Cinq cents contes et apologues extraits du Tripitaka chinois

Traduits et annotés par Edouard Chavannes

Première édition : Librairie Ernest Leroux, Paris, 1910-1911, et 1934. Réédition : Librairie Maisonneuve, Paris, 1962.

  • Tome premier, 430 pages : contes 1-155.
  • Tome second, 450 pages : contes 156-399.
  • Tome troisième, 398 pages : contes 400-500.

Les notes et analyses du tome IV de l'édition-papier ont été réparties dans les trois premiers tomes.



Extraits de l'introduction - Echantillons d'analyses - Echantillons de titres

Quelques contes :
Les trois choses qui provoquèrent le rire du Buddha - La grue et la tortue - Le mari, la femme et le ciseleur
La fille du roi qui voulait qu’on lui fît un diadème avec les bulles de l’eau.

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Extraits de l'introduction

Pourquoi cinq cents ?

Dans les contes de l’Inde, certains nombres sont consacrés par une tradition immuable. Le nombre de cinq cents est l’un d’eux. S’agit-il de marchands qui s’aventurent sur la grande mer pour quelque expédition d’où ils rapporteront des richesses fabuleuses, ils sont toujours cinq cents ; cinq cents sont les aveugles et cinq cents les voleurs ; les éléphants, les cerfs, les singes ou les paons vont par troupes de cinq cents. En file de cinq cents se présenteront donc aussi les textes dont je donne la traduction. S’il fallait justifier l’importance que j’attribue à un nombre, maint autre recueil célèbre pourrait être invoqué : n’avons-nous pas dans le Tripitaka le Livre des Cent apologues ? La littérature arabe ne nous offre-t-elle pas les Cent Nuits et les Mille et une Nuits ? Pour quelle raison, en effet, s’arrêterait-on dans la recherche des contes si on ne s’imposait pas par avance quelque chiffre qui mette une borne à un travail de sa nature illimité ?

Pourquoi s'intéresser aux contes ?

La première raison que nous avons de nous intéresser aux contes bouddhiques est donc que, sans ces contes, tout un aspect de la religion nous échapperait. Nous ne comprendrions plus comment le bouddhisme, avec sa doctrine quintessenciée, a pu recruter tant d’adeptes, car nous n’entendrions pas le langage familier qu’il sait tenir quand il veut se rendre accessible aux âmes les plus frustes. Le conte a été le principal instrument de l’évangélisation bouddhique ; la propagation des contes a été ici un effet de la propagande religieuse.

Hiuan-tsang nous dit que, lorsque le roi de Khoten se proposait d’attaquer le roi de Kachemir, un religieux, pour l’en détourner, lui conta les aventures du roi Murdhaja qui se perdit par son insatiable ambition. D’autre part, le voyageur chinois Song Yun  rapporte qu’il a vu à Fo-cha-fou une image représentant la touchante histoire du prince Sudâna qui, par esprit de charité, donna son fils et sa fille à un méchant brahmane ; quand les barbares voient cette scène, ajoute le pèlerin, il n’est aucun d’eux qui ne verse des larmes de compassion. Ces deux témoignages historiques nous prouvent l’influence très réelle qu’exerçaient sur les auditeurs ces récits légendaires.

Les contes nous permettent de comprendre, non seulement les bas-reliefs ou les fresques, mais encore les anciennes processions liturgiques où l’on représentait des scènes des existences antérieures du Buddha. Étant de passage à Ceylan en l’an 412 de notre ère, le pèlerin Fa-hien raconte   que, lors de la fête du milieu du troisième mois, le roi du pays faisait représenter des deux côtés de la route les cinq cents existences passées du Bodhisattva ; ici, on le voyait sous les traits du prince Sudâna ; là, il était le jeune Çyâma ; là encore il apparaissait comme roi-éléphant, ou comme cerf ou comme cheval ; les figures étaient peintes et il semblait qu’on vît des personnages vivants. Ce texte très important nous amène à reconnaître l’influence qu’ont pu avoir, sur les sculpteurs et peut-être aussi sur les conteurs, les fêtes religieuses où la figuration des jâtakas était l’équivalent de nos mystères du moyen âge.

