Pe K'iu-yi (772-846)

Pe K'iu-yi (IXe s.) : Une visite au monastère bouddhique de Wu-tchin. Trad. de Harlez (1832-1899).

UNE VISITE AU MONASTÈRE BOUDDHIQUE DE WU-TCHIN

traduit par Charles de HARLEZ (1832-1899)

Revue Le Muséon, Louvain, tome XII n° 2, avril 1893, pages 99-107.

  • Amiot : "Pê était le nom de sa famille, il avait pour nom propre Kiu-y, & pour surnom Lo-tien. On dit de lui que le septième mois d’après sa naissance, il savait déjà ouvrir un livre, & que sa mère lui désigna deux caractères, qu’elle lui apprit dès lors à connaître. Ses parents ne négligèrent point des dispositions si heureuses, Pê-kiu-y profita si bien des leçons de ses maîtres, qu’après avoir passé successivement par tous les grades de la littérature, il reçut celui de docteur, au commencement de la dix-septième année de son âge."
  • Hervey-Saint-Denys : "Après avoir rempli, durant vingt-cinq ans, diverses charges, il prit la détermination de renoncer aux emplois, et de se retirer dans une maison de campagne, afin d’y jouir de lui-même et de sa liberté. Il choisit pour résidence une montagne appelée Hiang-chan, où bientôt plusieurs lettrés de mérite, fatigués comme lui du monde, vinrent se grouper autour de lui ; l’association signait ses pièces du nom collectif des Neuf Vieillards du mont Hiang-chan, qui ne tarda pas à se répandre au loin."
  • Sung Nien-hsu : "D’une inspiration facile, Po Kiu yi écrivit de nombreux poèmes sociaux : La Femme de Chang yang et Le Vieillard mutilé de Sin yang sont des chefs d’œuvre de ce genre. Son Chant des regrets sans fin, qui a pour héroïne Yang T’ai-tchen, lui valut l’immortalité, par sa fine sensibilité et sa sincère mélancolie, et rehaussa encore sa popularité déjà considérable, puisqu’elle dépassait les frontières chinoises."

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1. C'était au milieu du temps de « Paix initiale ».
La huitième lune montait son arc
Mes pas errants me conduisirent au monastère de Wu-tchin,
À cinq lis du mont Wang s'un,
Dont il domine le sommet.
J'entendis d'abord le sourd murmure des eaux.

2. Là j'abandonnai mon char et mes chevaux
Et traversai d'abord une sinuosité de l'onde azurée.
Ma main tenait un bâton de bambou verdoyant.
Mes pieds se posaient sur les pierres blanches du torrent.
Peu à peu un sentiment de stupeur admirative me saisit.
Les yeux et les oreilles n'ont plus de sensation,
On n'entend plus le bruit confus du monde des humains.

3. Du pied de cette montagne je contemple ses hauteurs.
Un soupçon me saisit, je ne pourrai la gravir.
Car qui sait qu'au milieu du roc est une voie
Sinueuse, brisée, pénétrant au pic suprême ?
Tantôt on doit se reposer au bas d'une bannière signal
Tantôt on s'arrête auprès d'une chapelle de pierre.

4. Entre les chapelles s'étend un espace de plus d'une coudée.
Grande porte et porte intérieure sont sans barreaux ni serrure.
Je me courbai, j'épiai mais je ne vis personne.
Des longs cheveux de pierre pendaient en forme de tresses ;
Effrayées les chauves-souris blanches s'en échappaient
Et volaient en couples, flottant comme la neige.

5. Je tournai la tête, le monastère se montrait à mes regards,
Sur la rive verdoyante ; la corniche rouge s'avançait vers moi,
Comme si l'on avait ouvert le sein déchiré de la montagne
Et que dans cet intervalle on eût posé le cloître.
Je passe la porte du chemin ; point de sol aplani,
Mais une terre commune, un espace vide et large.

6. Les salles, les appartements, les terrasses
S'élèvent ou s'abaissent suivant les pics et les gorges.
Au sommet des rochers, point de terre entassée.
Les arbres, les buissons sont longs et forts.
Leurs racines grandissent enveloppant les pierres.
Les serpents, les reptiles les sillonnent de leurs replis.

