnets ? demanda Tsao surpris.

— Le saint homme a dit : Quand le tonnerre se fait entendre, quand le vent souffle, c'est un signe qu’il se prépare de grands changements. Voilà la cause de ce mouvement de frayeur qui vous a surpris.

— Le tonnerre, c'est la voix du ciel et de la terre ! Quelle frayeur doit-il inspirer ?

— Depuis mon enfance, répondit Hiuen-Té, j’ai peur de la foudre ; c'est un sentiment que je ne puis vaincre !

Tsao répliqua par un froid sourire, et jugea Hiuen-Té comme un homme incapable de former des entreprises hardies ! — Tout rusé, tout habile qu’il était, il venait d’être vaincu par son rival.



* * *

Tsao-Tsao se débarrasse des parents du comploteur Tong-Tching

Une propre fille de Tong-Tching, que l’Empereur avait épousée, se trouvait enceinte de cinq mois ; Tsao entra dans le palais le sabre en main pour l’égorger. Ce jour-là même, l’Empereur s’entretenait avec l’Impératrice de cette conspiration tramée avec son oncle, et dont il n’entendait plus parler. Tout à coup il voit paraître le ministre ; dans son effroi il est prêt à s’évanouir.

— Le brigand Tong est un conspirateur, dit Tsao, Votre Majesté le sait-elle, oui ou non ?

— Tong-Tcho, répondit le prince, a depuis longtemps expié son crime ; comment pourrait-il conspirer encore?

— Je ne parle pas de Tong-Tcho, mais de Tong-Tching !...

L’Empereur épouvanté, tremblant, affirma qu’il ne savait rien.

— Vous avez donc oublié le sang tiré de votre doigt et l’ordre écrit avec ce sang ?

L’Empereur restait muet ; le ministre reprit :

— Tout homme qui se révolte périt avec ses parents jusqu’au neuvième degré, qu’on emmène la fille de Tong-Tching et qu’elle soit décapitée !

— Hélas ! dit le souverain en suppliant, elle porte un enfant dans son sein ; j’espère que votre excellence aura pitié d’elle...

— Si le ciel ne me fût venu en aide, c’en était fait de moi et de toute ma famille, répliqua Tsao avec dureté. En laissant vivre la fille d’un ennemi, je me prépare pour l’avenir de grands malheurs.

— Au moins que votre excellence la garde enfermée jusqu’à ce qu’elle mette au jour cet enfant ! On la tuera ensuite...

— Je consentirais à laisser naître un rejeton de cette race ennemie, pour qu’un jour il vengeât sa mère !

A ces mots l’Empereur fondit en larmes :

— Hélas, s’écria-il ; que son corps reste entier, de grâce ! qu’il soit décemment voilé aux regards !

Tsao fit apporter un linceul blanc.

— Quand vous serez au bord des neuf fontaines, dit l’Empereur à sa jeune épouse, ne vous détournez point de moi avec colère !

Et il versait des larmes abondantes.

Dans sa fureur, Tsao reprocha au prince de pleurer comme une jeune fille ; puis il appela les bourreaux, qui, entraînant la princesse, allèrent l’étrangler avec une corde de soie à la porte du harem.


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