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Les contes hindous, une fois transplantés en Extrême-Orient, s’y sont promptement acclimatés. On peut noter à plusieurs signes combien intimement la civilisation chinoise se les assimila. Par exemple, on sait que les petits pieds des femmes chinoises sont souvent désignés par la métaphore « les lotus d’or » (kin lien) ; les pas d’une femme sont appelés des « pas de lotus » (lien pou), et, dès la fin du cinquième siècle de notre ère, un poète, pour décrire la démarche d’une belle personne, disait : « A chaque pas, elle fait naître une fleur de lotus »  . Nous avons ici une réminiscence évidente de la légende de la fille de l’ascète et de la biche, Padmavatî qui, partout où elle posait le pied, faisait éclore une fleur de lotus.

Souvent, c’est un conte tout entier qui a été tiré du canon bouddhique et qui a été accommodé à la chinoise, en sorte que rien ne trahit plus son origine religieuse et étrangère. C’est ainsi qu’un auteur du sixième siècle   raconte, comme une aventure arrivée à un jeune Chinois, le récit qui forme le prologue des Mille et une Nuits, et qui est en réalité un conte bouddhique traduit en chinois dès le troisième siècle de notre ère. Une connaissance plus approfondie du folklore chinois nous amènera sans doute à constater très fréquemment des adaptations analogues.

Il arrive parfois que la littérature chinoise laïque nous informe qu’un conte hindou était connu en Chine avant l’époque où il apparaît dans le Tripitaka.... De ces indices, nous croyons pouvoir conclure que, bien avant l’introduction du bouddhisme en Chine au premier siècle de notre ère, des contes de l’Inde avaient dû pénétrer en Extrême-Orient puisqu’on en trouve des traces dès le deuxième siècle avant notre ère. La question se posera d’ailleurs de savoir si ces contes sont directement venus de l’Inde ou s’ils ne procèdent pas d’une autre source de diffusion qui les aurait envoyés dans la Chine à l’Est et jusque dans l’Inde au Sud. Quelle que soit la réponse à laquelle la science doive aboutir, on voit combien sera utile l’étude approfondie des contes bouddhiques lorsqu’on cherchera à démêler les origines des divers éléments constitutifs de la culture chinoise.

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Les études des folkloristes ont permis de reconnaître que les contes sont constitués par la combinaison de certains thèmes fondamentaux auxquels chaque peuple ou chaque narrateur ajoute des détails particuliers. Il faut donc faire le départ entre les éléments transitoires et les éléments permanents d’un conte, puis dénombrer et caractériser ces éléments permanents, enfin montrer suivant quel ordre de séquence on les a combinés ; on aboutit ainsi à une sorte d’algèbre où on établit l’équation : tel conte égale thème a, plus thème b, plus thème c, etc.

Ces éléments moléculaires que sont les thèmes échappent aux prises de l’histoire ; il serait vain d’en chercher l’origine, car bon nombre d’entre eux appartiennent aux temps où l’écriture n’existait pas encore. Ils sont, à vrai dire, un mode de penser primitif ; d’une part, ils expriment toute l’expérience humaine qui, à ses débuts, est conçue par l’esprit, non sous forme abstraite, mais comme spécifiée dans des cas concrets ; d’autre part, ils supposent un animisme qui doue de raisonnement tous les êtres de la nature. Notre intellect a pour ces modes de représentation une affinité si grande que, dès qu’il les a vus, il ne les oublie plus ; peut-être même en conserve-t-il par hérédité comme une sorte d’accoutumance qui les lui rend familiers aussitôt qu’on les lui montre. Comment expliquerait-on autrement la vitalité extraordinaire des paraboles qui ont servi successivement à illustrer les enseignements de religions diverses parce que chaque religion à son tour y trouvait un moyen d’évoquer, dans l’âme ce qui en est le tréfonds moral ? Comment expliquerait-on la valeur pédagogique des fables de La Fontaine qui doivent leur succès auprès des enfants, non aux qualités littéraires de l’auteur, mais aux emprunts faits aux plus vieilles traditions ? Les thèmes de conte sont en dehors du temps présent et de l’individu ; ils appartiennent à ces pensées sociales qui se sont constituées à travers des siècles innombrables et qui nous dominent aujourd’hui de tout le poids de leur long passé ; ils ont donc un intérêt capital pour le philosophe qui démêle en eux les éléments d’une psychologie des peuples fondée, non sur des abstractions, mais sur des réalités. A ce point de vue, la science des contes est une des plus difficiles et des plus profondes auxquelles on puisse se livrer. Si la présente publication est de quelque utilité à ceux qui s’y consacrent, j’estimerai qu’elle a atteint son but.