7. Les pins, les lauriers y croissent sans ordre ni rang ;
En broussailles perpétuelles, couverts d'un feuillage abondant.
Leurs branches aux minces cimes s'y balancent doucement,
Bruissant comme le vent dans les cordes de la lyre.
Les rayons du soleil et de la lune ne peuvent y pénétrer ;
Des ombres aux vertes teintes s'y étendent entremêlées.

8. Parfois dans ces lieux ténébreux un oiseau pousse un cri
Qui résonne comme celui du grillon d'hiver.
D'abord le visiteur s'arrête et se repose dans le pavillon antérieur ;
Il s'approche d'un siège mais ne peut encore se reposer entièrement.
Peu après on ouvre la porte intérieure du nord
Qu'à mille lis on aperçoit en toute sa largeur.

9. Frôlant les corniches, l'arc-en-ciel y répand une neige d'une extrême finesse.
Entourant les poutres faîtières, des nuages y flottent en tourbillons
Un soleil étincelant y brille au-dessus d'une pluie pâle
L'ombre et le serein y suivent un même cours.
Dans la plaine les arbres, les buissons se mêlent à la verdure qui la tapissent
L'œil, à l'horizon, atteint la plaine de Ts'in.

10. L'eau du Wei est, de là, un mince filet, invisible ;
Les collines de Han ne dépassent pas la hauteur de la main.
Détournant la vue, on voit venir à soi un chemin
Serpentant, anguleux ; au fond, le fronton reflétant l'écarlate.
Circulant sur la montagne des êtres humains
Isolés, s'aperçoivent dans le lointain.

11. Par devant et vis-à-vis s'élèvent de riches pagodes,
Aux quatre coins, des cloches tintent au vent.
Des piliers de sapin, des portes, des fenêtres les décorent,
L'or, les pierreries, en profusion, réjouissent la vue.
Jadis, assure-t-on le bouddha Kâçyapa
Assis sur cette terre y fut ravi en extase.

12. Jusqu'aujourd'hui son plat de fer s'y trouve ;
Dans le sol, la trace de ses mains qui l'ont percé, s'y laisse voir.
À l'ouest s'ouvre la grande salle de la statue d'ivoire
Du Bouddha blanc avec ses épaules égales et majestueuses.
On s'incline devant son front de neige et de glace.
Le givre accumulé formé son vêtement sacerdotal.
Des grêlons, ça et là, perlent comme des fleurs dans sa chevelure.

13. On s'approche pour le regarder, on y soupçonne l'œuvre d'un esprit
Mais on n'y voit point l'empreinte de ses traces.
On monte ensuite au temple de Kuan-Yin.
Avant d'y atteindre, l'odeur du santal vous pénètre
On monte les degrés, on dépose sa chaussure,
Réunissant les pieds on se met sur la natte émaillée de pierreries.

14. Les vents y soufflent comme une musique céleste ;
Comme un bruit de pierreries qui se choquent.
Des perles, blanches comme la rosée glaciale,
Des perles rouges aussi comme des gouttes nombreuses de sang
Tissées de points en points sur la coiffure de Bouddha
Réunissent toutes les pierres précieuses sur sa chevelure.

15. Deux vases égaux de jaspe blanc
Reflètent la nuance de l'eau glacée de l'automne.
Au milieu de ses vases, paraissent les os sacrés
Arrondis comme l'or et le cinabre
Et les flûtes de jade d'une antiquité ignorée.
Les hommes célestes en usent dans le jardin des esprits
Leur son paraît être celui du chant de la grue d'automne ;
Il sait faire descendre sur la terre les esprits immortels.

16. L'automne était au milieu précis de son cours ;
De la 3e à la 5e lune en sa plénitude.
De la salle merveilleuse les trois portes sont béantes.
L'esprit en sa forme d'or est devant vous
La lune et les pierreries s'envoient mutuellement leurs rayons ;
Leur état si pur lutte avec leur fraîche beauté.

17. Quand cet éclat illumine l'homme, son cœur et son corps en sont comme pétrifiés ;
De toute la nuit, le sommeil le fuit.
Quand la lumière reparaît, on désire voir la pagode du sud.
(Sur le chemin) les bambous entrelacés courbent leur brillant feuillage.
La forêt est plongée dans les ténèbres, nul être humain sur le passage.
Le papillon seul, indifférent à la scène, volète çà et là.