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Echantillons d'analyses

Le roi Ho-mo et le voleur.
Le roi Ho-mo avait toutes les perfections. Un jour, dans son royaume, un homme, à bout de ressources, commet un vol et avoue sa faute. Le roi, se sentant responsable de la misère de ses sujets, leur donne ses biens et accroît ainsi la prospérité de toute la région. Le souverain obtient les cinq bonheurs : après sa mort, il naît parmi les devas Trâyastriṃças et aucun de ses sujets ne va en enfer.

Le mariage de la belle princesse Clarté de Lune avec le prince très laid.
Un fils de roi extrêmement laid a été marié à une fille très belle ; pour qu’elle ne prenne pas en horreur son mari, on ne permet aux époux de se rencontrer que la nuit ; le prince désire cependant voir sa femme, ii se présente à elle sous divers déguisements ; la princesse, de son côté, attend un soir que son mari soit endormi et prend une lumière pour éclairer son visage ; dès qu’elle l’a vu, elle est saisie d’effroi et s’enfuit dans le pays du roi son père. Le prince va à sa recherche et tente de regagner ses bonnes grâces par divers moyens. Sept rois viennent demander la main de la princesse, et comme, grâce à une ruse de Çakra, ils ont reçu tous les sept le consentement du père, celui-ci, pour éviter une guerre affreuse, décide qu’il coupera sa fille en sept. Le prince intervient alors, humilie la princesse qui demande son pardon et triomphe des rois rivaux.

Le savetier et le roi.             
Le roi Tch’a-wei enivre un savetier et lui fait croire pendant quelques jours qu’il est roi ; le savetier s’aperçoit alors que le roi n’est pas le plus heureux des hommes. On l’enivre de nouveau et il se retrouve dans son ancienne condition ; il croit n’avoir été roi qu’en rêve. Le roi Tch’a-wei en tire argument pour démontrer que l’homme ne peut connaître ce qu’il a été dans ses existences antérieures.

La femme à l’orange ou les quatre hommes vertueux.
Une femme qui allait ramasser une orange rencontre un jeune homme qui a pris l’orange et ne consent à la lui rendre que si elle vient chez lui avant de se marier. Le mari la laisse aller ; elle rencontre un voleur qui ne la dépouille pas, un démon qui ne la mange pas et le jeune homme qui ne la viole pas. Qui fut le plus vertueux des quatre hommes ?

Les différents effets de la pluie envoyée par le dragon.
Un dragon fait descendre une grande pluie, mais cette pluie, en tombant sur les palais des devas, se change en substances précieuses ; en tombant parmi les hommes, elle forme de l’humidité ; en tombant sur les démons affamés, elle devient un grand feu qui les brûle.

Les chevaux qui tournent la meule.
Un roi fait tourner la meule à ses cinq cents chevaux de guerre afin de les utiliser ; mais quand il veut livrer bataille ses chevaux tournent en rond au lieu de foncer sur l’ennemi.

Le jeune garçon qui donne de l’herbe à manger à un bœuf mort.
Un père et une mère qui ont perdu leur fils restent inconsolables. Leur fils qui est devenu un deva se transforme en un jeune garçon et vient donner à manger à un bœuf mort ; le père et la mère se moquent de lui ; il leur fait observer qu’eux-mêmes tiennent une conduite identique à la sienne quand ils apportent des offrandes à leur fils défunt.

Le roi qui s’éprend d’une femme d’après son portrait.
Un roi fait prendre une femme mariée dont il est devenu épris après avoir vu son image peinte par un artiste ; devenue reine, cette femme fond en larmes en respirant une fleur qui lui rappelle le parfum de son premier mari. Ce dernier est entré en religion : le roi le fait chercher et il est obligé de constater que son corps exhale, en effet, un parfum merveilleux.

Le fanatisme des brahmanes.
Le roi Keou-siun-ni a eu dix songes ; les brahmanes veulent en profiter pour perdre la septième fille du roi et déclarent qu’il faut l’immoler ; la jeune fille se rend auprès du Buddha et entraîne successivement avec elle les habitants des quatre parties de la ville et enfin le roi et ses officiers. Tous sont convertis et le roi reconnaît que les brahmanes l’avaient trompé.

Le roi qui entre en religion pour n’avoir pas à punir mille imbéciles.
Dans un royaume où les malfaiteurs sont si rares qu’on les considère simplement comme des imbéciles, on amène au roi un voleur en demandant qu’il soit puni ; le roi, qui voudrait ne pas infliger de châtiments, déclare qu’il punira cet homme quand il se sera trouvé un total de mille imbéciles. Contrairement à son attente, les mille imbéciles sont assez rapidement rassemblés ; pour n’avoir pas à les châtier, le roi entre en religion.

Le loup et la brebis.
Le loup dévore la brebis après l’avoir injustement accusée.


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Echantillons de titres

Le démon qui ne pouvait marcher qu’en tournant le dos au soleil - L’homme qui a acheté la sagesse - L’homme entre deux âges - L’homme qui recherchait l’immortalité - Le démon auquel il faut ordonner ce qu’il doit faire - Les trois prodiges - Le fils prodigue et le bon fils - Les pierres, la terre et l’eau changées en or - La jarre magique - L’homme dans le puits - L’homme qui comprend le langage des animaux - La jeune fille qui vendit ses cheveux pour offrir un repas au Buddha - La femme enceinte qui souhaite que son fils devienne çramana - La vieille femme avare - La vieille femme qui construisit une demeure pour un bhiksu - La mère dont les deux fils se noient - L’homme qui invoqua le Buddha aux enfers - La femme qui accouche de quatre objets - La femme et l’homme débauchés - La servante laide qui devient belle et qui est épousée par son maître - La servante laide qui croit voir son image dans l’eau - Le respect des aînés - L’âne docile qui devient rétif - Le chien qui n’avait pas violé le code des chiens - Le chien méchant dont un çramana conquit l’affection - Le chacal dévoré par le lion - L’oie sauvage aux plumes d’or....


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Sûtra des trois choses qui provoquèrent le rire du Buddha

Autrefois le Bodhisattva était un homme pur et croyant ; il confiait sa destinée aux trois Vénérables ; sa bienveillance était grande et sa bonté universelle ; avec abnégation il secourait tous les êtres vivants ; il observait la pureté et ne faisait tort à personne ; sa libéralité atteignait également tous les êtres ; sa chasteté ne se permettait aucun écart ; avec vigilance il détruisait la débauche dans son cœur ; sa foi était aussi constante que les quatre saisons, aussi ferme que le Sumeru ; il s’abstenait de vin et n’en buvait point ; il était respectueux et pieux envers le Buddha plus qu’envers un père ; au premier mois il s’astreignait aux six jours d’abstinence et son énergie ne se relâchait point ; dans sa vie il rencontra le Buddha ; sa conduite vertueuse devint alors de jour en jour plus élevée et il devint Tathâgata, Arhat, chef et conducteur des devas et des hommes ; ses enseignements et les conversions qu’il opérait se répandaient à la ronde.