18. Des fruits de la forêt personne ne connaît le nom
Çà et là, ils perlent sur les verts buissons de la route.
Seuls, ils peuvent guérir les maux de la faim
On les cueille, on les goûte, leur goût est aigre et doux.
Au sud du chemin, dans la vallée azurée
L'esprit apparaît avec son ombrelle incarnat et des monnaies fictives.

19. Une colline s'élève à l'est des pics escarpés.
Tout y est glacé et lisse, point de traces humaines,
La mousse porte des taches comme peintes.
J'arrivai enfin au sommet suprême,
Je regardai en bas ; c était un abîme sans mesure.
Mes yeux s'éblouissent, mes mains et mes pieds tremblent ;
Je n'ose incliner ma tête pour le contempler.

22. Le vent qui s'élève d'en bas et suit les roches étreint l'homme et va frapper les cimes
Les vêtements se soulèvent comme des ailes ;
Ils s'ouvrent et se tendent comme s'ils voulaient s'élever en volant.
Les rochers qui se dressent en trois promontoires égaux
Ont des pointes aiguës comme des glaives serrés les uns contre les autres.

23. Constamment des nuages blancs traversent l'espace,
Puis ils se partagent, s'entr'ouvrent, laissant voir le ciel azuré,
Et lorsqu'au Nord-Ouest, le soleil tombe dans l'immensité
La lueur des soirs monte son disque rougi.
À cent lieues au-delà de la retraite de l'alcyon
Il tombe, comme des boules de cinabre,

24. Lorsque la lune monte dans le ciel, au nord-est.
Le souffle de la nuit répand au loin ses effluves verdoyants.
Le sol semble être un pavé de lapis-lazuli, sans borne ;
Le disque d'or s'élève avec ses lignes significatives ;
Les eaux parées d'une couleur d'indigo coulent sans cesse en murmurant.

25. Tournoyantes elles ceignent la montagne :
Du haut des rochers on dirait des anneaux d'émeraude.
Parfois s'étendant, elles roulent en flots minces ;
Parfois, se soulevant elle retombent en torrent.
Des gouffres où elle s'étend, claire et immobile
S'élève et surnage l'écume de la gueule des dragons.

26. On se courbe pour entrer dans l'enceinte,
Mais là les ponts suspendus deviennent de plus en plus difficiles, dangereux.
On se tient aux lianes, on pose le pied sur les arbres jetés transversalement.
Plus loin on suit les singes qui viennent boire aux eaux de la vallée ;
Tandis que les éperviers blancs se dispersent comme des flocons de neige
Et que les lamproies, semblables au brocard doré, fuient effrayées.

28. Sur la rive de l'est, des pierres d'une beauté admirable s'étalent en profusion :
Le langk'an azuré y forme des pierres accumulées.
Il en sort et se montre mol et humide.
Au milieu de ces pierres percent des yü-fan oranges.
Que de pierreries précieuses sont négligées, rejetées !
Ah : Pien-ho est mort et ce temps est loin.

29. Que de brillant, que d'éclat méconnu, rejeté parfois !
La nuit avec ses étoiles et son astre ne peut les atteindre.
Atteignant au sommet, un pic d'une hauteur extrême
Semble être un pilier du ciel, une colonne de jaspe azuré.
Le furet, l'écureuil cherche en vain à le monter ;
Comment pourrais-je le gravir ?

30. Sur le plateau sommet est un étang aux lotus blancs.
Une luxuriante verdure couvre ses ondes limpides.
Le nom en fut dit, mais je ne pus le saisir.
Ce lieu n'est point fait pour le domaine des humains.
On y voit encore une pierre-fendoir grande d'un pied en tout sens

31. Insérée dans la moitié du mur,
Elle est suspendue à une hauteur de dix mille toises.
Il y eut dit-on jadis un maître disparu
Qui atteint assis (sur cette pierre) la contemplation inerte.
Elle reçut le nom de « Pierre qui fixe le cœur ».
Ainsi les anciens l'ont redit d'une génération à l'autre.

32. Je monte ensuite au temple des Immortels ;
Là, des plantes à longues branches croissent entremêlées,
C'est là que jadis, on le dit, un fils de roi
Se métamorphosa, prit des ailes et s'éleva dans l'espace obscur.
À l'ouest se montre la terrasse des plantes médicales que le soleil dessèche.
Et poussant vis-à-vis, le champ des chardons qui préservent de la mort.

33. Puis après, la nuit s'éclaira des rayons de la lune.
En montant j'entendis la voix de la cigogne.
Je me tournai cherchant le temple du dragon aux vives couleurs.
Là, deux personnages vénérables à la barbe, aux cheveux gris,
Pendant que je regardais pensif, firent entendre cette sentence :
« Avec joie, avec ardeur, vénérez l'autel sacré du svastika ».

34. Je retourne à la source qui s'échappe de dessous la caverne ;
Transformée elle produit un dragon qui s'avance, s'étend, suivant son cours.
Devant l'escalier une fente s'est faite dans la pierre
Lorsque le dragon veut produire la pluie il en fait sortir une vapeur blanchâtre.
Jadis habitait là un bonze auteur de livres sacrés.
Calme en son corps, pur en son cœur, il était tout à la contemplation.

35. Excitées par sa piété, des colombes venaient en dehors des nuages
Voleter par troupes, par milliers, allant çà et là.
Venant, elles trempaient à nouveau la pierre d'encre ;
Partant, elles buvaient à la source issue du pied du rocher.
Chaque jour les voyait arriver et partir trois fois ;
Jamais le moment fixé pour cela n'était oublié.

36. Les sûtras achevés, il fut proclamé bonze parfait en sainteté.
Ses disciples le nommèrent : Yang nàn, qui rend les difficultés élargies.
Et l'on redit à son sujet ces vers du Lotus de la loi :
« Il a parfait le nombre de cent myriades de milliers (de vers).
Son corps s'est détruit, mais sa bouche est restée.
Sa langue est comme un Lotus rouge. »

37. Son front est maintenant invisible
Mais la pierre qui porte ses lettres est toujours présente.
Le mur orné porte toujours les caractères de Wu ;
Le pinceau, brillant toujours, a uni l'ancien au nouveau.
L'écran, vierge de couleur, porte l'écrit légué au monde ;
Et l'encre séchée a conservée le noir de sa première fraîcheur.

38. Lieux célèbres, traces des pèlerins étrangers,
Quelque part qu'on regarde, tout a disparu.
Si l'on séjourne en ces lieux quelques jours, quelques nuits,
Quand on veut en partir le chemin semble rempli d'obstacles.
Moi-même, enfant des montagnes,
Je fus, par mon erreur, entraîné dans les filets du temps.

39. Attiré, vinculé on est comme forcé à lire ces sûtras.
Vous saisissant, vous tirant à eux ils vous imposent une charge.
Quand on a gravi toute la série de ces lettres pleines d'art,
Les leçons qu'on y reçoit vous couvrent d'une honte salutaire ;
On se sent inhabile, droit de pensée mais impropre à son temps,
Inutile et comme un met grossier.

40. Aussi l'on est plein de honte, affligé,
Le cœur anxieux presque incapable de joie.
Les forces s'épuisent sans qu'on ait perfectionné son cœur.
Jeune encore, le corps, l'extérieur défaillent
Et dès lors ce n'est qu'après avoir ôté son cordon et sa tresse
Que l'on sent avoir éloigné le chagrin, les soucis.

41. C'est quand on peut parcourir à l'aise la montagne et ses lacs
Que l'on perçoit mieux encore son insuffisance, son inintelligence.
Le buffle du désert brise tout ce qui le retient
Et court librement sans que rien l'arrête ou l'entrave,
Le poisson des lacs s'échappe et pénètre dans la mer.
Partis une fois, quand reviendront-ils jamais ?

42. Et moi qui avais revêtu la robe du lettré retiré,
Dont la main tenait constamment le livre de la Fleur du Sud,
Je suis venu enfin dans ces montagnes, j'en suis parti.
Mais toute ma pensée est désormais fixée en reconnaissance sur les relations de mon être, dans le secret.
J'ai quarante ans et plus, désormais jusqu'à la fin de mon corps, je tiendrai ce bien enfermé en moi.
Puissé-je encore y ajouter trente années,
Et que septante soit mon terme fatal.


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