Un jour, comme il traversait la place du marché, il aperçut un vieillard qui vendait des poissons au boisseau et qui s’écriait avec affliction :

— Il me hait, le ciel souverain ; par quelle infortune mon fils a-t-il perdu prématurément la vie ? si mon fils était encore de ce monde, c’est lui qui vendrait ces poissons ; comment aurais-je à me donner de la peine ?

En le voyant se conduire ainsi, le Buddha rit, et de sa bouche sortit un éclat de cinq couleurs. Un moment après qu’il eut traversé le marché, il vit encore un grand porc qui avançait en se vautrant dans les excréments ; le Buddha se prit à rire de nouveau.

Ânanda disposa en bon ordre ses vêtements, se prosterna et dit :

— Lorsque vous avez ri précédemment, il y avait là beaucoup d’hommes et nous ne pouvions vous interroger avec respect. Maintenant cependant, vous avez ri une seconde fois ; c’est sans doute que vous avez quelque enseignement à nous communiquer. Je désire que vous dissipiez la foule de nos doutes en nous donnant une règle lumineuse pour la postérité.

L’Honoré du monde répondit :

- O Ânanda, mon rire a eu trois causes. Voici la première : j'ai considéré que la stupidité de ce vieillard était grande et générale ; chaque jour, en disposant ses filets, il détruit la vie d'une foule d'êtres sans ressentir pour eux la moindre compassion ; mais, quand son fils ignorant vient à mourir, il s'irrite contre tous les devas et pousse des cris qui jettent l'effroi dans la place du marché ; c'est là la conduite d'un homme stupide et de bas étage ; ce n'est point une bonté comparable au ciel et à la terre, ni une abnégation digne d'un sage et d'un saint : voilà pourquoi j'ai ri. Autrefois le souverain volant jouissait d'un bonheur très élevé ; sa volonté devint arrogante et ses actes furent désordonnés ; or maintenant il est le poisson qu'on vend au boisseau ; telle est la seconde cause de mon rire. On ne pouvait supposer que cet homme céleste qui, pendant une longévité de 80.040.000.000 kalpas, appliqua sa pensée au vide, ne parviendrait pas à épuiser le vide et à atteindre à l'impersonnalité primitive ; cependant, quand sa part de bonheur fut terminée, il reçut un châtiment et maintenant il est dans ce boisseau ; telle a été la troisième cause de mon rire.

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[La grue et la tortue]

 

Autrefois il y avait une tortue qui se trouva en un temps de sécheresse ; les lacs et les marais furent mis à sec et elle ne pouvait d’elle-même se rendre dans un endroit où elle aurait à manger. Or une grande grue vint se poser à côté d’elle. La tortue implora sa pitié et la supplia de la sauver. La grue la saisit dans son bec ; en volant, elle passa au-dessus d’une ville ; la tortue ne garda pas le silence et lui demanda :

— Qu’est ceci ? Qu’est cela ?

et ainsi de suite sans s’arrêter. La grue alors voulut lui répondre ; mais son bec s’ouvrit et aussitôt la tortue tomba sur la terre. Des gens la prirent, la tuèrent, la dépecèrent et la mangèrent. Aux hommes stupides et sans réflexion, qui ne veillent pas sur leur bouche et sur leur langue, s’applique cet apologue.


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[Le mari, la femme et le ciseleur]

 

Autrefois il y avait un maître de maison qui tenait sa femme enfermée et ne laissait aucun homme la voir. Cette femme chargea un serviteur de faire un souterrain et elle eut des rapports avec un ciseleur d’argent. Le mari, par la suite, eut vent de la chose, mais sa femme lui dit :

— De ma vie je n’ai rien commis de semblable ; ne prononcez pas des paroles inconsidérées.

Le mari répliqua :

— Je vous mènerai à l’endroit où est l’arbre sacré.

La femme dit que c’était fort bien et ils entrèrent dans la chambre du jeûne pour observer le jeûne pendant sept jours ; la femme dit secrètement au ciseleur d’argent :

— Qu’allez-vous faire ? Feignez d’être insensé, et ayez les cheveux épars. Les gens que vous rencontrerez sur la place du marché, emportez-les en les tenant dans vos bras.

Le mari, quand le jeûne fut terminé, fit alors sortir sa femme ; celle-ci lui dit :

— De ma vie je n’ai vu la place du marché ; faites-moi passer par la place du marché.

Le ciseleur d’argent la saisit alors dans ses bras et la coucha sur le sol au lieu même où elle était ; la femme cria à son mari :

— Pourquoi laissez-vous un homme me prendre dans ses bras ?

Le mari répondit :

— C’est un fou.

Le mari et la femme arrivèrent ensemble à l’endroit où était le dieu. La femme dit en se prosternant la tête contre terre :

— De ma vie je n’ai rien fait de mal ; ce fou seul m’a tenue dans ses bras.

Ainsi la femme put sauver sa vie. Le mari confus garda le silence. Telle est la fourberie des femmes.


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La fille du roi qui voulait qu’on lui fît un diadème avec les bulles de l’eau


Autrefois, la fille d’un roi était chérie de son père et ne s’éloignait jamais de ses yeux. Un jour, la pluie tomba du ciel ; et sur l’eau il y eut des bulles. En voyant ces bulles sur l’eau, la jeune fille les trouva fort à son gré ; elle dit au roi :

— Je désire avoir les bulles qui sont sur l’eau afin qu’on m’en fasse un diadème pour ma tête.

Le roi déclara à sa fille :

— Les bulles qui sont maintenant sur l’eau, on ne peut les saisir ; comment les prendrait-on pour en faire un diadème ?

La jeune fille dit :

— Si je n’ai pas cela, je me tuerai.

En entendant ces mots de sa fille, le roi appela les maîtres les plus adroits et leur dit :

— Vous êtes d’une habileté à laquelle rien ne résiste. Prenez promptement des bulles de l’eau et faites-en un diadème pour ma fille ; si vous n’y parvenez pas, je vous décapiterai.

Ils répondirent :

— Nous sommes incapables de prendre des bulles pour en faire un diadème.

Cependant un vieil artisan dit :

— Je pourrai prendre les bulles.

Le roi, tout joyeux, en informa sa fille, disant :

— Il y a maintenant un homme qui se charge de vous faire un diadème. Allez vers lui pour voir vous-même de près (comment il s’y prendra).

La jeune fille, suivant le conseil de son père, alla au-dehors pour regarder ; alors le vieil artisan lui dit :

— Je n’ai pas l’habitude de distinguer entre les bulles de l’eau celles qui sont belles et celles qui sont laides ; je désire humblement que la fille du roi aille en personne prendre les bulles et moi j’en ferai un diadème.

La jeune fille chercha à prendre les bulles ; cependant celles-ci crevaient dès qu’elle en approchait la main, et elle ne parvenait pas à les saisir ; elle s’y appliqua tout le jour, mais en définitive ne put prendre les bulles. La jeune fille se lassa elle-même (de ces tentatives), y renonça et s’en alla. Elle dit à son père :

— Les bulles de l’eau sont vides et fallacieuses ; elles ne sauraient se maintenir longtemps ; je désire, ô roi, que vous fassiez faire pour moi un diadème en or pur qui jour et nuit ni ne se desséchera ni ne se flétrira. Les bulles qui sont sur l’eau déçoivent les yeux des hommes ; quoiqu’elles aient une forme corporelle, elle se détruisent au fur et à mesure de leurs naissances ; c’est avec la même promptitude que disparaissent les flammes ardentes et les buées de la campagne  . Après avoir aimé (ces bulles), on s’en lasse et on les laisse périr.

Le corps de l’homme (aussi) est une apparence trompeuse ; il a peu de joies et beaucoup de peines ; les lois (dharmas) sujettes à la destruction ne peuvent subsister longtemps ; elles transmigrent et se transforment et ne restent qu’un instant dans ce monde.

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Tome premier : contes 1-155

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Tome second : contes 156-399

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Tome troisième : contes 400-500

 

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